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Les esclaves de Paris

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– Je vois, cher monsieur, fit-il, que vous me croyez homme à attendre sous l'orme votre bon plaisir… Détrompez-vous. Quand je m'occupe d'une affaire, elle marche. Pendant que vous couriez à vos plaisirs, je travaillais pour vous avec mon ami Catenac. Et tout est prêt…

– Comment, tout?

– Mon Dieu, oui! Vos bureaux sont loués, rue Vivienne; les statuts de votre société sont déposés chez le notaire, les membres de votre conseil sont choisis, l'imprimeur m'a apporté hier les titres, les prospectus, les circulaires, les affiches; vous avez signé un traité pour les annonces… nous commençons demain la publicité.

– Mais c'est invraisemblable, c'est…

– Lisez, interrompit B. Mascarot, en tendant une feuille de papier; lisez et vous serez convaincu.

Croisenois, abasourdi, prit le papier et lut à haute voix:

MINES DE CUIVRE DE TIFILA
(ALGÉRIE)
Société en commandite par Actions
Mis DE CROISENOIS ET CIE
CAPITAL: QUATRE MILLIONS DE FRANCS

La Société des mines de Tifila ne s'adresse pas aux spéculateurs téméraires qui consentent à courir les chances aléatoires des placements à gros revenus. Nos souscripteurs ne doivent pas compter sur un intérêt de plus de six à sept pour cent…

– Eh bien!.. demanda l'honorable placeur, que dites-vous de ce début?

Le marquis ne répondit pas, il achevait tout bas la circulaire.

– C'est que tout cela semble vrai, murmura-t-il, très vrai, très réel!..

Sans qu'il y parut, l'amour propre de B. Mascarot était agréablement chatouillé.

– On fait ce qu'on peut, dit-il modestement. Je dois fournir un prétexte aux braves gens que je me propose de faire chanter; je l'ai choisi le meilleur possible.

L'agitation de Croisenois était terrible. Il était de ces gens qui, réduits à vivre au jour le jour, d'expédients et d'industrie, engagent sans souci l'avenir, comme s'ils espéraient qu'entre le moment où ils promettent et celui où il faudra tenir, quelque chose d'inattendu et d'heureux arrivera pour les dégager… un héritage tombant du ciel ou un tremblement de terre.

Acculé dans une situation sans issue, il essaya de se débattre.

– Le prétexte est si excellent, objecta-t-il, que ce prospectus nous amènera forcément des souscripteurs sérieux. La postérité de Gogo est éternelle. Que ferons-nous de tout leur argent?

– Nous le refuserons, donc. Ah! Catenac est un gaillard qui sait manier la loi. Lisez vos statuts. L'article 50 dit que les actions sont nominatives et que vous vous réservez le droit d'accepter ou de refuser telles souscriptions qu'il vous plaira.

Le marquis les consulta, ces fameux statuts, l'article s'y trouvait.

– Soit, fit-il, ceci n'est rien. Que ferons-nous si un de ces malheureux à qui vous allez imposer un certain nombre d'actions, vend fictivement ou réellement ces actions à un tiers, et s'avisait de nous faire poursuivre par ce tiers?..

Le grave Mascarot souriait.

– L'article 21, répondit-il, a prévu cette petite manœuvre, qui serait tout simplement un contre-chantage; écoutez-le.

«Un registre de transfert est déposé au siège de la société. Un transfert ne sera valable qu'autant qu'il aura été autorisé par le gérant et inscrit sur le registre des transferts.»

– Et comment finira cette comédie?..

– Tout naturellement. Vous annoncerez un beau matin que les deux tiers du capital étant absorbés, vous vous mettez en liquidation aux termes de l'article 47… Six mois plus tard, vous faites savoir que la liquidation a produit zéro franc, zéro centime; vous vous lavez les mains, et tout est dit.

Battu sur tous les points, M. de Croisenois eut recours à un suprême argument.

– Me lancer dans l'industrie en ce moment, n'est-ce pas risquer d'augmenter les répugnances que peut avoir M. de Mussidan à me donner sa fille… Une fois marié, au contraire.

Un petit ricanement bien sec de l'honorable placeur lui coupa la parole.

– Une fois marié, continua le placeur, quand vous auriez reçu la dot de Mlle Sabine, vous nous tireriez votre courte révérence. C'est là ce que vous pensez, cher monsieur. Pur enfantillage. Je vous tiendrai, croyez-le, après comme avant.

Il était clair que résister encore serait folie.

