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La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire

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Quant à Machiavel, il demeura en disgrâce, victime de sa franchise et de sa probité diplomatique. Certes, ce malheureux grand homme d'État avait été visité par une tentation terrible. Ses intérêts, son ambition le poussaient à se faire le complaisant collaborateur de Léon X. La tentation dura près de deux années, en un temps où, dînant avec ses amis, il ne trouvait dans sa bourse que dix sous, pour payer un écot de quatorze. S'il avait persisté à poursuivre Venise, comme aux jours de Jules II, il pouvait, sans contredire son passé, écarter du même coup le Saint-Siège de l'alliance française. La politique souffre de plus faciles accommodements que la science. Quand un savant a découvert quelqu'une des lois absolues de la nature, il ne saurait, s'il n'est un lâche, la renier ouvertement, pour relever sa fortune. Le cri de Galilée, e pur si muove, ne perd rien de sa beauté pour éclater dans une conscience où la notion du droit public a été trop souvent pervertie. Ce dangereux théoricien était homme d'honneur, malgré ses doctrines, malgré sa misère et la contagion de son temps. La probité du diplomate était demeurée en lui inflexible, comme l'amour de la patrie: deux vertus assez belles dans un âge de corruption et à l'entrée d'un siècle de servitude.

FRA SALIMBENE FRANCISCAIN DU TREIZIÈME SIÈCLE 4

I

Vous me pardonnerez d'avoir invité une compagnie de personnes lettrées à l'histoire d'un pauvre religieux du XIIIe siècle. Cette conférence a presque l'air d'un entretien sur l'archéologie ou la paléontologie sacrée: les frères de Saint-François n'occupent plus en Occident leur ancien rôle, qui fut parfois éclatant, et c'est une chose remarquable à quel point, depuis quelques années, ils sont devenus rares en France, aussi bien qu'en Italie. Celui-ci, très bon chrétien d'ailleurs, n'a pas été canonisé; il n'a pas été brûlé non plus; on n'a guère brûlé des franciscains qu'à partir du XIVe siècle, lorsque la doctrine de la pauvreté absolue eût jeté dans l'hérésie les plus exaltés d'entre eux. Ce n'était point un grand clerc; il s'obstine à prendre Henri III pour Henri IV et à conduire à Canossa un empereur qui n'eût jamais consenti à s'y rendre. Il nous conte des histoires de nourrices: le dragon du mont Canigou, qui sort d'un lac quand on y jette des pierres et obscurcit le ciel de l'ombre de ses ailes; l'aventure d'un fou que le diable étrangla nuitamment au milieu des pains entassés par lui en prévision de la famine. Ce n'était point un poète passionné, comme Jacopone de Todi, et très capable de tourmenter le pape en langue vulgaire. Salimbene a rédigé sa chronique en latin, et je vous assure qu'il est moins bon latiniste que Cicéron. Mais quel joli latin! tout plein de barbarismes sans être barbare, souple, vivant, tel qu'on le prêchait alors dans l'intérieur des couvents, pour l'édification plus dévote que grammaticale des moinillons. On y trouve tout le vocabulaire de la plus basse latinité. Le potage s'y appelle bonnement potagium; on y voit un évêque qui, craignant une émeute de ses ouailles, s'enferme dans sa tour, quod pelli suæ timebat. La critique de Salimbene est nulle. Il n'envisage l'histoire qu'au point de vue des intérêts de son ordre et juge les rois, les papes et les républiques selon le bien ou le mal qu'ils font aux franciscains. Pour lui la maison d'Assise est le cœur du monde. Comme la plupart des vieux chroniqueurs, il met au même plan les plus graves événements de son siècle et les plus minces accidents naturels. Nous apprenons par lui qu'en 1285, au mois de mars, il y eut une étonnante abondance de puces précoces; en 1285, une mortalité sur les poules: une femme de Crémone en perdit 48 dans son poulailler. En 1282, il signale un tel excès de chenilles que les arbres en perdirent toutes leurs feuilles; mais, pour la même année, les Vêpres sanglantes de Sicile ne lui prennent que trois lignes. L'âme, en lui, fut médiocre. Tout petit, il était dans son berceau, lorsqu'un ouragan terrible passa sur Parme; sa mère, craignant que le baptistère ne tombât sur la maison, prit dans ses bras ses deux fillettes et se sauva, abandonnant à la grâce de Dieu le futur franciscain. «Aussi, dit-il, je ne l'ai jamais beaucoup aimée, car c'est moi, le garçon, qu'elle aurait dû emporter.» Il entra au couvent, malgré ses parents et l'empereur Frédéric II auquel le père eut recours. L'empereur ordonna aux frères de rendre leur novice; le père vint supplier son fils au nom de sa mère; Salimbene répondit tranquillement: «Qui amat patrem aut matrem plus quam me, non est me dignus». Plus tard, il se réjouissait de n'avoir point, lui et son frère, continué le nom et la race paternelle. Et cependant, il ne fut qu'un religieux assez calme, d'un zèle raisonnable. Il parle des choses liturgiques avec un sans-façon qui étonne. «C'est bien long, dit-il, de lire les psaumes à l'office de nuit du dimanche, avant le chant du Te Deum. Et c'est bien ennuyeux, autant en été qu'en hiver; car, en été, avec les nuits courtes et la grande chaleur, on est trop tourmenté des puces.» Et il ajoute: «Il y a encore dans l'office ecclésiastique beaucoup de choses qui pourraient être changées en mieux.» Il aime les grands couvents où «les frères ont des délectations et des consolations plus grandes que dans les petits». Il ne fait pas mystère de ces consolations, poissons, gibier, poulardes et tourtes, douceurs temporelles que Dieu prodigue à ceux qui font vœu d'être siens. Vous trouverez, dans la chronique, quatre ou cinq dîners de petits frères de saint François, tous très succulents. Une pieuse gourmandise porte à la gaîté, et Salimbene est un joyeux compère: les histoires de couvent, dignes de frère Jean des Entommeures, abondent dans son livre. Il en est deux, d'une saveur et d'une couleur toute rabelaisienne, que je conte volontiers dans l'intimité; mais, ici, ex cathedra, entre deux lampes, je ne puis vous les dire. Acceptez, en échange, ces quelques vers d'une chanson à boire qu'il dut chanter plus d'une fois, sur quelque air d'église, aux après-dîner des fêtes carillonnées: «Le vin doux, le vin glorieux rend gras et bien dodu, et ouvre le cœur. Le vin fort, le vin pur rend l'homme tranquille et chasse le froid. Le vin âpre, mord la langue,»

