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La Renaissance Italienne et la Philosophie de l'Histoire

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II

Mais voici bien d'autres misères. Les juifs et les musulmans étaient-ils des hommes semblables aux autres fils d'Adam? Le Saint-Siège n'en était pas très sûr et il les mettait sans pitié en dehors de la loi civile et de l'humanité. Naguère cependant, en Avignon, «les povres juifs, écrivait Froissard, ars et escacés (chassés) par tout le monde, excepté en terre d'Eglise, dessous les clefs du pape», s'étaient vus protégés contre l'Inquisition par nos graves et doux pontifes français. Le Comtat-Venaissin fut, pendant soixante ans, pour les fils d'Israël une terre promise trop tôt perdue. Les saintes clefs, qui les avaient abrités sur les bords du Rhône, leur donneront désormais, à Rome, des coups bien rudes. L'histoire de la juiverie romaine est encore à écrire: ce sera un triste chapitre dans l'histoire de l'Occident chrétien. Gregorovius, en finissant son livre sur le Ghetto et les Juifs à Rome, disait: «Une histoire du Ghetto romain pourrait éclairer pleinement le développement successif du christianisme à Rome, et contribuerait singulièrement à compléter l'histoire générale de la civilisation.» Il faudrait remonter au temps même de saint Paul, à l'arrivée furtive de ces familles vagabondes venues de Palestine, et accueillies avec tendresse dans les plus misérables quartiers de la Rome impériale, par leurs frères si timides et si rapaces, dont Horace s'était moqué. La paix ne dura guère, dans le sein de la famille d'Abraham: une question baroque, celle de la circoncision, divisa bientôt la synagogue en deux partis irréconciliables. Vers la fin du premier siècle, quand la police des empereurs ne distinguait pas encore clairement les juifs des chrétiens, ces deux groupes religieux étaient déjà séparés l'un de l'autre par un abîme. Le jour où les chrétiens entrèrent en maîtres dans l'État, le vieil Israël dut courber la tête sous un joug terrible. On ne saura jamais de quelles humiliations il fut abreuvé, à quel dur servage il fut condamné. M. Bertolotti a publié, dans l'Archivio de Rome, quelques textes fort curieux, destinés à être comme un fondement premier de l'histoire que souhaitait Gregorovius. Ils se rapportent aux seizième, dix-septième et dix-huitième siècles. Si ces documents peuvent consoler là-bas, aux bords du «Danube bleu», super flumina Babylonis, la postérité mélancolique de Jacob, je n'aurai point perdu mon temps en traduisant les découvertes de M. Bertolotti.

III

Nous sommes au 23 mars 1573, un an et cinq mois avant la Saint-Barthélemy. La Renaissance païenne a gâté le troupeau romain du Pastor æternus; dans la moitié de l'Europe, la réforme protestante a dispersé les brebis. L'Église, au concile de Trente, a fait un immense effort pour rétablir sa primauté spirituelle: les livres, la science, toutes les libertés de la pensée la tourmentent. Mais dans ce Ghetto empesté que noient les brouillards du Tibre, il y a des rabbins, des docteurs qui expliquent la Bible, devenue, depuis Luther, la grande angoisse de Rome. Il faut à tout prix empêcher que les chrétiens ne touchent à cette corruption. Et l'on publie dans la ville l'édit suivant:

Le révérendissime Mgr Monti Valenzi, protonotaire apostolique et gouverneur général, camerlingue de cette noble cité et de son district, par ordre exprès de Notre-Seigneur, fait savoir à toute personne quelconque, de tout état, classe et condition, qui n'a rien à faire à la place des juifs, ni autour du Ghetto des juifs, qu'elle doit sur-le-champ et sans aucun retard se retirer, sous peine de la pendaison (sotto pena della forca), à laquelle on procédera sans rémission.

Donné au palais de la résidence ordinaire dudit Monseigneur révérendissime gouverneur, cejourd'hui 23 mars 1573.

M. Valen., gouvern.

Moi, Vincent, trompette, j'ai proclamé ledit ban autour de l'enceinte et du quartier fermé (Seraglio) des juifs cejourd'hui 23 mars 1573.

