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Les amours d'une empoisonneuse

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– En quoi cela vous servira-t-il pour recouvrer votre liberté? Mon ami, votre douleur vous égare.

– Demain, deux guichetiers porteront mon cadavre au cimetière, sans plus de façons.

Le corps d'un prisonnier depuis longtemps oublié ne s'enterre pas à une grande profondeur; on creuse tant bien que mal un trou, on y jette le corps, et par-dessus on laisse tomber quelques pellettes de terre.

Puis, les geôliers s'en vont boire un coup au cabaret et tout est dit.

– Vous êtes sûr que c'est ainsi que cela se pratique?

– Notre guichetier me l'a dit cent fois. Maintenant, si là, au cimetière, se trouvait à propos un homme, un ami, possesseur de ce breuvage dont quelques gouttes ont rendu la vie au porte-clefs, que vous croyiez mort, qu'arriverait-il?

– Ah! s'écria Sainte-Croix, je tremble de vous comprendre.

– Cet ami déblaierait bien vite la fosse, déchirerait le sac renfermant mon cadavre, et, faisant glisser dans ma gorge quelques gouttes de la liqueur bénie, me rendrait à l'existence.

– Mais c'est un moyen terrible, effroyable.

– C'est le seul, et je veux être libre. Maintenant, chevalier, vous plairait-il d'être cet ami?

– Non, jamais, jamais. Permettre à l'homme que j'aime le mieux au monde de risquer ainsi sa vie est au-dessus de mes forces. Je refuse.

– Soit. Personne alors ne viendra interroger ma fosse, peu importe. Mon corps ne sera plus à la Bastille demain.

– Maître, je vous obéirai, dit Sainte-Croix, agité d'une émotion terrible; je serai au cimetière demain.

– Et je ne manquerai pas au rendez-vous, chevalier; mais, sur toutes choses, hâtez-vous, aussitôt que les fossoyeurs se seront retirés, et souvenez-vous de la façon dont j'ai administré le contre-poison au guichetier.

Il remit alors à son compagnon une petite fiole qu'il était allé prendre dans la cachette aux poisons.

– Voici ma vie, lui dit Exili d'un ton solennel en fixant sur lui ses yeux ardents; ma vie est désormais entre vos mains. Pour tous, ce soir, Exili aura cessé de vivre.

L'Italien achevait de donner à son élève ses suprêmes instructions lorsque rentra le guichetier.

– Êtes-vous prêt, monsieur le chevalier? demanda cet homme.

Sainte-Croix se jeta dans les bras d'Exili:

– Adieu, mon maître, adieu, mon ami, lui dit-il. Puis, tout bas: A demain! ajouta-t-il.

– A demain! murmura l'Italien.

Et la porte se referma avec son bruit lugubre de serrures et de verrous.

Resté seul, le terrible alchimiste se promena longtemps avec une terrible agitation dans son cachot. Son exaltation était tombée.

Seul, désormais face à face avec lui-même, face à face avec la mort, il ne songeait plus à composer son visage, et les angoisses épouvantables qui l'agitaient auraient pu se lire sur sa figure d'ordinaire si impassible.

De temps à autre des mots entrecoupés lui échappaient.

– C'est folie, disait-il, de tenter une si dangereuse aventure. C'est défier Dieu que de défier ainsi la mort.

Et il reprenait sa promenade insensée.

– Eh! qu'importe, reprenait-il encore. Ne vaut-il pas mieux une mort violente et rapide qu'une longue agonie?

Qui sait? abattu par la maladie, affaibli par le désespoir, je donnerais peut-être à ceux qui entoureraient mon grabat un spectacle ridicule.

J'aurais peur, peut-être, moi qu'on ne vit jamais ni trembler ni pâlir. Qui peut répondre de soi lorsque vient l'heure suprême.

Qui sait? Je demanderais peut-être un prêtre. Ah! un prêtre! Exili, l'empoisonneur! Exili, l'alchimiste, l'exécuteur des hautes-œuvres de madame Olympia, demander un prêtre!.. Qui sait? sa curiosité pieuse m'arracherait peut-être mes secrets; il ouvrirait à mes yeux les soupiraux de l'enfer, il troublerait mon âme agonisante, égarerait ma raison vacillante, et je me confesserais humblement; j'avouerais tout, je demanderais pardon à Dieu!.. Quelle comédie grotesque!..

