Za darmo

Les amours d'une empoisonneuse

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– Que voulez-vous dire?

– Rien, sinon que l'heure est venue, je crois, de notre liberté.

A ce mot de liberté qui résume à lui seul toutes les pensées, toutes les inspirations du prisonnier, Sainte-Croix ne put retenir une exclamation.

– Nous pourrions être libres! s'écria-t-il.

– Je le crois.

– Cependant, maître, vous m'avez répondu cent fois que vous aviez renoncé à votre liberté.

– Je vous ai répondu que l'heure n'était pas encore arrivée; aujourd'hui c'est autre chose.

Je vous ai appris tout ce que je pouvais vous apprendre ici; dussè-je vous faire faute, maintenant votre science est assez grande pour que vous puissiez poursuivre seul des études commencées ensemble.

Je vous ai livré les secrets que j'avais pieusement reçus de mon maître, et si je ne vous ai pas dit le dernier mot, c'est qu'après vous avoir éprouvé dans le malheur, j'ai besoin de vous voir à l'œuvre dans la prospérité.

Trouvez-vous que cette année d'épreuves et d'études a été perdue pour vous?

Pour toute réponse, Sainte-Croix serra les mains du vieil alchimiste.

– Elle ne le sera pas non plus pour l'humanité, je l'espère, continua Exili, car vous êtes bien l'homme que j'avais vainement cherché jusqu'à ce jour.

Un infernal sourire plissa les lèvres minces du terrible empoisonneur, tandis qu'il prononçait ces mots.

Si convaincu qu'il fût par d'abominables théories, par des déclamations insensées, le chevalier ne put s'empêcher de frissonner.

– Non, je n'ai jamais renoncé à ma liberté, reprit Exili après une pause, mais j'ai su attendre par dévouement pour la science.

Autrefois, d'ailleurs, j'espérais pour vous et pour moi, en ceux qui, depuis que je suis ici, ont utilisé ma science; ils sont assez puissants pour me faire ouvrir les portes…

– Et aujourd'hui?

– Sans doute, ils croient pouvoir se passer de moi; peut-être même souhaitent-ils ma mort. Nous saurons nous passer d'eux.

– C'est une évasion alors, que vous voulez tenter?

– Vous l'avez dit, chevalier.

Sainte-Croix demeura immobile et rêveur; mais sur son front et dans ses yeux, Exili pouvait lire, comme dans un livre ouvert, toutes les pensées qui remuaient son âme.

Il récapitulait tous les obstacles qui s'opposaient à une fuite. Une à une, il comptait toutes les précautions prises pour que la Bastille ne rendît jamais sa proie, geôliers, sentinelles et murailles, et il se demandait ce que pouvaient contre tant de barrières deux pauvres prisonniers.

Cette récapitulation, bien souvent déjà il l'avait faite, et à chaque fois il s'était répondu: impossible.

Cette fois encore, il arriva à cette désolante conclusion; aussi est-ce avec un morne découragement que, répondant plutôt à ses pensées qu'aux paroles de son compagnon, il s'écria:

– S'évader! inutile et cent fois folle tentative!..

– Non, dit Exili d'une voix ferme, non, quand on a pour soi une chance contre cent.

– Mais cette chance, cette chance unique, l'avons-nous?

– Je l'ai.

– O mon Dieu! murmura le chevalier transporté jusqu'au délire à cette idée, mon Dieu! faites que nous réussissions!

– Peut-être, mon cher élève, avez-vous tort d'invoquer Dieu en cette affaire. Il serait assez de son intérêt que nous ne sortissions jamais d'ici.

Exili prononça ces paroles d'un ton de mépris impossible à rendre, et, en appuyant sur les mots: «Mon cher élève,» l'empoisonneur, qui invoquait le génie du mal, affectait de ne pas croire en Dieu.

Sainte-Croix rougit. Il croyait digne de son orgueil d'égaler son maître en tout ce qu'il pouvait y avoir d'abominable en lui.

– Je vois, dit-il d'une voix sourde, que vous m'avez voulu donner une fausse joie; il vous a plu d'éprouver la force de mon caractère: c'est une triste expérience que vous venez de faire là.