En 1592, le pape, afin d'entraver les relations entre juifs et chrétiens, décrète les prohibitions suivantes:

Défense aux hébreux de laisser entrer des étrangers dans leurs synagogues, sous peine de 50 écus d'amende;

D'entrer dans les maisons privées des chrétiens, excepté des juges, avocats, procureurs, notaires, sous peine de 50 écus, et du fouet pour les femmes;

De recevoir des chrétiens après les vingt-quatre heures (à la nuit);

De boire et de manger avec les chrétiens, sinon en voyage;

De vendre de la viande et du pain azyme aux chrétiens;

De faire tuer les bêtes de boucherie par des chrétiens;

D'enseigner aux chrétiens l'hébreu, à chanter, à danser, à faire de la musique, ou quelque art que ce soit, ou de recevoir des leçons des chrétiens, sous peine de 10 écus pour chacune des deux parties.

S'ils enseignent des enchantements, des superstitions, la divination, ils encourront ipso facto la peine du fouet, des galères et autres châtiments arbitraires.

Défense aux juifs d'exercer la divination, ou de prédire, soit pour le passé, soit pour l'avenir, par exemple à l'occasion de vols commis ou d'autres choses semblables. Peine: le fouet, les galères et autres châtiments légaux, tant pour le devin que pour celui qui l'a consulté.

Défense d'employer des domestiques chrétiens, d'aller aux étuves et chez les barbiers des chrétiens; de laver dans le Tibre, sinon le long du Ghetto; de se servir de sages-femmes et de nourrices chrétiennes; de soigner ou de médicamenter les chrétiens; d'avoir des chrétiens pour tuteurs, exécuteurs testamentaires ou curateurs; de prêter de l'argent ou d'en promettre aux chrétiens, hommes ou femmes; enfin, de jouer avec les chrétiens.

Ils doivent porter bien apparent un signe jaune au chapeau, et les femmes ne doivent pas cacher ce signe sous un mouchoir. Il leur est interdit de trafiquer des Agnus Dei, des reliques, des bréviaires, des missels, des ornements d'église. Le soir, à la tombée de la nuit, ils sont astreints à rentrer tous au Ghetto, d'où ils ne pourront sortir avant le plein jour, sous peine de 50 écus et de trois tournées de corde pour les hommes et du fouet pour les femmes.

En 1603, nouveau règlement pour la clôture du Ghetto. Le portier commis par le cardinal-vicaire fermera les cinq portes à la première heure de nuit, de Pâques à la Toussaint, à deux heures, le reste de l'année (sept heures du soir, en hiver). Les portes une fois closes, le portier ne les ouvrira, jusqu'à trois heures de nuit en été, et jusqu'à cinq en hiver, qu'aux juifs restés dehors pour cause juste et nécessaire, et munis d'une police délivrée par un juge ordinaire ou toute autre personne connue, honorable et digne de foi; ces polices seront prises par le portier et remises par lui au notaire pontifical. Au delà du délai légal, le portier ne laissera plus entrer que les juifs étrangers arrivant à Rome la nuit; il prendra leurs noms. En cas de nécessité, rixes, enterrements, le portier laisse sortir, mais accompagne au dehors les juifs, après les avoir comptés au départ; il les compte de nouveau au retour, et dès le matin il dénonce au notaire pontifical les noms et prénoms. Les juifs qui tenteront de rentrer en fraude, par quelque porte particulière ou quelque fenêtre, recevront trois tournées de corde. Quiconque, juif ou chrétien, offrira de l'argent au portier pour enfreindre le règlement, sera flagellé et paiera 10 écus, dont la moitié pour le dénonciateur.

Fouetter les femmes et les enfants, écharper les hommes, c'est bien; convertir, par la force ou par la séduction, une race maudite, c'est mieux encore. Le petit Mortara n'a été que la fin d'une longue tradition apostolique. Le Ghetto vit jadis des scènes extraordinaires, dont témoigne la supplique d'un malheureux, Sabato d'Alatri, emprisonné à la suite d'une émeute religieuse: les juifs, voyant un jour entraîner à travers leurs rues une jeune fille que les sbires menaient en prison «sous prétexte qu'elle voulait se faire chrétienne», avaient jeté des pierres de leurs fenêtres à la police pontificale; trente d'entre eux avaient été arrêtés, interrogés, puis remis en liberté; Sabato seul a été retenu; il se prétend innocent, ajoute que l'affaire est très ancienne, et qu'il est chargé de famille (1645). Rubino de Cavi réclame son fils Israël, un enfant de quinze ans, qui, après avoir été persécuté «pendant six semaines» par des chrétiens pour qu'il embrassât la religion catholique, après avoir paru consentir, refusa tout d'un coup, et, le jour même, fut emmené par les sbires, malgré ses cris, aux catéchumènes, puis à la prison; la loi voulait que, pour un cas pareil, le juif fût détenu quarante jours sous les saints verrous. Le pauvre Rubino fait observer que le délai est expiré, et prie que l'enfant lui soit rendu (1662). Mais ceux-ci, des juifs au cœur léger, que le bagne ennuie, écrivent en ces termes au pape:

Bienheureux Père,

Dans les galères de Votre Béatitude se trouvent quatre hébreux condamnés pour différents délits à ramer à temps sur lesdites galères; tous les quatre ils se sont convertis à la foi chrétienne, ils supplient votre Sainteté de daigner leur enlever une année de leur condamnation sur deux, afin que, par cette grâce, ils puissent plus tôt et avec plus de ferveur servir Notre-Seigneur Dieu; outre que beaucoup d'hébreux, voyant s'accomplir une telle grâce, se feront eux aussi chrétiens (1607).

Quatre galériens étaient une maigre aubaine. Ces néophytes en bonnet jaune promettaient bien étourdiment la conversion de leurs frères. Je suppose qu'à leur retour dans la ville éternelle, ils ne se sont pas empressés de prêcher la bonne nouvelle au Ghetto. Évidemment, le martyre de saint Étienne ne les a point tentés.

Les juifs détenus pour dettes dans la prison du Saint-Siège n'étaient point sur un lit de roses. Certains dignitaires ecclésiastiques, dont la charge était de veiller au régime des prisonniers, les laissaient mourir de faim; d'autres, plus humains, les nourrissaient. La communauté hébraïque sur laquelle retombait, dans le premier cas, le soin d'entretenir les malheureux, réclama en 1620, au nom du droit naturel, afin que l'on donnât aux prisonniers les aliments «que les hébreux accordent aux chrétiens et accorderaient aux barbares et aux infidèles». Une congrégation fut tenue à propos de cette requête. Neuf voix repoussèrent la prière des juifs; trois seulement lui furent favorables. Dans un second mémoire du même temps, adressé au pape, la synagogue dévoile les fraudes de ses enfants perdus: «ils contractent des dettes avec plusieurs marchands, à l'insu l'un de l'autre, puis ils revendent les marchandises frauduleusement achetées, et en retirent des centaines d'écus; avec cet argent, les uns marient leurs filles, paient leurs dettes antérieures, acquièrent leurs droits de propriété sur leurs maisons, jouent aux cartes ou aux dés; les autres, s'étant fait une bonne bourse, s'enfuient à Florence, à Venise, à Mantoue, à Salonique, à Constantinople; d'autres suspendent malicieusement leurs petits paiements et se font mettre en prison; au bout d'un mois ou plus de détention, ils ont toute chance d'effacer leur dette, leurs créanciers juifs se lassant de subvenir à leur nourriture; remis dès lors en liberté, ils recommencent aussitôt à duper de nouveaux marchands qui ignorent leurs intentions frauduleuses.» Les créanciers chrétiens, qui goûtaient tout aussi peu de contentement à nourrir, dans le Clichy de Rome, ces israélites trop habiles, sollicitent la même réforme, «bien que la sainte commission ait déclaré maintes fois que les chrétiens ne doivent pas d'aliments aux juifs prisonniers, selon la parole de Notre-Seigneur Jésus-Christ: Non est bonum sumere panem filiorum et mittere canibus.» Mais le pape ordonna que l'on fît à l'avenir comme pour le passé, et la question demeura en suspens jusqu'au XVIIIe siècle. La communauté du Ghetto fut même condamnée, par Clément XI, à nourrir ses coreligionnaires enfermés pour crimes.

 

Il serait intéressant de faire le compte des vexations dont les juifs romains furent alors accablés. Les documents édités par M. Bertolotti nous en révèlent un certain nombre. Ainsi, il était défendu, d'une façon générale, à tout habitant de la ville, d'acheter quoi que ce fût aux personnes «inconnues et suspectes». La mesure n'était point mauvaise: elle entravait la vente clandestine des objets volés. Mais on en profitait pour mettre en prison les acheteurs juifs qui, de bonne foi, avaient trafiqué avec des artisans de leur connaissance, nullement suspects, mais voleurs dans le fond, et qui refusaient net, avec force injures, de dénoncer leur petite opération au bureau de police. En 1622, le Ghetto demande un règlement protecteur, d'autant plus «que, en cette année présente, tous les étrangers sont inconnus et peuvent être considérés comme suspects».