– Commencez donc votre publicité, murmura Croisenois.

B. Mascarot lui tendit la main.

– Voilà qui est dit, reprit-il. Les premières annonces paraîtront dans les journaux du matin… En retour, demain dans l'après-midi vous serez admis officiellement chez M. de Mussidan. Présentez-vous hardiment, et tâchez de plaire à Mlle Sabine..

Lorsque M. Martin-Rigal sortit de son bureau ce soir-là, sa fille fut, pour lui, bien plus affectueuse que de coutume.

– Comme je t'aime, cher père, répétait-elle en l'embrassant, que tu es bon!

Malheureusement il était si préoccupé qu'il ne songea pas à demander à Mlle Flavie la cause de cet accès de tendresse.

XXX

Le danger qui menaçait André était imminent, immense… Cependant il ne dépassait pas ses prévisions.

Le courageux artiste ne s'abusait pas. L'importance de la partie engagée lui donnait la mesure de l'audace de ses ennemis.

Seul, il faisait obstacle à leurs projets; seul, il se dressait entre eux et le but; il était clair que tous les moyens leur seraient bons pour se défaire de lui, et qu'ils ne reculeraient pas devant un crime.

Toutes ses démarches étaient surveillées, il en avait acquis la certitude; partout il traînait à sa suite une escorte d'espions; pourquoi? La mission de ces gens ne pouvait être que d'épier l'occasion favorable.

Mais cette perspective, cette certitude d'un guet-apens ne pouvait l'arrêter. Si même il songeait à prendre des précautions, c'est qu'il se disait:

– Si je péris, Sabine est perdue.

Seul, il eût cherché le péril, il l'eût défié, provoqué, il eût bien su trouver un moyen pour contraindre ses invisibles adversaires à se découvrir, à se montrer.

Pour Sabine, il se résignait à une prudence bien éloignée de son caractère. Un éclat et il la perdait.

Il savait bien qu'il trouverait des auxiliaires à la préfecture de police, mais c'était risquer de déshonorer la famille de Mussidan.

Certes, il était certain qu'avec du temps et de la patience il arriverait à surprendre le secret des ignobles coquins. Mais s'il se sentait une patience à déplacer grain à grain des montagnes, le temps lui manquait.

Les minutes qui séparaient Sabine de l'horrible et irréparable sacrifice étaient comptées, et il lui semblait que sa vie s'écoulait comme de l'eau, avec les heures…

Levé avec le jour, André s'était assis devant sa table de travail, et le front dans ses mains, il réfléchissait.

Un à un, il prenait les événements recueillis la veille, et il s'efforçait de les assembler, de les coordonner, de les ajuster, comme un enfant qui successivement essaie toutes les pièces disséminées d'un jeu de patience.

Il cherchait le lien probable, l'intérêt commun de tous ces gens qu'il avait observés, de Verminet, Van Klopen, Mascarot, Hortebize, Martin-Rigal…

Soumettant à la plus sévère analyse tous les incidents des derniers jours, le jeune peintre devait fatalement arriver à Gaston Gandelu.

– N'est-il pas surprenant, se disait-il, que ce triste garçon soit victime d'une odieuse machination ourdie précisément par les misérables qui s'acharnent après nous, par Verminet, par Van Klopen; n'est-il pas incroyable…

Il tressaillit et s'arrêta court.

Une pensée toute nouvelle venait d'éclore dans son esprit, pensée informe, mal définie, incomplète, à peine viable, mais pensée de joie à coup sûr, de délivrance et d'espoir.

L'inexplicable voix du pressentiment lui disait que la perte du jeune M. Gaston était liée à la sienne et à celle de Sabine, qu'ils étaient enveloppés dans le filet de la même intrigue, enfin que cette perfidie savante des faux billets n'était qu'une manœuvre dépendant du plan général…

Comment cela se faisait, comment Gaston et lui se trouvaient confondus, André ne pouvait le concevoir, et cependant il eût juré que cela était, il en avait pour ainsi dire conscience.

Qui avait dénoncé le jeune M. Gaston à son père? Catenac. Qui avait conseillé cette plainte au procureur impérial déposée contre Rose-Zora? Encore Catenac. Or, ce Catenac, qui était l'avocat de M. Gandelu, était l'homme d'affaires de Verminet et de Croisenois; n'avait-il pas obéi à leurs inspirations?..

