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Le crime d'Orcival

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«Il se résignait d’avance, en adoptant ce système, à disparaître, à fuir, à se cacher, à changer de personnalité à supprimer, en un mot, le comte Hector de Trémorel, pour se refaire, sous un autre nom, un nouvel état civil.

«Ces prémices, fort admissibles, suffisent à expliquer toute une série de circonstances inconciliables au premier abord. Elles nous expliquent d’abord comment, la nuit du crime, précisément, il y avait au Valfeuillu toute une fortune.

«Et cette particularité me paraît décisive. En effet, lorsqu’on reçoit, pour les garder chez soi, des valeurs importantes, on le dissimule d’ordinaire autant que possible.

«M. de Trémorel n’a pas cette prudence élémentaire.

«Il montre à tous ses liasses de billets de banque, il les manie, il les étale, les domestiques les voient, les touchent presque; il veut que tout le monde sache bien et puisse répéter qu’il a chez lui des sommes considérables, faciles à prendre, à emporter, à cacher.

«Et quel moment choisit-il, pour cet étalage imprudent en toute occasion? Le moment juste où il sait, où chacun sait dans le voisinage, qu’il passera la nuit seul au château avec Mme de Trémorel.

«Car il n’ignore pas que tous ses domestiques sont conviés pour le 8 juillet au soir, au mariage de l’ancienne cuisinière, madame Denis. Il l’ignore si peu, que c’est lui qui fait les frais de la noce et que lui-même a fixé le jour, lorsque madame Denis est venue présenter à ses anciens maîtres son futur mari.

«Vous me direz peut-être que c’est par hasard que cette somme – qu’une des femmes de chambre qualifiait d’immense – a été envoyée au Valfeuillu précisément la veille du crime. À la rigueur on peut l’admettre.

«Cependant, croyez-moi, il n’y a pas là de hasard, et je le prouverai. Demain, nous nous présenterons chez le banquier de M. de Trémorel et nous lui demanderons si le comte ne l’a pas prié, par écrit ou verbalement, de lui envoyer les fonds ce jour du 8 juillet, fixe.

«Or, messieurs, si ce banquier nous répond affirmativement, s’il nous montre une lettre, s’il nous donne sa parole d’honneur que l’argent lui a été demandé de vive voix, j’aurai, avouez-le, plus qu’une probabilité en faveur de mon système.

Le père Plantat et le docteur hochèrent la tête en signe d’assentiment.

– Donc, demanda l’homme de la préfecture, jusqu’ici pas d’objection.

– Pas la moindre, répondit le juge de paix.

– Mes préliminaires, poursuivit M. Lecoq, ont encore l’avantage d’éclairer la situation de Guespin. Disons-le franchement, son attitude est louche et justifie amplement son arrestation.

«A-t-il trempé dans le crime, est-il totalement innocent, voilà ce que nous ne pouvons décider, car je ne vois nul indice qui nous guide.

«Ce qui est sûr, c’est qu’il est tombé dans un piège habilement tendu.

«Le comte, en le choisissant pour victime, a fort bien pris ses mesures pour faire peser sur lui tous les doutes d’une enquête superficielle. Je gagerais que M. de Trémorel, connaissant la vie de ce malheureux, a pensé non sans motif, que les antécédents ajouteraient à la vraisemblance de l’accusation et pèseraient d’un poids terrible dans les balances de la justice.

«Peut-être aussi, se disait-il, que Guespin s’en tirerait infailliblement, et ne voulait-il que gagner du temps et éviter des recherches immédiates en donnant le change.

«Nous, investigateurs soucieux de détails, nous ne pouvons être trompés. Nous savons que la comtesse est morte d’un coup, du premier, comme foudroyée. Donc, elle n’a pas lutté, donc elle n’a pu arracher un lambeau d’étoffe au vêtement de l’assassin.

«Admettre la culpabilité de Guespin, c’est admettre qu’il a été assez fou pour aller placer un morceau de sa veste dans la main de sa victime. C’est admettre qu’il a été assez simple pour aller jeter cette veste déchirée et pleine de sang dans la Seine, du haut du pont, dans un endroit où il devait bien penser qu’on ferait des recherches, et cela, sans prendre même la vulgaire précaution d’y attacher une pierre pour la maintenir au fond de l’eau.

