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La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire

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Ainsi, pour ne rien dire des bucoliques et des bergeries, qui eurent aussi leur tour, trois groupes d'œuvres romanesques méritaient, selon Cervantes, de demeurer entre les mains des lecteurs cultivés: celles qui dérivaient directement des sources mêmes de la légende chevaleresque, de la matière de France et de la matière de Bretagne; les romans et poèmes illustres des peuples étrangers, mais en leur langue originale, enfin les œuvres divertissantes à la fois par la fantaisie de l'invention et la réalité des mœurs et de la vie. Tout le reste fut condamné au feu pour hérésie envers le bon sens, la tradition historique et le bon goût. Ils brûlèrent parfaitement et bientôt l'odeur inquiétante de l'auto-da-fé se répandit dans le logis. Mais don Quichotte demeura fou, car il savait par cœur toute sa bibliothèque. Que lui importait que ces romans ridicules, dont le populaire illettré faisait ses délices, ne fussent plus qu'une poignée de cendres légères? L'idéal qu'ils portaient en eux était entré dans l'âme du héros de la Manche. La servante avait perdu son eau bénite et ses oremus, et le curé allait s'apercevoir bientôt, par la très prochaine escapade du chevalier, qu'on ne guérit pas les esprits en brûlant les livres.

II

D'ailleurs, des livres nouveaux, des idées nouvelles n'étaient pas le remède propre de la folie de don Quichotte. En lui, ce n'est pas la raison même qui est atteinte le plus profondément. Elle n'est malade que par contre-coup. Ni le sophisme, ni l'ironie, ni le mensonge ne l'ont gâtée. Jamais il n'a essayé de justifier une action vile par un raisonnement faux. C'est pourquoi le cœur est intact en ses parties les meilleures. Le chevalier est demeuré bon, courtois, loyal, héroïque. Sa conscience était droite, sa parole fut, jusqu'à la fin, comme son épée, d'un vrai gentilhomme. Et cependant, c'est bien au cœur qu'est le siège du mal. C'est par l'excès de l'enthousiasme et l'essor immodéré des passions généreuses que don Quichotte s'est perdu. Quelques siècles plus tôt, au temps des preux, il eût paru à sa place, parmi les pairs de Roland, sous la bannière du Cid; mais il est venu trop tard, en un âge vieilli, paladin suranné que les sages tournent en dérision. Si les empereurs légendaires qui dorment au fond des cavernes, sur les hautes montagnes, si Charlemagne et Barberousse, se redressant tout à coup, descendaient, avec leurs armures rongées par la rouille, dans les plaines et dans les villes, ils ne donneraient pas un spectacle plus étrange. Quand les dieux sont morts, les gens avisés soufflent gaiement sur la dernière lampe du sanctuaire, et il faut avoir l'âme bien enfantine et bien grande pour essayer de la rallumer.

Tel avait été, pour son malheur, Michel Cervantes, et, dans le personnage de don Quichotte, il a mis le sentiment mélancolique de sa propre vie. Son roman, commencé dans une prison, terminé dans un logis d'aventure, a le charme triste d'une confession: un lien douloureux y unit les rêves et les déboires du héros aux espérances et aux désillusions de l'auteur. Cervantes traîna toute sa vie le fardeau d'une longue misère. Aucune des choses qu'il entreprit ne réussit, et les entreprises de l'Espagne ou de la chrétienté auxquelles il prit part allègrement tournèrent pour lui d'une façon plus ou moins lamentable. Véritable chevalier errant, il servit son pays sur terre et sur mer en Italie, à Tunis, en Portugal, aux Açores; il assista, dans les eaux de Lépante, au suprême effort de l'Europe contre l'islamisme. Deux coups de feu dans la poitrine, la main gauche brisée, sept mois de fièvre dans les hôpitaux de Sicile, quatre années de captivité aux bagnes d'Alger, des procès, un peu de prison de temps en temps, la pauvreté toujours, la demi-domesticité de l'homme de lettres attaché à la clientèle des grands personnages, la course haletante du poète dramatique en quête d'un théâtre et du petit fonctionnaire au service du fisc; enfin l'effronté plagiat et les injures d'Avellaneda qui osa continuer le Don Quichotte, tel fut ici-bas le lot de Cervantes. Certes, il eût eu le droit d'imaginer un Hamlet espagnol dont l'histoire eût témoigné d'une façon amère de la vanité du génie, du courage et de la bonté, toujours trahis par la malice des hommes, l'insolence de la fortune et la médiocrité de la vie. Mais il y avait, dans cette âme méridionale, trop de bonne grâce et de douceur, et peut-être aussi cette idée qu'après tout, l'idéal étant une joie très noble, les fous ont dès ce monde une part au royaume de Dieu. C'est pourquoi il faut avoir l'oreille assez fine pour reconnaître, à travers le franc éclat de rire du Don Quichotte, le cri tragique du malheureux grand écrivain.