Un sinistre ricanement, qui retentit lugubrement dans le cachot, ponctua ces dernières paroles.

– Non, non, continua l'empoisonneur, plus d'hésitation, plus de faiblesses.

Eh! si je meurs je ne connaîtrai que plus tôt le grand problème. La curiosité vaut bien un sacrifice.

Allons, le sort en est jeté; mes poisons, qui ne m'ont jamais trahi lorsqu'il s'agissait des autres, ne me trahiront pas lorsque ma propre existence est en jeu.

Et, se précipitant vers l'endroit où étaient cachées toutes ses richesses, il brisa les flacons et les creusets, répandit dans les cendres de l'âtre les élixirs mortels, jeta aux vents de la fenêtre les poudres mortelles.

Puis il souleva les carreaux de la soupente et y jeta tous les débris. Il y cacha aussi l'échelle presque terminée.

Comme il achevait ce travail:

– Il serait malhonnête, se dit-il, de priver le pauvre diable qui me succédera de ces moyens de s'enfuir; prévenons-le.

Et il retraça à la hâte le récit de ses espérances, joignant un plan à cette relation, et attacha le tout à l'extrémité de l'échelle.

Montant alors sur un escabeau, il grava sur la muraille, à l'aide d'une pointe de fer, ce seul mot:

Cherchez!

De la dernière lettre de ce mot, partait une ligne qui aboutissait aux carreaux descellés.

– A moi, maintenant! dit-il.

Déjà il saisissait la coupe où était préparé le narcotique, lorsqu'une réflexion, qui traversa son esprit comme un éclair, le cloua immobile.

– Si Sainte-Croix ne venait pas au rendez-vous! s'écria-t-il.

Et il réfléchit longtemps.

Ce profond observateur repassait dans sa mémoire les moindres circonstances qui avaient marqué les longs mois de sa captivité avec le chevalier.

Il rapprochait toutes les paroles, toutes les actions de son ancien compagnon; il en analysait le sens caché, les condensait jusqu'à en tirer des conséquences presque mathématiques. Enfin, de déductions en déductions, il en arriva à cette certitude horrible.

– Non, il ne viendra pas. Ou s'il vient, ce sera pour s'assurer de ma mort. Qui sait! il piétinera peut-être sur la terre fraîchement remuée, dans la crainte de me voir tôt ou tard sortir de la tombe comme un remords.

Oui, continua-t-il, se parlant tout haut à lui-même, tant était forte son émotion, oui, il doit me trahir; il me trahira.

La logique sans cela ne serait pas la logique. Il me doit tout, donc il me hait.

J'ai mis des armes entre ses mains, donc il les doit tourner contre moi.

Enivré du peu que je lui ai donné de ma science, il se croit fort, tout-puissant, maître du monde.

En moi, il a toujours vu plutôt un maître qu'un ami: son orgueil en est blessé.

Il croit pouvoir se passer de moi, il cherchera à me supprimer. Libre, que serais-je pour cet homme? Un complice.

On se débarrasse toujours de ses complices, lorsqu'on le peut sans danger; c'est élémentaire.

Mon ancien ami est donc aujourd'hui mon plus mortel ennemi.

Que peut être l'amitié pour un homme qui a lâchement abandonné son fils? A sa place, d'ailleurs j'agirais comme il agira; il est mon élève, c'est tout dire.

Oh! mais prends garde, chevalier, tôt ou tard je me vengerai. Je ne suis pas dans le cercueil encore; et un homme comme moi, lorsqu'il a deviné le danger, l'évite toujours.

J'ai encore une ressource!..

Exili s'assit alors devant la table, unique meuble du cachot, et, prenant une plume, couvrit deux pages de son écriture fine et serrée.

