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Les origines de la Renaissance en Italie

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On peignait à Florence depuis deux cents ans, mais de ces vieux peintres florentins il ne nous reste plus que les noms: le clerc Rustico (1066), Girolamo di Morello (1112), Marchisello (1191), maître Fidanza (1224)561, Bartolommeo (1236), Lapo (1259) qui peignit, à la façade du Dôme de Pistoja, une Madone à l'Enfant. Le premier artiste florentin mentionné par Vasari est Andrea Tafi562, qui naquit vers 1250, et reçut à Venise les leçons des mosaïstes grecs, à côté desquels il travailla ensuite aux mosaïques de San-Giovanni; son plus grand bonheur, selon Vasari, est d'avoir vécu dans un temps encore barbare, où les ouvrages les plus grossiers trouvaient des admirateurs563. Son contemporain Coppo di Marcovaldo peignit, aux Servi de Sienne, une Madone entourée d'anges qui ne fait pas regretter le reste de son œuvre. C'est alors que parut Cimabue.

Il naquit, en 1240, d'une famille noble. A l'école, tout petit, il dessinait sur ses livres, où il n'étudiait point, des hommes, des chevaux, des maisons, puis il courait, dit Vasari, aux chapelles où travaillaient les mosaïstes grecs, ou plutôt les peintres italiens, car ici le biographe témoigne de la façon la plus incertaine. «Il donna, dit cet écrivain, les premières lumières à la peinture.» L'expression est juste, mais il ne faut pas oublier les ténèbres à travers lesquelles percent ces lueurs de Renaissance. Rien ne démontre, dans l'œuvre de Cimabue, qu'il ait franchement pris pour modèle la seule nature; tout au moins s'est-il encore beaucoup préoccupé des traditions qu'il voulait réformer; il les réforma en effet, mais Giotto devait les abandonner résolûment. Sur ce point, les paroles de Vasari sont d'une précision excellente. «Cimabue enleva de ses ouvrages cet air de vieillesse en rendant les draperies, les vêtements et les autres détails plus vivants et naturels, plus gracieux et souples que dans la manière grecque, toute pleine de lignes droites et de profils aussi rigides que dans les mosaïques564.» Le texte du commentateur anonyme de Dante, cité par notre historien, est également curieux à relever. Cimabue fut si «arrogant et dédaigneux», que, s'il apercevait, ou si quelqu'un lui montrait une tache dans un ouvrage, tout aussitôt il l'abandonnait, «si cher qu'il lui fût». Voilà bien l'impatience d'un artiste qui veut produire de beaux ouvrages, mais, dès qu'il s'est trompé, se décourage et jette son pinceau, car il ignore l'art de réparer ses fautes. Mais enfin, il s'efforce de nous plaire, et cet effort est le premier degré de la sagesse. Jusqu'à présent, les peintres ont cru qu'il suffisait d'exciter la dévotion ou l'angoisse religieuse des fidèles: c'est à l'édification qu'ils tendaient, non au charme. Celui-ci est véritablement un novateur, qui tâche de nous séduire et combine les plus riches couleurs, les arrangements de personnages les plus ingénieux; on sent que ses figures, comme les plis de ses draperies, comme les nuances de ses teintes tendres, posent pour le spectateur. La grande Madone des Ruccellai, à Santa-Maria-Novella, dans sa tunique blanche recouverte d'un manteau de pourpre bordé d'or, semble nous appeler à elle par sa parure de fête; les anges échelonnés trois par trois aux deux côtés du trône, avec leurs cheveux bouclés, ont une bonne volonté qui leur tient lieu de grâce; mais ils nous font penser déjà aux anges adolescents des deux Lippi ou de Sandro Botticcelli; la Vierge regarde vaguement vers nous, avec une douceur rêveuse qui nous repose des maussades Madones archaïques; sa tête est malheureusement trop grosse et surtout trop longue pour le corps: le bambino a une figure vieillie d'un effet pénible. Ce tableau «à la manière moderne» parut une merveille aux contemporains; Charles Ier d'Anjou le visita dans l'atelier du peintre, d'où on le porta en procession, au son des trompettes, à Santa-Maria-Novella. La Madone des Beaux-Arts, à Florence, lui est cependant bien supérieure, surtout par le caractère déjà individuel et l'expression énergique des prophètes qui semblent veiller anxieusement sur le Messie. Mais c'est aux deux églises d'Assise que Cimabue s'est le plus illustré, sur ces murailles et dans ces voûtes qui contiennent, en quelque sorte, l'histoire de la première peinture toscane, depuis Giunta de Pise jusqu'à Giotto et ses collaborateurs Filippo Rusutti et Gaddo Gaddi565. Quelque restriction qu'il convienne d'apporter au texte de Vasari sur l'œuvre de Cimabue dans l'église haute566, et si difficile qu'il soit de retrouver avec certitude la trace de sa main dans des compositions d'une couleur faible à l'origine et que le temps a ruinées, il restera toujours au vieux maître cet honneur d'avoir conçu une entreprise très-grande, la décoration d'une église entière par la fresque, c'est-à-dire d'avoir vivifié par l'imagination un art qui languissait tristement dans la redite éternelle des mêmes motifs, de deux surtout, le Crucifiement et la Madone; avec lui et ses disciples, avec la jeune école florentine qui vint orner les sanctuaires d'Assise, la peinture s'empare du christianisme, s'approprie l'Évangile et l'Ancien Testament, adopte la légende des saints, et pendant deux siècles et demi, elle gardera ce domaine pour la grande gloire de la Renaissance; l'église gothique de Cimabue et de Giotto est un premier essai de chapelle Sixtine.

