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Les origines de la Renaissance en Italie

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Dans cette double nature des virtuoses est le secret de leur force. Car, s'ils maîtrisent à un tel point les âmes de leurs concitoyens, qu'ils peuvent se jeter, sous leurs yeux, dans toutes les extravagances de la luxure ou de la méchanceté, c'est que d'abord ils sont presque tous étonnamment maîtres d'eux-mêmes. César Borgia disait: «Ce qui n'est pas arrivé à midi peut arriver le soir.» Ce grand calculateur, à peine guéri du poison qui faillit l'emporter avec son père, et comprenant que les jours perdus à souffrir et à languir avaient ruiné sa fortune, disait à Machiavel: «J'avais pensé à tout ce qui pouvait arriver de la mort du pape et trouvé remède à tout; seulement, j'avais oublié que, lui mort, je pouvais être moi-même moribond376.» Alexandre VI, après l'assassinat de Don Juan, son fils, qu'il aimait tendrement, «ne but ni ne mangea, dit Burchard, depuis le soir du mercredi jusqu'au samedi suivant, et ne se coucha point. Enfin, il commença à réprimer sa douleur, considérant qu'un mal plus grand encore en pourrait advenir377.» Oliverotto da Fermo, un condottière, voulant s'emparer de sa propre ville, invite à un banquet les principaux citoyens; à la fin du repas, il dirige adroitement l'entretien sur un sujet délicat, les entreprises du pape et de son fils, puis il se lève tout à coup, prétextant que la conversation s'achèvera mieux en un lieu plus secret, et il les conduit dans une chambre écartée où ses spadassins les égorgent tous. Voilà les renards dont Machiavel célèbre les ruses; mais, à l'heure opportune, les lions se réveilleront et même les lionnes. La Renaissance a connu des femmes de tyrans ou de condottières si héroïques qu'elle les a placées, sous une désignation particulière, à la hauteur des plus grands virtuoses. C'est la virago; telles Ginevra Bentivoglio et Caterina Sforza. Celle-ci a été l'étonnement de son siècle, qui la surnomma «la prima donna d'Italia». Les héroïnes de Bojardo et de l'Arioste n'ont pas eu plus de virtù que cette petite-fille de François Sforza, fille naturelle de Galéas Marie. Elle vit jeter, par une fenêtre du château de Forli, son premier mari, Girolamo Riario, neveu de Sixte IV, nu, un poignard dans la gorge; elle s'enferma dans la citadelle et se vengea horriblement des assassins. Six ans plus tard, elle vit mourir son frère, Jean Galéas, empoisonné par Ludovic le More, puis massacrer son second mari: elle monta à cheval, suivie de ses gardes, envahit le quartier des conjurés et fit tuer tout, jusqu'aux enfants, sous ses yeux. «Virago crudelissima e di gran animo», écrit Marino Sanudo. Elle fut vaincue par César Borgia et conduite à travers Rome chargée de chaînes d'or. Emprisonnée d'abord au Belvédère, puis au Saint-Ange, menacée du poison, elle excita la pitié des seigneurs français qui répondirent au pape de sa soumission. Alexandre la laissa partir. Elle mourut à Florence dans un couvent, en 1509, laissant à l'Italie son fils, le dernier des grands condottières, Jean des Bandes noires, le dernier soldat de l'indépendance nationale378.

VII

L'œuvre du virtuose peut être fragile et ne point survivre à l'artiste qui l'a réalisée; mais celui-ci est content s'il emporte la pensée que la mémoire de sa vie sera immortelle. Ils aspirent tous à la gloire, non-seulement pour les jouissances présentes de l'orgueil assouvi, mais pour l'honneur de leur nom, au delà du tombeau. «Rien ne fait autant estimer un prince, dit Machiavel, que les grandes entreprises et les exemples rares qu'il donne379.» Mais, après avoir gouverné les hommes par l'éblouissement, ils veulent encore se concilier la postérité par l'admiration. Sentiment tout italien et qu'approuve même la religion de Dante. Au Paradis, il réserve la planète de Mercure aux élus que la passion de la gloire a possédés:

 
che son stati attivi
Perchè onore e fama gli succeda 380.
 

