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Le crime d'Orcival

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– Oui, on exhumera Sauvresy. On soupçonne – la justice a toujours des soupçons – qu’il n’est pas mort d’une maladie parfaitement naturelle.

Le rebouteux s’appuyait à la muraille pour ne pas tomber.

– Alors, poursuivit le juge de paix, on s’est adressé au docteur Gendron. Il a, vous le savez, trouvé des réactifs qui décèlent la présence d’un alcaloïde, quel qu’il soit, dans les matières soumises à son analyse. Il m’a parlé de certain papier sensibilisé…

Faisant un héroïque appel à toute son énergie, Robelot s’efforçait de se relever sous le coup et de reprendre contenance.

– Je connais, dit-il, les procédés du docteur Gendron, mais je ne vois pas sur qui peuvent porter les soupçons dont parle monsieur le juge de paix.

Le père Plantat était désormais fixé.

– On a, je pense, mieux que des soupçons, répondit-il. Mme de Trémorel, vous le savez, a été assassinée, on a dû inventorier ses papiers, et on a retrouvé des lettres, une déclaration des plus accablantes, des reçus… que sais-je.

Robelot, lui aussi, savait à quoi s’en tenir; cependant il eut encore la force de dire:

– Bast! il faut espérer que la justice fait erreur.

Puis, telle était la puissance de cet homme, que, malgré le tremblement nerveux qui secouait tout son corps comme le vent agite les feuilles du tremble, il ajouta, contraignant ses lèvres minces à dessiner un sourire:

– Mme Courtois ne descend pas, on m’attend chez moi, je reviendrai demain. Bonsoir, monsieur le juge de paix et la compagnie.

Il sortit et bientôt on entendit le sable de la cour crisser sous ses pas. Il allait, trébuchant comme un homme qui a bu.

Le rebouteux parti, M. Lecoq vint se poser en face du père Plantat et ôtant son chapeau:

– Je vous rends les armes, monsieur, dit-il, et je m’incline; vous êtes fort comme mon maître, le grand Tabaret.

Décidément, l’agent de la Sûreté était «empoigné». L’artiste en lui se réveillait; il se trouvait en face d’un beau crime, d’un de ces crimes qui triplent la vente de la Gazette des Tribunaux. Sans doute, bien des détails lui échappaient, il ignorait le point de départ, mais il voyait les choses en gros.

Ayant pénétré le système du juge de paix, il avait suivi pas à pas le travail de la pensée de cet observateur si délié, et il découvrait les complications d’une affaire qui avait paru si simple à M. Domini. Son esprit subtil, exercé à dévider l’écheveau tenu des déductions reliait, entre elles, toutes des circonstances qui s’étaient révélées à lui dans la journée, et c’est sincèrement qu’il admirait le père Plantat.

Tout en regardant le portrait chéri, il pensait:

«À nous deux, ce rusé bonhomme et moi, nous expliquerons tout.»

Il s’agissait cependant de ne se pas montrer trop inférieur.

– Monsieur, dit-il, pendant que vous interrogiez ce coquin qui nous sera bien utile, je n’ai pas perdu mon temps. J’ai regardé un peu partout, sous les meubles, et j’ai trouvé ce chiffon de papier.

– Voyons.

– C’est l’enveloppe de la lettre de Mlle Laurence.

– Savez-vous où demeure la tante chez laquelle elle était allée passer quelques jours?

– À Fontainebleau, je crois.

– Eh bien, cette enveloppe porte le timbre de Paris, bureau de la rue Saint-Lazare; je sais que ce timbre ne prouve rien…

– C’est toujours un indice.

– Ce n’est pas tout; je me suis permis de lire la lettre de Mlle Laurence, restée sur la table.

Involontairement le père Plantat fronça le sourcil.

– Oui, reprit M. Lecoq, ce n’est peut-être pas fort délicat, mais qui veut la fin veut les moyens! Eh bien! monsieur, vous l’avez lue, cette lettre, l’avez-vous méditée, avez-vous étudié l’écriture, pesé les mots, retenu la contexture des phrases.