 
Intestina cuncta sordet,
Corrumpendo corpora,
Vinum vero quod est glaucum,
Potatorem facit raucum,
Et frequenter mingere.
 

Mais tout ceci n'est que le petit côté de Frà Salimbene. Il ne serait pas juste de s'y arrêter. Il n'a pas été un saint, soit; qui donc, parmi nous, lui jettera la première pierre? Retournez-le et vous apercevrez l'un des écrivains – je dis des écrivains ecclésiastiques – les plus précieux du moyen âge, l'un des témoins les plus édifiants du XIIIe siècle italien.

II

Il était né à Parme en 1221. A dix-sept ans, il prit l'habit. Il rédigea sa chronique entre 1283 et 1288. Il mourut sans doute en 1289. Enfant, il eût pu contempler saint François d'Assise; il vit s'épanouir, dans leur suavité printanière, les fleurs de la légende séraphique. Pendant quarante années il se promena en Italie et en France, de couvent en couvent. Il conversa avec les personnages les plus grands de son siècle, il vit face à face Frédéric II, vidi eum, et aliquando dilexi; il connut familièrement Jean de Parme et Hugues de Digne. A Sens, il entendit Plano Carpi, le précurseur de Marco Polo, expliquer son livre «sur les Tartares». Il aborda, à Lyon, Innocent IV, le pape terrible qui avait juré d'écraser la maison de Souabe et de poser son talon sur «ce nid de vipères». Enfin, en 1248, à Sens, au moment de la Pentecôte, il a vu saint Louis. Le roi se rendait à la croisade, cheminant à pied, en dehors du cortège de sa chevalerie, priant et visitant les pauvres, «moine plutôt que soldat», écrit Salimbene. Le portrait qu'il nous en donne est charmant: «Erat autem Rex subtilis et gracilis, macilentus convenienter et longus, habens vultum angelicum et faciem gratiosam.» Et quel fin repas il fit servir aux mineurs de Sens! D'abord, le vin noble, le vin du Roi, vinum præcipuum; puis, des cerises, des fèves fraîches cuites dans du lait, des poissons, des écrevisses, des pâtés d'anguilles, du riz au lait d'amandes saupoudré de cynamome, des anguilles assaisonnées d'une sauce excellente (cum optimo salsamento), des tourtes, des fruits. Remarquez que le menu est rigoureusement maigre, mais d'un maigre canonical qui permet d'attendre avec résignation le gras du lendemain. C'était, peut-être, la Vigile de la Pentecôte, jour d'abstinence, jour de lentilles et de racines; mais François avait dit dans sa Règle: mangez de tous les mets qu'on vous servira: necessitas non habet legem. Salimbene accompagna le Roi jusqu'au Rhône. Un matin, il entra avec lui dans une église de campagne qui n'était point pavée; saint Louis, par humilité, voulut s'asseoir dans la poussière, et dit aux frères: Venite ad me, fratres mei dulcissimi et audite verba mea. Et les petits moines s'assirent en rond autour du Roi de France.