«Ce serait absurde.

«Donc, pour moi, ce lambeau de drap, cette veste sanglante affirment et l’innocence de Guespin et la scélératesse du comte de Trémorel.

– Cependant, objecta M. Gendron, si Guespin est; innocent, que ne parle-t-il? Que n’invoque-t-il un alibi. Où a-t-il passé la nuit? Pourquoi avait-il de l’argent plein son porte-monnaie?

– Remarquez, monsieur, répondit l’agent de la Sûreté, que je ne dis pas qu’il est innocent. Nous en sommes encore aux probabilités. Ne peut-on pas supposer que le comte de Trémorel, assez perfide pour tendre un piège à son domestique, a été assez habile pour lui enlever tous moyens de fournir un alibi.

– Mais, vous-même, insista le docteur, vous niez l’habileté du comte.

– Pardon, monsieur, entendons-nous. Le plan de M. de Trémorel était excellent et annonce une perversité supérieure; l’exécution seule a été défectueuse. C’est que le plan avait été conçu et mûri en sûreté, et qu’une fois le crime commis, l’assassin, troublé, épouvanté du danger, a perdu son sang-froid et n’a réalisé ses conceptions qu’à demi.

«Mais il est d’autres suppositions.

«On peut se demander si, pendant qu’on assassinait la comtesse de Valfeuillu, Guespin ne commettait pas ailleurs un autre crime.

Cette hypothèse parut au docteur Gendron si invraisemblable qu’il ne put s’empêcher de protester.

– Oh! fit-il.

– N’oubliez, pas, messieurs, répliqua Lecoq, que le champ des conjectures n’a pas de bornes. Imaginez telle complication d’événements que vous voudrez, je suis prêt à soutenir que cette complication s’est présentée ou se présentera. Est-ce que Lieuben, un maniaque allemand, n’avait pas parié qu’il parviendrait à retourner un jeu de cartes dans un ordre indiqué par le procès-verbal du pari? Pendant vingt ans, dix heures par jour, il a battu, tourné, rebattu et retourné ses cartes. Il avait, de son aveu, répété son opération quatre millions deux cent quarante-six mille vingt-huit fois, lorsqu’il gagna.

M. Lecoq allait peut-être continuer ses citations, le père Plantat l’interrompit d’un geste.

– J’admets, dit-il, vos préliminaires; je les tiens pour plus que probables, pour vrais.

M. Lecoq parlait alors en se promenant de long en large, de la fenêtre aux rayons de la bibliothèque, s’arrêtant aux paroles décisives, comme un général qui dicte à ses aides de camp le plan de la bataille du lendemain.

Et les auditeurs s’émerveillaient à le voir et à l’entendre. Pour la troisième fois, depuis le matin, il se révélait à eux sous un aspect absolument différent. Ce n’était plus ni le mercier retiré de la perquisition, ni le policier cynique et sentimental de la biographie.

C’était un nouveau Lecoq à la physionomie digne, à l’œil pétillant d’intelligence, au langage clair et concis, le Lecoq, enfin, que connaissent les magistrats qui ont utilisé le génie investigateur de ce remarquable agent.

Depuis longtemps il avait rentré la bonbonnière à portrait, et il n’était plus question des carrés de pâte qui – pour employer une expression à son vocabulaire – constituent un des accessoires de sa physionomie de province.

– Maintenant, disait l’agent de la Sûreté, écoutez-moi:

«Il est dix heures du soir. Nul bruit au dehors, le chemin est désert, les lumières d’Orcival s’éteignent, les domestiques du château sont à Paris, M. et Mme de Trémorel sont seuls au Valfeuillu. Ils se sont retirés dans leur chambre à coucher. La comtesse est assise devant la table sur laquelle est servi le thé. Le comte, tout en causant avec elle, va et vient par la chambre.