– Vous ai-je donc jamais trompé? répondit sévèrement Exili. Croyez-vous donc que, depuis mon emprisonnement, j'aie perdu de vue une seule minute ma liberté?

Vous étiez libre encore que déjà mon plan était fait. Son invraisemblance même est un élément de succès; et voilà pourquoi je vous dis: «Espérez; voilà pourquoi je vous répète: Nous avons une chance pour nous.

– Oh! parlez, je vous en conjure, exclama le chevalier haletant, parlez, dites-moi vos projets, vos espérances, vos espérances plutôt!

L'Italien ne répondit pas.

S'armant d'une espèce de ciseau fabriqué avec le manche en fer d'un ustensile de cuisine dérobé au guichetier, il alla s'agenouiller au pied du mur contre lequel était adossée la couchette de Sainte-Croix.

Pendant quelques instants, il examina l'emplacement, et, ayant enfin trouvé ce qu'il cherchait, il commença à gratter le ciment qui unissait les carreaux en cet endroit.

Sainte-Croix remarqua que ce ciment, loin de se pulvériser sous l'instrument, se détachait en bandes longues et minces.

Il se pencha à son tour pour se rendre compte de ce phénomène, et il vit alors que ce qu'il avait pris pour du mortier était simplement de la mie de pain.

– Oh! dit-il joyeusement, notre besogne, je le vois, sera singulièrement simplifiée!

L'Italien sembla n'avoir pas entendu la remarque de son compagnon.

Il travaillait avec une fébrile activité. Déjà cinq ou six carreaux, soulevés avec les plus grandes précautions, venaient de mettre à jour les briques de champ et les voliges de chêne qui les soutenaient.

Exili dérangea quelques-unes de ces briques descellées à l'avance, et, déplaçant une poutrelle, ménagea une ouverture assez large pour qu'un homme pût y passer aisément.

Alors, avec une agilité qu'on n'eût certes pas attendue de son âge, il se glissa par l'étroite issue en faisant signe à son compagnon de le suivre.

Tous deux se trouvèrent alors dans une sorte de soupente ménagée entre le plafond inférieur et le plancher de leur cachot.

Cet espace était assez grand pour qu'un homme pût s'y tenir, seulement en se courbant un peu.

– Comment diable! dit Sainte-Croix, M. de Baisemeaux, qui est si embarrassé de ses locataires, n'a-t-il pas encore songé à utiliser ce réduit en y installant deux ou trois prisonniers.

– Il est probable qu'il ignore l'existence de cette soupente, ménagée il y a longtemps, sans doute, pour diminuer la hauteur d'étage de la prison située au dessous, occupée par quelque prisonnier d'importance. Mais regardez, chevalier.

Exili venait, avec de grandes précautions, de détacher de son alvéole une grosse pierre noircie par la fumée.

– Oui, dit le chevalier, par là il serait facile de s'introduire dans le conduit de la cheminée; mais le conduit ne nous mènerait-il pas simplement dans quelque autre cachot?

– A cet égard, vous pouvez vous rassurer: mais remontons; à cette heure, on pourrait nous surprendre; maintenant je puis vous expliquer mon plan.

Et il replaça la pierre.

Tous deux, avec quelque peine, regagnèrent leur cachot. La volige et les briques furent remises dans leur état primitif; les carreaux soigneusement ajustés et les interstices de nouveau bouchés avec de la mie de pain.

Exili s'assura que nul ne pouvait s'apercevoir du travail qui avait eu lieu; pour plus de sûreté, il répandit en cet endroit une poignée de poussière, et seulement alors il parut disposé à reprendre sa confidence.

– Je vous écoute, maître, dit Sainte-Croix, que l'impatience dévorait.

– Sans doute, commença l'Italien, vous savez que la chambre de la question est située au rez-de-chaussée de la tour que nous occupons?

– Je l'ignorais.

– Je fis, moi, cette remarque, si heureuse pour nous, dès le second jour de mon entrée à la Bastille; car on avait eu l'idée de me torturer un peu pour m'arracher quelques confidences.

– Eh quoi! mon ami, on vous appliqua la question!