Les pauvres âmes des damnés, en voyant passer ce vivant qui doit remonter à la lumière, le supplient de renouveler leur souvenir parmi les hommes. «Quand tu seras dans le doux monde, rappelle-moi à l'esprit des autres381.» Virgile, afin de consoler Pierre des Vignes, «celui-ci, dit-il, rafraîchira ta mémoire là-haut»382. «Parle de nous là-bas», crie un autre du sein de l'ouragan qui l'emporte383.

Après tout, plus d'une voie s'offre aux audacieux pour atteindre à la gloire. Le génie du poëte, du grand peintre, du grand homme de guerre, du politique, n'est point une condition essentielle de l'immortalité. Dans l'évolution sociale qui commence au XIVe siècle avec la chute des Communes, les plus humbles peuvent s'emparer des places les plus hautes. Tel ce Castruccio Castracani, dont Machiavel a conté la vie. Trouvé un beau matin, sous un cep de vigne, par la sœur d'un chanoine de Lucques, destiné d'abord à l'Église, mais d'un tempérament trop batailleur pour se résigner au mysticisme, Castruccio se fit soldat, puis condottière, puis, par la corruption, au lendemain d'une victoire, prince élu de Lucques et seigneur de Pise. Avide de s'étendre, il réduisit Pistoja et guerroya contre Florence. Un soir de bataille, il fut pris par la fièvre, dans les brouillards de l'Arno, et mourut entre les bras de son héritier d'adoption, regrettant que la fortune «l'eût arrêté court sur le chemin de la gloire». «Il avait été, écrit Machiavel, terrible pour ses ennemis, juste avec ses sujets, perfide avec les perfides, et jamais, quand il pouvait vaincre par la fraude, il n'essaya de vaincre par la force; car, disait-il, c'est la victoire et non le moyen de la victoire qui rend glorieux.» En somme, il fit des choses «très-grandes»384. D'autres ont encore eu une fin moins heureuse. Ce sont les conspirateurs et les tribuns qui prétendent ramener l'Italie aux antiques libertés, à la république romaine, au régime communal du moyen âge. Virtuoses de la révolution et du régicide, aucun crime, aucune folie ne les arrête. Stefano Porcari, sous Nicolas V, «désirait, dit Machiavel, selon la coutume de ceux qui souhaitent la gloire, faire ou tenter au moins quelque chose d'éclatant»385. Les lauriers de Rienzi troublaient son sommeil; les Canzones de Pétrarque et les réminiscences classiques l'encourageaient à rétablir le Buono Stato. Il n'eut même pas le temps d'appeler le peuple à la révolte. On l'arrêta, vêtu de la pourpre sénatoriale, et on le pendit. «De telles entreprises, selon le secrétaire d'État, peuvent avoir, dans l'esprit de celui qui les projette, une ombre de gloire, mais l'exécution en est presque toujours fatale à leur auteur386.» L'assassinat politique est une œuvre plus facile. Machiavel en a écrit la théorie dans un chapitre fameux387. L'histoire d'Italie fournissait une ample matière à cette étonnante analyse, qui conclut froidement à la supériorité du poignard sur le poison. Si les conspirateurs se jouent ainsi des lois humaines, ils se rient pareillement des lois divines. C'est dans les églises que tombent assassinés les tyrans du XVe siècle, les Chiavelli de Fabriano, en 1435; à Milan, Jean Marie Visconti, en 1412, Galéas Marie Sforza, en 1476; Julien de Médicis, en 1478; Ludovic le More, en 1483, n'échappa aux spadassins que par hasard: il était entré à Saint-Ambroise par une autre porte que de coutume. En réalité, ces meurtriers sont tous pénétrés de paganisme. Nourris dans les exemples de la Grèce et de Rome, ils ont surtout pour maîtres Salluste et Tacite, et pour modèle Catilina. Trois jeunes gens, Olgiato, Lampugnano et Visconti, que leur professeur d'humanités, Cola de' Montani, a élevés dans la rhétorique héroïque, se réunissent la nuit pour conspirer la mort de Galéas Marie. L'attentat fut commis à l'entrée même de San Stefano: le duc, qui s'avançait au milieu de ses gardes et des ambassadeurs de Ferrare et de Mantoue, tomba frappé à la fois par les trois conjurés. Visconti et Lampugnano furent massacrés sur place; Olgiato s'enfuit et, chassé par son père et ses frères, se cacha d'abord chez un prêtre; reconnu, comme il essayait de quitter Milan, il raconta aux magistrats toute la conspiration. A vingt-trois ans, dit Machiavel, «il montra à mourir le plus grand cœur; comme il allait nu, et précédé du bourreau portant le couteau, il dit ces paroles en langue latine, car il était lettré: «Mors acerba, fama perpetua, stabit vetus memoria facti388