– Ah! s’écria le juge de paix, je ne me trompais donc pas, vous avez eu la même idée que moi!

Et dans l’élan de son espérance, prenant les mains de l’homme de la police, il les pressa entre les siennes comme celles d’un vieil ami.

Ils allaient poursuivre, mais on entendait des pas dans l’escalier. Le docteur Gendron parut sur le seuil.

– Courtois va mieux, dit-il, déjà il dort à moitié, il s’en tirera.

– Nous n’avons donc plus rien à faire ici, reprit le juge de paix, partons. M. Lecoq doit être à demi mort de faim.

Il adressa quelques recommandations aux domestiques restés dans le vestibule, et rapidement entraîna ses deux convives.

L’agent de la Sûreté avait glissé dans sa poche la lettre de la pauvre Laurence et l’enveloppe de cette lettre.

X

Étroite et petite est la maison du juge de paix d’Orcival; c’est la maison du sage.

Trois grandes pièces au rez-de-chaussée, quatre chambres au premier étage, un grenier et des mansardes de domestiques sous les combles composent tout le logis.

Partout se trahit l’insouciance de l’homme qui, retiré de la mêlée du monde, replié sur lui-même depuis des années, a cessé d’attacher la moindre importance aux objets qui l’entourent. Le mobilier, fort beau jadis, s’est insensiblement dégradé, s’est usé et n’a pas été renouvelé. Les moulures des gros meubles se sont décollées, les pendules ont cessé de marquer l’heure, l’étoffe des fauteuils laisse voir le crin en maint endroit, le soleil a mangé par places la couleur des rideaux.

Seule, la bibliothèque dit les soins journaliers dont elle est l’objet. Sur de larges tablettes de chêne sculpté, les volumes étalent leurs reliures de chagrin et leurs gaufrures d’or. Une planchette mobile, près de la cheminée, supporte les livres préférés du père Plantat, les amis discrets de sa solitude.

La serre, une serre immense, princière, merveilleusement agencée, munie de tous les perfectionnements imaginés dans ces derniers temps, est le seul luxe du juge de paix. Là, dans des caisses pleines de terreau passé au tamis il sème au printemps ses pétunias. Là naissent et prospèrent les plantes exotiques dont Laurence aimait à garnir ses jardinières. Là fleurissent les cent trente-sept variétés de la bruyère.

Deux serviteurs, Mme veuve Petit, cuisinière-gouvernante, et un jardinier de génie nommé Louis, peuplent cet intérieur.

S’ils ne l’égaient pas davantage, s’ils ne l’emplissent pas de bruit, c’est que le père Plantat qui ne parle guère, déteste entendre parler. Chez lui, le silence est de rigueur.

Ah! ce fut dur pour Mme Petit, surtout dans les commencements. Elle était bavarde, bavarde à ce point, que lorsqu’elle ne trouvait personne à qui causer, de désespoir, elle allait à confesse; se confesser, c’est encore parler.

Vingt fois, elle faillit quitter la place; vingt fois, la pensée d’un bénéfice assuré, et aux trois quarts honnête et licite, la retint.

Puis, les jours succédant aux jours, à la longue elle s’est habituée à dompter les révoltes de sa langue, elle s’est accoutumée à ce silence claustral.

Mais le diable n’y perd rien. Elle se venge au dehors des privations de l’intérieur, et rattrape, chez les voisines, le temps perdu à la maison. Ce n’est même pas sans raison qu’elle passe pour une des plus mauvaises langues d’Orcival. Elle ferait battre, dit-on, des montagnes.

On comprend donc aisément le courroux de Mme Petit, ce jour fatal de l’assassinat du comte et de la comtesse de Trémorel.

À onze heures, après être allée aux informations, elle avait préparé le déjeuner, pas de Monsieur.