Si quelque rixe éclatait dans le quartier hébraïque, les sbires, en quête de témoins, arrêtaient tout le voisinage, «même à l'occasion de toute petite chute des enfants, qui tombent toute la journée et se font au front ou à la tête quelque blessure très légère, sans que personne en soit la cause»; on emprisonnait, dans cette occurrence, le père, les voisins et les voisines, puis on les interrogeait et on les relâchait «gratis», mais la tête bien lavée. La communauté observe «que c'est chose ordinaire aux petits garçons de tomber dans la rue, et qu'il serait juste de défendre aux espions et aux sbires de capturer qui il leur plaît, mais seulement ceux qui résistent à l'invitation de témoigner.»

Le signe distinctif que les juifs devaient porter au chapeau était une occasion d'avanies fréquentes. Les plus timides mettaient volontiers le chapeau par dessus le signe. Précaution d'autruche candide qui croit se rendre invisible en cachant sa tête sous son aile. Le visage du fils d'Abraham et son allure fuyante trahissaient le délit. Écoutez ce placet:

A l'illustrissime et révérendissime seigneur Monseigneur le gouverneur de Rome.

Israël de Bologne, hébreu, très dévoué plaignant de votre illustrissime Seigneurie, expose humblement que ces jours passés, à l'Ave Maria, il revenait des Pères de Saint-Barthélemy-en-l'Ile, à qui il avait porté un peu de foin pour gagner le pain de sa famille; rencontré par la police, il fut emprisonné sous prétexte qu'il n'avait pas le signe habituel. Le dit plaignant fut condamné à cinquante écus d'amende; mais il est si pauvre qu'il ne pourrait payer un quattrino, et puis il est innocent. (Le signe qu'il prétend avoir porté en ce moment était sans doute dissimulé avec une dangereuse habileté.) Il a recours à la droite justice de Votre Seigneurie illustrissime, la suppliant qu'elle daigne ordonner à qui de droit sa libération.

Le gouverneur fut touché des prières d'Israël. Il écrivit au bas de la requête: Rescritto; Publice torsus, fiat gratia de pena. En bon français: l'amende est levée et commuée en torture sur la place publique (1647).

En 1671, le cardinal-vicaire interdit aux juifs et aux juives d'aller en voiture, et renouvelle l'ordonnance relative au signe jaune sur la tête: châtiment, trois tournées de corde et cent écus d'or d'amende; pour les femmes et les mineurs, outre les cent écus, le fouet ou l'exil. Songez que cet édit féroce est contemporain de Fénelon et de Racine. Ces prélats, fouetteurs de femmes, écrivaient agréablement en vers latins; mais ils ne lisaient plus l'Évangile.

Les bruits les plus absurdes trouvaient toujours créance à Rome dès que les juifs en étaient les victimes expiatoires: enfants chrétiens assassinés, hosties saintes lapidées, images de la madone outragées. Voici un mauvais frère qui accuse les gens du Ghetto d'avoir enlevé les fleurs entourant la vierge de quelque coin de rue, et d'avoir lapidé et brisé le tableau; on arrête d'abord toute une foule et le plus d'enfants possible: ceux-ci, mis à la torture, confessent la profanation. A les entendre, ils auraient à moitié démoli la niche sacrée; la vérité était que rien ne s'était passé; le pape, intercédé, fit justice de la calomnie; mais l'avanie avait porté ses fruits, et les pierres dévotes pleuvaient dans les rues de Rome sur les épaules d'Israël. Contre ces réprouvés, toutes les méchancetés semblaient bonnes. Vitale de Segni et sa femme Troher, qui sont chargés de filles et de nièces, avertissent le gouverneur qu'au prochain carnaval une compagnie de marchands de fruits et de poissons prépare un char du haut duquel on criera des infamies contre la pauvre famille (1659). Salomon de Tivoli a fait arrêter un chrétien masqué en hébreu, et portant des ornements sacrés décrits dans la Bible; le chrétien a été assez vite relâché; mais Salomon est en prison, trouve le temps long, et sollicite sa liberté. Elle lui fut rendue (1780). Un juif, blessé par un chrétien, meurt sur le chemin de l'hôpital. Le père réclame le cadavre, mais le prieur de la Consolation exige cent écus de rachat, puis traite pour cinquante, que la synagogue paya afin d'éviter une émeute. Le pape fit restituer l'argent (1783). Quand un juif était assassiné, le cadavre était examiné par le tribunal du gouverneur. Si l'autopsie était jugée nécessaire, le prix en était fixé à l'écu et cinquante baïoques pour le chirurgien, son aide et le notaire, plus vingt baïoques pour les sbires; en tout, moins de neuf francs, prix vraiment fort doux. Aussi, en 1784 et 1786, le chirurgien et ses compères exigent-ils tout à coup six écus. Les juifs, tondus de près, crient miséricorde. Le chirurgien répond que le cas était extraordinaire. Cependant le gouverneur donne, dans les deux circonstances, raison aux plaignants.