 
VIII

Cependant l'Italie, où luttent de si ardentes passions, ne ressemble pas à un champ de bataille. Les âmes que l'ambition isolerait les unes des autres se rapprochent, au contraire, grâce à la politesse croissante des mœurs, à la conversation, au goût des plaisirs magnifiques, au rôle éminent des femmes dans la société. Les fruits les plus rares de la civilisation servent ainsi à la communion des esprits.

La vie de société répond toujours à un certain degré de la culture intellectuelle, car elle repose sur l'échange des idées et n'a tout son charme que par la présence des femmes; c'est pourquoi elle ne s'accommode que des idées nobles ou spirituelles, et ne recherche point de préférence les notions abstraites ou sublimes. Le cadre d'un salon lui convient mieux que celui d'une académie. Les cours provençales avaient donné le premier modèle de ces mœurs élégantes. On s'y entretenait de l'amour avec assez de vivacité, de subtilité et de discrétion pour animer un cercle de seigneurs et de femmes lettrés. Dans l'imitation prolongée des Provençaux par les Italiens, il ne faut point voir je ne sais quelle impuissance à produire des ouvrages originaux: l'Italie, qui avait assez d'esprit déjà pour se mettre à converser, adoptait et répétait, d'après nos troubadours, la poésie la plus propre à divertir la conversation.

Les femmes italiennes durent beaucoup à la Renaissance. Le moyen âge avait été dur pour les filles d'Ève. Il ne pouvait se consoler du premier péché et voyait volontiers dans la femme l'ennemie mortelle de l'homme. Un scolastique italien du XIIIe siècle, Gilles de Rome, avait déclaré que la femme a tout juste la raison et la valeur morale des enfants: sa gloire est de se soumettre à la volonté de l'homme, et, par-dessus tout, de se taire389. Vingt ans plus tard, les dames italiennes parlaient, et Dante, qui pénètre dans leur compagnie et les écoute, exprime par une image charmante l'abondance et la pureté de leurs paroles: «Alors ces dames se mirent à parler entre elles, et, comme nous voyons tomber la pluie mêlée de neige blanche, ainsi leurs paroles me semblaient mêlées de soupirs390.» Dans le Convito, expliquant ce vers d'une canzone adressée aux anges du troisième ciel,

 
Saggia e cortese nella sua grandezza,
 

il loue, dans la femme, les vertus intellectuelles, la science et la sagesse, la courtoisie, la grandeur d'âme et la raison391. Comme Dante avait glorifié Béatrice, Pétrarque chanta Laure. Boccace monta moins haut dans l'éther pur du platonisme. Les dames de son Décaméron ne sont pas de nature angélique. Elles ont peur de mourir de la peste, et à Santa-Maria-Novella, après la messe, elles forment un cercle dans un coin de l'église et causent entre elles du désir très-vif qu'elles ont de vivre. Quelques jeunes patriciens de Florence étant entrés, non pour leurs dévotions, mais «dans l'espérance de rencontrer leurs maîtresses, qui étaient, en effet, parmi ces dames», la conversation reprit de plus belle sous l'œil indulgent de la madone de Cimabué. On convint de se retirer à la campagne, dans une abbaye de Thélème, un château bâti sur une colline. Là, dans les vastes salles pavées de mosaïques et jonchées de fleurs fraîches, ou à l'ombre d'un parc où murmurent les fontaines, la spirituelle compagnie sut oublier, avec l'aide de dix contes par jour, le fléau qui désolait Florence. Chaque matin, la société se donnait une reine nouvelle; on chantait, on dansait, on cueillait des fleurs, on dînait au sein des parfums, enfin on savourait les vieilles histoires gauloises, légèrement adoucies, enveloppées des longs replis de la prose cicéronienne et toutes rajeunies d'atticisme. Ici, la femme règne en souveraine, non plus, comme en Provence, par privilége féodal, mais par le bon droit de la beauté et de l'esprit. Le conte français, qui tourne si souvent à sa confusion, est retouché par Boccace; la femme y reprend le beau rôle par sa finesse, sa malice et quelquefois aussi par son dévouement et sa grandeur d'âme. A la première nouvelle de la cinquième journée, l'amour est représenté comme la cause des plus généreux sentiments. Galeso, qui s'était montré rebelle à toute éducation et que l'on considérait comme un rustre incorrigible, a rencontré, dans une prairie, une admirable fille qui sommeillait sur le gazon, en un costume assez transparent. L'amour entre dans son cœur et lui donne de l'esprit. Il se forme à la politesse des gens bien élevés, étudie et devient savant, chante, joue des instruments de musique, s'applique aux exercices chevaleresques, enfin, «il se rendit, en moins de quatre ans, le gentilhomme le plus poli, le mieux tourné, le plus aimable de son pays. La seule vue d'Éphigène avait produit tous ces miracles.»

