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La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire

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Le rôle éminent de l'individu dans la poésie, l'histoire et l'art persiste dans la vie sociale. La société de la renaissance s'est formée autour de lui et à son image; elle est le théâtre de sa fortune. L'ancienne hiérarchie a disparu de presque toute l'Italie. Les communes ont réduit les seigneurs à l'état de citoyens; l'Eglise donne des mitres et parfois la tiare aux plus humbles des chrétiens; les nobles de Florence, de Venise, de Gênes, s'enrichissent par le commerce. Les classes sont nivelées partout, excepté dans le royaume de Naples, où la culture intellectuelle sera toujours médiocre. Le préjugé de la naissance s'est dissipé. Dante l'abolit dans son Convito; Pétrarque écrit: Verus nobilis non nascitur, sed fit. Les humanistes affirment tous que le mérite de l'homme est non dans sa race, mais dans son esprit. «La chevalerie est morte», dit Sacchetti. L'Arioste le croyait aussi. Ce qui reste de cavalieri, de nobles, vit dans les villes, entre dans les magistratures, se mêle intimement au peuple. L'Italie princière voit s'élever une noblesse nouvelle: lettrés, artistes, courtisans, hommes de guerre, d'esprit ou d'argent. Ceux-ci, à leurs qualités personnelles ajoutent une recherche d'élégance, une politesse de mœurs sans lesquelles la vie commune perdrait de son charme. Une physionomie intéressante se dessine de plus en plus: celle de l'homme bien élevé, accompli en toutes choses, le cortigiano, qui, selon Castiglione, s'inquiète moins du service de son prince que de la perfection de sa propre personne, et, à la guerre, se bat moins par devoir que pour l'onore, pour se faire honneur. Ce virtuose parle une langue choisie, le pur toscan florentin; il écrit le latin, est familier avec tous les jeux nobles: l'escrime, la danse, l'équitation, la musique, la paume; il sait causer, sourire et se taire à propos dans le cercle des dames. Une société si polie devait, en effet, donner aux femmes le premier rang. Les femmes recevaient alors une éducation savante qui ne le cédait guère à celle des jeunes gens. Elles eurent souvent un esprit supérieur, relevé par la hauteur de l'âme. Telle fut Vittoria Colonna. La renaissance a salué du nom de virago des femmes telles que Catarina Sforza, la prima donna d'Italia, qui, par l'énergie parfois féroce de la passion, ont égalé les plus rudes condottières. Ici, dans les salles des palais, sur le gazon des villas, c'est de conversations et d'aimables disputes qu'il s'agit. La donna di palazzo peut converser sur tout sujet, et le cortigiano peut lui conter toute histoire. C'était ainsi déjà au temps du Décaméron; Boccace, alors, jetait comme un voile léger de périphrases sur ses tableaux les plus libres; les conteurs du XVe et du XVIe siècles ont très souvent écarté le voile. Mais les jeunes filles étaient au couvent ou dans un appartement écarté, et les dames, dit Castiglione, devaient prendre simplement, en ces minutes difficiles, «un air réservé».