Certes, les mœurs sont aujourd'hui bien adoucies; le Ghetto est ouvert, et les juifs ne sont plus poursuivis dans Rome comme des bêtes de pestilence. Ne croyez pas cependant que le préjugé populaire leur concède déjà le droit commun. Il y a quelques années, en pleine nuit, un enterrement parti du Ghetto cheminait, à la lueur de quelques torches, à travers les rues les plus farouches de la ville; on portait le mort hors de la porte Saint-Paul, à ce misérable champ où ceux qui furent le peuple de Dieu attendent le grand jour de justice et rêvent de la vallée de Josaphat. Au coin de la place Bocca della Verita, des buveurs chrétiens sifflèrent l'humble cortège qui hâta le pas, après quelques horions échangés entre les deux Lois, et disparut, comme un troupeau effarouché, dans cette nuit terrible du désert de Rome. Mais au retour l'affaire fut plus vive: on se battit solidement, et l'ancien Testament allongea quelques bons coups au nouveau. Le cardinal-vicaire, le saint Office et la sainte Rote n'avaient plus rien à dire sur l'aventure. Mais je crains bien que les «povres juifs» ne paient encore longtemps d'assez durs intérêts pour les trente deniers touchés par Judas: le traître a coûté cher à sa race.

IV

Quant aux musulmans, que les vieux documents qualifient indistinctement de Turcs, leur condition était encore plus triste. L'esclavage leur était réservé, l'esclavage à la façon antique.

Il s'agit d'abord ici des malheureux capturés en mer, soit par les galères pontificales, soit par les flottes de l'Espagne ou des chevaliers de Malte. Le pape, afin d'armer ses navires, achetait les captifs au Roi catholique ou à «la Religion de Malte»; il payait argent comptant, ou donnait en échange ceux de ses galériens que quelque infirmité rendait impropres à la pénible manœuvre de la chiourme. Cet usage n'était pas, d'ailleurs, particulier au Saint-Père: la correspondance de Louis XIV et de Louvois a montré que les choses se passaient de même pour la marine française. Mais Louis XIV n'était pas obligé de gouverner l'Évangile à la main.

En 1604, un galérien, d'origine calabraise, condamné, en 1595, pour le temps qu'il plairait (a beneplacito) à Son Excellence Francesco Aldobrandino, et livré à l'ordre de Malte, contre un Turc, réclame sa liberté. L'Excellence était morte, et son bon plaisir avait disparu; mais on avait écrit, par mégarde, sur les registres des chevaliers: «Au bon plaisir du gouverneur de Rome», magistrat perpétuel, quel que fût son nom; notre homme, grâce à ce détail de comptabilité, pouvait attendre dans les fers jusqu'au jugement dernier. Le gouverneur fit rechercher le registre pontifical pour y trouver le texte premier de la sentence. Autre mésaventure: le Tibre l'avait emporté dans l'inondation de 1598. «La cause de la permutation, écrit ce magistrat, fut que la galère de Malte a consigné un Turc par chrétien.» Le plaignant ne fut rendu à la liberté qu'en 1608.

Voici un billet autographe d'Innocent X, du 8 juillet 1645, qui constate le détail de cette barbare opération: «A Mgr Lorenzo Raggi, notre trésorier-général. Nous avons ordonné au prince Nicolo Ludovisio, général de nos galères, de les pourvoir de cent esclaves turcs. Nous vous adjoignons, pour les frais d'achat de ces esclaves, d'obéir à la volonté et aux ordres dudit prince, même purement verbaux, et de faire un ou plusieurs mandats qui seront acceptés par notre Trésor et portés comme bons à son compte après paiement.»