Certes voilà, pour un obscur religieux, une vie et des souvenirs qui n'ont rien de vulgaire. Mais la singularité originale de Salimbene est surtout dans sa vocation au Joachimisme, à la religion de l'Évangile Éternel. Comme beaucoup d'âmes excellentes, il se laissa entraîner par le mouvement de mysticisme qui, à côté du franciscanisme pur, et au sein même de l'institut de saint François, agita, vers le milieu du XIIIe siècle, l'Italie, et effraya l'Église; contradiction curieuse du christianisme, embrassé par des hommes qui se croyaient sincèrement les plus réguliers des chrétiens et qui se préparaient, par la plus audacieuse des hérésies, à la réalisation des promesses suprêmes de Jésus.

 

Je ne puis vous rappeler que les principaux traits de cette crise religieuse dont le XVIe siècle a vu les derniers incidents. En réalité, elle existait à l'état latent depuis le premier âge du christianisme. L'évangile de saint Jean et l'Apocalypse avaient laissé entendre que la situation religieuse du monde ne tarderait pas à changer profondément, et qu'une ère meilleure et définitive était proche. Le règne futur du Saint-Esprit, du Paraclet, précédé par le règne temporel du Christ pendant mille ans, la venue de la Jérusalem céleste, le triomphe momentané, puis la chute horrible de l'Antechrist, la fin des choses terrestres, toutes ces idées avaient, dès l'époque apostolique, préoccupé les consciences nobles. La dure expérience de l'histoire, la misère du moyen âge, les scandales de l'Eglise romaine les avaient confirmées davantage. Saint Augustin les avait reçues de saint Jean; Scot Erigène les reçut de saint Augustin. Les hérésiarques scolastiques les possèdent tous, si je puis ainsi dire, en puissance. Elles reparaissent, au commencement du XIIIe siècle, dans l'école d'Amaury de Chartres, qui ne doit rien certainement à Joachim de Flore. Celui-ci, un poète, un visionnaire, perdu dans ses montagnes de Calabre, mais habitué, par le contact de la chrétienté grecque, à une exégèse très libre, avait rendu à l'Italie, vers la fin du XIIe siècle, ces vieilles terreurs et ces vieilles espérances. Un jour, dans le jardin de son couvent, un jeune homme d'une beauté rayonnante lui était apparu, portant un calice qu'il tendit à Joachim. Celui-ci but quelques gouttes et écarta le calice. «Oh! Joachim, dit l'ange, si tu avais bu toute la coupe, aucune science ne t'échapperait!» Mais l'abbé de Flore avait assez goûté de la liqueur mystique pour annoncer, dans sa Concordia novi et veteris Testamenti, une troisième révélation religieuse, celle de l'Esprit, supérieure à celle du Fils, comme celle-ci l'avait été à celle du Père. Il faut citer tout ce passage où court un grand souffle. Joachim caractérise les trois âges religieux du monde, dont le dernier lui semble près de se lever:

«Le premier a été celui de la connaissance, le second celui de la sagesse, le troisième sera celui de la pleine intelligence. Le premier a été l'obéissance servile, le second la servitude filiale, le troisième sera la liberté. Le premier a été l'épreuve, le second l'action, le troisième sera la contemplation. Le premier a été la crainte, le second la foi, le troisième sera l'amour. Le premier a été l'âge des esclaves, le second celui des fils, le troisième sera celui des amis. Le premier a été l'âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième sera celui des enfants. Le premier s'est passé à la lueur des étoiles, le second a été l'aurore, le troisième sera le plein jour. Le premier a été l'hiver, le second le commencement du printemps, le troisième sera l'été. Le premier a porté les orties, le second les roses, le troisième portera les lis. Le premier a donné l'herbe, le second les épis, le troisième donnera le froment. Le premier a donné l'eau, le second le vin, le troisième donnera l'huile. Le premier se rapporte à la Septuagésime, le second à la Quadragésime, le troisième sera la fête de Pâques. Le premier âge se rapporte donc au Père, qui est l'auteur de toutes choses; le second au Fils, qui a daigné revêtir notre limon; le troisième sera l'âge du Saint-Esprit, dont l'apôtre dit: là où est l'Esprit du Seigneur, là est la Liberté, ubi Spiritus Domini, ibi Libertas