Le miracle dut se renouveler plus d'une fois dans un temps où les femmes égalèrent souvent les hommes par le caractère et recevaient une culture pareille de l'esprit. «Je n'aurais jamais cru, s'écrie, dans le Paradis des Alberti, le jurisconsulte Biagio Pelacani, que les dames de Florence fussent si fort au courant de la philosophie morale et naturelle, de la logique et de la rhétorique. – Maître, lui répond la belle Cosa, les dames florentines n'aiment point à être trompées, de là tout le travail de leur esprit et la règle de leur conduite392.» La Renaissance n'attendit pas qu'un grave auteur du XVe siècle eût démontré, par la Genèse et Aristote, que la femme a la même dignité morale que l'homme393. Longtemps avant Isabelle de Gonzague, Vittoria Colonna et toutes les femmes lettrées du XVe et du XVIe siècle, il fut d'usage, dans les grandes maisons, de former par la même éducation les filles et les fils. Les filles des princes écrivaient en latin, et toutes les femmes bien élevées pouvaient suivre la conversation des humanistes sur les écrivains ou l'histoire de l'antiquité394.

Au XIIIe siècle, l'Italie, dominée par l'influence provençale, célèbre des réjouissances que les chroniqueurs ont décrites, où les femmes interviennent, mais où les jongleurs, les bouffons et les tournois chevaleresques ont encore plus d'importance que les plaisirs de l'esprit. Cependant, comme l'amour se glisse dans ces jeux, il est évident que le rôle des femmes ne tardera pas à y être très-grand. «Au mois de juin 1284, écrit Villani, après Ricordano Malispini, à la fête de saint Jean-Baptiste, il se forma une riche et noble compagnie dont les membres étaient tous vêtus de robes blanches et avaient à leur tête un chef dit le seigneur de l'amour; et cette société ne songeait à autre chose qu'à jeux, divertissements et danses, avec dames et chevaliers du peuple395.» Plus tard encore, vers la fin du siècle, Florence jouit souvent de fêtes semblables. «Il y avait d'autres sociétés de dames et demoiselles qui, rangées en bel ordre, couronnées de guirlandes et conduites par un seigneur de l'amour, s'en allaient par la ville, dansant et se réjouissant396

 

Les dames, dans le Décaméron, gouvernent déjà un cercle spirituel et sont maîtresses dans l'art de la conversation légère ou du récit pathétique397. Dans les débats plus graves de la villa Alberti, à la fin du XIVe siècle398, elles prennent une part brillante aux entretiens qui roulent sur la morale, la politique et l'histoire. Cent ans plus tard, Lucrèce Borgia parlait et écrivait, selon le biographe de Bayard, l'espagnol, le grec, le français, l'italien et le latin. Le témoignage du «Loyal Serviteur» est suspect sans doute; au moins est-il certain que la fille d'Alexandre présida sans embarras, entre Bembo et Strozzi, à la cour lettrée de Ferrare. Enfin, à Urbin, la primauté des femmes, dans l'ordre des choses délicates de l'âme, est si éclatante que le plus pur prosateur de l'Italie, Baldassare Castiglione, a tracé, à côté de son parfait gentilhomme, l'image très-noble de la Donna di Palazzo, figure tout idéale que le XVIe siècle crut retrouver en quelques femmes éminentes et que Michel-Ange a chantée399.