Il y avait bien un moyen, pour ces Turcs qui ramaient sur la barque de l'Église, de recouvrer la liberté: c'était le baptême, moyen garanti par des décrets de Paul III et de Pie V. Mais ils avaient beau crier qu'ils voulaient embrasser la religion catholique; tant qu'ils pouvaient manœuvrer sous le fouet de leurs chefs, on se riait de leur conversion. Je laisse, à la supplique douloureuse qui suit, sa forme et sa ponctuation enfantines; le lecteur en imaginera, s'il le peut, l'orthographe italienne:

Très bienheureux Père,

Amor de Viman, d'Anatolie, esclave déjà depuis vingt ans de Sa Sainteté, il y a longtemps qu'il désire se faire chrétien et venir à la très fidèle (Église). Et en elle persévérer et mourir pour sauver son âme. Et pour cela étant vieux. Et infirme. Et vingt années de souffrances sur la galère. Qu'il n'en peut plus. Il recourt à Votre Sainteté. Et pour l'amour de Dieu. Il la supplie en grâce d'ordonner précisément qu'il soit conduit aux catéchumènes de Rome. Afin qu'il y soit enseigné. Et instruit parvenir à la connaissance de tout ce qui est nécessaire pour vivre. Et recevoir la Très Sainte foi qui sera cause de son salut, et puis il priera Dieu pour Sa Sainteté.

Quam Deus, etc. (1608).

Amor Viman, d'Anatolie, esclave depuis vingt ans sur la galère Sainte-Catherine de Votre Béatitude.

Le pape fit passer la demande au Gouverneur, mais elle demeura sans résultat. Amor, l'esclave de Smyrne ou de l'Archipel, mourut sur son banc, à bord de la Sainte-Catherine, désespéré et païen.

 

Cependant, trois documents signés d'Alexandre VII, un demi-siècle plus tard, nous apprennent que, de loin en loin, les galères abandonnaient leur proie, mais dans quelles conditions! Ceux-ci sont trop inhabiles à la rame, trop faibles de santé: ils se rachèteront pour le prix qu'ils ont coûté; on vendra jusqu'à leurs haillons au profit du trésor pontifical; et, de cet argent, écrit le pape à son trésorier-général, «nous voulons et ordonnons que vous fassiez acheter d'autres esclaves, soit à Livourne, soit dans le Levant». Cet autre, enlevé dans les mers de Candie, affirme, depuis treize ans de chiourme, qu'il est chrétien, mais il ne peut donner la preuve certaine de son baptême. Alexandre VII finit par céder à ses prières; il sera libre, dès qu'il aura livré, en échange de sa personne, «deux esclaves turcs, jeunes et de bonne santé, très bons pour le service des galères». En 1638, le pape est moins âpre pour le remplacement de Romadad, de Jérusalem, et de Sciaba, de Nauplie; il ne leur demande à tous les deux ensemble qu'un seul esclave, jeune et habile marin. Il est vrai que les deux Turcs ont l'un, soixante-dix, l'autre soixante-quinze ans et qu'ils sont à bout de forces. Plutôt que d'attendre leur mort, le Saint-Siège faisait réellement une bonne affaire. Le 1er février 1687, Innocent XI, le pape humaniste à qui Bossuet écrivait des lettres en latin, pèse d'un seul coup, dans les saintes balances, comme un tas de vieilles ferrailles, tous les esclaves caduques ou infirmes, et, de la main qui bénit la ville et le monde, marque le prix qu'ils paieront pour leur liberté: Ali Grosso, 350 écus; Ameth di Salé, 250; Aggi Braim, 250; Fascilino, 120; Ramadà, 300; Aggi Regeppe, 225; Asaime, 120; Mustafa, 120; Ameth Constantino, 170; Salemme, 120. Le Saint-Père ajoute que des gens si malades sont bien encombrants; toutefois, on ne brisera leurs chaînes qu'après avoir reçu le dernier baïoque de la rançon de chacun. Il dut toucher ainsi environ douze mille francs, et j'aime à croire que, ce jour-là, il ne relut point le Sermon sur la montagne.

D'où venait donc l'argent du rachat? d'une longue mendicité dans les ports pontificaux ou italiens, de travaux pour le compte de particuliers. Mais il est certain que les misérables amassaient sou à sou le prix de leur délivrance, comme le prouve un rapport officiel du XVIIe siècle:

Note sur les esclaves des galères de Notre-Seigneur, impropres au service de mer; plusieurs offrent une somme d'argent pour leur liberté; ils ont été reconnus par le médecin et le chirurgien mauvais pour les galères.