Tout cela, certes, était vague, embrouillé, obscur; entre chacune de ces étranges présomptions, des lacunes existaient, impossibles à combler, en apparence, et pourtant André décida qu'il poursuivrait ses investigations dans ce sens.

Il venait de prendre un crayon, et se disposait à se tracer un plan méthodique de recherches, lorsqu'on frappa discrètement à la porte de l'atelier.

Machinalement il consulta la pendule: il n'était pas neuf heures.

– Entrez!.. dit-il en se levant.

La porte s'ouvrit, et le coup que reçut le jeune peintre fut si violent et si inattendu, qu'il chancela et fut obligé de s'appuyer sur un chevalet.

Ce visiteur matinal qui lui arrivait, n'était autre que le père de Sabine, M. de Mussidan. Il ne l'avait aperçu que deux fois en sa vie, c'en était assez pour ne l'oublier jamais.

Le comte, lui aussi était ému. Ce n'est qu'après une longue nuit d'insomnie et d'angoisses, après les plus cruels débats, qu'il s'était décidé à cette démarche. Mais il avait eu le temps de se préparer.

– Vous m'excuserez, monsieur, commença-t-il, de me présenter chez vous à pareille heure, mais je tenais essentiellement à vous rencontrer.

 

André s'inclina. En deux secondes, mille suppositions, les plus diverses, avaient assailli son esprit. Comment M. de Mussidan venait-il chez-lui, dans quel but?.. Était-ce en ami ou en ennemi? Était-ce de son chef, ou l'avait-on envoyé? Qui lui avait donné l'adresse?..

– Je suis grand amateur de peinture, poursuivit le comte, et un de mes amis, dont le goût est très sûr, m'a parlé avec enthousiasme de votre talent. C'est vous expliquer la liberté que je prends, la curiosité m'a poussé, j'ai voulu voir.

La fin de la phrase ne venait pas; il s'arrêta court et ajouta:

– Je suis le marquis de Bivron.

Ainsi M. de Mussidan pensait n'être pas connu, et il espérait cacher sa personnalité. C'était déjà un indice.

– Je ne puis qu'être très flatté de votre visite, répondit André; malheureusement je n'ai rien d'achevé en ce moment; je n'ai là que des études et quelques esquisses… Si vous voulez les voir?..

Le comte ne se fit pas répéter l'invitation. Il était affreusement embarrassé de son personnage, et se sentait rougir sous le regard franc et hardi du jeune peintre. Et pour comble, dès en entrant, il avait aperçu dans un des angles de l'atelier ce tableau mystérieusement voilé dont lui avait parlé le doux père Tantaine.

Il se mit donc à tourner autour de l'atelier, donnant en apparence toute son attention aux toiles accrochées au mur, faisant en réalité d'héroïques efforts pour garder son sang-froid et dissimuler l'atroce douleur qui déchirait son âme.

– Ainsi donc, pensait-il, les misérables n'ont pas menti, et ce rideau de serge cache le portrait de ma fille!.. Ainsi, cet homme est l'amant de Sabine! Elle venait ici, elle y passait ses journées, et je ne me doutais de rien. Hélas!.. à qui la faute? Quels reproches ai-je le droit de lui adresser?.. Pauvre enfant!.. Il y a longtemps que sa mère a déserté le foyer, moi je fuyais ma maison, elle restait seule, privée de caresses, de conseils, d'affection… Elle a écouté la voix de son cœur, elle s'est abandonnée à qui lui promettait ces tendresses que lui refusaient ses parents.

Du moins, le comte était forcé de s'avouer que le choix de Sabine ne lui paraissait pas indigne. A première vue il avait été frappé de l'attitude pleine de noblesse du jeune artiste, de sa mâle beauté, de l'expression énergique et intelligente de sa physionomie.

– Hélas!.. ajoutait-il, il l'aime sans doute, et cependant, dès qu'elle a connu nos périls, sans hésiter elle s'est dévouée… oui, elle l'aime, car si elle a eu le courage de renoncer à lui, elle a failli mourir.

De son côté, André redevenu maître de lui, délibérait, et se demandait quelle conduite tenir.

– Ah!.. vous vous présentez chez moi sous un nom d'emprunt, monsieur le comte, pensait-il; soit, je respecterai votre incognito, mais j'en profiterai pour vous faire connaître la vérité, je vous dirai ce que je n'aurais peut-être jamais osé vous dire…

Si extrême que fût la préoccupation d'André, elle ne l'empêchait pas d'observer son visiteur, et il remarquait fort bien que les regards de M. de Mussidan revenaient sans cesse, et comme à la dérobée, sur le tableau voilé.