Dans cette feuille de papier, dont il avait relu attentivement plusieurs fois le contenu, il roula soigneusement une petite fiole semblable à celle qu'il avait donnée à Sainte-Croix, et serrant le tout dans un mouchoir, il sembla plus tranquille.

Sa figure reprit cette souriante ironie d'un homme qui vient par son adresse de conjurer un extrême péril.

La suscription de la lettre portait ces seuls mots:

A mon fils Olivier

Lorsque le geôlier, portant le dîner des prisonniers, parut dans la prison à l'heure accoutumée, il trouva l'Italien étendu sur sa couchette.

– Seriez-vous malade, monsieur? demanda-t-il avec intérêt.

– Je me sens fort mal, répondit Exili.

– Il ne faut pas, monsieur, vous laisser ainsi abattre; vous avez perdu votre ami, mais bientôt M. de Baisemeaux vous enverra un autre compagnon.

– Le nouveau prisonnier trouvera la prison vide.

– Ne parlez pas ainsi, monsieur, reprit le geôlier en s'avançant vers la couchette de celui qu'il appelait son sauveur; vous ne sauriez croire combien vous m'attristez; allons, bon courage, votre tour d'être libre viendra, et si une bouteille de bon vin…

– Merci, mon ami, de votre intérêt; mais, je le sens, mon heure est venue; je suis vieux, voyez-vous, très vieux, et j'ai beaucoup souffert dans ma longue existence.

L'âme est forte encore, l'esprit sain; mais l'enveloppe s'est usée; ma vie n'était plus qu'une lueur vacillante que le moindre souffle devait éteindre. La douleur d'une séparation inattendue m'aura tué.

Exili parlait ainsi d'une voix affaiblie. Le geôlier, attendri, essuyait dans le coin de ses yeux de grosses larmes d'attendrissement.

– Au moins, monsieur, si je pouvais quelque chose pour vous!

– Hélas! mon ami, on ne peut plus rien pour moi. Et cependant, si vous aviez gardé souvenir des quelques services que j'ai été heureux de vous rendre…

– Eh bien?

– Il ne tiendrait qu'à vous d'adoucir mes derniers instants.

– Que faudrait-il faire pour cela?

– Peut-être risquer votre place, votre liberté. C'est trop vous demander.

Le guichetier se redressa comme indigné qu'on pût douter de sa reconnaissance et de son dévouement.

– Je vous dois la vie de ma femme, monsieur, et la mienne. Ma vie est à vous, disposez-en.

– Eh bien! reprit lentement Exili, il faudrait, aujourd'hui même, faire parvenir ce paquet à l'adresse indiquée et me faire savoir, avant ce soir, si on a trouvé le gentilhomme auquel il est adressé.

 

Il y va du bonheur, de l'avenir, de la vie même de l'être que j'aime le plus au monde. Pouvez-vous faire cela?

Le geôlier se gratta le front, suivant son habitude, quand il poursuivait une idée:

– C'est terriblement difficile, prononça-t-il; vous savez que nous autres nous sommes prisonniers aussi, que nous ne sortons jamais de la Bastille.

Mais… attendez, oui, c'est égal; je vais envoyer un soldat prévenir ma femme que je veux lui parler; je la verrai au greffe, je lui glisserai votre paquet, et avant une heure elle viendra me rendre la réponse que vous désirez.

– Merci, mon ami, dit l'Italien visiblement attendri de cet humble dévouement, merci. Vous aurez adouci les dernières heures d'un mourant.

– Hélas! monsieur, je suis honteux de ne pouvoir faire que cela; mais, moi non plus, je ne suis pas heureux, allez.

– Quoi! vous n'êtes pas content de votre sort, vous, employé dans une forteresse royale?

– Ah! monsieur! si je n'avais une femme et des enfants…

– Eh bien?

– Il y a longtemps que j'aurais jeté au diable ce trousseau de clés.

– Que feriez-vous alors?

– C'est bien ce qui m'embarrasse. Qui voudrait employer un ancien guichetier de la Bastille? Ah! si j'avais des protections!..

– Vous avez donc une ambition?