IV
 
Credette Cimabue nella pintura
Tener lo campo, ed ora ha Giotto il grido,
Si che la fama di colui oscura 567.
 

Son nom fut, en effet, obscurci tout à coup par celui de Giotto (1276-1337), ce petit pâtre florentin qu'il avait aperçu un jour, dessinant ses chèvres au charbon sur les rochers, «sans avoir appris de personne, mais seulement de la nature», dit Vasari; selon le commentateur de Dante, l'enfant, apprenti à Florence, s'arrêtait volontiers dans l'atelier de Cimabue, qui était sur son chemin: il finit par n'en plus sortir568. Le premier ouvrage de Giotto, à la Badia de Florence, étant perdu, nous ne pouvons plus saisir en lui le moment, précieux pour la critique, où la tradition du maître et l'invention naissante du disciple se sont rencontrées. Dès les premières peintures qui nous sont parvenues, la Vie de saint François, à l'église supérieure d'Assise (1296), il est en possession de sa méthode; il sait composer une scène en vue de la place qui lui est fixée, disposer chaque mouvement individuel en vue de l'effet général; il étudie la réalité, non-seulement dans les nus, mais dans les fabriques; à mesure qu'il avance dans son œuvre, sa main est plus ferme, son imagination plus hardie, son pinceau plus heureux; les extrémités, si déplaisantes encore à voir en Cimabue, sont de plus en plus correctes et fines; les airs de tête ont plus de vivacité, les figures se meuvent plus librement; ses édifices sont pareils à ceux qu'on élève alors de toutes parts, d'une blancheur éclatante ou revêtus de vives couleurs. Le paysage vrai se montre pour la première fois. Ce peintre de vingt ans saisit et rend le geste dans sa familiarité la plus franche; ainsi, l'élan d'un homme, que la soif dévorait et qui, rencontrant une source, s'y précipite follement comme s'il voulait s'y plonger; mais il devine également les émotions singulières et les exprime; ainsi, tandis que les Frères se penchent en pleurant sur le lit où François vient d'expirer, l'un d'eux, qui a porté les yeux en haut, voit, tout surpris et déjà ravi, l'âme de l'apôtre que les anges emportent vers le ciel.

