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Les origines de la Renaissance en Italie

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CHAPITRE VIII
La Renaissance des lettres en Italie.Les premiers écrivains

La langue italienne était, aux dernières années du XIIIe siècle, mûre pour une Renaissance littéraire. C'est alors qu'un poëte très-grand apparut dans la péninsule et, par un ouvrage extraordinaire, renouvela la littérature de l'Italie. Cinquante ans après sa mort, la première époque de cette littérature était accomplie. Le moyen âge durait encore dans tout le reste de l'Europe; déjà, au delà des Alpes, l'esprit moderne était fondé par les traditions de Dante, de Pétrarque, de Boccace, de Villani et des historiens du XIVe siècle.

I

Dante est venu à la fin d'un monde. Par sa vie, sa foi, ses passions politiques, son caractère, les formes de son esprit, il se rattache au moyen âge florentin et au moyen âge catholique; de loin, l'œuvre qu'il a édifiée, par son architecture et sa tristesse, ne rappelle que le moyen âge, et quand on s'est approché du monument, il faut en faire le tour avec quelque attention avant d'en découvrir les parties lumineuses ouvertes du côté de la Renaissance.

Il n'est pas facile de l'aborder et de nouer avec lui un commerce familier. Il ne se livre pas avec l'abandon de Pétrarque, avec l'entrain tout français de Boccace. Ceux-ci sont des écrivains aimables qui sont heureux d'être lus et de charmer le lecteur, des artistes qui jouissent de l'admiration d'autrui. Dante semble se replier sur lui-même et ne converser qu'avec lui-même; il lui importe peu d'être écouté pourvu qu'il s'entende. «Il était, dit Philippe Villani, d'une âme très-haute et inflexible, et haïssait les lâches419.» Son orgueil, signe de grandeur, pourrait, il est vrai, nous séduire; mais ses visions nous déconcertent et nous sentons en lui un esprit étrange, dont les pensées et la langue sont d'une nature différente de la nôtre. Tel il était jadis pour Ravenne; quand il passait, le visage enveloppé du capuchon rouge, les enfants fuyaient éperdus au bruit de ses pas, et ce revenant de l'Enfer effrayait les vivants comme une apparition.

Cette hautaine allure, cette figure austère autour de laquelle se fait la solitude, sont d'un homme qui a cruellement souffert et que les douleurs de la vie publique ont enfermé dans la vie intérieure. Il avait goûté les dernières amertumes de la destinée. Sa famille l'avait élevé dans les croyances du parti national, le parti guelfe. Son oncle, Brunetto degli Alighieri, un vaincu de Montaperti, avait dû s'exiler deux fois de Florence. En ce temps, quand un parti était battu, la ville se remplissait aussitôt d'une lamentation d'hommes et de femmes, «che andava infino al cielo», dit Villani420, et le cortége des proscrits sortait en pleurant des portes, allant vers Lucques, Arezzo ou Pise. Dante grandit au milieu de ces émotions et de ces souvenirs. A trente-cinq ans, il fut envoyé par les prieurs, avec trois autres députés, auprès de Boniface VIII, pour supplier le pape d'empêcher que Charles de Valois, cédant à l'appel des Noirs, Guelfes à outrance, ne vînt à Florence, sous le prétexte de pacifier la Commune, et n'opprimât les Blancs, Guelfes modérés, véritables représentants des libertés municipales. Les ambassadeurs comprirent vite que Boniface trahissait l'Italie et pactisait avec l'étranger. «Pourquoi, leur dit-il, êtes-vous si obstinés? Humiliez-vous devant moi; je vous dis, en vérité, que je n'ai d'autre intention que celle de votre paix421.» Tandis que le poëte était encore à Rome, Charles de France entrait à Florence, «la fontaine d'or» que le saint Père lui avait promise, et, sous ses yeux, les bandes de Corso Donati pillaient pendant cinq jours les maisons et massacraient les modérés. Dante ne devait jamais revoir «le beau bercail où, petit agneau, il avait dormi». Il était chassé pour deux ans, condamné à une amende de 5,000 florins payable en trois jours; il était rejeté pour toujours hors de la vie publique. Il suivit quelque temps ses compagnons d'exil et se rapprocha avec eux des Gibelins proscrits. Il avait perdu sa patrie; il allait perdre sa foi politique. Il n'attendait plus rien de l'Église, dont la captivité de Babylone commençait. Tout en errant à travers l'Italie et la France, tout en montant «l'escalier d'autrui», il créait pour lui seul «un parti isolé»:

 
si ch' a te fia bello
Averti fatta parte per te stesso 422.
 