IX

Ce n'est point dans les manoirs à demi féodaux de Florence que l'on peut le mieux converser, forteresses maussades, dont les palais plus modernes, qui ne remontent pas au delà du XVe siècle, nous donnent à peine l'idée. De très-bonne heure, les Italiens ont su replacer la vie polie dans le cadre où les Romains l'avaient laissée. La villa n'est point une fantaisie romanesque de Boccace: dès la première partie du XIVe siècle, les Florentins édifient à la campagne des domaines plus attrayants que leurs châteaux forts de la ville; ils s'y ruinent même quelquefois, selon Villani400. Les nobles ont leurs palais aux amples terrasses, leurs jardins de cyprès et de chênes verts alignés en longues murailles, dont la couleur sombre rehausse la blancheur des génies et des dieux de marbre. Les riches bourgeois sont fiers de leur maison des champs, où l'architecture des jardins, plus modeste que dans les parcs des nobles, est formée par les haies de jasmins, de roses rouges et blanches; les treilles se mêlent aux bosquets de citronniers et d'orangers; sur le gazon fleuri court l'eau étincelante, les lièvres et les chevreuils s'ébattent dans les buissons401. «Florence, dit Agnolo Pandolfini402, au commencement du XVe siècle, est entourée de villas qui, baignées d'un air pur comme le cristal, jouissent de la vue la plus riante; de loin, on les prendrait pour des châteaux, tant l'aspect en est magnifique.» Bientôt les peintres orneront de fresques mythologiques ces hautes salles pavées de marbre; la société élégante, pour laquelle les plus grands artistes décoreront les Stanzes du Vatican, le Cambio de Pérouse, le palais du Te à Mantoue, appropriera à la délicatesse de ses goûts ces maisons de plaisance dont il ne nous reste que des ruines, la villa Madama, la Magliana, la villa Aldobrandini.

Ainsi, l'art pénètre de plus en plus la vie italienne. L'homme de la Renaissance n'est point satisfait quand il a aiguisé son esprit et contenté ses passions; il veut encore que le plaisir caresse chacun de ses sens et que, partout où vont ses regards, apparaisse l'image de la joie. D'ailleurs, il vit dans un temps où la fortune n'est constante ni pour les grands, ni pour les petits:

 
Chi vuol esser lieto, sia;
Di doman non c'è certezza.
 

disait, dans ses chansons de carnaval, Laurent de Médicis. Et l'Italie, à travers les tragédies de son histoire, multiplie les fêtes, les joies du jour présent, dont le lendemain est si peu sûr. Ces réjouissances diffèrent des fêtes et des jeux pratiqués par le monde féodal de France, d'Allemagne et des Pays-Bas. Ici, chaque groupe de la hiérarchie sociale a ses solennités propres, où le groupe voisin n'est point convié; les nobles ont leurs tournois, leurs cours d'amour et leurs cavalcades; le clergé a ses processions, ses mystères et le carnaval cloîtré des couvents; la bourgeoisie, la basoche, le populaire a ses farces, ses sotties, les saturnales que la mère Église accueille avec indulgence, la messe des fous, la fête des sous-diacres et des Innocents, les pantomimes où Renart triomphe, les démonstrations grotesques des Cornards à Évreux et à Rouen, de la Mère Folle à Dijon; à Paris, l'Université, professeurs et écoliers, va processionnellement et gaiement à Saint-Denis; la procession du dieu Manduce, «statue de boys mal taillée et lourdement paincte», à laquelle assiste Pantagruel, n'est autre que le carnaval de Maschecroute à Lyon, et du Graouï de Metz. De toutes ces fêtes féodales, mystiques ou bourgeoises, aucune n'est vraiment populaire ou nationale. L'Italie qui, en deux révolutions successives, a brisé les barrières sociales, appelle libéralement à ses plaisirs la cité tout entière403. Au carnaval, grâce au masque et à la fantaisie du costume, tous sont égaux, patriciens et artisans. Les villes que traversent de longues rues formées de lignes droites404 se prêtent au défilé des cortéges, des cavaliers, des chars allégoriques, aux courses de chevaux libres, les barberi. Les places communales servent, comme à Sienne, de cirque aux courses de cavaliers; de même aussi la place Navone à Rome, le Prà della Valle à Padoue, où coururent, en 1237, les barberi, dans les fêtes que l'on donna pour célébrer la chute d'Ezzelino le Féroce. Les enfants et les femmes couraient à Ferrare, à Modène, à Pavie; à Rome enfin, jusqu'au temps de Grégoire IX, les juifs masqués et en toges sénatoriales405.