«Mme de Trémorel est sans pressentiment. Son mari, depuis plusieurs jours, n’est-il pas plus aimable, meilleur qu’il n’a jamais été! Elle est sans défiance, et ainsi le comte peut s’approcher d’elle, par-derrière, sans que l’idée lui vienne de retourner la tête. Si elle l’entend venir ainsi, doucement, elle s’imagine qu’il veut la surprendre par un baiser.

«Lui, cependant, armé d’un long poignard, est debout près de sa femme. Il sait où il faut frapper pour que la blessure soit mortelle. De l’œil, il choisit sa place, il l’a trouvée, il frappe un coup terrible, si terrible que la garde du poignard a laissé son empreinte des deux côtés des lèvres de la plaie.

«La comtesse tombe sans pousser un cri, heurtant son front à l’angle de la table qui se renverse.

«Est-ce qu’ainsi ne s’explique pas la position de la terrible blessure, au-dessous de l’épaule gauche, blessure presque verticale, dont la direction est de droite à gauche?..

Le docteur fit un signe d’approbation.

– … Et quel autre homme que l’amant ou le mari d’une femme, peut aller et venir dans sa chambre à coucher, s’approcher d’elle quand elle est assise, sans qu’elle se retourne?

– C’est évident, murmurait le père Plantat, c’est évident.

– Voilà donc, poursuivait M. Lecoq, voilà la comtesse morte.

«Le premier sentiment de l’assassin est un sentiment de triomphe. Enfin! le voilà débarrassé de cette femme qui était la sienne, qu’il a assez haïe pour se résoudre à un crime, pour se décider à changer son existence heureuse, splendide, enviée, contre la vie épouvantable du scélérat désormais sans patrie, sans ami, sans asile, proscrit par toutes les civilisations, traqué par toutes le polices, puni par les lois du monde entier.

«Sa seconde pensée est pour cette lettre, ce papier, cet acte, ce titre, cet objet d’un mince volume qu’il sait en la possession de sa femme, qu’il a demandé cent fois, qu’elle n’a pas voulu lui remettre et qu’il lui faut.

– Ajoutez, interrompit le père Plantat, que ce titre a été un des mobiles du crime.

– Cet acte si important, le comte s’imagine savoir où il est. Il croit que du premier coup il va mettre la main dessus. Il se trompe. Il cherche dans tous les meubles à l’usage de sa femme et il ne trouve rien. Il fouille les tiroirs, il soulève les marbres, il bouleverse tout dans la chambre; rien.

 

«Alors, une idée lui vient. Cette lettre, ne serait-elle pas sous la tablette de la cheminée? D’un revers de bras il jette bas la garniture, la pendule tombe et s’arrête. Il n’est pas encore dix heures et demie.

– Oui! fit à demi-voix le docteur Gendron, la pendule nous l’a dit.

– Sous la tablette de la cheminée, poursuivait l’agent de la Sûreté, le comte ne trouve rien encore que de la poussière qui a gardé les traces de ses doigts.

«Alors, l’assassin commence à se troubler.

«Ce papier si précieux que, pour sa possession, il risque sa vie, où peut-il être? Sa colère s’allume. Comment visiter les tiroirs fermés? Les clés sont sur le tapis, où je les ai retrouvées parmi les débris du service de thé, il ne les aperçoit pas.

«Il lui faut une arme, un outil pour tout briser. Il descend chercher une hache.

«Dans l’escalier, l’ivresse du sang, de la vengeance, se dissipe, ses terreurs commencent. Tous les recoins obscurs se peuplent de ces spectres qui font cortège aux assassins; il a peur, il se hâte.

«Il ne tarde pas à remonter et, armé d’une hache énorme, la hache retrouvée au second étage, il fait tout voler en éclats autour de lui. Il va comme un insensé, c’est au hasard qu’il éventre les meubles; mais, parmi les débris, il poursuit les recherches acharnées dont j’ai suivi la trace.

«Rien, toujours rien.

«Tout est sens dessus dessous dans la chambre, il passe dans son cabinet et la destruction continue, la hache se lève et s’abat sans relâche. Il brise son propre bureau, non qu’il n’en connaisse tous les tiroirs, mais parce qu’il peut s’y trouver quelque cachette ignorée. Ce bureau, ce n’est pas lui qui l’a acheté, il a appartenu au premier mari, à Sauvresy. Tous les livres de la bibliothèque, il les prend un à un, les secoue furieusement et les lance par la chambre.