– Hélas! oui; je voudrais être guichetier au Châtelet. Voilà une bonne place! bien payé, des profits, sans compter que là au moins on n'est pas prisonnier: on peut aller, venir, dépenser un peu de ce qu'on gagne avec des amis.

– Eh bien! mon brave, outre que je suis médecin, je suis un peu prophète, je vous annonce qu'avant trois mois d'ici votre rêve sera réalisé.

– Dieu vous entende, monsieur, je vais toujours faire votre commission.

C'est avec une fébrile impatience que l'Italien attendit le retour de son messager. Enfin, comme six heures sonnaient, la porte du cachot s'entrebâilla, c'était l'honnête guichetier.

– Monsieur, cria-t-il, on a trouvé le gentilhomme!..

Et il s'enfuit en courant, craignant d'être surpris.

Une joie infernale éclata sur le visage d'Exili.

– A nous deux, chevalier, murmura-t-il, à nous deux, si tu manques à ta promesse.

S'asseyant alors sur son lit, il prit d'une main ferme le terrible narcotique, le porta à ses lèvres et retomba comme foudroyé.

Le soir même, au moment de la première ronde de nuit, le chirurgien constata la mort du vieux prisonnier italien.

Le major général donna des ordres pour qu'on l'enterrât dès le lendemain.

Un seul homme pleura: l'honnête guichetier.

Il acheta un cierge et pieusement l'alluma devant la couchette du mort.

VII
LES AMOURS D'OLIVIER

Non loin de la place des Victoires, à deux pas de l'hôtel des Fermes, s'élevait le magnifique hôtel et s'étendaient les splendides jardins du riche financier Hanyvel, ce rival détesté de Penautier.

Le quartier compris entre la rue Saint-Honoré et la rue Jean-Jacques-Rousseau était alors comme la terre natale des hommes d'argent. Comme les dévots autour du clocher de la paroisse, tous étaient venus se grouper autour de l'hôtel des Fermes, temple du Plutus de l'époque, et leurs luxueuses demeures donnaient à ces rues, qui nous paraissent aujourd'hui si étroites et si sombres, la vie et le mouvement de la richesse.

De tous ces hôtels, où s'entassaient à profusion toutes les merveilles du luxe et des arts, un des plus riches était, sans contredit, celui de messire Hanyvel, seigneur de Saint-Laurent, receveur général du clergé de France.

A prix d'or, il avait racheté de vastes terrains encombrés de sordides masures, et, comme au coup de baguette d'un enchanteur, de riants jardins ombragés de grands arbres étaient comme sortis de terre, avec leurs pelouses, leurs massifs de fleurs rares, leurs charmilles, leurs jets d'eau et leur peuple de statues.

Rien ne troublait la délicieuse solitude de ce paradis terrestre, que révélaient seuls les grands arbres qui dépassaient les murs. A force d'argent, le financier avait fait fermer toutes les fenêtres qui, des maisons voisines, dominaient son jardin, et il était bien maître et bien seul chez lui.

Seule, une petite lucarne placée presque sous les toits d'un hôtel contigu prenait jour sur l'oasis du receveur du clergé.

Cette lucarne, il ne l'avait jamais vue, et l'eût-il remarquée, que certainement il n'en eût pris aucun souci, des gens logés si haut n'existant pas pour un financier si riche.

Or, précisément à l'époque où le chevalier de Sainte-Croix fut arrêté, au sortir de l'hôtellerie du More-qui-trompe, un tout jeune homme, à la mine grave et austère, un peu triste même, était venu occuper le petit appartement d'où dépendait la chambre éclairée par la lucarne.

L'aspect du jardin, des pelouses, l'ombre des grands arbres l'avaient décidé, et, pour être sûr de n'être pas dépossédé, il avait payé une année d'avance, bien que ce ne fût point encore un usage établi par messieurs les propriétaires, et il n'avait pas tardé à prendre possession de son modeste logement.

Jamais il n'avait été si heureux.

On était alors aux premiers jours du printemps, les rayons du soleil avaient retrouvé leur chaleur, si bienfaisante aux pauvres gens; les arbres, les fleurs, les gazons renaissaient sous les tièdes caresses des brises d'avril.