– Hélas! oui, chevalier, mais d'une façon fort douce, je vous jure. On voulait des révélations; je parus fort disposé à en faire. Jamais patient n'eut la langue si bien déliée.

Sainte-Croix regarda Exili d'un air singulièrement étonné.

– Comment! dit-il, vous, toujours si fort, vous vous êtes senti faible à l'approche de la douleur?

L'Italien ne répondit que par un sourire à la question de son jeune compagnon.

– Les juges, continua-t-il, me voyant si bien disposé à parler, furent saisis d'une épouvante vraiment extraordinaire.

– Que pouvaient-ils donc craindre?

– Peu de chose: seulement d'entendre mes réponses.

– Que vous demandaient-ils donc?

– Les noms des personnes qui m'étaient venues visiter depuis mon arrivée en France.

– Oui, je comprends.

– Véritablement, l'inquiétude de ces pauvres juges me faisait pitié.

Leur bouche m'interrogeait, leurs yeux me commandaient le silence.

Peut-être vous sera-t-il donné un jour de voir un tribunal interroger en tremblant un accusé, et redouter ses réponses plus qu'il ne redoute ses questions; c'est ce qui m'arriva, et c'est l'histoire de tous ceux qui se sont trouvés mêlés aux intrigues intimes de la cour.

Les grands, en général, aiment peu les hommes que le hasard ou la curiosité a rendus maîtres de leurs petites histoires, et je sais, moi, pas mal de secrets fort dangereux à porter.

– Je m'explique, dit Sainte-Croix, qu'on aime à vous savoir en lieu sûr. La Bastille garde les secrets.

– Ce fut tout à fait l'avis de mes juges; mais ils préférèrent ne pas partager mes secrets, dans la crainte de partager aussi ma prison; et comme je réussis à leur persuader que je parlerais à la première douleur de la torture, ils y allèrent avec infiniment de précaution.

– Ah! s'écria Sainte-Croix, en se frappant le front, tout m'est expliqué maintenant.

– Quoi donc?

– La longueur de ma captivité, les difficultés qu'éprouvent mes amis lorsqu'ils sollicitent ma liberté.

 

– Que voulez-vous dire?

– Oui, c'est bien cela, continua le chevalier en repoussant son compagnon avec une sorte d'horreur; on sait que je partage votre cachot, ou peut croire qu'ensemble nous avons remué la cendre de vos souvenirs; qui sait! M. de Baisemeaux s'imagine peut-être que vous m'avez confié tous vos secrets, et votre amitié me condamne comme vous à une prison éternelle.

– Enfant, répondit l'Italien d'un air de pitié, les choses dont je vous parle passent bien au-dessus de la tête de M. le gouverneur de la Bastille; pour lui je ne suis qu'un fou peu dangereux.

Non, votre captivité ne viendrait pas de là, mais bien plutôt de Penautier, qui, s'il était un homme habile, devrait à tout jamais vous laisser ici.

– Oh! si je le croyais!

– Mais peu importe, puisque avant peu nous serons libre. Donc, écoutez-moi.

Tandis qu'on me torturait avec toute la douceur imaginable et qu'on faisait semblant de me serrer les pieds dans les brodequins, je pus examiner à loisir la chambre où je me trouvais.

Dans le fond, je remarquai une espèce de fourneau de forge où l'on faisait chauffer les fers. On y fait grand feu quelquefois; par conséquent, je me dis que le conduit pour la fumée devait être fort large et allait directement jusqu'au toit. Je calculai ensuite que le mur contre lequel était adossé ce fourneau devait correspondre à l'un des murs de ma prison.

– Alors, c'est ce conduit que nous venons de voir?

– Précisément. Mais, comme bien vous pensez, je ne trouvai pas du premier coup.

Vainement, pendant plus de huit jours, j'interrogeai tous les murs, je sondai toutes les pierres, les unes après les autres, à la hauteur de notre étage; en effet, le conduit fait un coude brusque, de telle sorte que si la soupente entre les deux plafonds n'eût pas existé, toutes mes espérances étaient évanouies, car déjà, sur ce conduit, j'avais, par la pensée, bâti un plan d'évasion.

– Mais cette soupente, qui vous la fit découvrir?