«L’infernale lettre est introuvable.

«Son trouble, désormais, est trop grand pour qu’il puisse apporter à ses perquisitions la moindre méthode. Sa raison obscurcie ne le guide plus. Il erre, sans raison déterminante, sans calcul, d’un meuble à l’autre, fouillant à dix reprises les mêmes tiroirs, pendant qu’il en est, tout près, à côté, qu’il oublie complètement.

«C’est alors qu’il songe que cet acte qui le perd peut avoir été caché parmi le crin de quelque siège. Il décroche une épée et, pour sonder exactement, il hache le velours des fauteuils et des canapés du salon et des autres pièces…

La voix de M. Lecoq, son accent, son geste, donnaient à son récit un caractère saisissant. Il semblait qu’on vit le crime, qu’on assistât aux scènes terribles qu’il décrivait.

Ses auditeurs retenaient leur souffle, évitant même un geste approbateur qui eût pu distraire son attention.

– À ce moment, poursuivit l’agent de la Sûreté, la rage et l’effroi du comte de Trémorel étaient au comble. Il s’était dit, lorsqu’il préméditait le crime, qu’il tuerait sa femme, qu’il s’emparerait de la lettre, qu’il exécuterait bien vite son plan si perfide, et qu’il fuirait.

«Et voilà que tous ses projets étaient déconcertés.

«Que de temps perdu, lorsque chaque minute envolée emportait une chance de salut!

«Puis la probabilité de mille dangers auxquels il n’avait pas réfléchi, se présentait à son esprit. Pourquoi un ami ne viendrait-il pas lui demander l’hospitalité, comme cela était arrivé vingt fois? Que penserait un passant arrêté sur la route, de cette lumière affolée courant de pièce en pièce? Un des domestiques ne pouvait-il revenir?

«Une fois dans le salon, il croit qu’on sonne à la grille, et telle est sa terreur que la bougie qu’il tient à la main lui échappe, et que moi, j’ai retrouvé sur le tapis la marque de cette bougie tombée.

«Il entend des bruits étranges, tels que jamais pareils n’ont frappé son oreille. Il lui semble qu’on marche dans la pièce voisine, le parquet craque. Sa femme est-elle vraiment morte, l’a-t-il bien tuée? Ne va-t-elle pas se lever tout à coup, courir à la fenêtre, appeler au secours?

«C’est obsédé de ces épouvantements qu’il revient à la chambre à coucher, qu’il reprend son poignard et qu’il frappe de nouveau le cadavre de la comtesse. Mais sa main est si peu assurée qu’il ne fait que des blessures légères.

«Vous l’avez remarqué, docteur, et consigné sur votre projet de rapport, toutes ces blessures ont la même direction. Elles forment avec le corps un angle droit qui prouve que la victime était couchée lorsqu’on la hachait ainsi.

«Puis, dans l’emportement de sa frénésie, le misérable foule aux pieds le corps de cette femme assassinée par lui, et les talons de ses bottes lui font ces contusions sans ecchymose relevées par l’autopsie…

M. Lecoq s’arrêta pour reprendre haleine.

Il ne racontait pas seulement le drame, il le mimait, il le jouait, ajoutant l’ascendant du geste à l’empire de la parole, et chacune de ses phrases reconstituant une scène, expliquait un fait et dissipait un doute. Comme tous les artistes de génie, qui s’incarnent vraiment dans le personnage qu’ils représentent, l’agent de la Sûreté ressentait réellement quelque chose des sensations qu’il traduisait, et son masque mobile avait alors une effrayante expression.

– Voici donc, reprit-il, la première partie du drame.

«À ce transport furieux succède chez le comte un irrésistible anéantissement.