il devenait plus que Gibelin; il voulait rendre à l'Empereur non-seulement la primauté féodale en Italie, mais le siége impérial de Rome. Il appelait Henri VII, non comme suzerain, mais comme libérateur. «Evigilate igitur omnes, et assurgite regi vestro, incolæ Italiæ, non solum sibi ad imperium, sed ut liberi ad regimen reservati423.» Henri VII descendit en Italie, mais pour y mourir (1313). Dante se tourna une fois encore vers le Saint-Siége et engagea le conclave à donner à Clément V un successeur italien. Les cardinaux nommèrent un pape français. Ainsi s'évanouissait l'espérance suprême de Dante. Il demeurait seul, in gran tempestà, maudit par les Guelfes, incompris des Gibelins, cherchant la paix et ne la trouvant point, et répétant le cri du prophète juif: «Popule meus, quid feci tibi?» En 1320, à Vérone, il débattait une thèse «d'or et très-utile» sur la nature de deux éléments, l'eau et la terre424, rêverie de péripatéticien et de géomètre, qui put tromper un instant l'ennui de son exil. Bientôt il s'éteignit dans le désert de Ravenne, sur le tombeau de l'empire romain (1321).

II

On connaît cette figure anguleuse, aux traits fermes et doux, dont Giotto a peint le profil sur un mur du Bargello, à Florence. Nous devinons, sous ce masque tranquille, bien moins l'exaltation que la décision obstinée d'un esprit que l'absolu a captivé, l'indomptable fidélité d'une conscience que les plus dures déceptions n'ont point fléchie. Il n'était pas possible que le scepticisme se glissât dans une telle âme. Plus indulgent pour les hommes et les choses, et moins superbe, Dante eût fait sa paix avec Florence, avec les papes, et, par son génie, eût été le premier et le plus honoré citoyen de sa ville; comme Pétrarque, il se fût accommodé avec la fortune et en eût joui, tout en lui demeurant très-sévère; mais céder, par sagesse humaine, aux conditions transitoires de la destinée, était impossible à l'homme qui traitait les expériences de l'histoire d'après les vues rigides de ses dogmes. «Je suis, écrivait-il, un navire sans voiles et sans gouvernail, poussé par la tempête de port en port et de rive en rive425.» Jeter l'ancre à propos est un art fort utile pour les navires ainsi désemparés. Pétrarque fut un pilote plus prudent; il consultait volontiers les signes du temps. Dante, semblable aux navigateurs mystiques du moyen âge, allait droit en avant, à la recherche du Paradis; il se brisa au premier écueil; mais, dans la vie morale, il est beau quelquefois de faire naufrage.