 

Descendez dans l'église basse et mesurez, de l'un à l'autre sanctuaire, la marche rapide de Giotto. Tout à l'heure, le dessin gardait encore quelque chose de la maigreur et de la sécheresse archaïques; les corps étaient trop sveltes, le coloris général monotone; ici, les proportions ont fait un progrès surprenant; les personnages sont bien en équilibre, non point plus vivants, mais d'une vie plus harmonieuse; les ombres et les lumières s'accordent pour accuser les rondeurs ou les creux; les teintes claires s'arrangent délicatement pour modeler les nus; les dessous, au lieu d'être, comme dans les primitifs, d'un ton verdâtre et triste, sont d'un azur clair qui donne de l'accent aux transparences rosées des chairs; la lumière joyeuse se répand sur les ensembles; la couleur séduisante et grave de la famille florentine, d'Orcagna, de Masolino, de Masaccio, de Frà Bartolommeo et d'Andrea del Sarto, apparaît déjà sur la palette de Giotto.

Dès les fresques d'Assise, on peut dire que le naturalisme est rentré dans l'art italien; il y dominera constamment, d'une façon tantôt impérieuse, tantôt discrète, dans toutes les écoles, et je ne vois guère qu'Angélique de Fiesole, le dernier et le plus suave des enlumineurs, qui ne l'ait connu à aucun degré. Pour Giotto et toute sa descendance, la forme la meilleure à montrer est toujours la plus vraisemblable, et la réalité qu'ils recherchent est la plus naïve de toutes, celle que le spectacle ordinaire de la vie a jetée chaque jour sous leurs yeux. De ce côté est l'effort le plus apparent de Giotto et le plus original, car ici il devait renier toute tradition. Dans la fresque de la Pauvreté, les lignes inégalement agitées d'un vêtement expriment la hâte d'un homme charitable à se dépouiller pour couvrir un pauvre: deux personnages le détournent de sa bonne action et l'un d'eux serre avec tendresse un sac d'écus entre ses mains. Ce moine, qui se courbe sous le joug que lui présente l'ange de l'Obéissance, est réellement à genoux, plié, humilié; l'attitude de sa robe signale l'attitude de son corps. Les visages sont enfin délivrés du masque byzantin, de l'abstraction pure; les physionomies sont passionnées, d'une variété étonnante, mais surtout elles sont italiennes, et le type toscan se dessine déjà sous la main du peintre florentin; dans la Résurrection de Lazare, à Padoue, il placera une figure de type arabe et des profils juifs très-accentués dans le Baiser de Judas; il imaginera, dans ces mêmes compositions, la plus grande diversité de costumes singuliers, tuniques, amples draperies bordées de broderies, manteaux à capuchons; il montrera même des femmes drapées et voilées comme elles le sont encore aujourd'hui en Orient. A-t-il mis des portraits dans ses grandes peintures d'Assise, de Padoue et de Florence? Cette pratique, qui paraît d'une façon certaine aux fresques du XIVe siècle, fut si particulièrement italienne et florentine qu'il n'est point téméraire de la supposer en Giotto. D'ailleurs, les portraits authentiques de celui-ci font assez voir avec quelle observation exercée il s'appliquait aux physionomies individuelles. A Saint-Jean-de-Latran est son portrait du pape Boniface VIII (1300), debout, la tiare en tête, entre deux jeunes clercs, à un balcon orné d'un tapis vert: figure chagrine, maussade, dépourvue de noblesse, où le génie irascible et la fourberie du pontife se reconnaissent. Au Bargello de Florence, dont les peintures ont été retrouvées en 1841, il représenta le jeune Charles de Valois, avec ses longs cheveux à la mode française et sa mine arrogante; puis, derrière lui, Dante, Corso Donati et Brunetto Latini: trois figures, trois caractères. Donati joint les mains comme s'il priait; Dante tient sous son bras un livre fermé et à la main un bouquet de trois grenades. Donati est charmant; il a les lèvres sensuelles, la physionomie molle et les yeux perfides; Dante semble très-candide, «nell'abito benigno», dit Antonio Pucci, qui décrivit la fresque; mais les lignes précises de ce profil et la fermeté de ces lèvres closes indiquent l'énergie d'une invincible résolution.