Il fallait un décor magnifique pour encadrer l'élégance de cette vie polie, un déploiement extérieur et populaire qui montrât dans toute sa beauté la civilisation de la renaissance. Le tournoi féodal n'avait plus de valeur pour une société où le cavalier remplaçait le chevalier; le vieux mystère ecclésiastique tournait à la représentation brillante, où la gaîté dominait de plus en plus; les saturnales bourgeoises, les messes des fous, les joyeusetés d'écoliers ou d'artisans étaient bonnes pour les pays arriérés en culture, où les belles-lettres et les beaux-arts ne formaient point encore l'ornement de la vie sociale. Durant près d'un siècle, l'Italie a célébré une fête merveilleuse dans laquelle les érudits, les artistes, les courtisans, les princes, les papes ont mis tout leur esprit et dont le spectacle s'est offert libéralement aux regards de la foule. La pantomime, le drame, l'intermède comique, l'allégorie mythologique, les scènes tirées des romans de la Table-Ronde, le cortège des chars et des cavaliers, les fantaisies du carnaval occupaient les rues et les places des grandes cités italiennes. Pie II passa à travers Viterbe, le saint sacrement dans les mains, ayant à droite et à gauche des tableaux vivants: la Cène, le Combat de saint Michel contre Satan, la Résurrection, la Vierge enlevée par les anges. Charles VIII, à peine entré en Italie, vit jouer les aventures de Lancelot du Lac et l'histoire d'Athènes. Le cardinal Riario, neveu de Sixte IV, fit défiler devant Léonore d'Aragon Orphée, Bacchus et Ariadne, traînés par des panthères, l'éducation d'Achille, des nymphes que tourmentaient des centaures. Le tyran de la renaissance reconnaît dans ces splendeurs l'image de sa royauté; il les présente à son peuple comme une leçon pittoresque de politique séduisante pour des âmes méridionales et légères. Lorsque César Borgia revint d'Imola et de Forli, qu'il avait conquises, le sacré-collège l'attendait à la place du Peuple: précédé de l'armée, des pages, des gentilshommes, entouré des cardinaux en robes rouges, à cheval, vêtu de velours noir, il marcha au milieu d'une foule immense qui applaudissait. Les femmes riaient en voyant passer le fils du pape, si charmant «avec ses cheveux blonds». Quand il arriva au Saint-Ange, le canon tonna. Alexandre, fort ému, se tenait, avec ses prélats, dans la salle du trône; à la vue de son fils qui s'avançait, porté vers lui dans les bras de l'église, lacrimavit et risit, dit l'ambassadeur vénitien: il rit et pleura à la fois. C'était de joie seulement et d'orgueil qu'il pleurait. Un seul homme alors, Laurent de Médicis, eut, dans ses Poésies carnavalesques, le sentiment mélancolique d'une fin prochaine de la fête et d'un retour de la fortune: «Réjouissez-vous, aujourd'hui, dit-il, car demain est un grand mystère.»

V

Une civilisation complète, véritable œuvre d'art, avait ainsi été créée par la conscience d'une race affranchie des entraves séculaires de l'âme humaine. Mais une multitude d'efforts individuels dirigés contre un ensemble de traditions trouvent difficilement en eux-mêmes leur mesure. La renaissance, comme tant d'autres révolutions, devait périr par l'excès de son propre principe. Les derniers chapitres de Burckhardt sur la moralité, la religion et la superstition, font comprendre la décadence rapide de l'Italie, mais ne donnent pas assez clairement la théorie de cette décadence. Le docte écrivain avait fermé définitivement le chapitre d'histoire politique et sociale: ici encore, il laisse deviner une conclusion qu'il n'a point exprimée; mais sa doctrine est si forte qu'il suffit, pour la compléter, de lui demeurer fidèle.

Les destinées de la poésie et de la peinture ont été diverses: la première s'est arrêtée brusquement, la seconde, toujours religieuse en apparence, et conservée par l'église, a passé par toutes les phases d'un lent déclin. C'est l'ironie qui a tué la poésie. L'ironie, employée par de grands poètes, avait transformé la matière chevaleresque, mais ne l'avait point détruite; le goût des grandes choses, le respect littéraire du passé, un sentiment exquis de l'idéal avaient sauvé les souvenirs de Charlemagne; Roland et les douze pairs pouvaient être fous, ils ne furent jamais petits ni ridicules. Tout à coup, du vivant de l'Arioste, en 1526, la parodie de Teofilo Folengo, l'Orlandino, fit une blessure mortelle à l'épopée héroï-comique. Roland et, avec lui, tout le monde des Reali di Francia, toutes les légendes de la Table-Ronde finissaient dans la caricature. Les paladins que l'Europe avait si longtemps vénérés, se battaient, montés sur des ânes, en un tournoi de village. Roland ne cherchait plus Angélique, ne croisait plus le fer contre les païens: il bornait sa prouesse à disputer à un prélat glouton, avec mille injures, une sacoche de gibier, de charcuterie et de poisson. La satire littéraire, dirigée contre l'Arioste, la satire religieuse, qui fait penser aux invectives luthériennes d'Ulrich de Hutten, marquent, dans l'Orlandino, une rupture définitive avec l'art du XVIe siècle. La poésie tournait au pamphlet. La haute inspiration reparaîtra plus tard avec le Tasse; mais celui-ci fut le poète convaincu de la contre-réformation catholique, et il n'appartient plus à la renaissance.