On a commencé par les Mystères, qui répondaient au goût du moyen âge et aux prédilections de la peinture primitive. Le 1er mai 1304, à Florence, le pont de la Carraja s'écroula sous la masse des spectateurs qui regardaient l'Enfer en plein Arno, joué sur un échafaud et des barques406. L'art d'organiser les fêtes fut longtemps propre à Florence; ses festaiuoli étaient recherchés dans toute l'Italie pour leurs talents407. Le régime des tyrannies, la culture littéraire et la tendance de la peinture en certaines écoles, à Venise, par exemple, et en Lombardie, ne tardèrent pas à imprimer aux grandes réjouissances le caractère qu'elles gardèrent jusqu'à la fin. Des éléments nouveaux y furent introduits, drame, pantomime, intermèdes plaisants, ballets, allégories, mythologie; par-dessus tout, un déploiement extraordinaire de personnages, une richesse étonnante des costumes. Jamais et nulle part les yeux n'ont vu de pompes plus magnifiques. Si l'on représente encore, au XVe siècle, les scènes mystiques, Brunelleschi trouve le moyen de suspendre en l'air des enfants ornés d'ailes angéliques, qui semblent voler et danser, et un Dieu le Père solidement tenu au ciel par un anneau de fer; l'ingénieur Cecca imite l'ascension du Sauveur408. Il faut lire le récit de la procession que Pie II présida, pour la Fête-Dieu, à Viterbe, en 1462409. Le long du cortége, entre San-Francesco et le Dôme, étaient représentées, sur des estrades, par des personnages vivants, des scènes d'histoire ou des allégories, le combat de saint Michel contre Satan, la Cène, le Christ au milieu des anges, le Christ au tombeau, la résurrection, l'assomption de la Vierge portée par les anges et les splendeurs du Paradis. On reconnaît, dans ces fêtes, l'inspiration pittoresque des artistes et le génie des lettrés, des poëtes, des humanistes, qui reproduisent les légendes antiques. Charles VIII, à peine entré en Italie, vit jouer, par des mimes, les aventures de Lancelot du Lac et l'histoire d'Athènes410. En 1473, le cardinal Riario, pour honorer le prince de Ferrare qui venait prendre à Rome sa fiancée, Léonore d'Aragon, mit en mouvement la plus brillante mythologie, Orphée, Bacchus et Ariadne, traînés par des panthères, l'éducation d'Achille, les nymphes troublées par les centaures et ceux-ci battus par Hercule411. Léonard de Vinci, à Milan, ordonnait les réjouissances princières et faisait mouvoir en l'air le système du monde412. A Florence, le Granacci dirige, sous Laurent, le triomphe de Paul Émile et celui de Camille, sous les yeux de Léon X413. Au triomphe d'Auguste, vainqueur de Cléopâtre, sous Paul II, la Rome pontificale vit passer dans ses rues le souvenir vivant des jours antiques, les rois barbares enchaînés, le sénat, les édiles, les questeurs; César Borgia, qui répétait volontiers: «aut Cæsar, aut nihil», ne manqua pas de montrer une fois, dans le triomphe du grand Jules, le symbole insolent de sa propre ambition414.