V

Giotto et Dante furent étroitement unis, et le poëte, dont l'exil commençait, passa de longs jours avec le peintre dans cette chapelle des Scrovegni, à Padoue569, où se manifesta avec tant d'éclat le génie dramatique et pathétique de l'art italien (1306). La peinture exprima dès lors, dans le christianisme, les émotions et les pensées que l'Italie y a toujours cherchées, bien moins la terreur, le rêve apocalyptique, l'angoisse du jugement que la tendresse et la pitié; au Bargello comme à Padoue, dans ses fresques de l'Enfer, Giotto traite, avec une inspiration tranquille et non sans ironie, une tradition qui ne tourmentait beaucoup ni lui-même, ni les peintres du XIVe siècle, ni les Italiens. Sa religion et son art sont plutôt dans cette histoire évangélique qui va de la légende de Joachim, l'aïeul de Jésus, à l'Ascension, cycle d'amour auquel reviendront sans cesse les plus grands peintres, et d'où sortiront les plus grandes œuvres, les fresques de Masaccio, le Christ à la Colonne du Sodoma, la Déposition de Croix du Pérugin, la Cène de Léonard, les Saintes Familles de Raphaël, la Nativité d'Andrea del Sarto, les Disciples d'Emmaüs du Titien, les Noces de Véronèse. Les maîtres du XVe et du XVIe siècle dépasseront infiniment Giotto par toutes les qualités qui sont de l'art même; mais bien peu témoigneront d'un sentiment plus touchant des choses religieuses, et en même temps d'une intelligence plus fine des textes sacrés. La Renaissance ne reprendra pas souvent la Résurrection de Lazare, qu'il avait traitée d'un pinceau si hardi: Lazare, encore cadavre, tout droit, dans son suaire blanc étroitement enserré de bandelettes, pareil à une momie blanche, attend que le Christ qui vient vers lui, calme, imposant, la main levée pour bénir, ait laissé tomber de sa bouche les paroles de vie. A-t-on traité mieux que Giotto la scène du Baiser de Judas? La foule scélérate se groupe derrière le disciple maudit, agitant des torches au bout de longues piques, des lances, des hallebardes; les uns, effarés, empressés, d'autres simplement curieux; au premier plan un pharisien qui, prudemment, ne s'avance point trop et déjà même tourne de côté, désigne du doigt le Sauveur; un jeune homme souffle dans une corne; quelques-uns regardent avec terreur l'œuvre sacrilége; en face, les fidèles de Jésus se poussent confusément; des bras se lèvent au-dessus des têtes, brandissant des armes; au milieu des deux troupes, le Fils de l'Homme reçoit tranquillement le baiser infâme; Judas, les bras tendus en avant, embrasse sa victime et l'enveloppe tout entière, d'un geste de bête de proie, dans les replis de son grand manteau rouge. Les derniers tableaux du drame chrétien sont empreints d'une mélancolie profonde; les anges mêmes y viennent mêler leurs larmes à celles de la famille apostolique. Le Consummatum est s'est échappé des lèvres du mourant; son corps est calme, et Giotto nous épargne l'agonie des Crucifiements primitifs; Jésus a penché sa tête vers sa mère qui s'évanouit entre les bras de Jean; un ange reçoit dans un calice les gouttes de sang qui coulent du cœur; un autre déchire violemment sa robe blanche. Puis les saintes Femmes, saint Jean et les amis de la dernière heure adorent en pleurant, debout ou prosternés, Jésus dont la tête repose sur le sein de sa mère; Marie cherche, sur la figure décolorée de son fils, la trace de la vie éteinte; Madeleine tient humblement les pieds du Christ; un arbre couvert de boutons printaniers s'élève sur la pente de la colline, et, du haut du ciel en deuil, les anges, la figure voilée de leurs mains ou les bras tous grands ouverts, accourent à tire d'aile et saluent Dieu mort de leurs lamentations.