Une telle démarche de la conduite, une telle âpreté du caractère sont l'effet de la méthode rigoureuse de l'esprit. En lui, le théologien domine, et le génie dogmatique forme le fond même de l'intelligence. C'est par là qu'il est homme du moyen âge. Très-libre en face des institutions, même les plus augustes, impétueux dans ses passions et ne leur imposant aucune limite, il ne connaît plus, dans la sphère religieuse ou politique, que l'empire des notions absolues, il s'abandonne à la discipline de la démonstration et traite des choses terrestres, des intérêts mobiles avec une autorité sans pareille. Alors son latin, qui est autrement pur et travaillé que celui de nos scolastiques du même temps, au lieu de s'étendre dans l'abondance du raisonnement analytique, se concentre et se fige en des formes dures et sèches. Comme il affirme toujours et ramène toutes ses vues aux idées sans réplique qu'il a d'abord établies, sa langue prend l'appareil raide de la déduction continue, le syllogisme y perce à chaque ligne, plus ou moins dissimulé, et parfois s'y impose dans toute sa nudité. Les procédés des mathématiciens y entrent avec leurs formes barbares426. Les opinions d'Aristote et les textes de l'Écriture interviennent sans cesse dans les prémisses de ses syllogismes, et le même syllogisme, dix fois refondu et confirmé, remplit et prouve tout un chapitre. Sans doute, on ne lui reprochera pas d'avoir placé dans le Paradis terrestre l'origine du langage et d'avoir mis sur les lèvres d'Adam la langue hébraïque que conservèrent soigneusement, après Babel, les enfants d'Héber427. Mais il faut bien remarquer que toute sa théorie, si juste en certaines parties, de la langue vulgaire découle de la définition a priori qu'il a d'abord inventée de cette langue même, illustre, curiale, aulique, cardinale. Ici, le dogme de la langue impériale, œuvre de l'Empire entier, lui a dérobé la vue claire de la province où cette langue s'élabore. De même, dans le Traité de la Monarchie, le dogme politique lui fait méconnaître l'histoire; il remonte à Grégoire VII, mais pour contredire en même temps à la doctrine de Grégoire VII. Car, s'il place au plus haut sommet de la société humaine et chrétienne les deux grands luminaires, le Pape et l'Empereur, il nie énergiquement que l'Empereur tienne de la grâce du Pape la suprématie universelle. Il est le vicaire de Dieu au même titre et avec les mêmes droits que le Pape; mais seul, il est le suzerain des royaumes et des républiques. Dante revient ainsi au plein moyen âge, oubliant l'établissement des Communes italiennes et l'émancipation des États européens; mais il oublie également que le moyen âge n'a goûté quelque paix qu'aux jours où la volonté du Pape mettait l'ordre dans l'anarchie des sociétés barbares, et que la tragédie du Sacerdoce et de l'Empire a commencé par le dualisme même qu'il rêve de renouveler. Cependant, il poursuit son raisonnement avec la sérénité d'un illuminé que meut une idée fixe, s'autorisant des paroles de David, retournant les textes de l'Évangile, Quodcumque ligaveris super terram, et Ecce duo gladii hic428, et ne comprenant plus que les calamités qui ont brisé sa vie ont eu pour cause l'inévitable conflit de l'Empereur et du Pape sur les fondements mêmes du droit féodal.

 

La discussion et la contradiction n'ont aucune prise sur l'esprit d'un tel croyant. Il n'habite pas les régions communes de la raison humaine. Dans l'ordre des choses religieuses ou politiques, il ne consent point à exprimer les idées simples avec simplicité; car il ne les conçoit qu'à la façon du moyen âge, sous la forme allégorique ou mystique. Sa Divine Comédie, où il a voulu montrer les réalités les plus certaines, selon la foi de son Église et de son siècle, est une suite de symboles imaginés par lui-même ou reçus des docteurs et des métaphysiciens catholiques429. Dès ses premiers pas en ce voyage singulier, au sein de la forêt «obscure, sauvage, âpre et forte», il se plonge dans une sorte de crépuscule où flottent mille formes indécises, d'un sens très-profond, d'une interprétation très-subtile, les unes, absolument symboliques, telles que la panthère, le lion et la louve, Florence, la France et Rome, qui bondissent d'une manière inquiétante autour du poëte; les autres, à demi réelles, dont le nom est familier à l'histoire, mais qui, en ces régions pleines de prestiges, ne marchent et ne parlent que pour prêter une apparence de vie à quelque notion sublime: tels sont Virgile, Saint Pierre, Béatrice. Ici, la théologie et la politique revêtent pareillement l'apparence douteuse du symbole. Philippe le Bel est «la plante maudite qui couvre d'une ombre mortelle toute la terre chrétienne». Les Guelfes sont les loups, Wölfe, et Florence où ils dominent est la maladetta e sventurata fossa de' lupi. Le Christ s'avance, dans le Purgatoire, sous la forme d'un griffon ailé; il conduit un char où se tient une vierge vêtue de blanc, de vert et de couleur de feu, la théologie; un aigle, un renard et un dragon se jettent sur le char et le démembrent; ce sont les empereurs païens et les hérésiarques qui déchirent le corps de l'Église; tout à coup, sept têtes armées de cornes se dressent sur les ruines du char; au milieu d'elles est assise une courtisane à moitié nue: la Rome des papes s'étale dans toute son insolence430. L'Apocalypse, le blason féodal et la sculpture gothique ont parlé cette langue extravagante. Ajoutez les raffinements de la casuistique, la théologie chrétienne imprégnée d'idées péripatéticiennes, de vagues réminiscences platoniques; le premier moteur et le premier amour mêlant au Credo de Nicée une métaphysique transcendante; le plan du monde surnaturel établi sur la cosmographie et l'astronomie du XIIIe siècle; Jérusalem, le Paradis terrestre, les colonnes d'Hercule, les antipodes fixés comme points cardinaux du globe terrestre: ne vous semble-t-il pas qu'en pénétrant dans l'œuvre et le génie de ce poëte, vous descendiez sous la voûte d'une crypte romane et qu'aux lueurs tristes d'une lampe les figures terribles ou enfantines, les images hiératiques inintelligibles, tous les rêves du moyen âge se lèvent sous vos yeux, dans l'ombre, et forment autour de vous comme un cortége mélancolique?