«Les circonstances diverses que je vous décris, se remarquent d’ailleurs dans presque tous les grands crimes. Toujours, l’assassin, après le meurtre, est saisi d’une haine épouvantable et inexpliquée contre sa victime, et souvent il s’acharne après le cadavre. Puis, vient une période d’affaissement, si grand, de torpeur si invincible, qu’on a vu des misérables s’endormir littéralement dans le sang, qu’on les surprenait endormis, qu’on avait toutes les peines du monde à les réveiller.

«Lorsqu’il a eu affreusement mutilé le corps de sa femme, M. de Trémorel a dû se laisser tomber dans un des fauteuils de la chambre. Et, en effet, les lambeaux de l’étoffe d’un des sièges ont gardé certains plis qui indiquent bien qu’on s’est assis dessus.

«Quelles sont alors les réflexions du comte? Il songe aux longues heures envolées, aux heures si courtes qui lui restent. Il n’a rien trouvé. Il songe que c’est à peine si, avant le jour, il aura le temps d’exécuter les mesures dont l’ensemble doit dérouter l’instruction et assurer son impunité en faisant croire à sa mort. Et il faut fuir, bien vite, fuir sans ce papier maudit.

«Il rassemble ses forces, il se lève, et, savez-vous ce qu’il fait?

«Il saisit une paire de ciseaux et coupe sa longue barbe si soignée.

– Ah! interrompit le père Plantat, voilà donc pourquoi vous regardiez tant le portrait.

M. Lecoq mettait trop d’attention à suivre le fil de ses déductions pour relever l’interruption.

– Il est, poursuivait-il, de ces détails vulgaires que leur trivialité précisément rend terribles, lorsqu’ils sont entourés de certaines circonstances.

«Vous représentez-vous le comte de Trémorel, pâle, couvert du sang de sa femme, debout devant sa glace et se rasant, faisant mousser le savon sur sa figure, dans cette chambre bouleversée, lorsqu’à trois pas de lui à terre, gît le cadavre chaud encore, palpitant.

«Se regarder, se voir dans une glace après un meurtre, est, entendez-moi bien, un acte d’épouvantable énergie dont peu de criminels sont capables.

«Du reste, les mains du comte tremblaient si fort, qu’à peine il pouvait tenir le rasoir, et sa figure doit être sillonnée de balafres.

– Quoi! s’écria le docteur Gendron, vous supposez que le comte a perdu son temps à se raser.

– J’en suis positivement sûr, répondit M. Lecoq; po-si-ti-ve-ment, ajouta-t-il en appuyant sur toutes les syllabes.

«Une serviette sur laquelle j’ai reconnu une de ces marques – une seule – que laisse le rasoir quand on l’essuie, m’a mis sur la trace de ce détail.

«J’ai cherché, et j’ai trouvé une boîte de rasoirs; l’un d’eux avait servi depuis bien peu de temps, car il était encore humide.

«J’ai serré soigneusement la serviette et la boîte.

«Et si ces preuves ne suffisent pas pour appuyer mon affirmation, je ferai venir de Paris deux de mes hommes, et ils sauront bien découvrir quelque part, dans le château ou dans le jardin, et la barbe de M. de Trémorel et le linge sur lequel il a essuyé son rasoir. J’ai examiné soigneusement le savon resté sur la toilette, et tout me fait supposer que le comte ne s’est pas servi de blaireau.

«Quant à l’idée qui vous surprend, monsieur le docteur, elle me paraît à moi naturelle; je dirai plus, elle est la conséquence nécessaire du plan adopté.

«M. de Trémorel a toujours porté toute sa barbe, il la coupe, et sa physionomie est à ce point changée que si, dans sa fuite, il rencontre quelqu’un, on ne le reconnaîtra pas.

Le docteur Gendron dut être convaincu, car il eut un geste d’assentiment, et murmura:

– C’est clair, c’est évident!

– Une fois défiguré, continua l’agent de la Sûreté, le comte s’est mis, en toute hâte, à réunir les éléments de son plan, à disposer les apparences destinées à vous égarer, à faire croire qu’en même temps que sa femme, il avait été assassiné par une bande de brigands. Il est allé chercher un vêtement de Guespin, il l’a déchiré à la poche et en a placé un fragment dans la main de la comtesse.