– Il faut, se disait-il, qu'on ait parlé au comte de ce portrait, et c'est pour lui qu'il vient… Qui a pu lui en parler?.. Nos ennemis. Donc, on a dû calomnier Sabine…

Cependant, M. de Mussidan avait passé en revue toutes les esquisses, et il avait eu le temps de rassembler toute son énergie. Il revint vers André.

– Recevez mes félicitations, monsieur, prononça-t-il; les éloges de mon ami, que je croyais exagérés étaient encore au-dessous de votre beau talent. Je regrette toutefois que vous n'ayez rien d'absolument fini, car vous n'avez rien, n'est-ce pas?..

– Rien, monsieur.

Le regard du comte vacilla, et c'est avec un tremblement dans la voix qu'il reprit:

– Pas même ce tableau, dont la bordure splendide dépasse ce rideau de serge?

Bien qu'il attendit cette question, le jeune peintre rougit excessivement.

– Pardonnez-moi, monsieur, reprit-il, ce tableau est complétement terminé, seulement je ne le montre à personne.

Après cela, M. de Mussidan ne pouvait plus douter de la sûreté des informations du vieux clerc d'huissier.

– Je devine, fit-il, c'est un portrait de femme?

– C'est un portrait de femme, oui, monsieur.

La situation était étrange, et ils n'étaient guère moins troublés l'un que l'autre; ils détournaient la tête, essayant de cacher leur trouble.

Mais le comte s'était juré qu'il irait jusqu'au bout.

– C'est tout simple, dit-il avec un rire forcé, on est amoureux. Tous les grands peintres ont immortalisé la beauté de leur maîtresse.

Les yeux d'André étincelèrent.

– Arrêtez, monsieur, interrompit-il, vous vous méprenez!.. Ce portrait est celui de la plus pure et de la plus chaste des jeunes filles. Je l'aime, cesser de l'aimer me serait aussi impossible que de suspendre par le seul effort de ma volonté, la circulation de mon sang… mais je la respecte plus encore. Elle, ma maîtresse, grand Dieu!.. Je me mépriserais plus que le dernier des misérables, si abusant jamais de sa sainte confiance, j'avais murmuré à son oreille un mot, un seul mot, un seul qu'elle n'osât pas répéter à sa mère!

De sa vie M. de Mussidan n'avait éprouvé une plus délicieuse sensation. André disait vrai, il le sentait à son accent, et il était tenté de lui serrer les mains, de lui sauter au cou.

– Vous m'excuserez, monsieur, dit-il; mais un portrait dans un atelier, suppose un modèle qui vient poser…

– Et elle y est venue, monsieur, seule, à l'insu de ses parents, en se cachant comme pour mal faire, risquant son honneur, sa réputation, sa vie… me donnant ainsi une preuve immense de son… affection.

Il hocha tristement la tête et poursuivit:

– Hélas!.. j'avais peut-être tort d'accepter ce dévouement sublime, et je ne l'ai pas seulement accepté, je l'ai sollicité à genoux, à mains jointes… Comment la voir autrement, lui parler, entendre le son de sa voix? Nous nous aimons, mais tant de préjugés, d'affreuses conventions nous séparent, qu'il y a entre nous un abîme plus difficile à franchir que l'Océan. Elle est l'unique héritière d'une grande famille, très riche, malheureusement, très noble, très fière, tandis que moi…

André s'interrompit. Il attendait, il espérait une réponse, un mot, un encouragement, ou un blâme…

Le comte gardait le silence, il continua avec une certaine violence, mais sans amertume:

– Savez-vous qui je suis? Un pauvre diable d'enfant trouvé, déposé clandestinement dans un tour par quelque pauvre fille séduite… Un matin, à douze ans, je me suis évadé de l'hospice de Vendôme avec vingt francs en poche, et je suis venu à Paris. Et depuis, je lutte… Voici dix ans que tous les matins je m'éveille avec une volonté plus ardente que la veille. En suis-je plus avancé?.. Et encore, vous ne voyez que le côté brillant de mon existence. Ici je suis artiste, ailleurs, je suis ouvrier. C'est ainsi. Regardez mes mains, – et il les montrait, – si elles sont rudes, calleuses, c'est qu'elles ont été durcies par le ciseau et le marteau. J'ai du talent, je le crois; je réussirai, je l'espère; mais il a fallu étudier et vivre. Eh bien! l'ouvrier a nourri l'artiste, il a payé ses leçons, il lui a acheté des couleurs, des pinceaux et des toiles…

Si M. de Mussidan se taisait c'est qu'il ne pouvait se défendre d'une réelle admiration pour ce beau caractère qui se révélait à lui, et il ne voulait pas se trahir.