III

Mais cette impression première ne serait juste ni pour le poëte, ni pour son œuvre. Loin de refouler avec lui l'Italie dans le moyen âge, Dante est le premier qui ait porté la poésie italienne à la lumière des temps nouveaux. Ce sectaire, que l'on croirait maîtrisé par une passion unique et étroite, avait l'âme la plus vivante et la plus tendre; ce mystique, qui semblait perdu dans l'éblouissement des choses divines, eut le sentiment très-pur de la beauté, de la couleur et de la vie; il fut le premier grand peintre de l'Italie.

Un amour extraordinaire s'était emparé de lui dès son enfance et le posséda jusqu'à sa mort. Béatrice n'est point une fiction ou un symbole; on ne chante pas un fantôme avec un tel accent, on ne pleure pas si douloureusement pour un rêve évanoui, pour une idée théologique; Béatrice est morte, et ce fut l'irréparable deuil de Dante. L'histoire de ses amours peut nous étonner par sa candeur subtile et les visions extatiques qui la remplissent, mais il y faut bien reconnaître la sincérité de la souffrance. Il avait neuf ans lorsqu'il rencontra, le 1er mai, à la fête de la Primavera, Béatrice Portinari, âgée de huit années. Elle était vêtue d'une robe couleur de sang. A la vue de la jeune fille, il trembla, et entendit en lui-même une voix qui disait: Ecce Deus fortior me. Neuf années plus tard, il la vit pour la seconde fois; elle était vêtue d'une robe blanche, et répondit si courtoisement à son salut qu'il se crut ravi en béatitude. Un jour que Béatrice ne lui avait pas rendu le salut, il vit un jeune homme tout en blanc qui pleurait et lui disait: «Mon fils!..» On compte, dans la Vita Nuova, huit apparitions. La dernière, après la mort de Béatrice, fut si étonnante qu'il n'eut plus la force de la raconter. Il termine la légende de ses amours en priant Dieu de lui donner au Paradis la contemplation de Béatrice «qui regarde glorieusement la face de Celui qui est béni dans tous les siècles des siècles».

Il avait écrit, à la première page du livre: Incipit Vita Nova; vie de jeunesse et vie d'amour; c'est aussi la Vita Nuova du génie italien. De ces quelques pages sortirent à la fois, avec la prose, l'analyse morale, la méditation individuelle, et, dans les canzones éplorées de l'amant, une lyrique rajeunie, la Renaissance de la poésie.

Les modèles provençaux seront désormais inutiles; les poëtes n'ont plus besoin de demander à nos troubadours des leçons d'amour chevaleresque; les plaintes, les sollicitations, les disputes ingénieuses, les colères vite apaisées, les jeux d'esprit et de langue ont fait leur temps ou sembleront des formes surannées. Le cri lyrique de Dante éclate comme un sanglot; mais l'imagination du poëte garde sa grâce avec sa liberté, et tel de ses sonnets est éclairé comme d'un rayon d'Anacréon:

 
Cavalcando l'altr'ier per un cammino,
Pensoso dell'andar, che mi sgradia,
Trovai Amor nel mezzo della via,
In abito leggier di peregrino.
 
 
Nella sembianza mi parea meschino
Com'avesse perduto signoria;
E sospirando pensoso venia,
Per non veder la gente, a capo chino.
 