Elle avait attendu une heure, deux heures, cinq heures, tenant son eau bouillante pour ses œufs à la coque; toujours pas de Monsieur.

Elle avait voulu envoyer Louis à la découverte, mais Louis, qui est absorbé, comme tous les chercheurs, qui est peu causeur et peu curieux, l’avait engagée à y aller elle-même.

Et pour comble, la maison avait été assiégée de voisines qui, croyant Mme Petit en mesure d’être bien renseignée, demandaient des nouvelles. Pas de nouvelles à leur donner.

Cependant, vers cinq heures, renonçant décidément au déjeuner, elle avait commencé les préparatifs du dîner.

À quoi bon! Lorsque huit heures sonnèrent au beau clocher d’Orcival, Monsieur n’était pas encore rentré. À neuf heures, la gouvernante était hors d’elle-même, et tout en se mangeant les sangs ainsi qu’elle le disait énergiquement, elle gourmandait le taciturne Louis qui venait d’arroser le jardin, et qui, assis à la table de la cuisine, avalait mélancoliquement une large assiette de soupe.

Un coup de sonnette l’interrompit:

– Ah! enfin, dit-elle, voilà Monsieur.

Non, ce n’était pas Monsieur, c’était un petit garçon d’une douzaine d’années, que le juge de paix avait expédié du Valfeuillu pour annoncer à Mme Petit qu’il allait rentrer amenant deux invités qui dîneraient et coucheraient à la maison.

Du coup, la cuisinière-gouvernante faillit tomber à la renverse. C’était, depuis cinq ans, la première fois que le père Plantat invitait quelqu’un à dîner. Cette invitation devait cacher des choses étranges.

Ainsi pensa Mme Petit, et sa colère redoubla comme sa curiosité.

– Me commander un dîner à cette heure! grondait-elle, cela a-t-il, je vous le demande, du sens commun?

Puis, réfléchissant que le temps pressait.

– Allons, Louis, continua-t-elle, ce n’est pas le moment de rester les deux pieds dans le même soulier. Haut la main, mon garçon, il s’agit de tordre le cou à trois poulets; voyez donc dans la serre s’il n’y a pas quelques raisins de mûrs, atteignez-moi des conserves, descendez vite à la cave!..

Le dîner était en bon train quand on sonna de nouveau.

Cette fois, c’était Baptiste, le domestique de monsieur le maire d’Orcival. Il arrivait, de fort mauvaise humeur, chargé du sac de nuit de M. Lecoq.

– Tenez, dit-il à la gouvernante, voici ce que m’a chargé d’apporter l’individu qui est avec votre maître.

 

– Quel individu?

Le domestique, qu’on ne gronde jamais, avait encore le bras douloureux de l’étreinte de M. Lecoq. Sa rancune était grande.

– Est-ce que je sais! répondit-il, je me suis laissé dire que c’est un mouchard envoyé de Paris pour l’affaire du Valfeuillu; pas grand-chose de bon probablement, mal élevé, brutal… et une mise.

– Mais il n’est pas seul avec Monsieur?

– Non. Il y a encore le docteur Gendron.

Mme Petit grillait d’obtenir quelques renseignements de Baptiste; mais Baptiste brûlait de rentrer pour savoir ce qu’on faisait chez son maître, il partit sans avoir rien dit. Plus d’une grande heure se passa encore, et Mme Petit, furieuse, venait de déclarer à Louis qu’elle allait jeter le dîner par la fenêtre, lorsque enfin le juge de paix parut, suivi de ses deux hôtes.

Pas un mot n’avait été échangé entre eux, depuis qu’ils avaient quitté la maison du maire. Après les secousses de la soirée qui les avaient jetés plus ou moins hors de leur caractère, ils éprouvaient le besoin de réfléchir, de se remettre, de reprendre leur sang-froid.

C’est donc vainement que Mme Petit, lorsqu’ils entrèrent dans la salle à manger, interrogea le visage de son maître et celui des deux invités, ils ne lui apprirent rien.