«Prenant alors le cadavre dans ses bras, en travers, il l’a descendu. Les blessures saignaient affreusement, de là les nombreuses taches constatées à toutes les marches.

«Arrivé au bas de l’escalier, il est obligé de poser le cadavre à terre pour aller ouvrir la porte du jardin. Cette manœuvre explique parfaitement la tache de sang très large du vestibule.

«La porte ouverte, le comte revient prendre le cadavre et le tient entre ses bras jusque sur le bord de la pelouse. Là, il cesse de le porter, il le traîne en le soutenant par les épaules, marchant à reculons, s’imaginant ainsi préparer des empreintes qui feront supposer que son propre cadavre à lui a été traîné et jeté à la Seine.

«Seulement, le misérable a oublié deux choses qui nous le livrent. Il n’a pas réfléchi que les jupons de la comtesse, en traînant sur l’herbe, la foulant et la brisant sur un large espace, dévoileraient la ruse. Il n’a pas songé que son pied élégant et cambré, chaussé de bottes fines à talons très hauts, se moulerait dans la terre humide de la pelouse, laissant contre lui une preuve plus éclatante que le jour.

Le père Plantat se leva brusquement.

– Ah! interrompit-il, vous ne m’aviez rien dit de cette circonstance.

M. Lecoq eut un joli geste de suffisance.

– Ni de plusieurs autres encore. Mais, à ce moment, j’ignorais – son regard chercha celui du père Plantat – , j’ignorais absolument beaucoup de choses que je sais maintenant; et, comme j’avais quelques raisons de supposer monsieur le juge de paix bien mieux instruit que moi, je n’étais pas fâché de me venger un peu d’une discrétion, pour moi, incompréhensible.

– Et vous êtes vengé, fit en souriant le docteur Gendron.

– De l’autre côté du gazon, reprit M. Lecoq, le comte a de nouveau enlevé le cadavre. Mais alors, oubliant les effets de l’eau lorsqu’elle jaillit, ou, peut-être, qui sait, craignant de se mouiller, au lieu de pousser violemment le corps dans l’eau, il l’y dépose doucement, avec mille précautions.

«Ce n’est pas tout: il veut qu’on croie à une lutte terrible entre la comtesse et les assassins. Que fait-il? Du bout de son pied il fouille et raie le sable de l’allée. Et il croit que la police s’y trompera.

– Oui! murmurait le père Plantat, c’est exact, c’est vrai, j’ai vu.

– Débarrassé du cadavre, le comte regagne la maison. L’heure presse, mais il veut encore chercher le titre maudit. Il se dépêche donc de prendre les dernières mesures qui assureront, croit-il, la réussite de ses projets.

«Il prend ses pantoufles et un foulard qu’il tache de sang. Il jette sur le gazon son foulard et une de ses pantoufles, il lance l’autre au milieu de la Seine.

«Sa précipitation nous explique la défectuosité et l’insuccès de ses manœuvres. Il se presse, il commet bévues sur bévues.

«Les bouteilles qu’il place sur la table sont des bouteilles vides, il ne pense pas que son valet de chambre le dira. Il croit verser du vin dans cinq verres, il y verse du vinaigre qui prouvera que personne n’a bu.

«Il remonte, il avance l’aiguille de la pendule, mais il l’avance trop, et il oublie d’ailleurs de mettre la sonnerie et les aiguilles d’accord.

«Il défait le lit, mais le défait mal, et encore il ne voit pas qu’il est absolument impossible de concilier ces trois choses, le lit défait, la pendule marquant trois heures vingt minutes, la comtesse habillée comme au milieu du jour.

 

«Autant qu’il peut, il augmente le désordre. Il arrache le ciel de lit. Il trempe un linge dans le sang, et en macule les rideaux et les meubles. Enfin, il marque la porte d’entrée de cette main sanglante, dont l’empreinte est trop nette, trop distincte, trop arrêtée, pour n’être pas volontaire.

«Est-il, jusqu’ici, messieurs, je vous le demande, une circonstance, un détail, une particularité du crime, qui n’explique pas la culpabilité de M. de Trémorel?

– Il y a la hache, répondit le père Plantat, la hache retrouvée au second étage, et dont la position vous a semblé si extraordinaire.