Son âme n'est occupée que par un seul tourment,

 
Tutti li miei pensier parlan d'Amore,
 

il y revient sans cesse et veut que tous y compatissent: «O vous qui par la voie d'amour passez, faites attention et voyez s'il est une douleur aussi pesante que la mienne… Pleurez, amants, puisque Amour pleure, en apprenant pourquoi il pleure.» Et quand Béatrice est partie «pour le ciel, le royaume où les anges ont la paix», il faut que Florence entière et les pèlerins venus des contrées lointaines pleurent avec lui. «Que ne pleurez-vous, quand vous passez au milieu de la cité dolente? Si vous restez et prêtez l'oreille, mon cœur me dit par ses soupirs que vous pleurerez et ne partirez plus. Elle a perdu sa Béatrice!»

Au dixième chant de l'Enfer, le vieux Cavalcanti dit à Dante: «Si la hauteur de ton génie te permet d'aller ainsi en ces ténèbres, où est mon fils, et pourquoi n'est-il pas avec toi?» Mais il ajoute, rappelant que Guido Cavalcanti a dépassé Guido Guinicelli: «Peut-être est né déjà celui qui les chassera tous deux du nid.» Le XIVe siècle reconnut, en effet, la primauté poétique de Dante; de Cino da Pistoja à Michel-Ange, les plus grands lyriques de l'Italie semblent lui répéter la parole qu'il adressait à Virgile: «Tu es mon maître.» Cino, à ses sonnets dans le goût provençal sur la beauté et l'amour, ajoute des poésies plus émues sur les «douleurs de l'amour», sur «l'exil et les douleurs civiles», sur la mort de Selvaggia, sa maîtresse; proscrit, en deuil de sa dame, il se tourne vers Dante, à qui seul il ose avouer ses larmes; Dante mort, il s'écrie:

 
Quale oggi mai degli amorosi dubi
Sarà a nostri intelletti secur passo,
Poi che caduto, ahi lasso!
E'l ponte ove passava i peregrini?
 

Pieraccio Tebaldi, Macchio da Lucca, pleurent Dante «leur doux maître», et l'invoquent comme un saint; Bosone da Gobbio et Jacopo Alighieri, le fils du poëte, écrivent en vers sur la Divine Comédie; Matteo Frescobaldi imite les invectives dantesques contre Florence:

 
 
Ora se'meretrice pubblicata
In ogni parte, in fin trà Saracini.
 

Frate Scoppa prophétise les calamités de l'Italie et n'oublie pas la chute des «grands Lombards» chantés par Dante; Fazio degli Uberti met en sonnets les péchés capitaux; dans le sirvente aux tyrans et aux peuples italiens, il fait défiler les bêtes héraldiques des vieilles cités; dans ses vers, Rome appelle l'Empereur qui lui rendra la paix, et l'Italie flétrit Charles IV, qui a trompé ses espérances431.

 
Di Lusimburgo ignominioso Carlo
 

Dante, à la suite de la Vita Nuova, livre de jeunesse, écrivit, à différentes époques, le Convito qui, originairement, devait en être le commentaire432. Ici, le rêve et l'extase font place à la réflexion austère, au monologue d'un esprit qui a repris possession de soi-même. Il veut adoucir l'amertume de ses regrets, et ne tarde pas à se laisser emporter et bercer par le mouvement tranquille de la vie intellectuelle à laquelle il s'abandonne. La souffrance recule peu à peu, comme une rive qui s'efface au loin, et, dans cette conscience où la claire raison est enfin rentrée, se réveille la recherche curieuse de toute notion noble. Il a retrouvé la philosophie morale telle que l'antiquité l'a fondée, limitée aux sentiments, aux vertus, aux devoirs, aux joies de la vie terrestre, et qui ne porte point sans cesse vers les mystères de la vie future le regard inquiet de la sagesse chrétienne. Le Convito est l'œuvre laïque et rationnelle de Dante, comme la Divine Comédie en est le monument catholique et mystique. Il est écrit avec quelque timidité et l'on n'y retrouve plus l'assurance ferme du théologien; l'autorité d'Aristote, qu'il y invoque souvent, ne le soutient point aussi fortement que le Verbe infaillible de l'Église. Mais il y a quelque charme à le voir toucher, non sans embarras, à des idées bien vieilles et qui, pour lui, paraissent toutes neuves; à l'amitié, par exemple, dont il parle avec moins de grâce que Cicéron, mais à laquelle il revient toujours, répétant des maximes éternelles et les marquant, dans sa prose toute fraîche, d'une vive empreinte de jeunesse. Cependant le Convito contient aussi des pensées originales et d'une réelle hardiesse pour le temps; celle-ci, par exemple, que la religion vraie est seulement dans le cœur433. Je sais bien que l'Imitation et saint François ont dit la même chose. Mais, dans la doctrine du renoncement monacal, toute piété n'aboutit-elle pas à l'amour? Le Convito ne sacrifie plus à Dieu tous les instants et tous les actes de la vie. Il rend à la raison, à la volonté, aux affections humaines, la liberté avec leur domaine propre. Ce livre appartient à la Renaissance; l'esprit moderne y commence son éclosion au souffle de l'esprit antique.