Ici, en effet, domine la comédie, parce que la passion touchante du chevalier pour l'héroïsme ne se peut manifester que par des chimères ou des actes ridicules. Il plane à une telle hauteur au-dessus des réalités de la vie qu'il ne les aperçoit plus, sinon transfigurées par un mirage éblouissant. S'il aborde de front les choses, il s'y heurte avec une telle maladresse que, du choc, il tombe piteusement, et nous rions de la culbute; s'il se mêle à la vie des autres hommes, à leurs plaisirs ou à leurs peines, c'est toujours à contre-temps, et nous rions encore. Lui seul est profondément sérieux et convaincu. Il marche, avec une allure magnifique, le front perdu dans les nuages: moulins à vent et moulins à foulons, troupeaux de moutons ou de flagellants, hôtelleries campagnardes, châteaux de grands seigneurs, muletiers égrillards, vénérables duègnes, espiègles caméristes, relaveuses de vaisselle, renouvellent ou exaspèrent l'idée fixe du chevalier: au violent soleil d'Espagne, dans le désert poussiéreux, dans la campagne blanche et morne, au fond des gorges horribles de la Sierra Moréna, il passe tout droit, avec la sérénité d'un poète: la nuit, toujours debout et chargé de ses vieilles armes, il veille et songe encore, et, tandis que Sancho ronfle entre Rossinante et le grison immobiles, pensif et tout pâle sous un rayon de lune, il écoute comme en extase le bruissement infini de la nature. S'il rencontre sur sa route les amours violentes ou les passions naïves de Cardénio et de Lucinde, de don Fernand et de Dorothée, de Claire et de don Louis, l'émotion qu'il en reçoit rallume encore les fantaisies de son cerveau. Il ne s'éveille qu'à la suite de la plus humiliante de ses aventures: battu en combat singulier, condamné par son serment chevaleresque à une longue inaction, il ouvre enfin les yeux, reconnaît sa folie et retombe d'une chute si lourde du ciel sur la terre que ce jour est le dernier de sa vie. Il meurt le cœur brisé, car il a perdu tout à coup les deux plus grandes forces de l'âme, la foi et l'amour. Il n'a pas le courage de recommencer une vie nouvelle. Il ne saurait survivre aux glorieux fantômes qui l'ont consolé de tant de misères. Tant qu'il a cru en eux, il a accueilli les coups de bâton avec la résignation d'un amant ou d'un martyr; maintenant qu'il sait que peiner et lutter pour le relèvement du droit et l'exaltation de la justice, c'est ferrailler contre de simples moulins à vent, il n'a plus qu'à faire sa dernière sortie du côté de l'autre monde. Paix à votre mémoire, chevalier de la Triste-Figure! Vous avez été vaincu. C'est la destinée des grandes âmes et des grandes causes. Mais vous nous avez bien amusés, et, pour le bon sang que nous vous devons, nous vous pleurerons éternellement!