Les Borgia ont peut-être donné les spectacles les plus extraordinaires de la Renaissance. Rome contemplait avec stupeur ce pape en qui revivaient les traditions effrayantes des empereurs; mais elle jouissait avec lui des cérémonies païennes de sa cour, de ses combats de taureaux, de ses cavalcades pontificales. Lorsque César revint de l'expédition d'Imola et de Forli, le Sacré-Collége l'attendait à la place du peuple: précédé de l'armée, des pages, des gentilshommes, entouré des cardinaux en robe rouge, à cheval, vêtu de velours noir, il marcha au milieu d'une foule immense qui applaudissait; les femmes riaient en voyant passer le fils du pape, si charmant, avec ses cheveux blonds415. Quand il arriva au Saint-Ange, le canon tonna. Alexandre, fort ému, se tenait, avec ses prélats, dans la salle du trône; à la vue de son fils, qui s'avançait, porté vers lui dans les bras de la sainte Église: «Lacrimavit et rixit a uno tracto», dit l'ambassadeur vénitien, il rit et pleura416.

X

Une telle recherche de la pompe et de l'éclat caractérise toute une civilisation. Un peuple ainsi élevé dans la jouissance pittoresque ne peut plus se détacher ni de la magnificence, ni de la grâce; les formes sévères de l'art et de la poésie, qui révèlent l'austérité habituelle des âmes, lui deviennent chaque jour moins intelligibles. Le spectacle extérieur prend une place toujours plus grande dans la vie civile comme dans la vie intellectuelle. Venise, qui trouve dans ses lagunes bordées de palais un théâtre singulier, fait servir l'éblouissement des fêtes à la diplomatie; Philippe de Comines y passe huit mois, caressé, «honnoré comme un roy», mais endormi; les cortéges de bateaux recouverts de satin cramoisi, la profusion des marbres, des tableaux, des tapisseries, des cérémonies, des harangues ont troublé cet esprit si clairvoyant. «Ils me tinrent les meilleures paroles du monde du Roy et de toutes ses affaires.» Cependant, Charles VIII et son ambassadeur furent joués et la ligue des États italiens se noua, entre deux sérénades, sous les yeux de Comines et à son insu417. L'Église, dans ses fonctions religieuses et son architecture, recherchera toujours davantage le décor fastueux, et plus le christianisme baissera dans les âmes, plus les temples et le culte étonneront les yeux. La poésie, que, depuis longtemps, ne visite plus l'inspiration sévère et très-pure de Dante, ne saurait se contenter désormais de l'enthousiasme lyrique de Pétrarque; la canzone amoureuse ne parle qu'au cœur; un soupir éternel lasse très-vite la curiosité d'esprits mobiles que l'histoire et la vie ont formés par la contemplation des choses extraordinaires; l'Arioste sera le grand poëte de la pleine Renaissance; sa fantaisie héroïque, qui court allégrement à travers mille tableaux, semble se perdre, comme Angélique, dans le dédale des forêts sacrées, puis se retrouve et prend son vol, toute radieuse, dans l'azur; le charme sensuel des passions qu'il raconte et l'ironie légère avec laquelle il peint les rêves et les tendresses de l'homme, tous ces dons d'un génie unique convenaient excellemment à l'Italie désenchantée de toute foi sublime, éprise seulement de la grandeur de ses virtuoses et des images de la beauté. Enfin, la peinture elle-même suivra l'entraînement des âmes. Les vieux peintres ont longtemps consacré leur art à l'édification; mais déjà l'esprit de la Renaissance était en eux, et, dès les premières écoles, un grand souffle de vie, la préoccupation de l'effet, le goût de la grâce, le luxe des costumes, la vivacité et la richesse des couleurs font pressentir les merveilles du XVe et du XVIe siècle. Mais de plus en plus aussi, la peinture, indifférente à l'émotion religieuse, deviendra une fête pour les yeux. Telle procession d'évêques, de Ridolfo Ghirlandajo418, n'est plus qu'un spectacle où les draperies brodées d'or attirent autant les regards que les figures ascétiques des personnages. Que reste-t-il, dans les banquets évangéliques du Véronèse et du Titien, dans les Saintes Familles de Léonard de Vinci, de la simplicité touchante de l'Évangile? Michel-Ange lisait Dante assidûment, et son âme avait gardé la gravité religieuse des temps anciens. Lorsqu'il découvrit, à Jules II et à la cour pontificale, les peintures terribles de la chapelle Sixtine, personne n'y comprit rien, et le pape murmura avec mauvaise humeur: «Je ne vois pas d'or dans tout cela!»