La recherche de l'effet a été funeste à la peinture; elle a pareillement nui à la statuaire des successeurs de Michel-Ange. Tandis que, dans la grande école de Venise et le Véronèse, la mise en scène, le décor d'architecture, l'ampleur éclatante des costumes, la richesse des accessoires, parfois aussi la familiarité de l'invention, altéraient de plus en plus la valeur religieuse des ouvrages de peinture, les peintres des écoles de Florence et de Rome gâtaient leurs tableaux par le parti-pris d'étonner le regard. On fit longtemps encore de beaux portraits, mais le secret des grandes compositions se perdit. Les anciens maîtres avaient toujours subordonné les personnages à l'ensemble; chez les élèves de Raphaël et de Michel-Ange, plus tard encore, dans l'école de Bologne, la figure individuelle, lors même qu'elle n'occupe qu'une place secondaire, se détache vivement de l'ensemble, les yeux fixés sur le spectateur, afin d'en retenir plus sûrement la curiosité. L'effort des mouvements, l'intention dramatique des gestes que prolonge le jeu trop savant des draperies, l'abus des moyens pittoresques et bientôt du clair-obscur, les fausses grâces et les sourires affectés, tous ces défauts d'une peinture qui veut avoir trop d'esprit, rappellent singulièrement la poésie de cour, le sonnet maniéré et le fade madrigal où aboutissait dans le même temps l'art de Pétrarque.

Le mal était, d'ailleurs, irréparable, car les parties vitales du génie italien étaient atteintes. La catastrophe politique du XVIe siècle, l'asservissement de la Péninsule, ne rend point à elle seule compte du naufrage d'une civilisation et d'une littérature, comme le fait, pour la France méridionale, la croisade des Albigeois, car les excès et les folies du principat, qui décidèrent de l'Italie, n'étaient eux-mêmes que l'effet d'une cause invincible qu'il importe de considérer.

 

Dans un chapitre de ses discours sur Tite-Live, Machiavel dit: «Nous autres Italiens avons à l'église et aux prêtres cette première obligation d'être sans religion et corrompus; nous en avons une plus grande encore qui est la cause de notre ruine,» à savoir l'état de division, de discorde et de faiblesse où l'église, depuis le temps des Lombards et des Francs, a maintenu, par son égoïsme, l'Italie. Cette explication d'une chute que Machiavel prévoyait comme très prochaine, est très incomplète, excessive pour l'église, mais elle contient cependant les éléments essentiels du problème. Afin de bien élucider celui-ci, commençons par observer l'état religieux des Italiens en changeant l'ordre des analyses de Burckhardt, qui étudie la moralité avant la religion.