III

Les lecteurs qui ne sont pas doués du tempérament chevaleresque ont parfois un faible pour Sancho Pança, et le préfèrent à don Quichotte lui-même. Plus d'un moraliste affirme que Sancho représente le sens commun en face de la pure déraison, la prose opposée à la poésie. Sans doute, l'écuyer distingue clairement entre un troupeau de moutons et une armée en marche; il aime mieux être arrêté sur son chemin par une valise pleine d'écus que par une volée de bois vert; enfin, quand il se donne le fouet, afin de désenchanter le cher maître, ce n'est point le cuir même des Pança, mais l'écorce d'un robuste chêne qu'il frappe avec l'entrain d'un franc casuiste, compatriote de saint Ignace. J'accorde qu'il ne prend pas en général la vie par son côté héroïque, très semblable en cela aux gens raisonnables à l'excès: il est poltron, égoïste, paresseux, menteur et gourmand. Brave cœur toutefois, patient, résigné, fidèle et aimant à la manière d'un vieux chien de berger. Mais, avouons-le, il est fou, lui aussi, par contagion, fou à lier quelquefois, car certaines extravagances de l'écuyer ne sont pas moins fortes que celles de son seigneur. Il a beau voir et toucher chaque jour les folies de don Quichotte et en recevoir le contre-coup fâcheux sur les épaules ou ailleurs, il s'entête dans sa chimère aussi obstinément que l'hidalgo dans la sienne. Ce rustre a la maladie des grandeurs; par ambition, afin d'obtenir l'île qui lui a été promise, il accepte toutes les mésaventures, comme fait don Quichotte, par amour de la gloire; qu'on le berne sur une couverture, qu'on le bâtonne, qu'on lui vole son âne, il fera bon visage à la fortune, tout en caressant son propre rêve. Et, s'il n'était pas encore plus fou que sensé, le roman de Cervantes eût tourné court. D'abord, un écuyer, c'est-à-dire un interlocuteur, était nécessaire au chevalier. Seul, et s'abandonnant au lyrisme de ses longs monologues, don Quichotte fût devenu assez vite ennuyeux. Remarquez que la première sortie est bientôt terminée. C'est un lever de rideau où le héros n'a presque rien à nous dire. Il s'y montre dans toute son originalité maladive; mais l'isolement même où il se meut l'oblige à une perpétuelle et monotone divagation. L'attention du lecteur serait lasse au bout de quelques chapitres. La vraie comédie ne commence donc que par l'entrée en scène de Sancho. En effet, le caractère de chacun des deux personnages n'a toute sa valeur et sa complexité qu'opposé à celui de son compère. Chaque fois que don Quichotte bat la campagne, Sancho, tout à coup dégrisé, parle et prêche comme l'un des sept Sages, et, quand l'écuyer ne dit ou ne fait plus que des sottises, le chevalier raisonne d'une façon parfaite. La démence de l'un se mesure toujours à l'aide du bon sens ou de l'esprit de l'autre. C'est pourquoi ces deux visionnaires sont comiques au plus haut degré. L'un, qui est la dupe naïve de l'autre, lui fait sans cesse la morale des pères de famille, et le galant homme qui le premier a embrouillé la cervelle de son valet s'efforce de lui redresser l'entendement et de lui ennoblir le cœur. Ironie excellente, qui n'a rien de forcé, car elle répond aux contradictions intimes de la vie humaine; conflit toujours et partout renouvelé, et plus apparent peut-être que réel, de l'ange et de la bête. Seulement, comme nous avons la prétention de n'être ni celle-ci ni celui-là, nous rions tout aussi volontiers des déconvenues de l'ange que des misères de la bête.