– Le hasard. Appelé au greffe un jour, je vis ouverte la porte du cachot situé au-dessous du nôtre; j'aperçus le plafond.

Instinctivement j'en mesurai la hauteur; puis, ayant compté les marches pour remonter ici, j'en arrivai à me convaincre qu'il devait y avoir un grand espace vide. La nuit même je me mis à l'œuvre, je descellai les carreaux et bientôt j'eus trouvé ce que je cherchais.

– Mais, objecta Sainte-Croix, une fois dans la chambre de la question, en quoi serons-nous plus avancés?

– Attendez donc, poursuivit l'Italien. On devait m'appliquer la question de l'eau.

On y renonça. Mais lorsque les juges donnèrent l'ordre de me reconduire dans ma prison, je pus voir le bourreau jeter l'eau préparée à l'avance dans un grand trou circulaire situé non loin du fourneau, et dont l'orifice était caché par des planches.

Je prêtai l'oreille. Un bruit sourd et prolongé me prouva que cette eau devait tomber à une grande profondeur; j'en conclus que ce trou pourrait bien être quelque citerne abandonnée communiquant avec les fossés de la Bastille. Il s'agissait de s'en assurer.

Aussitôt donc que j'eus découvert la soupente et trouvé le conduit de cheminée, je n'hésitai pas à m'y glisser. Arrivé à la Chambre des tortures, sans autres difficultés que deux grilles à desceller, je courus à ce que je croyais être une citerne, je soulevai le couvercle et je m'y engageai sans hésiter…

– Et vous vous étiez trompé, n'est-ce pas? interrompit Sainte-Croix, qui écoutait avec une anxiété terrible le récit de son impassible compagnon.

– Non, je ne me trompais pas. Arrivé, non sans périls, au fond de la citerne, j'y trouvai une espèce de canal bas et étroit où croupissait un demi-pied d'une eau puante et vaseuse.

Déjà je me croyais sauvé, je me voyais libre, lorsqu'au bout d'une quinzaine de pas, je fus arrêté court par un obstacle imprévu.

Une pierre énorme obstruait le canal en cet endroit, au-dessous, une très petite ouverture laissait seulement un libre écoulement à l'eau.

Hélas! contre cette masse tous mes efforts se brisèrent, inutilement je m'y ensanglantai les mains.

Enfin, je compris que je ne pouvais rester davantage, le jour allait venir; je remis mon travail à la nuit suivante, et je regagnai mon cachot; je comptais creuser un passage au-dessous de la pierre. Malheureusement, le lendemain, j'avais un compagnon.

Sainte-Croix frissonna à ces mots, il se rappela la mort étrange de ceux qui jusqu'alors avaient partagé le cachot du terrible empoisonneur.

– Ce prisonnier, reprit Exili après un moment de silence, pouvait m'être un aide précieux.

Mais, avant de lui confier mes espérances, je voulais savoir s'il en était digne; une imprudence pouvait me coûter la liberté.

– En quoi? Son désir d'être libre ne devait-il pas être votre sûr garant?

– Enfant, dit Exili, une trahison pouvait aussi bien lui donner cette liberté! Pour l'éprouver, je lui fis une confidence insignifiante; dès le lendemain, il fit appeler le major général et lui révéla ce que je lui avais confié.

– Et ce fut son arrêt de mort?

– Vous l'avez dit.

– Malheureux! murmura Sainte-Croix.

– Oui, continua amèrement Exili, le malheureux! qui, sans scrupule, eût trahi la confiance d'un compagnon de misère!

Ah! cette mort-là ne me pèse guère! N'étais-je donc pas dans mon droit en me défendant?

Seul de nouveau, je renouvelai bien des fois encore le périlleux voyage; mais je dus renoncer à creuser un passage sous la pierre; le canal était soigneusement pavé, et les dalles de grès résistèrent à tous mes efforts.

Alors j'entrepris de desceller la pierre. Œuvre gigantesque et qui eût paru folle à tout autre qu'un prisonnier, j'étais privé de toute espèce d'instruments et obligé de travailler dans l'obscurité la plus profonde.