IV

La Divine Comédie, elle aussi, est une fleur de la Renaissance. Oubliez le dogme, la métaphysique raffinée, la pensée désolante qui plane sur cette étrange conception, les supplices horribles de l'Enfer et les splendeurs trop vives du Paradis; regardez l'âme de Dante et observez le génie du poëte; l'Italie n'a peut-être pas connu un plus grand artiste.

L'accent ému qui distingua longtemps la peinture italienne, le pathétique de Giotto, de Frà Angelico et du Sodoma étaient en lui au plus haut degré. Ni l'ardeur des vengeances politiques, ni les terreurs d'une vision inouïe, ni la rigidité de la foi n'ont altéré en lui la délicatesse du cœur, la pitié, la tendresse, la tristesse exquise; il est semblable au pèlerin qu'il nous montre, vers le soir, tout palpitant d'amour, «s'il entend au loin la cloche qui semble pleurer le jour près de mourir». Combien de fois il pleure sur les malheureux qu'il rencontre dans le royaume de l'éternelle douleur! Il recueille leurs paroles, il respecte leur misère, il flatte leur orgueil, il s'irrite des maux immérités qu'ils ont soufferts parmi les vivants. Il veut parler à Francesca et à Paolo qui vont «pareils à deux colombes rentrant au nid bien-aimé». «Francesca, ton martyre m'attriste et me touche jusqu'aux larmes.» Tandis que la jeune femme raconte son infortune, «l'autre pleurait si amèrement que, de pitié, je me sentais défaillir et mourir, et je tombai comme un mort». Les damnés dont l'âme a été grande, loin de les avilir, il les relève, leur prête un air superbe, redit les paroles nobles ou touchantes qu'ils prononcent. Farinata se tient debout, inflexible, et dédaigne cet Enfer auquel il n'avait pas cru; Cavalcanti, agenouillé, tout en larmes, ne pense qu'à son fils Guido, et croyant comprendre qu'il est mort, retombe, sans mot dire, dans son sépulcre flamboyant434. Ugolin lui-même attendrit Dante, et cette agonie du père et des enfants, qui meurent en demandant du pain, l'image du père qui, aveugle, caresse trois jours, en les appelant, les corps de ses fils, lui inspirent contre Pise un cri de malédiction et un appel éperdu à la justice de Dieu.

Mais ni l'émotion douloureuse, ni l'extase n'ont étendu un voile sur les yeux du poëte. Il a contemplé toute forme visible, les spectacles les plus confus, les paysages les plus formidables, les attitudes les plus frappantes, les merveilles de la lumière, les horreurs de la nuit, à la façon des artistes; les choses qu'il a vues, les scènes qu'il imagine apparaissent dans son œuvre avec leur aspect le plus saisissant, leur accent le plus intense, leur couleur la plus éclatante et la plus générale. En quelques mots, d'un relief très-vif, il peint un ciel, «l'aer senza stelle», «quell'aria senza tempo tinta», les noires landes infernales où court en hurlant la tempête et que sillonnent des éclairs vermeils, «la pluie éternelle, maudite, froide et lourde»; «l'eau plus noire encore que livide et les flots bruns du Styx»; Dité, la ville des hérésiarques, toute en feu, avec ses remparts de fer rouge, ses tours et ses mosquées empourprées, étincelantes435. Il peint une figure en un seul vers, par un seul trait, mais terrible, et qu'on n'oubliera plus, Caron «aux yeux de braise», Ugolin «aux yeux retournés»; par l'attitude d'un personnage, il révèle la torture aiguë de son cœur: «J'entendis clouer par le bas la porte de l'horrible tour; alors je regardai au visage mes enfants, sans faire un mouvement. Je ne pleurais pas; au dedans, j'étais de pierre; eux pleuraient.» Il ne craint pas le détail révoltant, car il n'écrit point pour les délicats. «Ce pécheur détourna la bouche de sa féroce pâture, tout en l'essuyant aux cheveux du crâne qu'il avait rongé par derrière436