Giotto ajouta au cycle évangélique des personnages allégoriques, les Vertus et les Vices peints en grisaille dans le soubassement de l'église. La peinture italienne entreprenait ainsi de représenter, à côté de l'histoire sacrée, les idées abstraites et les passions humaines. On sait avec quelle grandeur Michel-Ange reprendra, à la Sixtine, la tradition du XIVe siècle. Ici, l'influence de Nicolas de Pise, et peut-être même des monuments grecs, est très-visible; en effet, près de sa majestueuse Justice, il a figuré un bas-relief où un joueur de tambourin marque le rythme à deux danseurs. Dès lors, il était maître de toutes les ressources de son art; dans le Jugement de Padoue, il s'essayait déjà à la perspective ainsi qu'aux ordonnances imposantes. Il peignit enfin, dans Santa-Croce, les fresques des chapelles Peruzzi et Bardi; dans la première, les prophètes, Zacharie qui, sur les degrés de l'autel où brûlent les parfums, apprend avec surprise d'un ange la naissance à venir de son fils, le précurseur de Jésus; sainte Élisabeth et ses servantes, groupées et drapées comme des figures antiques; Hérode assis sous un portique, au moment où un soldat lui présente sur un plat la tête de Jean entourée de l'auréole, et la danse impie d'Hérodiade au son de sa propre lyre; puis la vision de Pathmos, l'apôtre endormi, solitaire, sur un rocher, et les fantômes de ses songes qui se déploient dans les nuages; la résurrection de l'Évangéliste qui sort de sa tombe au milieu d'un groupe admirable de disciples étonnés, épouvantés, éblouis. Une scène semblable, la mort et l'assomption de saint François en un même tableau, est à la chapelle des Bardi, où Giotto a reproduit plusieurs miracles du pénitent d'Assise. Il revenait ainsi à ses premiers motifs, mais, en peu d'années, il avait acquis un art de composition et d'expression dans les groupes que les plus grands peintres du XVIe siècle, Raphaël excepté, n'ont point surpassé570.

Dans les derniers temps de sa vie, Giotto continua de porter à travers la péninsule l'exemple et l'influence de son génie. En 1330, il se rendit à Naples, près du roi Robert571. Il revint à Florence en 1334 et fut nommé architecte du Dôme. Azzo Visconti l'appelait à Milan, et Gero Pepoli à Bologne. Il mourut en 1337, laissant inachevé ce campanile de Santa-Maria-del-Fiore, le plus parfait monument, selon Fazio degli Uberti572, et qui devrait être, disait Charles-Quint, enfermé, comme un joyau, dans un étui.

 
VI

Ses élèves poursuivirent son œuvre. De Taddeo Gaddi à Spinello Aretino, qui vivait encore en 1408, l'école florentine développe la tradition de Giotto; les Giotteschi forment comme une confrérie d'artistes que le souvenir du maître anime, et qui s'attache fidèlement aux doctrines du fondateur. Au commencement du XVe siècle, un des derniers représentants du groupe, Cennino Cennini, écrivit un traité où il notait pieusement les croyances et les vertus des descendants de Giotto573. Ce qui nous intéresse dans ce vieux livre, que les ouvrages plus savants de Leo Battista Alberti et de Léonard de Vinci firent oublier, ce sont les préceptes relatifs à l'éducation du peintre qui, tout petit, «da piccino», doit se tenir «con maestro a bottega», trier les couleurs, cuire la colle et s'exercer à tous les travaux préparatoires de la fresque pendant six ans, puis, encore pendant six ans, et «même les jours de fête», s'appliquer au dessin et à la peinture des morceaux tels que les draperies574. Cennini insiste avec détail sur les règles à suivre pour les chevelures, les vêtements, les arbres, les fabriques, quels mélanges de couleurs, quelle proportion de poudre d'or donnent les plus beaux résultats. Une méthode si précise et un si long apprentissage expliquent le caractère et les progrès de cette consciencieuse école florentine qui analysa avec un tel amour la nature et n'en dédaigna aucun objet. Ne reconnaît-on pas toujours un tableau de Sandro Botticcelli aux longs cheveux bouclés de ses anges, une œuvre d'Andrea del Sarto au velouté particulier des regards? Mais la portée du Libro dell'Arte dépasse même l'école de Florence. La doctrine des Giotteschi est, au fond, la règle de toutes les écoles italiennes, qui n'ont jamais travaillé d'une façon empirique, pour l'impression singulière des esprits ou l'étonnement des yeux, mais dont toutes les tentatives furent raisonnées, et qui, même chez les artistes les plus épris du charme des couleurs, les Vénitiens, par exemple, n'ont jamais sacrifié le dessin à la tache, le geste à la physionomie, le détail à l'effet d'ensemble. Sur ce point, la discipline de la Renaissance n'a jamais changé.