Mais le temps et la patience sont deux forces auxquelles rien ne résiste. Donnez-moi des siècles et avec une épingle je renverserai la Bastille. La goutte d'eau presque impondérable qui tombe toutes les secondes, finit par user le rocher; ainsi j'espérais renverser cette pierre qui seule me séparait de la liberté.

Pendant deux ans de suite, toutes les nuits, j'entrepris mon périlleux voyage; on me donna un autre compagnon, il mourut; je voulais être libre.

J'avais réussi à me fabriquer quelques instruments: une scie, une sorte de ciseau, un levier…

Enfin, une nuit, après d'incroyables efforts, je sentis que la pierre commençait à se remuer dans son alvéole; j'eus comme un délire de joie, bientôt calmé, hélas! car je venais de m'apercevoir que jamais, avec mes seules forces, je ne parviendrais à détourner assez la masse pour m'ouvrir un passage.

– Oh! mais maintenant, s'écria Sainte-Croix, maintenant que je joindrai mes forces aux vôtres, nous renverserons cet obstacle.

Venez, Exili, n'attendez pas une minute. Oh! tenez, je sens dans mes bras une vigueur à remuer le monde.

Exili sourit.

– Vous êtes impatient, chevalier, dit-il.

– Impatient! lorsque je vois que je touche à ma liberté, seule chose précieuse ici-bas.

O mon ami! pourquoi m'avoir laissé agoniser à vos côtés pendant plus d'une année, dans ce cachot fatal, lorsque vous pourriez m'en ouvrir les portes!

Du jour où vous m'avez jugé digne d'être votre élève, pourquoi ne m'avez-vous pas dit: Viens, partons, soyons libres!

Mais vous ne comprenez donc pas que par ce bienfait, vous m'enchaîniez à vous pour toujours, bien plus que vous ne l'avez fait en partageant avec moi votre science fatale!..

– Je ne vous ai pas encore dit tous les obstacles, interrompit Exili; il en est un que le temps seul pouvait lever.

– Et lequel?

– Tout en travaillant la nuit à mon œuvre de délivrance, le jour j'employais toute mon intelligence à me procurer un plan exact de cette partie de la Bastille; il m'importait de savoir à quel point pouvait aboutir mon souterrain.

Il serait trop long de vous dire les mille ruses auxquelles je dus avoir recours pour en arriver à mon but. Enfin, après bien des essais, il me fut prouvé que le canal ne communiquait pas aux fossés de la Bastille, mais bien à une autre citerne située dans le jardin même du gouverneur.

– Et le découragement ne s'est pas emparé de vous? demanda le chevalier que stupéfiait tant de patience et de volonté.

– L'homme de cœur ne se décourage jamais; il tourne les difficultés qu'il ne peut surmonter, voilà tout. Aux imbéciles de s'asseoir désespérés au pied de l'obstacle qui les arrête.

En feignant une maladie, je pus visiter le jardin du gouverneur.

J'ai vu la citerne; la remonter est un jeu d'enfant, et une fois sur le bord, il n'y a plus qu'une barrière matérielle, le rempart.

Il s'agit de descendre dans le fossé, et la hauteur est prodigieuse.

Il faut une échelle, me dis-je, mais cette échelle, je la ferai.

Et depuis, assembler les matériaux nécessaires, est devenu ma seule pensée.

Ce linge que vous m'avez vu demander pour vous et pour moi, matériaux; ces bandes de toile que j'obtenais du chirurgien pour un mal à la jambe que je n'eus jamais, matériaux.

Mais telle est votre inexpérience et la légèreté de votre caractère, que jamais vous ne vous êtes aperçu de rien.

– C'est vrai! s'écria Sainte-Croix, je me rappelle maintenant.

Que de fois je vous ai vu couper des bandes aux draps de votre lit et refaire ensuite la couture; mais ma pensée était si loin d'une évasion, que je ne songeais même pas à vous demander ce que vous en vouliez faire.

Mais pourquoi ne m'en avoir pas prévenu plus tôt?

Exili hocha la tête en souriant.

– En vous avertissant de mes projets, je rendais votre captivité mille fois plus pénible encore.

Par mes leçons, par mes travaux, j'ai pu vous abréger le temps.

– Mais ne pouvais-je vous aider?