Salem d'Ali, d'Alexandrie, esclave sur la galère capitane, souffre des yeux; treize ans de service sur les galères; âgé de cinquante-cinq ans; il offre deux cents écus; il ne peut presque plus manœuvrer.

Ali di Mustapha, de Constantinople, esclave sur la capitane, vendu cinquante écus par les galères de Malte à celles de Notre-Seigneur; a servi dix ans; souffre de rhumatismes et de sciatique; incapable de servir; il offre trois cents écus. (C'était un gain de deux cent cinquante écus. Le placement avait été bon.)

Ibrahim d'Amur, de Constantinople, esclave sur la capitane; soixante ans environ; douze ans de services; impropre à la manœuvre, il offre deux cents écus. Un marchand de Venise est prêt à payer jusqu'à la fin de mai prochain.

Mahmoud d'Abdi, esclave sur la capitane, vingt-deux ans de services, âgé de soixante ans; mauvais rameur, offre cent écus.

La note est longue et j'abrège. Celui-ci, venu de la mer Noire, a trente ans de services et soixante-cinq ans d'âge; il présente timidement 80 écus; cet autre, 30 seulement. Les estropiés, les rachitiques, les décrépits n'ont pas un baïoque; ainsi, Iousouf, d'Alger, qui a soixante-dix ans d'âge et vingt-sept de services à la mer. Voici enfin les néophytes qui demandent le saint baptême, tous sexagénaires; l'un d'eux, Giorgio Greco, de Salonique, pris jadis sur une barque grecque, crie merci; il rame pour le pape depuis trente-six ans; et depuis trente-six ans on ne veut pas reconnaître qu'il est chrétien de naissance, malgré les témoignages des aumôniers et des officiers de sa galère.

A la fin du XVIIIe siècle, après les papes spirituels qui ont lu Voltaire et plaisanté avec de Brosses, les documents sur l'esclavage pontifical sont, dans leur précision administrative, tout aussi tristes. Un capitaine de galère a reçu une provision fraîche d'esclaves. D'après le rapport de l'officier qui a surveillé la mise à la chaîne, et comme le mauvais temps bouleversait quelque peu le navire, il a d'abord dénoncé à Rome le chiffre de vingt-sept nouveaux-venus. Le lendemain, il compte lui-même et n'en trouve que vingt-six. Il s'empresse alors de demander pardon au cardinal-secrétaire de l'État et à Son Excellence Mgr le Trésorier «de cette équivoque involontaire». Le document est de 1788.

Le 17 décembre 1794, le commandant Clarelli réclame, à propos de l'esclave qui lui sert d'ordonnance, certaines pièces à la chambre apostolique. Il donne en même temps l'état civil et sanitaire de ses Turcs:

ESCLAVES PRÉSENTS A CIVITA VECCHIA.


Un an plus tard, le même capitaine Clarelli écrit une note sur l'inconvénient qu'il y aurait à relâcher Papass et Ali, sans compter l'estropié Marzocco, en échange d'un renégat chrétien. Papass, qui a longtemps navigué sur les navires pontificaux, est un garçon sérieux; il connaît certainement les côtes de l'État ecclésiastique et pourrait «servir de lumière aux corsaires». Ali serait moins dangereux; c'est une brute, toujours «appesanti par le vin». Si l'on retient le pauvre Papass, que l'on rende à sa place Mezza Luna, un butor aussi, et, de plus, un fieffé voleur. Le mieux serait de relâcher Gizenn et Salem, deux Algériens, qui n'ont point navigué, et dont le premier est au service privé de Clarelli. L'estropié serait rendu par dessus le marché. Il s'agissait de tirer des griffes barbaresques un Italien de l'île d'Elbe, Giovanni Nuti, qui, depuis quatre ans, suppliait les cardinaux, les négociants riches et le pape de pourvoir à son rachat. Ceci se débattait à la fin de 1795. Il y a vingt ans, quelque très vieux bourgeois de Civita-Vecchia pouvait encore se souvenir d'avoir donné, tout enfant, un baïoque à Papass ou à Mezza Luna. N'était-il pas bon que le grand coup de vent de la Révolution française passât par là?