Il est curieux de suivre les premiers pas des Florentins en dehors, mais tout près de la ligne propre de Giotto. Taddeo Gaddi, le filleul du maître, n'égale point celui-ci pour la hauteur ou l'accent religieux de l'inspiration; son dessin est moins sûr, ses ombres modèlent avec moins de finesse, ses couleurs sont moins harmonieuses et plus heurtées, ses têtes trop longues; de loin, cependant, il produit un véritable effet de peinture décorative. Il a des familiarités aimables; ainsi, dans la Nativité de la Vierge, à la chapelle Baroncelli de Santa-Croce, les servantes viennent de baigner l'enfant et l'une d'elles badine avec lui; dans la Madone entourée d'anges et de saints, à Santa-Felicità, le bambino tient un oiseau: on voit poindre l'interprétation spirituelle qui ajoutera par la suite, dans les ouvrages les plus sévères, un trait plus intime. Enfin, au cloître de Santa-Maria-Novella, dans la chapelle des Espagnols, il peignit la première de ces vastes compositions à la fois historiques et allégoriques, chrétiennes et profanes, dont Luca Signorelli, le Pérugin, Michel-Ange et Raphaël continueront la tradition; l'Église militante et l'Église triomphante, Pétrarque, Boccace, Cimabue, le Triomphe de saint Thomas, à qui les Prophètes et les Évangélistes font cortége et qui foule aux pieds les hérésiarques; enfin, quatorze figures représentant les sciences divines et humaines, chacune d'elles ayant à ses pieds un personnage approprié: ainsi, la Rhétorique est accompagnée de Cicéron, et la Géométrie d'Euclide; c'est une assemblée imposante, où quelques personnages ont un réel caractère; si nous sommes encore loin de la Chambre de la Signature, au moins entrons-nous dans la voie qui y conduit.

Tommaso di Stefano, surnommé le Giottino, eut des inspirations très-vives de réalisme dans sa fresque de la chapelle San-Silvestro à Santa-Croce. Tandis que le saint exorcise un dragon dont le souffle empoisonnait les humains, un moine, fort prudent, se bouche le nez, geste si naturel qu'il fut reproduit au Triomphe de la Mort et dans les compositions de Filippino Lippi, à Santa-Maria-Novella. Giottino était, dit Vasari, «une personne mélancolique et très-solitaire, mais très-amoureuse et studieuse de son art». La Pietà des Offices, que l'historien décrit, est d'un sentiment très-beau; la Vierge embrasse la tête du Christ dont saint Jean et une sainte Femme baisent les mains; un évêque, un moine posent une main sur la tête de deux femmes agenouillées, les bras en croix sur la poitrine: ils contemplent avec une douleur recueillie le groupe sacré. Vasari remarque avec justesse que la souffrance et les larmes si bien exprimées par toutes ces figures n'ont pas altéré la noblesse des traits575.