Mais c'est bien sur cette terre et dès cette vie et non plus seulement dans la Jérusalem paradisiaque de l'Apocalypse, de saint Augustin et de Scot Erigène, que devait se manifester la révélation joachimite. Le rêveur de Flore y réservait aux moines, aux contemplatifs, aux spirituales viri le ministère dévolu jusqu'alors aux clercs, à l'Église séculière. De quelles catastrophes serait précédée la grande évolution religieuse? Joachim pressentait des années tragiques, et, dans les derniers jours du XIIe siècle, il calculait en tremblant que les deux prochaines générations humaines de trente années verraient cette crise extraordinaire, que peut-être elle allait commencer, qu'au plus tard elle éclaterait en l'an 1260.

Il mourut avec le renom d'un prophète, en odeur de sainteté. Henri VI, Richard Cœur-de-Lion, l'avaient consulté sur la venue de l'Antechrist. L'Église le béatifia, et Dante l'a mis en son Paradis, dans le chœur des mystiques. Mais ses visions lui survécurent. Les Franciscains, dans les vingt années qui suivirent la mort de saint François, s'attachèrent à lui comme au précurseur de la religion nouvelle dont l'enfant d'Assise aurait été le Messie. On annonça, pour 1260, la fin de l'Église de Rome. On ajouta aux ouvrages vrais de Joachim toutes sortes de livres apocryphes et de prophéties où Frédéric II et sa descendance, le pape Innocent IV, saint François et saint Dominique et le vêtement même des ordres mendiants étaient clairement annoncés. Autour de Jean de Parme, général des Franciscains, se groupaient les plus ardents apôtres joachimites. L'un d'eux, Gérard de San-Donnino, en son Liber introductorius ad Evangelium Æternum, résuma toute la doctrine de Joachim. L'Évangile Éternel, qui fut, en effet, une doctrine et non un livre, avait été jusque-là comme un texte idéal, la Bonne Nouvelle du Saint-Esprit, que chaque adepte portait secrètement en son cœur. Le jour où il devint un manifeste d'hérésie et un étendard révolutionnaire, l'Église et l'Université de Paris s'émurent et s'entendirent pour frapper la secte. L'opération fut très simple, tous les sectaires étant, au fond, de pieux catholiques. Jean de Parme abdiqua le généralat. Gérard de San-Donnino dut s'exiler en Sicile et renoncer aux fonctions sacerdotales5.

Tout ceci se passait entre 1250 et 1255. Salimbene, tout novice, s'était fait joachimite, comme les autres. A Hyères, il avait reçu de Hugues de Digne, le chef de la secte pour la France, un précieux commentaire de Joachim sur les quatre évangélistes, et l'avait copié à Aix. Après le jugement de condamnation, prononcé en 1255, par Alexandre IV, il était encore demeuré fidèle à la doctrine mystérieuse. Longtemps après, quand, vieux et désenchanté, il écrit sa chronique, il rappelle à dix reprises et très bravement, qu'il a été jadis «grand joachimite, magnus joachita». Mais après 1260, l'année fatale étant écoulée, et l'Église du Fils n'ayant pas cédé la place à celle de l'Esprit, il se détacha tout à fait de la secte. Bartolomeo de Mantoue lui dit un jour, à propos de Jean de Parme: «Il avait suivi les prophéties de véritables fous. Cela me fait bien du chagrin, répondit Salimbene, car je l'aimais tendrement. Et Bartolomeo: mais toi aussi, tu as été joachimite. C'est vrai, réplique naïvement notre moine; mais après la mort de l'empereur Frédéric II et la fin de l'année 1260, j'ai tout à fait abandonné cette doctrine, et je suis résolu à ne plus croire qu'aux choses que j'aurai vues.»