 

Certes Sancho méritait bien de jouer un instant le premier rôle dans le drame héroï-comique de Cervantes. Chose curieuse! c'est au moment même où le rêve se réalise pour lui qu'il s'en dégoûte à tout jamais, comme si le bonheur n'était qu'affaire d'imagination et s'évanouissait dès qu'on croit en jouir. On sait qu'il fut pendant sept grands jours chef d'État, président d'une république qui n'était que provisoire, une petite ville de terre ferme qu'il prenait pour une île et où il fut abreuvé d'amertumes. Il y fit tout le bien possible, ne pendit personne, rendit la justice aussi paternellement que saint Louis, aussi finement que Salomon, et faillit mourir de faim dans le palais même de sa seigneurie. Il entre dans sa capitale au son des fanfares: les magistrats lui présentent les clefs de la ville et le populaire crie vivat sur son passage. Dès le premier jour, un homme néfaste, son médecin, empoisonne toutes ses joies, l'empêche de boire et de manger à sa guise, et voilà l'île en proie au dangereux régime d'un gouvernement de mauvaise humeur. Sancho s'assombrit: il veut tout réformer à la fois, il promulgue des statuts et des pragmatiques, il glisse sur la pente du pouvoir personnel. Évidemment, il tombera bientôt. Il fait des rondes de nuit qui inquiètent les amoureux: entouré de son conseil de cabinet, y compris le maudit médecin, à la lueur d'une lanterne, il dévisage de trop près une fillette déguisée en page. Cette police excessive mécontente la jeunesse qui passe tout entière au parti de l'opposition. Or, la septième nuit de son gouvernement, Sancho fut réveillé par le tocsin, les tambours et les clameurs de la foule: c'était une révolte, pour ne point dire une révolution. On lui crie aux armes. Il invite ses partisans à quérir très vite don Quichotte, pour qui les armes n'ont pas de secret. Ses gens lui répondent qu'étant gouverneur il commande l'armée et doit marcher à l'ennemi. On l'incruste donc entre deux gros boucliers reliés par une corde, où il se trouve plus empêché qu'une tortue couchée sur le dos. Il tombe et passe une nuit horrible: l'île entière piétine sur le chef de l'État. Jamais l'autorité politique ne fut plus cruellement avilie. Le matin venu, il s'évanouit entre les bras de ses serviteurs, puis, tranquillement, magnanimement, quoique vainqueur de la sédition, il abdique. Il descend à l'écurie, embrasse en pleurant son âne, le cher grison des heureux et des mauvais jours, le bâte et le bride de ses propres mains, monte en selle, dit adieu à ses derniers fidèles, prononce quelques paroles profondes sur le néant de l'ambition et de la puissance, puis s'en va au petit pas, tout seul, n'emportant de ses grandeurs qu'une poignée d'orge, un morceau de fromage et une croûte de pain. Et nunc, reges, intelligite!

Tel est le livre le plus universellement aimé, le plus européen de tous les romans, que Cervantes a pu inventer, malgré ses ennuis. Nos pères ont fêté le Don Quichotte, vingt ans avant le Cid, dans cette même traduction qui, longtemps oubliée, reparaît à la lumière. On estimera peut-être que la langue en laquelle elle est écrite justifiait la réimpression qui nous rend en quelque sorte une intéressante relique de la vieille littérature française.