Accoudé à son étroite fenêtre, le jeune locataire bénissait comme une grâce de Dieu la fortune de son voisin le financier.

Lui, pauvre habitant des mansardes, n'était-il pas de moitié dans le bonheur de l'homme riche? Ne jouissait-il pas du jardin comme s'il en eût été le propriétaire.

Peu à peu, il s'était habitué à considérer un peu comme siennes toutes ces choses. Il disait en riant: Mes arbres, mes gazons, mes statues, mes fleurs.

Il gourmandait tout bas le jardinier paresseux qui s'endormait sur sa bêche, il se fâchait contre le maladroit qui déracinait une plante; bien mieux qu'Hanyvel, il connaissait au bout d'un mois toutes les richesses du jardin.

Bientôt, à ce grand attrait qui l'attirait à la fenêtre, vint s'en joindre un autre plus doux et plus impérieux.

Un matin, au détour d'une charmille, il aperçut la fille du seigneur de Saint-Laurent.

C'était une blonde et ravissante jeune fille, à la démarche légère et gracieuse; son cou, d'un dessin exquis, avait l'admirable blancheur de la nacre; d'épais cheveux faisaient à son front pur comme une divine auréole; sa bouche, petite et mignonne, était adorable d'expression, et ses lèvres roses en s'entr'ouvrant laissaient voir le plus riche chapelet de perles qu'eut jamais rêvé un empereur de l'Inde.

Ses yeux enfin, bleus et profonds, avaient des scintillements d'étoiles par une belle nuit de mai.

Ébloui de cette beauté surnaturelle, le jeune homme ferma les yeux.

Lorsqu'il les rouvrit la vision avait disparu, elle s'était évanouie comme un de ces rêves enchantés que l'on fait à vingt ans.

Ce n'était pas un songe, elle devait lui apparaître encore, cette vision céleste…

Mais c'en était fait de son bonheur si tranquille jusque-là.

A demi-caché sous les plis d'un rideau, ses journées entières se passaient à épier la venue de la jeune fille dans le jardin.

Paraissait-elle, il s'enivrait de sa vue. Pour la mieux regarder, il eût voulu pouvoir arracher tous ces arbres qui faisaient ses délices quelques jours auparavant et dont les feuilles à chaque instant la cachaient à sa vue.

Tous les matins, à la même heure à peu près, elle venait visiter une magnifique volière placée au milieu d'un massif de plantes rares! c'était pour le jeune homme le plus beau moment de la journée.

Il l'aimait?

Et déjà son amour était si grand, si immense, qu'il ne tarda pas à reconnaître que désormais sa vie était perdue; qu'il avait au cœur une de ces passions profondes dont on meurt, parce qu'elles sont sans espoir.

Hélas! cette jeune fille était promise sans doute à quelque financier riche comme un galion, ou à quelque grand seigneur désireux de redorer son blason.

Et lui, qui avait osé lever les yeux sur elle, qui l'aimait de toutes les forces de son âme, d'où lui venait cette audace? qui était-il?

Il s'appelait Olivier et ne se connaissait ni parents, ni famille, ni personne au monde qu'il pût nommer de ce doux nom d'ami. A peine il savait son âge et il ignorait jusqu'au lieu exact de sa naissance.

Souvent il avait cherché à ressaisir les fugitifs souvenirs de ses premières années, il ne se rappelait rien de précis; les quelques tableaux de son enfance, restés en sa mémoire, étaient vagues, indistincts, confus, comme ces réminiscences du rêve à l'heure où l'esprit flotte encore entre la veille et le sommeil.

Il se rappelait vaguement avoir été élevé à la campagne, au milieu des paysans.

En fermant les yeux, il croyait voir encore une petite ferme couverte de chaume, bâtie sur le bord d'une grande route à quelque pas d'un bois immense.

Il se souvenait encore des compagnons de ses premiers jeux, trois ou quatre petits paysans bien pauvres, bien sales, à peine vêtus, avec lesquels il allait se rouler dans les herbes ou jeter des pierres dans un petit ruisseau aux eaux bleues, qui coulaient à l'extrémité d'un grand jardin.