– En rien. Il n'y avait qu'à attendre, et vous ne savez pas attendre.

– Cependant…

– Regardez-vous plutôt! Vos mains tremblent, votre visage est en feu, vos yeux tout hagards comme ceux d'un insensé.

Oh! je vous connais mieux que vous ne vous connaissez vous-même, et j'ai bien agi comme je devais le faire.

Mais à cette heure? à cette heure tout est prêt, nous avons les matériaux nécessaires. Il faut peu de temps pour fabriquer une échelle solide, je sais où trouver un gîte sûr en sortant d'ici, dans un mois, chevalier, nous serons libres.

Délirant de joie, Sainte-Croix serra convulsivement Exili entre ses bras.

– O mon ami! mon maître, mon bienfaiteur, disait-il, que ne puis-je, à cette heure, donner tout mon sang pour vous, pour vous qui, après m'avoir fait fort contre les hommes, redoutable et puissant par votre science, me traitez comme un père son enfant, et m'admettez à partager le fruit de votre patience et de votre courage.

Oh! merci! mille fois merci! Madeleine, ma bien-aimée Madeleine! je vais donc te revoir, je vais donc être heureux encore, doublement heureux, par l'amour et par la vengeance!

– Encore faudra-t-il qu'à nous deux nous puissions remuer la pierre, interrompit le vieil alchimiste, qui sourit doucement de l'exaltation de son élève.

– En doutez-vous, Exili? Est-ce sérieusement que vous vous demandez si la masse cédera à nos efforts? Oh! je ne doute pas, moi…

Cependant Exili avait soulevé les couvertures de sa couchette.

Il éventra son matelas, plein de linges de toute sorte, amassés depuis près de deux années.

– Voilà nos richesses, dit-il.

Sur l'heure ils se mirent en besogne.

Le temps, pour Sainte-Croix, passait rapide comme l'éclair.

Seules, les nuits lui semblaient d'une intolérable longueur.

Il ne pouvait dormir. Fermait-il les yeux, d'épouvantables fantômes peuplaient son sommeil, ses rêves étaient toujours un horrible cauchemar.

Il se voyait dans le souterrain, s'épuisant en vains efforts pour ébranler la pierre; elle résistait; puis elle finissait par tomber sur sa poitrine; elle l'écrasait de sa masse…

Une autre fois il se croyait vraiment sur le rempart de la Bastille, tous les obstacles étaient franchis; il avait passé, sans être vu, à deux pas des sentinelles du jardin du gouverneur.

Il attachait solidement son échelle et se laissait glisser le long de la muraille. Il allait toucher terre, il était libre… Mais des soldats l'entouraient, il était pris.

Alors il s'éveillait en sursaut, le front mouillé d'une sueur froide…

Il n'avait même pas la ressource de son compagnon. L'impassible Italien dormait ou feignait de dormir d'un profond sommeil.

Assis tristement sur sa couchette, il attendait le jour avec une fébrile impatience; il attendait le jour pour reprendre l'œuvre de délivrance.

 

Il mangeait à peine et sans avoir la conscience de ce qu'il faisait.

– Vous vous tuez, lui disait souvent Exili; vous vous laissez abattre, vous usez vos forces en de folles impatiences; le moment décisif venu, votre vigueur vous trahira.

– Jamais. La fièvre ne me quittera que le jour où je serai hors d'ici.

Jadis Sainte-Croix attendait avec un certain plaisir les visites quotidiennes du guichetier apportant la pitance.

C'était pour lui comme un ressouvenir du monde dont il était depuis si longtemps séparé, un trait d'union entre la société des vivants et celle des morts.

Maintenant ces visites lui paraissaient insupportables. C'était chaque fois une demi-heure au moins de perdue.

Autrefois il aimait à faire causer le geôlier; il le retenait le plus qu'il pouvait, il lui demandait des détails sur la Bastille, sur M. de Baisemeaux, sur les autres prisonniers. Depuis que seule la pensée de la liberté emplissait son cerveau, il feignait de dormir, pour éviter de parler ou même de répondre.

Le porte-clefs même s'était aperçu de ce changement et s'en inquiétait.