Mais elle ne fut pas de l’avis de Baptiste, elle trouva que M. Lecoq avait l’air bonasse et même un peu sot.

Le dîner devait nécessairement être moins silencieux que la route, mais, par un accord tacite, le docteur, M. Lecoq et le père Plantat évitaient même la plus légère allusion aux événements de la journée.

Jamais, à les voir si paisibles, si calmes, s’entretenant de choses indifférentes, on ne se serait douté qu’ils venaient d’être témoins, presque acteurs, dans ce drame encore mystérieux du Valfeuillu. De temps à autre, il est vrai, une question restait sans réponse, parfois une réplique arrivait en retard, mais rien à la surface n’apparaissait des sensations ou des pensées que cachaient les phrases banales échangées.

Louis, qui étaient allé mettre une veste propre, allait et venait derrière les convives, serviette blanche sous le bras, découpant et servant à boire. Mme Petit apportait les plats, faisait trois tours lorsqu’il n’en fallait qu’un, l’oreille au guet, laissant la porte ouverte le plus souvent qu’elle pouvait.

Pauvre gouvernante! Elle avait improvisé un dîner excellent, et personne n’y prenait garde.

Certes, M. Lecoq ne dédaigne pas les bons morceaux, les primeurs ont pour lui des charmes, et cependant, lorsque Louis plaça sur la table une corbeille de magnifiques raisins dorés – au 9 juillet – sa bouche gourmande n’eut pas un sourire.

Le docteur Gendron, lui, eût été bien embarrassé de dire ce qu’il avait mangé.

Le dîner touchait à sa fin, et le père Plantat commençait à souffrir de la contrainte qu’impose la présence des domestiques. Il appela la gouvernante:

– Vous allez, lui dit-il, nous servir le café dans la bibliothèque, vous serez ensuite libre de vous retirer ainsi que Louis.

– Mais ces messieurs ne connaissent pas leurs chambres, insinua Mme Petit, dont ce conseil, donné du ton d’un ordre, déconcertait les projets d’espionnage. Ces messieurs peuvent avoir besoin de quelque chose.

– Je conduirai ces messieurs, répondit le juge de paix d’un ton sec, et si quelque chose leur manque, je suis là.

Il fallut obéir, et on passa dans la bibliothèque. Le père Plantat, alors, atteignit une boîte de londrès, et la présentant à ses convives:

– Il sera sain, je crois, proposa-t-il, de fumer un cigare avant de gagner nos lits.

M. Lecoq tria soigneusement le plus blond et le mieux fait des londrès, et quand il l’eut allumé:

– Vous pouvez vous coucher, messieurs, répliqua-t-il, pour moi je me vois condamné à une nuit blanche. Encore faut-il qu’avant de me mettre à écrire, je demande quelques renseignements à monsieur le juge de paix.

Le père Plantat s’inclina en signe d’assentiment.

– Il faut nous résumer, reprit l’agent de la Sûreté, et mettre en commun nos observations. Toutes nos lumières ne sont pas de trop pour jeter un peu de jour sur cette affaire, une des plus ténébreuses que j’aie rencontrées depuis longtemps. La situation est périlleuse et le temps presse. De notre habileté dépend le sort de plusieurs innocents qu’accablent des charges plus que suffisantes pour arracher un «Oui», à n’importe quel jury. Nous avons un système, mais M. Domini en a un aussi, et le sien est basé sur des faits matériels, pendant que le nôtre ne repose que sur des sensations très discutables.

– Nous avons mieux que des sensations, M. Lecoq, répondit le juge de paix.

– Je pense comme vous, approuva le docteur, mais encore faut-il prouver.

– Et je prouverai, mille diables, répondit vivement M. Lecoq. L’affaire est compliquée, difficile, tant mieux! Eh! si elle était simple, je retournerais sur-le-champ à Paris, et demain je vous enverrais un de mes hommes. Je laisse aux enfants les rébus faciles. Ce qu’il me faut, à moi, c’est l’énigme indéchiffrable, pour la déchiffrer; la lutte, pour montrer ma force; l’obstacle, pour le vaincre.