Cependant, il garda toujours une tendresse pour les rêves de sa jeunesse. Son orgueil fut d'avoir été l'un des initiés à la révélation de l'Évangile Éternel, et il aime à nous conter tout ce qu'il a vu et connu de ce grand mystère. Par lui nous pénétrons dans ce monde singulier qui eut toujours l'allure d'une société secrète. A Pise, il voit apporter furtivement, par un vieil abbé de l'ordre de Flore, les livres de Joachim, que l'on voulait soustraire aux violences de Frédéric II, ou plutôt aux recherches des inquisiteurs pontificaux. A Hyères, il assiste, dans la chambre de Hugues de Digne, aux colloques à voix basse des joachimites: il y avait là des notaires, des juges, des médecins, et alii litterati. Des franciscains venus les uns de Naples, les autres de Paris, s'interrogeaient anxieusement. «Que pensez-vous, disait l'un, Jean de Naples, à Pierre de Pouille, de la doctrine de Joachim? Je m'en soucie, disait l'autre, comme de la cinquième roue d'un carrosse, quantum de quinta rota plaustri.» A Provins, il se fait expliquer un livre apocryphe de Joachim, l'Expositio super Jeremiam. A Modène, il rencontre Gérard de San-Donnino revenant de Paris. Leur entretien est curieux, et se découpe facilement en dialogue:

Salimb.– Si nous disputions de Joachim?

Gér.– Disputer, non, mais causons, et dans un lieu secret. (Ils s'en vont derrière le dortoir et s'assoient à l'ombre d'une treille.)

Salimb.– Dis-moi quand et où naîtra l'Antechrist.

Gér.– Il est déjà né et grand, et bientôt le mystère d'iniquité s'accomplira.

Salimb.– Tu le connais?

Gér.– Je ne l'ai pas vu en face, mais je le connais bien par l'Écriture.

Salimb.– Quelle Écriture?

Gér.– La Bible.

Salimb.– Eh bien! dis tout, car je connais bien la Bible.

Gér.– Non, il nous faut une Bible. (Salimbene court chercher sa Bible. Ils étudient le 18e chapitre d'Isaïe, que Gérard applique à un roi d'Espagne ou de Castille.)

Salimb.– Et ce roi est l'Antechrist?

Gér.– Tout à fait. Les docteurs et les saints l'ont tous prédit.

Salimb. (riant). – J'espère que tu verras que tu t'es trompé.

(En ce moment les frères, avec des séculiers, apparaissent dans la prairie, la mine allongée, causant avec des signes de tristesse.)

Gér.– Va, et écoute ce qu'ils disent. On dirait qu'ils ont reçu de mauvaises nouvelles.

(Salimbene court, interroge et revient. Mauvaises nouvelles, en effet: l'archevêque de Ravenne a été fait prisonnier par Ezzelino de Padoue.)

Gér.– Tu vois bien, voilà le mystère qui commence.

Longtemps après, post annos multos, au couvent d'Imola, on lui présenta un livre de son ami Gérard, peut-être le Liber introductorius. Mais Gérard avait été condamné, ses écrits étaient frappés d'infamie. Salimbene eut peur et dit: «Jetez-le au feu.»

L'appréhension de l'Antechrist fut, en dehors même de la société joachimite, un sentiment essentiel de la religion italienne au XIIIe siècle. On s'en inquiétait déjà au temps de Grégoire VII. Les prédictions de Joachim attirèrent l'attention des mystiques sur Frédéric II: évidemment, le monstre, c'était lui. Toutes les calomnies, toutes les médisances propagées par les moines se retrouvent en Salimbene, qui voit dans les malheurs des dernières années de l'empereur, le signe très clair de la colère divine. Aussi les a-t-il énumérés tous, l'un après l'autre, jusqu'à la mort misérable de Frédéric, dans un château de la Pouille. Il invoque, comme témoins de la vengeance céleste, tout à tour les Prophètes, les Sibylles, Merlin, l'abbé Joachim. Frédéric, c'est l'ennemi satanique de l'Église et de Dieu, l'impie, l'athée, le fourbe, le libertin, callidus, versutus, avarus, luxuriosus, malitiosus, iracundus, jocundus, delitiosus, industriosus, épicureus; poète cependant, spirituel, séduisant, pulcher homo. Cet homme charmant était d'ailleurs féroce: il fit couper le pouce à un notaire qui, dans un acte, avait écrit de travers une lettre du nom impérial; il donna à deux malheureux un excellent repas, puis fit courir l'un et laissa s'endormir l'autre; on les ouvrit alors, sous les yeux de l'empereur, curieux d'étudier le problème de la digestion.

4Conférence faite au cercle Saint-Simon.
5Voyez notre Étude sur l'histoire du Joachimisme dans la Revue historique, mai-juin 1886.