– Bien sûr, disait-il à Exili, M. le chevalier doit être malade.

– C'est l'effet de la prison, répondit l'Italien.

– Vous devez avoir raison. Il avait pourtant l'air de s'y habituer.

– Il n'en avait que l'air.

– Ah! il a bien tort de se désoler ainsi et de se rendre malade; ça ne l'avance à rien d'abord, ensuite il est fort ennuyeux ici.

Que lui manque-t-il, excepté la liberté! Rien absolument.

– Dans le fait, il ne lui manque que cela.

– Alors, que n'en prend-il son parti?

Je ne sais quelle manie ont tous nos pensionnaires de soupirer après la liberté, comme s'il n'était pas tout simple de s'en passer!

– C'est ce que je dis au chevalier.

– Vous avez bien raison, monsieur. Qu'il demande plutôt à M. le gouverneur d'augmenter sa ration de vin, et il ne s'ennuiera plus.

– Je l'y engagerai.

– Enfin, concluait toujours le geôlier, il est avec vous, monsieur, et c'est un grand bonheur, car s'il était dangereusement malade, vous sauriez bien le guérir.

Le guichetier parti:

– Cet homme et son insipide bavardage me font mourir, s'écriait Sainte-Croix.

– Ce qui n'empêche, mon cher chevalier, que s'il était tant soit peu clairvoyant, il devinerait bien vite nos projets.

– Malheur à lui! s'il en était ainsi. Je suis votre élève, Exili, et comme vous, je saurai défendre ma liberté.

Si je savais qu'un soupçon eût germé dans sa creuse cervelle, j'aurais vite, et pour toujours, fermé sa bouche indiscrète.

L'œuvre avançait cependant, lentement, mais sans interruption.

Selon les calculs d'Exili, l'échelle devait être bien près d'atteindre la longueur nécessaire.

Dans toute la partie terminée, les deux prisonniers avaient, avec le plus grand soin, essayé sa solidité. Elle pouvait porter un poids dix fois plus considérable que celui de chacun d'eux.

De distance en distance, de gros nœuds avaient été placés, afin de faciliter la descente.

Enfin, deux morceaux de fer qu'ils possédaient avaient été tordus de manière à former deux crampons à toute épreuve.

Sainte-Croix et son compagnon en étaient arrivés à compter non plus les jours, mais les heures qui les séparaient de leur fuite.

Tout était convenu, décidé. Au dernier moment, ils devaient briser une de leurs couchettes, afin de se procurer un levier pour desceller la pierre du souterrain.

Un après-midi, la veille de la nuit fixée pour leur évasion, les deux prisonniers terminaient leurs préparatifs, lorsque les verrous de la porte grincèrent dans leur pène.

Ils se hâtèrent de cacher tout ce qui pouvait les compromettre.

– Une visite à cette heure, murmura Sainte-Croix, qu'est-ce que cela veut dire?

– Rien de bon, sans doute, répondit Exili sur le même ton.

Le geôlier entra.

– Bonne et mauvaise nouvelle, messeigneurs, dit-il, bonne pour vous, monsieur le chevalier, mauvaise pour monsieur votre ami.

– On veut nous séparer? demanda Exili inquiet.

– Hélas! continua le geôlier, si ce n'était que cela! mais j'ai ordre de conduire monsieur le chevalier au greffe: ce soir il sera libre.

– Libre! s'écria Sainte-Croix, pâle d'émotion, libre!

Puis il chancela, battit l'air de ses bras inertes, et, comme une masse, se laissa tomber sur sa couchette.

– Ah! mon Dieu! s'écria le geôlier, il se meurt. Et moi qui croyais lui faire tant de joie; j'aurais dû prendre plus de précautions pour lui apprendre cette grande nouvelle.

Exili, courbé sous le poids d'une émotion tout autre, ne répondit pas.

– Merci, mon ami; ce n'est rien, dit Sainte-Croix, je vais mieux; ce n'est qu'un étourdissement déjà passé. Marchez, je vous suis.

Et il essayait de se relever.

– Quoi! murmura Exili, pas un mot pour moi?

Sainte-Croix ne sembla pas l'entendre.