Le père Plantat et le docteur n’avaient pas assez d’yeux pour regarder l’homme de la police. Il était comme transfiguré.

C’était encore le même homme, à cheveux et à favoris jaunes, à redingote de propriétaire, et cependant le regard, la voix, la physionomie, les traits même avaient changé. Des paillettes de feu s’allumaient dans ses yeux, sa voix avait un timbre métallique et vibrant, son geste impérieux affirmant l’audace de sa pensée et l’énergie de sa résolution.

– Vous pensez bien, messieurs, poursuivit-il, qu’on ne fait pas de la police comme moi, pour les quelques milliers de francs que donne par an la préfecture. Autant s’établir épicier, si on n’a pas la vocation. Tel que vous me voyez, à vingt ans, après de fortes études, je suis entré comme calculateur chez un astronome. C’est une position sociale. Mon patron me donnait soixante-dix francs par mois et le déjeuner. Moyennant quoi je devais être bien mis et couvrir de chiffres je ne sais combien de mètres carrés par jour.

M. Lecoq tira précipitamment quelques bouffées de son cigare qui s’éteignait, tout en observant curieusement le père Plantat.

Bientôt il reprit:

– Eh bien! figurez-vous que je ne me trouvais pas le plus heureux des hommes. C’est que, j’ai oublié de vous le dire, j’avais deux petits vices, j’aimais les femmes et j’aimais le jeu. On n’est pas parfait. Les soixante-dix francs de mon astronome me semblaient insuffisants, et tout en alignant mes colonnes de chiffres, je songeais au moyen de faire fortune du soir au lendemain. Il n’est en somme qu’un moyen: s’approprier le bien d’autrui assez adroitement pour n’être pas inquiété. C’est à quoi je pensais du matin au soir. Mon esprit, fertile en combinaisons, me présentait cent projets plus praticables les uns que les autres. Je vous épouvanterais si je vous racontais la moitié seulement de ce que j’imaginais en ce temps-là. S’il existait, voyez-vous, beaucoup de voleurs de ma force, il faudrait rayer du dictionnaire le mot propriété. Les précautions aussi bien que les coffres-forts seraient inutiles. Heureusement pour ceux qui possèdent, les malfaiteurs sont des idiots. Les filous de Paris – la capitale de l’intelligence – en sont encore au vol à l’américaine et au vol au poivrier; c’est honteux.

«Où veut-il en venir?» pensait le docteur Gendron.

Et alternativement il examinait le père Plantat, dont l’attention ressemblait au recueil de la réflexion, et l’agent de la Sûreté, qui déjà poursuivait:

– Moi-même, un jour, j’eus peur de mes idées. Je venais d’inventer une petite opération au moyen de laquelle on enlèverait deux cent mille francs à n’importe quel banquier, sans plus de danger et aussi aisément que j’enlève cette tasse. Si bien que je me dis: «Mon garçon, pour peu que cela continue, un moment viendra où, de l’idée, tu passeras naturellement à l’exécution.»

C’est pourquoi, étant né honnête – une chance – et tenant absolument à utiliser les aptitudes que m’avait départies la nature, huit jours plus tard je remerciais mon astronome et j’entrais à la préfecture. Dans la crainte de devenir voleur, je devenais agent de police.

– Et vous êtes content du changement? demanda le docteur Gendron.

– Ma foi! monsieur, mon premier regret est encore à venir. Je suis heureux, puisque j’exerce en liberté et utilement mes facultés de calcul et de déduction. L’existence a pour moi un attrait énorme, parce qu’il est encore en moi une passion qui domine toutes les autres: la curiosité. Je suis curieux.

L’agent de la Sûreté eut un sourire. Il songeait au double sens de ce mot: curieux.