Là, s'arrêtaient toutes ses notions sur son passé, jusqu'au jour où il avait quitté la ferme pour n'y plus revenir.

Ce grand jour, par exemple, était resté merveilleusement présent à son esprit. C'était le premier épisode bien distinct de sa vie, le plus décisif aussi sans doute.

Un matin, un carrosse qui lui avait semblé magnifique, mené grand train par quatre chevaux et deux postillons, s'était arrêté devant la ferme.

Un vieux gentilhomme, que deux laquais traitaient avec le plus profond respect, en était descendu et avait demandé à se rafraîchir et à se reposer quelques instants.

Naturellement sa demande avait été accueillie. Tous les gens de la ferme, ravis de la présence d'un si riche seigneur dans leur pauvre demeure et comptant sans doute sur une généreuse récompense, s'étaient empressés autour de l'étranger et s'étaient, à qui mieux mieux, efforcés de prévenir tous ses désirs.

Le gentilhomme cependant les laissait faire, sans paraître y prendre garde, avec cette suprême indolence des gens persuadés que tous les hommages leur sont dus. De tous les mets qu'on avait disposés pour lui sur une table rustique, à l'ombre d'une tonnelle, devant la porte de la ferme, il ne voulut accepter que quelques fraises et une jatte de lait.

Alors il s'était pris à regarder curieusement les marmots qui se tenaient debout à quelques pas, saisis d'admiration et de crainte, éblouis sans doute par la richesse de ses habits. Après un muet examen, qui dura près d'un quart d'heure, il s'entretint tout bas avec le fermier et sa femme.

Les propositions que l'étranger faisait aux pauvres habitants de la ferme étaient, paraît-il, bien séduisantes, car le mari et la femme poussèrent une exclamation de joie et commencèrent un long chapelet de remerciements et de protestations.

Le gentilhomme les interrompit en jetant sur la table une bourse assez lourde, dont le fermier s'empara avec avidité.

La fermière, elle, prit la main du petit Olivier, qui l'appelait maman comme, les autres, et, l'attirant près de l'étranger:

– Regarde bien ce digne seigneur, que le ciel bénisse, mon fils, il veut faire ton bonheur. Nous étions trop pauvres pour t'élever, il va t'emmener avec lui. Il te donnera de beaux habits et de bonnes choses à manger; ainsi, remercie-le bien et tâche d'être sage et de l'aimer comme si tu étais son fils.

Ces paroles avaient si vivement frappé l'imagination de l'enfant, que, jeune homme, il croyait encore les entendre résonner à son oreille.

Mais, au moment où elles furent prononcées, elles lui parurent un arrêt terrible. Il n'y comprit rien, sinon qu'il allait quitter la ferme, ceux qu'il appelait son père, sa mère, ses frères, qu'il ne les reverrait plus; qu'il allait être obligé de suivre cet homme à l'air si sévère et si dur qu'il ne connaissait pas.

Il poussa des cris déchirants, et de ses petites mains se cramponnant à la fermière, il se débattit de toutes ses forces et se défendit tant qu'il put contre celui qui voulait l'emmener.

Mais ses chétifs efforts furent vains. Les deux laquais le saisirent, le transportèrent dans le carrosse où déjà était remonté le gentilhomme, la portière se referma, les fouets claquèrent et les chevaux partirent au galop.

Longtemps l'enfant pleura, la tête cachée entre les coussins du carrosse. Mais les plus grandes douleurs s'usent vite à cet âge; la source de ses larmes se tarit, et bientôt il s'enhardit jusqu'à regarder entre ses doigts, légèrement écartés, celui qui venait de l'enlever si brusquement à sa famille. Il lui trouva l'air doux et bon.

 

Le gentilhomme, qui n'avait cessé de l'observer, l'attira alors à lui, le prit sur ses genoux, et, écartant les cheveux bouclés de l'enfant, le baisa doucement sur le front.