LA FONTAINE

I

Il n'est point de bibliothèque d'honnête homme où l'on ne rencontre un La Fontaine. Les uns, plus attachés aux naïfs souvenirs d'enfance, gardent un vieux fabuliste fané; les autres, amis des histoires de plus longue haleine et de leurs portraits en gravure, ont placé, sur les rayons d'en haut, que n'atteint point le bras des écoliers, un précieux exemplaire des Contes, en deux volumes, dorés sur tranches. Mais c'est toujours La Fontaine; conteur ou fabuliste, il est toujours bien venu comme un hôte familier. Beaucoup de personnes cultivées le placent à côté de Molière, au premier rang de leurs prédilections. Et cependant il n'a guère représenté l'esprit de son époque. Il était bien plutôt la contradiction même du goût classique. La grande estime où nous le tenons est surtout l'œuvre de la postérité. Ses contemporains le regardaient comme un personnage assez étrange, une façon de rêveur qui suivait, disait-on, le convoi mortuaire d'une fourmi, comme un parent, et qu'on ne voyait point aux antichambres de Versailles. Louis XIV ne l'aimait pas et faisait de ses Fables autant de cas que des magots de Téniers. Boileau, qui l'aimait, eut soin de l'oublier dans son Art poétique. C'était, dit durement Louis Racine, «un homme fort malpropre et fort ennuyeux». On riait beaucoup de sa simplicité en toutes choses. N'avait-il pas trouvé éloquentes les prophéties de Baruch? N'avait-il pas pleuré courageusement, avec les Nymphes de Vaux, sur la disgrâce de Fouquet? Pendant vingt ans il perdit de vue son fils: il aurait voulu perdre pareillement de vue sa femme qui, du reste, ne l'embarrassait guère. Au Temple, dans la société libertine des Vendôme, on l'enivrait, on le gorgeait de bonne chère. Il mettait ses bas à l'envers et égarait son haut-de-chausses après souper. Il vieillit assez tristement, sans famille, au foyer de quelques amis; son esprit s'affaiblit; il fut pris d'une grande peur de la mort; son amusement était d'assister aux réunions de l'Académie, où il allait fidèlement, par le chemin le plus long. Un jour, en revenant de la séance, il s'évanouit dans la rue du Chantre. Ce fut sa dernière promenade. Deux mois après, on enterrait l'ami des bêtes, le dernier des poètes gaulois, l'incomparable écrivain qui avait retrouvé, en ce siècle solennel de Port-Royal et de Bossuet, avec l'inspiration voluptueuse de la Renaissance italienne, la grâce aimable et fine de l'esprit grec. Gaulois, Italien, Attique, tel fut, en effet, La Fontaine, au temps où le Pantagruel passait pour une œuvre monstrueuse et incompréhensible, où Boileau ne voyait que clinquant dans la poésie du Tasse, où les dieux grecs étaient méconnus, où l'art d'Euripide paraissait sur la scène tragique raffiné et altéré par la politesse des salons et de la cour. Mais, grâce à la naïveté de son génie, ces traits singuliers et si divers se rencontrèrent en lui sans artifice ni dissonance, avec une sincérité et une liberté pures de toute affectation:

 
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compara nos merveilles,
Je suis chose légère et vole à tout sujet:
Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet.
 

Et, dans ce miel d'une saveur si franche, et qu'il faut goûter d'un palais délicat, on distingue sans peine la bonne odeur bourgeoise des petits jardins champenois, l'âpre senteur des roses du Décaméron, et le parfum subtil des asphodèles d'Athènes.

II

On sait que la Renaissance détacha tout d'un coup les écrivains très lettrés du seizième siècle français de la langue, des traditions et du goût de notre première littérature: la langue, les idées et le ton des contemporains de Ronsard et de Montaigne furent, pour employer le mot de du Bellay, illustres et auliques. En même temps, la Pléiade renvoyait avec dédain «aux jeux floraux de Toulouse et au Puy de Rouen» toute la poésie chevaleresque et satirique du moyen âge. Le dix-septième siècle se sentait déjà si loin des origines littéraires de la France, qu'au-delà de Villon il n'entrevoyait plus que des formes confuses, des œuvres barbares et un art grossier tout à fait indigne de l'attention des beaux esprits. Ceux-ci, renfermés dans la culture classique, charmés par la conversation polie, la tragédie et l'oraison funèbre, oublient toutes les vieilles choses, l'histoire, les mythes et les contes, comme l'idiome et les mœurs de nos pères. Versailles, cité toute neuve, vers laquelle l'Europe entière regarde, est comme le symbole du goût nouveau: on y jouit d'un si magnifique spectacle que personne n'y pense plus guère à Paris, la grand'ville du roi Henry, à la place Maubert, aux rues tortueuses peuplées de si grands souvenirs. Quant à la pauvre province, si vivante chez les vieux auteurs, on n'y va plus qu'en exil, on l'abandonne à ses dialectes locaux, à ses patois campagnards, à ses légendes héroïques et à ses fables de nourrices.