– Il est des gens, continua-t-il, qui ont la rage du théâtre. Cette rage est un peu la mienne. Seulement, je ne comprends pas qu’on puisse prendre plaisir au misérable étalage des fictions qui sont à la vie ce que le quinquet de la rampe est au soleil. S’intéresser à des sentiments plus ou moins bien exprimés, mais fictifs, me paraît une monstrueuse convention. Quoi! vous pouvez rire des plaisanteries d’un comédien que vous savez un père de famille besogneux! Quoi! vous plaignez le triste sort de la pauvre actrice qui s’empoisonne, quand vous savez qu’en sortant vous allez la rencontrer sur le boulevard! C’est pitoyable!

– Fermons les théâtres! murmura le docteur Gendron.

– Plus difficile ou plus blasé que le public, continua M. Lecoq, il me faut, à moi, des comédies véritables ou des drames réels. La société, voilà mon théâtre. Mes acteurs, à moi, ont le rire franc ou pleurent de vraies larmes.

Un crime se commet, c’est le prologue.

J’arrive, le premier acte commence. D’un coup d’œil je saisis les moindres nuances de la mise en scène. Puis, je cherche à pénétrer les mobiles, je groupe mes personnages, je rattache les épisodes au fait capital, je lie en faisceau toutes les circonstances. Voici l’exposition.

Bientôt, l’action se corse, le fil de mes inductions me conduit au coupable; je le devine, je l’arrête, je le livre.

Alors, arrive la grande scène, le prévenu se débat, il ruse, il veut donner le change; mais armé des armes que je lui ai forgées, le juge d’instruction l’accable, il se trouble; il n’avoue pas, mais il est confondu.

Et autour de ce personnage principal, que de personnages secondaires, les complices, les instigateurs du crime, les amis, les ennemis, les témoins! Les uns sont terribles, effrayants, lugubres, les autres grotesques. Et vous ne savez pas ce qu’est le comique dans l’horrible.

La Cour d’assises, voilà mon dernier tableau. L’accusation parle, mais c’est moi qui ai fourni les idées; les phrases sont les broderies jetées sur le canevas de mon rapport. Le président pose les questions aux jurés; quelle émotion! C’est le sort de mon drame qui se décide. Le jury répond: Non. C’en est fait, ma pièce était mauvaise, je suis sifflé. Est-ce oui, au contraire, c’est que ma pièce était bonne; on m’applaudit, je triomphe.

Sans compter que le lendemain je puis aller voir mon principal acteur, et lui frapper sur l’épaule en lui disant: «Tu as perdu, mon vieux, je suis plus fort que toi!»

M. Lecoq, en ce moment même, était-il de bonne foi, ou jouait-il une comédie! Quel était le but de cette autobiographie?

Sans paraître remarquer la surprise de ses auditeurs, il prit un nouveau londrès qu’il alluma au-dessus du verre de la lampe. Puis, soit calcul, soit inadvertance, au lieu de replacer cette lampe sur la table, il la posa sur le coin de la cheminée. De cette façon, grâce au grand abat-jour, la figure du père Plantat se trouvait en pleine lumière, tandis que celle de l’agent de la Sûreté, demeuré debout, restait dans l’ombre.

– Je dois avouer, reprit-il, sans fausse modestie, que j’ai rarement été sifflé. Et cependant, je ne suis pas aussi fat qu’on veut bien le dire. Comme tout homme, j’ai mon talon d’Achille. J’ai vaincu le démon du jeu, je n’ai pas triomphé de la femme.

Il poussa un gros soupir qu’il accompagna de ce geste tristement résigné des hommes qui ont pris leur parti.

– C’est ainsi. Il est telle femme, pour laquelle je ne suis qu’un imbécile. Oui, moi, l’agent de la Sûreté, la terreur des voleurs et des assassins, moi qui ai éventé les combinaisons de tous les filous de tous les mondes, qui depuis dix ans nage en plein vice, en plein crime, qui lave le linge sale de toutes les corruptions, qui ai mesuré la profondeur de l’infamie humaine, moi qui sais tout, qui ai tout vu, tout entendu, moi, Lecoq, enfin, je suis pour elle plus simple et plus naïf qu’un enfant. Elle me trompe, je le vois, et elle me prouve que j’ai mal vu. Elle ment, je le sais, je le lui prouve… et je la crois.