– Cesse de pleurer, mon petit ami, lui dit-il d'une voix caressante, ne vois-tu pas que je t'aimerai bien? Tu seras bien plus heureux avec moi qu'avec les pauvres gens que nous venons de quitter; car je suis très riche, très riche, et désormais tu seras mon fils. Tu n'auras qu'à désirer, et aussitôt tes désirs seront exaucés. Voyons, veux-tu que je sois ton père?

Le souvenir de la ferme, de celle qu'il appelait sa mère, traversa le cœur du pauvre petit, et de nouveau il se mit à sangloter et à se débattre en criant:

– Maman! maman! Je veux retourner près de maman.

– Ah! murmura le vieillard, à cet âge heureux tous les mauvais instincts dorment encore dans le cœur de l'enfant; mais le germe y est, et je saurai bien les éveiller lorsque cela sera nécessaire.

Et il se reprit à caresser son petit compagnon.

– Comment te nommes-tu, mon enfant? demanda-t-il d'une voix qu'il cherchait à faire la plus douce possible.

– Olivier.

– Eh bien! mon petit Olivier, pour commencer ta nouvelle existence, nous allons aller t'acheter de beaux habits, car nous voici arrivés à une grande ville; mais sèche tes pleurs.

La voiture, en effet, entrait au grand galop à Compiègne. Elle s'arrêta devant la plus belle hôtellerie, et un courrier avait sans doute précédé le voyageur, car l'hôte, son bonnet à la main, l'attendait sur le seuil et, s'inclinant respectueusement, lui offrit de le conduire à l'appartement qu'on avait préparé pour lui.

En moins d'une demi-journée, grâce à la facilité avec laquelle l'or glissait entre ses doigts, le vieux gentilhomme fit habiller son petit protégé.

On le parfuma d'essences, on le confia à un coiffeur, si bien que le soir même il ressemblait à l'héritier de quelque grand seigneur de la cour; car, pour son petit costume, on n'avait épargné ni la soie, ni le velours, ni les dentelles.

Lorsque tout fut terminé:

– Regarde-toi un peu, mon enfant, dit le vieillard; commences-tu à moins regretter ta ferme et les guenilles qui te couvraient? J'espère que, si maintenant tu rencontrais un de ces petits paysans avec lesquels tu jouais, tu ne les regarderais même plus.

– Oh! je les aime bien, je voudrais retourner près d'eux, répondit le pauvre petit.

Le gentilhomme fit une grimace qui ne laissait aucun doute sur le peu de satisfaction que lui causait cette réponse.

– Serais-je par hasard tombé sur une bonne nature, grommela-t-il, sur une de ces âmes d'élite que ne gagne jamais la gangrène du vice, et qui traversent la vie sans être atteintes par la contagion du mal?

Ce serait, pardieu! une rare et curieuse déveine bien faite pour moi, en vérité. Mais, baste! quand cela serait, j'y trouverais encore un intéressant sujet d'études qui me reposerait des autres. Voir un honnête homme grandir sous ma tutelle, ne serait-ce pas miraculeux?

Par ma foi, je ne ferai rien pour changer la nature de cet enfant; il sera libre de suivre ses instincts, bons ou mauvais.

Le soir même, après un excellent souper, auquel Olivier fit à peine honneur, tant il avait le cœur gros encore, le marquis ordonna qu'on lui amenât des chevaux.

Cet ordre sembla consterner l'hôte. Singulièrement attaché par la libéralité de sa nouvelle pratique, il espérait la garder au moins quelques jours, quitte à se surpasser.

Mais vainement il raconta les charmes des campagnes environnantes, les délices de sa maison, le moelleux de ses lits, le savoir-faire de son chef, le voyageur ne sembla même pas l'entendre.

La voiture fut attelée et bientôt continua sa route, menée à fond de train par les postillons largement payés.

Depuis cette mémorable journée dont les moindres détails étaient restés gravés dans sa jeune mémoire, Olivier pouvait facilement reconstruire sa vie tout entière; rien depuis ne lui avait échappé.

Jamais cependant il n'avait pu percer un étrange mystère qu'il sentait vaguement autour de lui, et lui répugnait.

Son protecteur, autant qu'il en avait pu juger, était un grand seigneur italien, immensément riche, qu'on appelait le marquis de Florenzi.