Sur ce point, Dante a dépassé non-seulement les peintres de toutes les écoles italiennes, mais l'imagination italienne elle-même. Le peintre du Triomphe de la Mort, et Michel-Ange, dans son Jugement dernier, où les morts sortent de terre à demi dépouillés de leurs chairs, ont seuls tenté de pareilles hardiesses. Les primitifs, privés des ressources du clair-obscur et des perspectives profondes, n'ont su, dans leurs Enfers, produire que des images presque enfantines, qui sembleraient plaisantes si elles n'étaient si naïves. La peinture italienne, dès son origine, n'a point essayé de rivaliser avec la poésie et s'est portée plus volontiers vers l'expression sereine de la vie et de la beauté. Mais là, encore, Dante l'avait précédée et était son maître. Le premier, il exprima la noblesse, légèrement dédaigneuse, des visages et la majesté tranquille des yeux que vous retrouvez dans les portraits des maîtres, dans ceux de Francia, de Raphaël et du Bronzino, et auxquelles Léonard de Vinci ajoutera comme une étincelle d'ironie:

 
O anima lombarda,
Come ti stavi altera e disdegnosa,
E nel muover degli occhi onesta e tarda! 437
 

A cette lenteur du regard joignez la gravité de la démarche, l'autorité du geste et cette grande paix de la pensée, qui fait qu'un groupe de personnes, réunies pour converser, parlent très-peu, ne disputent jamais et semblent suivre plutôt un monologue méditatif qui passe de l'une à l'autre:

 
Genti v'eran con occhi tardi e gravi,
Di grand'autorità ne' lor sembianti;
Parlavan rado, con voci soavi 438.
 

Ne reconnaissez-vous pas la tournure imposante des personnages isolés ou groupés, dans toutes les écoles, à partir surtout de Masaccio, caractère qui, chez les peintres de la décadence, se changera facilement en affectation? Voici pareillement le drame tout intellectuel, con voci soavi, l'entretien des Pères et des Docteurs de Luca Signorelli, au Dôme d'Orvieto, des philosophes et des saints de Raphaël, à la Chambre de la Signature, la conversation apostolique des Cènes de Léonard et d'Andrea del Sarto. Voici, enfin, avec sa grâce mystique, ses couleurs claires et fraîches où l'or rayonne dans le bleu céleste, un tableau primitif, digne de Frà Angelico, sans ombre, tout en lumière: «Je vis sortir du ciel et descendre deux anges avec des épées de feu et privées de leurs pointes, vêtus de draperies vertes comme les petites feuilles à peine écloses et flottantes par derrière au souffle de l'air qu'agitaient leurs ailes vertes; on distinguait bien leurs têtes blondes, mais leurs visages resplendissaient avec un éclat trop vif pour nos yeux439.» Dante a aimé ces couleurs d'aurore,