Cependant, il n'y eut point de contradiction entre la Renaissance primitive, celle du XIVe siècle, et la Renaissance du XVIe. La civilisation italienne n'a porté, à l'époque de Laurent le Magnifique et de Léon X, aucun fruit dont la fleur n'ait été épanouie dès l'âge de Dante, de Giotto, de Nicolas de Pise et de Pétrarque. Les mêmes raisons morales et sociales, la même éducation, les mêmes exemples, les mêmes aptitudes originales ont produit et soutenu cette civilisation de sa naissance à sa dernière heure. Il nous reste à montrer, dans les premiers ouvrages de la Renaissance, l'effet des causes diverses que nous avons analysées et à suivre, en ses premières directions, le mouvement intellectuel dont nous connaissons le point de départ.

376Principe, VII.
377Diarium, ap. Gordon, Hist. d'Alex. VI.
378Gregorovius, Lucrezia Borgia, 1re part. – Burckhardt, Cultur, p. 314.
379Principe, XXI.
380VI, 112.
381Inf., VI, 88.
382Inf., XIII, § 3.
383Ibid., XVI, 85.
384Vita di Castr. Castracani.
385Istor. fiorent., lib. VI.
386Il voulait, selon L. Bat. Alberti, omnem pontificiam turbam funditus exstinguere. De Porc. Conjurat. Muratori, Scriptor., XXV.
387Discorsi, lib. III, cap. VI.
388Stor. fiorent., lib. VII. – Corio, Hist. di Milano.
389De Regim. Princip., lib. II, part. I, cap. 11, 12, 15, 16, 20.
390Vita Nuova, XVIII.
391Tratt., II, cap. II.
392Le donne fiorentine s'ingegnano di fare et dire si, secondo il loro potere, che non sia loro una cosa per un'altra mostrato da chi ingannar le volesse. II, cap. II.
393La Defensione delle Donne (anonimo). Bologna, Romagnoli, 1876.
394Burckhardt, Cultur, p. 171, 313. – H. Janitschek, Die Gesellschaft der Renaiss. in Ital., III. – Gregorovius, Lucrezia Borgia, I, IV.
395VII, 88.
396Ibid.
397Dans la réalité bourgeoise et populaire, dont les conteurs des Cento Novelle antiche et Sacchetti sont les peintres exacts, le rôle des femmes est fort médiocre, mais la société décrite par ces écrivains est, beaucoup moins que celle du Décaméron, dans le courant de la Renaissance. Les femmes qui y trompent leurs maris avec le plus de décision sont des filles nobles épousées par des marchands. Ceux-ci, personnages assez grossiers, emploient un laid proverbe: Buona femmina e mala femmina vuol bastone. (Sacchetti, Nov. 86.) Les femmes se vengent de leur brutalité et n'ont point tort tout à fait. Nous sommes bien loin ici des amorose donne de Boccace et de toute civilisation supérieure.
398Il Paradiso degli Alberti.
399Il Cortegiano, lib. III.
400XI, 93. Onde erano tenuti matti.
401Boccace, Decamer., Giorn., III, introd.
402Trattato del governo della Famiglia.
403Burckhardt, Cultur, p. 320.
404Ainsi, Rome, Florence, Bologne, Pise.
405Ant. Manno, Turf e Scating dei Nostri nonni. Torino, 1879.
406Villani, VIII, 70.
407Infessura, ap. Eccard, Scriptor., II, 1896.
408Vasari, Vite di Brunelleschi, di Cecca.
409Pii II Comment., VIII.
410Roscoe, Léon X, I, p. 220; III, p. 263.
411Infessura, ap. Eccard, Scriptor., II, 1896.
412Amoretti, Memor. sopra Leon. da Vinci, p. 38.
413Vasari, Vita di Granacci.
414Muratori, Scriptor., Vita Pauli II, t. III. – Ed. Alvisi, Cesare Borgia duca di Romagna, p. 92.
415Era ammirato dalle madri ilari che erano sulle porte e dalle nubili fanciulle salite alle alte finestre. Justolo, Paneg.
416Ed. Alvisi, Cesare Borgia, p. 89. – V. dans Gregorovius, Lucr. Borgia, les fêtes de ce pontificat.
417Mém., liv. VII, ch. 15.
418Offices de Florence.