C'était un de ces hommes à la physionomie impassible, dont les traits de bronze n'accusaient jamais les années, et qui, vieillard avant l'âge, semblent rester toute leur vie sur les limites extrêmes d'une verte vieillesse, sans jamais tourner à la décrépitude.

D'une humeur douce et égale, affectueuse même, le marquis, dès les premiers jours, sembla vouloir sérieusement remplacer pour l'enfant la famille absente.

Il eut pour lui les soins les plus attentifs, l'entoura de maternelles prévenances, et ne le laissa pas, comme bien des fils de grand seigneur, aux seules mains de valets mercenaires.

Aussi Olivier n'avait pas tardé à s'attacher à son ami de toutes les forces de son âme aimante. Bien peu de mois s'étaient écoulés, que déjà il avait presque perdu le souvenir de la ferme.

Pour lui l'existence datait du moment où il avait été entraîné dans le carrosse de l'étranger.

A mesure que sa vive intelligence grandissait, les mobiles impressions de l'enfance s'évanouissaient, et à peine se souvenait-il d'avoir donné à un autre le doux nom de père qu'il donnait à son protecteur.

A la suite du marquis, Olivier avait traversé la France et l'Italie. Pendant quelques mois il avait séjourné à Florence; il avait ensuite passé l'hiver à Venise, et enfin était venu reprendre possession de son palais de Rome.

Le palais du marquis de Florenzi dans la ville éternelle suffisait à lui seul pour justifier la réputation de richesse de son possesseur.

C'était une de ces magnifiques demeures où dix générations ont pris plaisir à accumuler toutes les splendeurs du luxe et des arts de leurs époques.

Meubles, tableaux, tentures, armes rares, bahuts précieusement sculptés, argenterie miraculeusement ciselée, statues, bijoux, jamais plus magiques spécimens des richesses de l'Italie, la riche entre toutes, ne fit pousser à un connaisseur de plus justes cris d'admiration.

Le propriétaire de toutes ces merveilles était sans doute depuis longtemps blasé par leur possession, car il semblait n'y attacher aucun prix, et les ébahissements de quelques visiteurs privilégiés révélèrent seuls, à l'enfant la beauté de toutes les choses qui l'entouraient.

Le marquis recevait peu de monde. Il vivait presque seul, ne sortait que la nuit. Il passait des journées entières dans une grande bibliothèque, encombrée de manuscrits et de bouquins poudreux, communiquant par une petite porte, masquée par des rayons, avec une sorte de laboratoire d'où s'échappaient parfois d'étranges senteurs et une fumée âcre et pénétrante.

C'est dans cette bibliothèque que chaque matin Olivier venait embrasser celui qu'il appelait son père; parfois dans l'après-midi il y restait à jouer.

Les nombreux domestiques qui animaient le palais étaient d'ailleurs aux ordres de l'enfant, ils prévenaient ses moindres désirs. Voulait-il sortir, une voiture était bientôt attelée; jouer, il avait d'immenses jardins et des salles pleines des jouets les plus nouveaux.

Des maîtres de toutes sortes, les plus habiles de l'Italie, étaient chargés de son éducation, et leur tâche était facile, car il apprenait à merveille; son intelligence était comme une de ces terres fertiles qui rendent au centuple le grain qu'y hasarde la main du laboureur.

A Rome, il atteignit sa onzième année, et tous ceux qui l'entouraient ne pouvaient s'empêcher d'admirer le développement hâtif de ses facultés, la maturité précoce de sa raison.

Ainsi il vivait heureux, insouciant, lorsqu'une nuit, le marquis parut au pied de son lit:

– Mon enfant, lui dit-il, il faut te lever et partir avec moi. Dis adieu à ce beau ciel de notre chère Italie; adieu à ce palais, merveille des arts; adieu à toutes ces choses qui t'entourent, que tu aimais et que peut-être tu ne reverras plus. Il faut partir.

Le visage du marquis, en prononçant ces paroles, était singulièrement altéré; sa voix était émue, une larme tremblait au bord de sa paupière.