Il y eut du provincial en La Fontaine, dont la muse familière avait ses vallons sacrés quelque part entre Reims et Château-Thierry: les scènes de ses fables s'encadrent, non point entre les charmilles architecturales de Versailles, mais dans les paysages modestes de Champagne ou de Brie, dans les rues de village, les carrefours des petites villes. Ici, le long des haies, il a rencontré, et peut-être attendu, légère et court vêtue, la bonne Perrette portant son pot au lait; là, dans cet enclos, il a vu passer, au son des trompes, la meute du seigneur du village chassant le lièvre, et Monsieur le Baron, qui vient de manger les poulets et de lorgner la fille du manant, écraser sans pitié chicorée et poireaux, oseille et laitue, orgueil du pauvre hère. C'est au bord d'une rivière villageoise, peu profonde, où l'eau rit au soleil, que se promène solennellement son héron, et certaine fille un peu trop fière, qui fait fi des bons partis, comme celui-ci des brochets et des carpes, a certainement son logis tout près de cette rivière.

Voici, dans son échoppe qui coudoie l'hôtel d'un financier, le savetier Grégoire, toujours en belle humeur; sur la place, le charlatan et la ménagerie où maître Gille, singe du pape en son vivant, arrivé de la veille en trois bateaux, émerveille la foule. Là-haut, sur la colline, en plein midi, dans la poussière crayeuse, au fond des ornières, chemine sur quatre roues grinçantes le coche de Paris, escorté de ses voyageurs à pied, chantant, jurant ou priant. Tout à l'heure, à la lisière de ce bois, les voleurs les détrousseront. Sur ce point, une lettre du fabuliste montre, sous la fable, une impression personnelle. Il se rendait en Limousin: dans son carrosse, «point de moines, mais, en récompense, trois femmes, un marchand qui ne disait mot, et un notaire qui chantait toujours et qui chantait très mal». Le chemin devient détestable: «Tout ce que nous étions d'hommes dans le carrosse, nous descendîmes, afin de soulager les chevaux. Tant que le chemin dura, je ne parlai d'autre chose que des commodités de la guerre: en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe, ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer. On dit que ce bois que nous cotoyâmes en fourmille: cela n'est pas bien, il mériterait qu'on le brûlât.» Mais dans la vie de province, insoucieuse et grasse, une pointe de sensualité chatouille et réveille souvent les esprits qu'endormirait mortellement la médiocrité monotone des choses. La Fontaine ne touchait point ce chapitre avec le chanoine Maucroix: mais, pour sa femme, il n'avait pas de ces secrets. C'est pour elle qu'il écrit sincèrement son voyage. «Parmi les trois femmes il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; elle paraissait jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l'esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari: toutes qualités de bon augure, et j'y eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s'y fût rencontrée; mais sans elle rien ne me touche.» Suivent alors toutes sortes de confidences sur les filles de Châtellerault, de Poitiers et de Bellac, et ce naïf aveu de ses rêves d'avenir: «Il y a d'heureuses vieillesses à qui les plaisirs, l'amour et les grâces tiennent compagnie jusqu'au bout: il n'y en a guère, mais il y en a.» Le contemplateur curieux des aspects pittoresques et du ménage de la province, cet amateur des petites aventures de l'amour et du hasard ne serait point complet, s'il n'était paresseux. «Ce serait, dit-il avec un gros soupir, une belle chose que de voyager, s'il ne se fallait point lever si matin.»