– J’y arrive, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq.

«Il est un point de cette affaire ténébreuse sur lequel, grâce à vous, nous sommes parfaitement fixés.

«Nous savons que Mme de Trémorel possédait et cachait, au su de son mari – un papier, un acte, une lettre – dont celui-ci convoitait la possession et qu’elle refusait absolument, en dépit de ses prières, de lui donner.

«Vous nous avez affirmé que le désir – la nécessité peut-être – de s’emparer de ce papier a contribué puissamment à armer la main du comte.

«Nous ne serons donc pas téméraires en supposant à ce titre une importance non seulement extraordinaire, mais encore tout à fait exceptionnelle.

«Il faut croire, à plus forte raison, qu’il est, de sa nature, extrêmement compromettant. Mais qui compromet-il? Le comte et la comtesse ensemble, ou seulement le comte? À cet égard j’en suis réduit aux conjectures.

«Ce qui est acquis, c’est que ce titre est une menace – exécutable sur-le-champ – suspendue sur la tête de celui ou de ceux qu’elle concerne.

«Ce qui est sûr, c’est que Mme de Trémorel considérait cet écrit, soit comme une garantie, soit comme une arme terrible mettant son mari à sa discrétion.

«Ce qui est un fait, c’est que, pour se délivrer de cette menace perpétuelle qui troublait sa vie, M. de Trémorel a tué sa femme.

Si logique était la déduction, ses derniers termes faisaient si bien éclater l’évidence, que le docteur et le père Plantat ne purent retenir une exclamation approbative.

Ils s’écrièrent ensemble:

– Très bien!

– Maintenant, reprit M. Lecoq, des divers éléments qui ont servi à former notre conviction, il faut conclure que le contenu de cette lettre est tel que, retrouvée, elle enlèverait nos dernières hésitations, elle doit expliquer le crime et rendre inutiles les précautions de l’assassin.

«Le comte devait donc faire tout au monde, tenter l’impossible, pour ne pas laisser derrière lui ce danger. C’est pourquoi, les préparatifs qui, à son sens, devaient égarer la justice, terminés, malgré le sentiment d’un péril imminent, malgré l’heure qui passe, malgré le jour qui vient, M. de Trémorel, au lieu de fuir, recommence avec plus d’acharnement que jamais ses inutiles perquisitions.

«De nouveau il revoit les meubles à l’usage de sa femme, les tiroirs, les livres, les papiers. En vain.

«Alors il se décide à explorer le second étage, et toujours armé de sa hache, il monte.

«Déjà il a attaqué un meuble, lorsque dans le jardin un cri retentit. Il court à la fenêtre: Que voit-il?

«Philippe et le vieux La Ripaille sont debout au bord de l’eau, sous les saules du parc, près du cadavre.

«Comprenez-vous l’épouvantable effroi de l’assassin!

«Désormais, plus une seconde à perdre, il n’a que trop attendu déjà. Le danger est pressant, terrible. Il fait jour, le crime est découvert, on va venir, il se voit perdu sans ressources.

«Il faut fuir, fuir à l’instant, au risque d’être vu, d’être rencontré, d’être arrêté.

«Violemment il lance sa hache qui entaille le parquet. Il descend, il glisse dans ses poches les liasses de billets de banque, il s’empare de la veste déchirée et sanglante de Guespin, qu’il lancera dans la rivière, du haut du pont, et il se sauve par le jardin.

«Oubliant toute prudence, éperdu, hors de lui-même, couvert de sang, il court, il franchit la douve, et c’est lui que le vieux La Ripaille aperçoit, gagnant les bois de Mauprévoir, où il compte réparer le désordre de ses vêtements.

«Il est sauvé pour le moment. Mais il laisse derrière lui cette lettre qui est, croyez-le, une formidable accusation, qui éclairera la justice, qui dira bien haut et sa scélératesse et la perfidie de ses manœuvres.

«Car il ne l’a pas retrouvée, cette lettre, mais nous la retrouverons, nous; elle nous est nécessaire pour ébranler M. Domini, il nous la faut pour changer nos doutes en certitude.