La peinture, en effet, pouvait dès lors beaucoup oser, car l'étude de la nature la maintenait toujours dans la vraisemblance, et la distinction du goût italien la ramenait sûrement à la beauté. L'école directe de Giotto semblait décliner vers 1360, lorsque le plus grand des quatre Orcagna, Andrea, «l'Arcagnolo», la ranima par l'originalité de son invention et par une certaine douceur de main plus siennoise encore que florentine. Il possédait la perspective mieux que Giotto et ses élèves immédiats, se servait des raccourcis les plus francs, et traitait une fresque avec l'esprit personnel de la peinture de chevalet. Son maître, André de Pise, l'avait habitué au sérieux et à la sincérité de la sculpture; il voyait toutes choses avec un relief singulier, comme il les sentait. Sa fresque de la chapelle Strozzi, à Santa-Maria-Novella, le Jugement dernier, est une œuvre de sculpteur: les corps des anges ou des maudits se meuvent dans une atmosphère libre, très-souples, alertes, grâce à leurs proportions rigoureuses; ils sont modelés avec l'art du statuaire, non-seulement par les clairs et les ombres, comme en Giotto, mais par la dégradation des tons; enfin les raccourcis, s'ils s'éloignent parfois de la vérité étroite, se justifient par l'effet heureux. Orcagna marque, dans le développement de l'art, une seconde époque qui durera jusqu'à Masaccio et Masolino da Panicale. Le clair-obscur, la perspective, que fixera Paolo Uccello, toutes les ressources techniques permettront, dès la première moitié du XVe siècle, à la peinture, d'une part, de rendre la réalité d'une façon toujours plus frappante, et, de l'autre, d'entrer dans le grand style. Mais jamais, même en ses plus beaux jours, elle n'eut plus de gravité religieuse qu'au siècle de Giotto, d'Orcagna, de Traini. Celui-ci, dans son Triomphe de saint Thomas (vers 1350), à Santa-Caterina de Pise, a écrit sur le livre que l'Ange de l'École tient droit ouvert devant sa poitrine ces paroles, qui sont comme la devise des maîtres primitifs: Veritatem meditabitur guttur meum et labia mea detestabuntur impium.

Faut-il renoncer, avec les érudits, à retrouver, dans le Triomphe de la Mort du Campo-Santo, la main d'Orcagna? Cette grande œuvre, si familière et si émouvante, où le sentiment énergique de la nature et de la physionomie individuelle, l'entente de la composition et du costume ont été poussés si loin, ne doit-elle porter aucun nom? Appartient-elle au groupe de Lorenzetti de Sienne, qui peignit, dans la même galerie, les Vies des Pères du Désert? Pour la première fois, la Renaissance vit alors exprimer véritablement la terreur et proclamer par l'art la misère humaine d'une manière encore plus philosophique que chrétienne. Si le Triomphe de la Mort n'est point un ouvrage d'origine florentine576, il est une indication d'autant plus précieuse pour l'histoire de la peinture italienne. C'est donc à ce point qu'on était parvenu, dans l'Italie centrale, moins d'un siècle après Cimabue. L'influence plus ou moins directe de Florence, la recherche spontanée des artistes, l'éveil et la curiosité d'un peuple, amenaient les écoles voisines à rejoindre les Florentins et à rivaliser avec eux. Sienne vint la première, avec sa gaieté, sa vivacité, son dessin raffiné, son goût pour l'ornementation subtile, le coloris caressant, les arabesques et l'or. Elle avait eu, à la fin du XIIIe siècle, son Giotto en Duccio, peintre d'inspiration inégale qui tantôt trouve des attitudes aussi parlantes que celles du maître florentin, tantôt retombe dans la gêne archaïque et se souvient trop fidèlement des motifs répandus dans les manuscrits enluminés ou les mosaïques siculo-byzantines577. Les peintres de Sienne conserveront jusqu'au Sodoma les traits de leur originalité native; cependant, la génération du XIVe siècle, délaissant les traditions un peu obstinées dans le passé de Duccio, d'Ugolino, de Segna, demanda l'initiation florentine avec Simone Martini ou Memmi, le peintre de notre cour d'Avignon, Lippo Memmi, Pietro et Ambrogio Lorenzetti, Taddeo Bartoli.