 

On le voit, bien des habitudes d'esprit et de goût rattachent La Fontaine à la vieille France: mais ce ne sont encore là que les traits extérieurs d'une physionomie morale, et comme les conditions préliminaires de ce qu'il y eut en lui de profondément gaulois. C'est par les Fables beaucoup plus que par les Contes eux-mêmes que se manifeste sa parenté avec nos ancêtres littéraires. Le sel qu'il a répandu à poignée dans ses Contes est passablement gaulois, je l'avoue; les moines fort éveillés qu'il y a dépeints sortent tout gaillards des Cent nouvelles nouvelles et du Pantagruel. Mais les Fables, qu'il feint de traduire d'Esope ou de Phèdre, leurs principaux personnages et leur moralité intime nous ramènent bien plus près encore des sentiments, des jugements et des rêves du temps jadis. Nous y retrouvons, condensée en de merveilleuses réductions, toute la littérature des fabliaux, et l'œuvre maîtresse de cette littérature, le grand Roman de Renart, et cette notion mille fois proclamée par la satire française du moyen âge: «Petites gens et pauvres gens, qui n'avez pas la force, ni peut-être le cœur, mais qui peinez et pâtissez beaucoup tout le long de votre vie chétive, bourgeois et manants, artisans et serfs, vous tous que l'on tourmente et dont on se raille, vous qui demeurez tapis, l'œil au guet, au fond du sillon, et que l'ombre de vos oreilles effraie quelquefois, réjouissez-vous, mes amis, et entendez la bonne nouvelle. Vous n'êtes ni des héros, ni des ascètes, ni de hauts seigneurs, ni des saints. Toutes les grandes forces de ce monde vous manquent: la puissance, la sagesse, l'audace, la richesse. Mais vous avez la ruse, la patience, la prévoyance et la bonne humeur; vous savez attendre et souffrir, vous pliez comme le roseau, sous la tempête; votre égoïsme prudent tient en réserve mille artifices subtils pour ne rien compromettre, pour dissimuler, mentir au besoin. Votre langue est dorée, elle enchante vos maîtres, et vous savez l'art d'accuser le voisin s'il est un sot, de faire crier haro sur le baudet, de sauver votre peau aux dépens de celle du loup. Vous n'êtes point de fiers barons, mais de malins légistes, et vous humez l'huître au nez des plaideurs. Dans ce grand combat pour la vie auquel la destinée vous oblige, vous êtes incomparables pour éventer les stratagèmes de l'ennemi et flairer le chat qui ne souffle mot sous son masque de farine. Vous pouvez, il est vrai, perdre votre queue à la bataille, mais qu'importe un ornement superflu? Le tout, ici-bas, est d'être alerte, avisé, riche en ressources, d'échapper au chasseur; si l'on est renard, de croquer les poules; si l'on est loup, pauvre gueux, au fond des bois, dans la neige, d'être libre; si l'on est rat, dans un bon fromage, de s'y engraisser, mais tout seul; si l'on est âne, avec des reliques sur le dos, de respirer largement l'encens et de se croire un dieu. Bienheureux les petits, armés de malice et légers de scrupules: ils sont, en vérité, plus forts que les grands, que l'orgueil aveugle: il n'est pas bien sûr qu'ils entrent tous au royaume des cieux, mais, en attendant, ils font leur chemin en ce monde, où la primauté revient toujours aux gens d'esprit. Telle est la révélation que Renart, le héros de nos pères, manifesta par son exemple, et dont Panurge fut le dernier prophète.»

C'est ainsi que la morale du moyen âge et l'éclat de rire gaulois passèrent de l'antique fabliau aux fables du bonhomme. Ici, de même que dans notre vieille satire, dominent l'ironie et la gaieté. La note douloureuse est plus rare, mais elle y résonne parfois, et, dans ce malheureux qui chemine, courbé sous son fagot, lentement, le long des grands bois en deuil, puis qui tombe au bord du sentier, et repasse dans sa pensée les amertumes de la vie:

 
Point de pain quelquefois, et jamais de repos:
Sa femme, ses enfants, les soldats, les impôts,
Le créancier et la corvée,
 

apparaît un instant la misère des vieux âges, de tous les temps, l'éternelle misère humaine.