– Tout cela, reprit André, elle le sait, et elle m'aime quand même. Elle a confiance en moi. Quand j'ai désespéré, c'est elle qui m'a crié: courage! Ah!.. elle a raison, si la patience et la volonté donnent le génie. Ici même elle m'a juré que jamais elle ne serait la femme d'un autre, et j'ai foi en sa promesse. Il n'y a pas un mois, un des hommes les plus brillants de Paris sollicitait sa main; elle est allée à lui et lui a conté notre histoire, et lui, il s'est retiré généreusement, et il est aujourd'hui mon ami le plus cher…

Il s'arrêta, car il étouffait; c'était la cause de son bonheur qu'il plaidait, pour le cas où il triompherait du marquis de Croisenois, et son anxiété était affreuse.

– Et maintenant, monsieur, reprit-il après un moment, souhaitez-vous voir le portrait de cette jeune fille?

– Oui, répondit le comte, oui, je vous serai reconnaissant de cette marque de confiance.

André s'approcha du cadre, et déjà il touchait le rideau, quand, tout à coup, se ravisant, il se retourna.

– Eh bien!.. non, s'écria-t-il, non, continuer cette comédie serait indigne de moi.

M. de Mussidan pâlit. Ce mot pouvait avoir une terrible signification.

– Que voulez-vous dire? balbutia-t-il.

– Que je vous connaissais, monsieur, que je savais que je parlais au comte de Mussidan et non au marquis de Bivron. Je ne découvrirai pas ce tableau sans vous avoir prévenu, sans vous avoir dit…

D'un geste bienveillant, le comte l'empêcha d'achever.

– Je sais, monsieur, prononça-t-il, que je vais voir le portrait de Sabine, découvrez-le, je vous prie.

Le jeune peintre obéit, et pendant un moment M. de Mussidan demeura en extase devant cette œuvre véritablement remarquable.

– Oui, c'est bien elle, murmura-t-il, voilà bien son sourire, l'expression de ses yeux… c'est beau!

Il prononça encore quelques mots à voix basse; puis lentement, il alla s'asseoir dans le fauteuil du jeune peintre et parut se recueillir.

Le malheur est un rude maître. Quelques semaines plus tôt, il eût souri et haussé les épaules à la proposition de donner sa fille à ce petit peintre. Alors il songeait à M. de Breulh-Faverlay.

A cette heure, il eût reçu comme une faveur céleste la liberté de choisir André pour Sabine. C'est qu'il pensait à Croisenois.

A ce nom maudit qui montait à ses lèvres, le comte tressaillit.

Pour qu'André montrât une telle assurance, il fallait, pensait-il qu'il n'eût pas été informé des derniers événement.

Il interrogea et fut détrompé.

Sûr d'avoir gagné sa cause, le jeune peintre osa dire à M. de Mussidan tout ce qu'il savait, comment et par qui il l'avait su, l'empressement à le servir de M. de Breulh, quel rôle avait accepté la vicomtesse de Bois-d'Ardon; enfin, ses conjectures, ses démarches, ses investigations, ses présages de succès, ses projets, ses espérances…

Il s'exprimait avec une véhémence extraordinaire, son énergie débordait, l'enthousiasme donnait à son regard une expression sublime, et sa parole enflammée rallumait dans le cœur du comte l'espoir près de s'éteindre.

– Oui, nous triompherons, disait-il, je le sens, je le sais, j'entends une voix qui me l'assure!..

Longtemps encore ils étudièrent la situation, et le résultat de leurs délibérations fut qu'il fallait redoubler de prudence, dissimuler, ne rien dire encore à Sabine, et faire figure au marquis de Croisenois.

Surtout et avant tout, ils devaient ne jamais se voir, et cacher soigneusement leur cordiale entente.

Onze heures sonnaient lorsque M. de Mussidan se leva pour se retirer.

Après être resté un moment en contemplation devant le portrait de sa fille, il revint au jeune peintre, en lui prenant la main:

– Monsieur André, prononça-t-il d'une voix émue, vous avez ma parole. Si nous parvenons à nous délivrer des misérables qui nous tiennent le couteau sur la gorge… Sabine sera votre femme…