Je l'ai dit plus haut: l'Italie avait toujours eu, du consentement même de l'église, une grande liberté religieuse. Elle s'était attachée à la foi plus qu'aux œuvres, avait tenu peu de compte de l'austérité et de la pénitence. Le prodigieux succès de saint François résulta de la façon tout italienne dont le rêveur d'Assise avait compris l'originalité du christianisme, une religion faite de tendresse et d'enthousiasme plus que d'obéissance et de terreur, une religion d'amour, par conséquent livrée à l'imagination personnelle du chrétien, très individuelle sans doute, mais non point à la manière du protestantisme. Car l'église est toujours là, image visible de Dieu, corps de doctrine plutôt que hiérarchie sacerdotale; l'Italie demeure volontiers sous le manteau de l'église, à qui elle demande des sacrements et des prières, dont jamais elle ne songe à discuter les dogmes, précisément parce que ces dogmes la préoccupent assez peu. Un tel état ne pouvait durer qu'à deux conditions: la première, que la simplicité religieuse et le mysticisme de l'âge franciscain fussent toujours dans les consciences; la seconde, que l'église méritât de garder, par l'autorité morale, la règle souveraine de la foi. A la fin du XVIe siècle encore, la peinture d'un Pérugin ne s'éloigne pas beaucoup de l'inspiration naïve d'un Frà Angelico, et, cependant, le Pérugin était un chrétien médiocre. Ici donc, les œuvres d'art ne peuvent donner aucune indication sérieuse sur les âmes. A la même époque, à entendre Savonarole, il n'y avait plus dix justes dans Florence. Cent ans plus tôt, je trouve encore dans les lettres du notaire ser Lapo Mazzei le christianisme le plus grave et le plus candide, sans direction étroite, la pensée constante de Dieu, celle du salut, sans aucune angoisse, la charité pour les humbles, l'amour de saint François, dont il fait lire les Fioretti, le soir, à ses «petits garçons». Cet excellent homme, vieux bourgeois florentin, est d'une souche religieuse plus ancienne que celle de Pétrarque, qui est cependant son aîné de près d'un demi-siècle. Mais Pétrarque est un lettré, il est homme d'église, il a déjà en lui le demi-scepticisme des premiers humanistes, la demi-indifférence d'un chanoine italien vivant à la cour d'Avignon. Au XVIe siècle, Gelli écrivait: «Ceux qui étudient ne croient plus à rien.» Lentement, d'année en année, la culture savante fit baisser la foi dans les âmes. Le paganisme littéraire des humanistes du XVe siècle, les railleries déjà voltairiennes de Pulci, montrent le progrès du scepticisme chez les hommes instruits. La foi individuelle n'avait pu résister à l'action de la raison individuelle. Les lettrés, malgré leurs propos impies, ne professent point réellement l'athéisme, mais une philosophie vague, très tolérante, empreinte de fatalisme, qui se résume en ces paroles du professeur de Sixte IV, Galeotto Marzio: «Celui qui se conduit bien et qui agit d'après la loi naturelle entrera au ciel, à quelque peuple qu'il appartienne.»

L'incrédulité des humanistes trouvait sa justification dans le spectacle que donnait l'église, l'excès de ses ambitions temporelles, le trafic de la tiare, le scandale de la simonie et du népotisme, la cruauté d'un Sixte IV, l'avidité d'un Alexandre VI, la violence d'un Jules II; quant au peuple, il voyait ou devinait le reste et les conteurs ne lui ménageaient guère sur la vie des clercs et des moines les plus piquantes révélations. Il comprenait que le charlatanisme occupait le sanctuaire, qu'on lui montrait, comme un divertissement de foire, de faux miracles et de faux exorcismes. Nous pouvons, sur ce point, en croire les nouvelles de Boccace et de Massuccio, quand nous avons lu le pieux Salimbene. D'ailleurs, les écrivains qui se jouaient le plus librement des choses saintes, n'étaient-ils point eux-mêmes gens d'église: Boccace, le Pogge, Berni, Teofilo Folengo, Bandello? Tandis qu'on voyait, au sommet de la hiérarchie, le pape Alexandre livrer à sa fille la régence du saint-siège, Savonarole criait à toute l'Italie la vie honteuse du clergé séculier. Les moines étalaient librement leur grossièreté. Aux funérailles du cardinal d'Estouteville, sous Sixte IV, mineurs et augustins se battirent, à Sant-Agostino, à coups de torches autour du cadavre, qu'il s'agissait de dépouiller de son anneau et de sa chasuble. Si l'Italie, gagnée par la libre pensée dont l'église n'était point responsable, s'était éloignée de l'évangile, l'église n'avait plus aucun droit pour l'y rappeler. Savonarole put provoquer à Florence une explosion de fanatisme; on voyait encore çà et là des bandes de flagellants; des ermites visionnaires prophétisaient de tous côtés; de Léon X à Paul III, se formait à Rome une chapelle de chrétiens lettrés tels que Bembo, Sadolet, Vittoria Colonna, Contarini, qui essayèrent de revenir au christianisme très pur du XIIIe siècle: ces réveils accidentels de la foi montrent mieux encore le vide religieux de la Péninsule. Les âmes, désenchantées des vieilles croyances, et qui ne sont point mûres pour la négation absolue du surnaturel, se tournent vers la superstition, vers l'astrologie et la sorcellerie. Jadis Pétrarque, Jean et Matthieu Villani, Sacchetti, avaient nié l'influence des astres sur la vie humaine et s'étaient moqués des astrologues; à la fin du XVe siècle et malgré les efforts de Pic de la Mirandole, tout le monde, philosophes, humanistes, hommes d'État, les papes eux-mêmes, croient aux conjonctions d'étoiles et aux prophéties qui s'en tirent. Jules II, Léon X, Paul III, font lire dans les profondeurs du ciel les destinées de l'église. Toutes les superstitions classiques, toutes les terreurs du moyen âge reparaissent. On croit aux présages puérils, aux revenants, aux courses nocturnes de fantômes sans têtes, au chasseur noir, à la descente des esprits malins sur la terre, à l'évocation des démons. Des dominicains allemands apportent, en Italie, les pratiques des sorciers; un prêtre sicilien fait voir à Cellini des milliers de diables dans le Colisée; Marcello Palingenio s'entretient la nuit, dans la campagne de Rome, avec des esprits, divi, qui viennent de la lune et lui donnent des nouvelles de Clément VII.