 
Dolce color d'oriental zaffiro 440,
 

qui lui ont permis de figurer les merveilles ineffables du Paradis, où tout est lumière, où les formes blanches des élus occupent les feuilles d'une rose blanche, grande comme le ciel, autour de laquelle volent et chantent les anges comme des abeilles d'or. Une palette si éblouissante se prête aux rêves poétiques; sous le pinceau de Dante, la nature se transfigure et l'éclat des pierres précieuses remplace bientôt les couleurs terrestres. De là l'originalité de ses paysages. Il sait peindre les lointains, les profondeurs des horizons illimités où les prestiges de la lumière transforment toute apparence visible, une vue de la mer rougissante aux premiers rayons du jour, et toute mouvante au loin d'apparences vagues comme des vapeurs, rapides comme des lueurs441. Après Dante, je ne vois que Léonard de Vinci qui, dans ses fonds de portraits et de tableaux, ait ainsi reproduit les séductions azurées des plans lointains. Mais aucun artiste, en Italie, n'a pu rendre comme lui le vertige des abîmes insondables, la prodigieuse tristesse du désert perdu dans la nuit, dont l'éclair mesure tout à coup l'immensité. Il sut unir deux qualités, dont l'harmonie est assez rare, mais dont la langue italienne a cependant exprimé l'accord: soave austero. La suavité, la grâce, la noblesse, la majesté seront le caractère des œuvres de la Renaissance; l'austérité, la conscience des choses grandioses, le sentiment tragique des choses divines, quand ces traits de l'âme dantesque reparaîtront, soit en Savonarole, soit en Michel-Ange, la Renaissance ne les comprendra plus.

V

Déjà, avec Pétrarque, l'esprit italien est singulièrement modifié. Celui-ci ne nous entraînera plus vers les hauteurs sublimes. Il ne fut ni théologien, ni métaphysicien, ni sectaire; de Dante et de Pétrarque, le moins mystique et le plus laïque, c'est le second, qui était homme d'église et chanoine. Dante était encore un docteur et se plaisait dans le dogme; Pétrarque n'est plus qu'un lettré et se plaît aux idées d'un ordre secondaire, aux idées et aux sentiments qui échappent à l'absolu et dont l'esprit est le seul maître. La joie des lettrés est dans ce jeu libre de la vie intellectuelle, aussi indépendante que possible de toute méthode géométrique, qui pèse les vieilles notions et les refond, qui crée des notions nouvelles, les caresse amoureusement, puis y contredit et les détruit. Les grands lettrés mêlent étonnamment ensemble l'enthousiasme et le scepticisme, la poésie et l'ironie; n'oublions pas l'égoïsme. La fortune de leur esprit est, pour eux, l'affaire importante de la vie; mais il leur reste encore du loisir pour leur fortune temporelle. Nous les admirons et nous serions ingrats si nous ne les aimions. Car ils vivent familièrement avec nous et ne nous déconcertent point par leur grandeur d'âme; ils nous donnent les plaisirs les plus délicats, celui-ci, entre autres, de nous entretenir de nous-mêmes, tout en nous parlant sans cesse de leur gloire, de leurs amours, de leurs rêves, de leur tempérament moral et de leur santé. De Cicéron à Pétrarque, de Pétrarque à Montaigne, ces enchanteurs ont été les favoris de tous ceux qui pensent, qui lisent et écrivent, et ne désespèrent point trop de leur ressembler par quelque endroit.

419Et qui abominaretur pusillanimes. Vita Dant., p. 28. —Filosofo malgrazioso, sdegnoso, écrit Jean Villani, IX, 134, 136. —D'animo altero e disdegnoso, dit Boccace. Vit. di Dante.
420VI, 80.
421Dino Compagni.
422Parad., XVII, 68.
423Epist., V.
424Quæstio de Aqua et Terra.
425Convito, lib. I, cap. 3.
426Et quod potest fieri per unum, melius est fieri per unum quam per plura. Quod sic declaratur: sit unum, per quod aliquod fieri potest, A, et sint plura, per quæ similiter illud fieri potest, A et B. Si ergo illud idem quod fit per A et B, potest fieri per A tantum, frustrà tibi assumitur B, etc. De Monarch., I, 16.
427De Vulg. Eloq., lib. I, cap. 6.
428De Monarch., I, 8 et 9.
429Ozanam, Dante et la Phil. cath. au XIIIe siècle, III, 3.
430Purgat., XX, 43, XIV, 51, XXIX et suiv.
431Rime di M. Cino da Pist. e d'altri del sec. XIV. Firenze, Barbèra.
432V. sur la date des différents livres, Fraticelli, à l'édit. de Florence, 1862.
433Iddio non vuole religioso di noi se non il cuore, IV, 28.
434Inf., V, 10.
435Inf., III, 23, 29, 133; VI, 6; VII, 103; VIII.
436Inf., XXXIII.
437Purgat., VI, 61.
438Inf., IV, 112.
439Purgat., VIII, 25.
440Ibid., I, 13.
441Purgat., II, 1.