La première école d'Ombrie, fondée par les miniaturistes, par Oderisio, «l'onor d'Agobbio», et Franco Bolognese, école timide et pieuse, reçut d'abord l'influence de Sienne, puis sembla se tourner vers Florence, avec Alegretto Nuzi, de Fabriano, qui, en 1346, était inscrit sur le registre des peintres florentins, et Gentile, disciple de ce dernier, que l'on trouve au même livre en 1421. Le foyer de l'art ombrien passa, au XVe siècle seulement, à Pérouse, que le voisinage d'Assise n'avait point émue jusque-là. Cette contrée de saint François demeura, jusqu'au Pérugin, très-fidèle à son génie mystique, et goûta surtout la tendresse des scènes sacrées; c'est par le détail scrupuleusement étudié, à la façon des enlumineurs, et l'observation du paysage, que les Ombriens se rapprochèrent de la nature. A la fin du XVe siècle, ils étaient bien en arrière de Florence et des autres écoles pour l'expression de la vie; mais leur couleur blonde riait aux yeux, et la vieille Pérouse, où grandissait Raphaël, gardait la douceur religieuse que, partout ailleurs, cet âge violent ne connaissait plus.

Les peintres lombards du XIVe siècle, tels qu'Altichiero de Vérone et Avanzi de Padoue, qui ont laissé au Santo des ouvrages considérables, se sont formés, d'après les leçons de Santa-Maria-dell'Arena, mieux que leurs contemporains bolonais. Milan tardait à sortir de la routine primitive. Venise, isolée de l'Italie, dédaigneuse, attentive surtout aux choses de l'Orient, était encore, au temps d'Orcagna, lente à se dégager de la tradition byzantine. C'est par la couleur plutôt que par la forme ou l'art de la composition que ses premiers peintres, Lorenzo et Niccolo Semitecolo, sont intéressants. En réalité, antérieurement à Antonello de Messine et aux deux Bellini, il n'y a pas d'école vénitienne. Jacopo, le père de Gentile et de Giovanni Bellini, est l'élève de l'Ombrien Gentile da Fabriano, un maître coloriste, et lui-même il a étudié dans les ateliers de Florence. Le grand ancêtre du Titien est encore Giotto.

561Magister Fidanza dipintor. V. Rumohr, Forschungen, 11, 28.
562Vita di And. Tafi. Date fausse de naissance.
563Tafi n'était pas brave. Son élève Buffalmaco se plaisait à répandre, la nuit, dans sa chambre, des escarbots portant des lumignons. Tafi les prenait pour des diables. Sacchetti, Nov. 191.
564Levò via quella vecchiaja, facendo in quest'opera i panni, le vesti, e l'altre cose un poco più vive, naturali, e più morbide che la maniera di que' Greci. Vita di Cimabue. V. au Louvre, la draperie recouvrant les genoux de la Madone.
565Sur ce point, toutefois, les érudits sont bien partagés, et l'attribution des fresques de l'église supérieure est encore contestée. V. Della Valle, Lettere Sanesi. – Rumohr, Ital. Forschungen, t. II. – Le P. Angeli, Storia della Basilica d'Assisi. L'opinion de Crowe et Cavalcaselle, Geschichte, t. I, cap. V, paraît concluante en ce qui concerne Giotto.
566La qual opera veramente grandissima e ricca e benissimo condotta, dovette, per mio giudizio, fare in quei tempi stupire il mondo.
567Purgat., XI, 94.
568Vasari, Vita di Giotto. – Laderchi, Giotto. Nuova Antol., 1867.
569Santa-Maria dell'Arena.
570V. Crowe et Cavalcaselle, Geschichte, t. I, cap. X.
571Les Sept Sacrements de l'Incoronata, qui lui ont été attribués longtemps, appartiennent seulement à son école.
572Dittamondo, III, 7.
573Il Libro dell'Arte, o Trattato della Pittura. Firenze, 1859.
574Cap. 104.
575Vita di Tomm. detto Giottino.– Crowe et Cavalcaselle, Geschichte, t. I, cap. XVIII, rapportent ce tableau, ainsi que d'autres ouvrages attribués au Giottino, à la seconde moitié du siècle.
576V. Crowe et Cavalcaselle, Geschichte, t. II, cap. 1.
577Sa Majesté, l'Ange assis sur le tombeau vide de Jésus, en face des femmes surprises, au Dôme de Sienne, est une œuvre d'illumination très-belle, comme Angélique de Fiésole en a parfois dans ses fresques de Saint-Marc de Florence.