Nous pouvons apprécier maintenant l'état moral de l'Italie. Les consciences ne reconnaissaient plus de règle supérieure; toute haute discipline était abolie, les notions chrétiennes de charité, de pudeur, de justice divine, étaient détruites; l'église trahissait la cause de Dieu et avait perdu toute autorité apostolique; la superstition inclinait les esprits vers le fatalisme païen. D'autre part, du spectacle de la vie publique, où primait seul le droit de la force ou de la fourberie, les âmes recevaient une perpétuelle leçon d'égoïsme et de licence. Il était bien permis à chacun d'être, dans le cercle où la fortune l'avait placé, à la fois renard et lion, puisque ceux-là seuls étaient heureux et enviés qui atteignaient, par tous les moyens, à la plus grande mesure possible de puissance, de richesse et de plaisirs. L'individu qui se rit de la loi humaine et se réserve de faire sa paix, à la dernière heure, avec la loi divine, est donc libre absolument pour la poursuite de son intérêt et de sa passion. Il l'est d'autant plus qu'il se sent encouragé par deux préjugés profondément italiens. L'un d'eux a été exprimé par le pape Paul III disant de Benvenuto: «Les hommes uniques dans leur art, comme Cellini, ne doivent pas être soumis à la loi.» Et l'uomo unico peut invoquer encore en faveur de ce rare privilège l'idée que son temps se fait de l'honneur. Guichardin écrit dans ses Aphorismes: «Celui qui fait grand cas de l'honneur réussit en tout, parce qu'il ne craint ni la peine, ni le danger, ni la dépense; les actions des hommes qui n'ont point pour principe ce puissant mobile sont stériles.» Mais on sait ce que l'Italie entendait alors par onore. Ce n'est pas plus l'honneur vrai que la virtù n'est la vertu. L'onore est le prestige que donne l'accomplissement d'une action difficile obtenue d'une façon éclatante. Le respect du droit d'autrui, les scrupules de la délicatesse morale n'ont rien à y voir. Il n'est pas nécessaire de marcher à l'ennemi au grand jour et de le combattre loyalement. César Borgia juge plus sage de l'étrangler à la suite d'un repas cordial. Il est imprudent d'agir sur-le-champ, surtout si l'on a un outrage à venger. «Ce qui ne se fait point à midi, disait César, peut s'ajourner au soir.» La bella vendetta demande, en effet, de la patience, une réelle sérénité d'esprit. Le poison subtil et lent, le venenum atterminatum qui se dissimule entre les pages d'un missel, dans les plis d'un mouchoir, est, pour une affaire d'onore, une arme exquise. Enfin, le bravo, le spadassin qui vend son coup de poignard pour quelques ducats, est aussi un artisan précieux de l'honneur d'autrui. D'ailleurs, nulle hypocrisie; c'est avec une franchise admirable, une bonne foi parfaite que l'Italien, tranquille du côté de l'opinion et du remords, assouvit sa passion. Je n'ai rien à dire ici de la corruption des mœurs. Je crois d'une bonne critique de se fier, sur ce chapitre, aux comédies de Machiavel et de Bibbiena, aux nouvelles de Bandello; on peut, si l'on recherche une preuve historique d'apparence plus solide, s'en tenir aux chroniqueurs réunis par Muratori, au Journal de Burchard, le chapelain d'Alexandre VI, ou, plus simplement encore, aux lettres familières de Machiavel.