– Je vous suis, répétait-il au guichetier; je vous suis, sortons d'ici…

– Je vous demande pardon, monsieur, répondit le guichetier, mais il faut auparavant que j'aille chez un autre de mes locataires. J'ai pris sur moi de vous prévenir quelques instants plus tôt, afin de vous laisser faire vos adieux à votre ami.

– Mais vous ne tarderez pas, je vous en prie, insista Sainte-Croix, on étouffe ici…

– Soyez sans inquiétude, monsieur le chevalier, je reviens.

Et le geôlier se hâta de sortir en refermant la porte.

Sainte-Croix, lui, qui paraissait avoir oublié la présence de son ami, colla son oreille à la serrure.

– Les pas s'éloignent, murmura-t-il, je les entends dans les escaliers; ils se perdent à l'étage au-dessous. Grand Dieu! s'il allait ne pas revenir!

– Il reviendra, soyez-en sûr, prononça Exili d'un air sombre.

Cette voix sembla tirer le chevalier d'un songe; il fixa celui qu'un instant avant il appelait encore son sauveur.

– Pardon, dit-il, pardon, ma joie me fait honte, Exili; mais je n'ai pas été maître de moi. Songez donc que je m'attendais si peu à cet événement. Dire que je vais être libre!

– Oui, et votre liberté me condamne désormais à une éternelle prison. Vous l'avez oublié.

– Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit, mon ami, pardonnez-moi, mais croyez bien…

– Comment ne vous pardonnerais-je pas? reprit Exili en se contraignant visiblement; votre égoïsme est si naturel. C'est celui des gens heureux.

Pour vous, les portes s'ouvrent, que vous importe celui qui reste?..

– Oh! vous êtes cruel.

– Non, mais je connais les hommes pour les avoir pratiqués. Je ne me plains même pas du sort qui m'attend.

– Mais vous exagérez votre malheur. Tout est prêt pour votre évasion. Je devais vous aider, un autre vous aidera; vous ne tarderez pas, sans aucun doute, à avoir un autre compagnon.

– Je n'en ai que trop eu déjà.

Sainte-Croix eut un moment d'impatience presque aussitôt comprimé, mais Exili l'aperçut.

– Je comprends, continua-t-il, l'ennui que je vous cause.

– Mon ami, dit le chevalier, vous savez bien avec quel dévouement je vous aime; mais que puis-je pour vous? Une fois dehors, intriguer pour vous faire sortir?

– C'est inutile.

– Eh bien! alors?

– Écoutez-moi et ne perdons pas en vains propos le peu de répit que nous donne le geôlier. Vous pouvez tout pour moi.

– Vous exagérez, sans doute.

– Non, mais soyez sans inquiétude, ce que je vous demande ne vous compromettra pas.

– Quoi! vous penseriez…

– Que vous ne voudriez rien faire qui pût vous ramener ici, certainement, et c'est fort naturel.

Sainte-Croix voulut protester, l'Italien lui coupa la parole.

– Hâtons-nous, dit-il, de cette voix dure et brève que le danger et une grande détermination prise donnent aux hommes les plus forts.

Hâtons-nous, et retenez bien ce que je vais vous dire. Je suis las de la Bastille, votre départ me fera trouver la prison cent fois plus horrible.

Je ne saurais me résoudre à y rester encore, et je ne veux pas, je ne puis pas attendre un compagnon.

Demain je serai libre ou mort.

En prononçant ces paroles, l'Italien fixait sur Sainte-Croix ses yeux ardents, comme s'il eût voulu découvrir au fond de sa poitrine ses plus secrètes pensées.

– Vous connaissez mes poisons, reprit-il enfin, avez-vous gardé le souvenir de celui que nous expérimentâmes ensemble sur notre malheureux porte-clefs?

– Que voulez-vous dire?

– Ce soir même, c'est sur moi que je ferai l'expérience.

– Vous empoisonner! Exili, y pensez-vous?

– C'est le seul moyen.

Ce poison, vous le savez, est le plus puissant des narcotiques; ne vous l'ai-je pas expliqué? Grâce à lui, je puis, pendant plus de vingt-quatre heures, arrêter sans danger mon existence. Ce soir donc on constatera ma mort…