Comme l'indifférence ironique éloignait l'Italie des croyances qui avaient jadis formé la communauté chrétienne, l'égoïsme transcendant la détachait des notions morales qui sont le lien de la communauté humaine. La Péninsule était peuplée de virtuoses; elle n'était plus une société au sens étroit du mot. Les âmes, possédées par l'intérêt personnel, perdaient peu à peu tout enthousiasme, toute douceur et tout amour. Un jour, le plus grand des Florentins jeta un cri d'alarme: il comprit que l'Italie était sur le point de payer de sa liberté les complaisances de sa morale. Il essaya, mais trop tard, de donner à Florence une armée nationale. L'idée même de communauté nationale était sortie des esprits. Machiavel est le dernier qui conserve la notion de patrie italienne, si claire autrefois chez Dante et Pétrarque. Le temps n'était plus aux ligues des villes contre l'ennemi commun. La ligue qui avait attendu les Français à Fornoue fut une tentative princière inutile et rien de plus. Les princes, et le pape plus souvent que les autres, dans leur fureur d'écraser leurs voisins, allaient désormais appeler sans cesse les barbares. On vit alors les conséquences dernières de la tyrannie. La société politique du moyen âge s'était soutenue par des institutions qui suppléaient à la valeur et au génie de l'individu: la tyrannie avait fait table rase de toutes les institutions et mis à la place le prince. Celui-ci tombé, qu'une révolution ou une invasion l'ait chassé, il ne reste plus rien dans l'état, rien qu'un trône vide où le roi étranger peut s'asseoir. L'asservissement d'une province voisine devient chose indifférente. L'étranger franchit-il la frontière, entre-t-il en Toscane, le Florentin ne s'émeut point encore. Mais que Charles VIII, une fois l'hôte de Florence, fasse mine d'imposer à la seigneurie un traité inquiétant, Florence criera par la bouche de Capponi: «Sonnez vos trompettes, nous sonnerons nos cloches.» C'était trop peu, en vérité! Si, quand les premières compagnies du roi très chrétien parurent sur les Alpes, toutes les cloches d'Italie s'étaient mises en branle, les cloches de Palerme, qui sonnèrent les vêpres tragiques de 1282, la cloche du Capitole, qui donna si souvent le signal de l'émeute communale contre le pape et les empereurs, les cloches de Milan, qui fêtèrent la victoire nationale de Legnano, toutes, jusqu'au bourdon de Saint-Marc, qui avait tant de fois grondé sur les lagunes contre les Turcs, si elles avaient éclaté en un tocsin unanime, la première invasion s'arrêtait en Lombardie, celle qui, à travers Florence, Rome et Naples, fraya le chemin à toutes les autres. L'histoire accomplit donc son œuvre, avec la logique inflexible qui déplace la fortune des peuples et suspend ou détourne le cours des civilisations. L'Italie, vassale de l'Espagne et de l'empire, allait s'assoupir sous la main de l'église et la garde de l'inquisition, tandis que la renaissance entrait en France.