 

C’est qu’il est, ajouta-t-il plus bas et d’une voix triste, de ces passions que l’âge, loin d’éteindre, ne fait qu’attiser, et auxquelles un sentiment de honte et d’impuissance donne une âpreté terrible. On aime; et la certitude de ne pouvoir être aimé est une de ces douleurs qu’il faut avoir expérimentées pour en connaître l’immensité. Aux heures de raison, on se voit et on se juge. On se dit: non, c’est impossible, elle est presque un enfant et je suis presque un vieillard. On se dit cela, mais toujours au fond du cœur; plus forte que la raison, que la volonté, que l’expérience, une lueur d’espérance persiste, et on se dit: Qui sait? Peut-être! On attend quoi? un miracle? Il n’y en a plus. N’importe, on espère.

M. Lecoq s’arrêta, comme si l’émotion l’eut empêché de poursuivre.

Le père Plantat avait continué de fumer méthodiquement son cigare, lançant les bouffées de fumée à intervalles égaux, mais la figure avait une indéfinissable expression de souffrance, son regard humide vacillait, ses mains tremblaient. Il se leva, prit la lampe sur la cheminée, la replaça sur la table et se rassit.

Le sens de cette scène éclatait enfin dans l’esprit de M. Gendron.

En réalité, sans s’écarter précisément de la vérité, l’agent de la Sûreté venait de tenter une des plus perfides expériences de son répertoire, et il jugeait inutile de la pousser plus loin. Il savait désormais ce qu’il avait intérêt à savoir.

Après un moment de silence, M. Lecoq tressaillit comme au sortir d’un songe, et tirant sa montre:

– Mille diables, fit-il, je suis là que je bavarde, et le temps passe.

– Et Guespin est en prison, remarqua le docteur.

– Nous l’en tirerons, monsieur, répondit l’agent de la Sûreté, si toutefois il est innocent, car cette fois je tiens mon affaire, mon roman, si vous voulez, et sans la moindre lacune. Il est cependant un fait, d’une importance capitale, que seul je ne puis expliquer.

– Lequel? interrogea le père Plantat.

– Est-il possible que M. de Trémorel eut un intérêt immense à trouver quelque chose, un acte, une lettre, un papier, un objet quelconque d’un mince volume, caché dans sa propre maison?

– Oui, répondit le juge de paix, cela est possible.

– C’est qu’il me faudrait une certitude, dit Lecoq.

Le père Plantat réfléchit un instant.»

– Eh bien! donc, reprit-il, je suis sûr, parfaitement sûr que si Mme de Trémorel était morte subitement, le comte aurait démoli la maison pour retrouver certain papier qu’il savait en la possession de sa femme et que j’ai eu, moi, entre les mains.

– Alors, reprit M. Lecoq, voici le drame. En entrant au Valfeuillu, j’ai été, comme vous, messieurs, frappé de l’affreux désordre de l’appartement. Comme vous, j’ai pensé d’abord que ce désordre était simplement un effet de l’art. Je me trompais. Un examen plus attentif m’en a convaincu. L’assassin, c’est vrai, a tout mis en pièces, brisé les meubles, haché les fauteuils, pour faire croire au passage d’une bande de furieux. Mais au milieu de ces actes de vandalisme prémédité, j’ai pu suivre les traces involontaires d’une exacte, minutieuse, et je dirai plus, patiente perquisition.

Tout semblait, n’est-il pas vrai, mis au pillage au hasard; on avait brisé à coups de hache des meubles qu’on pouvait ouvrir avec la main, on avait enfoncé des tiroirs qui n’étaient pas fermés ou dont la clé était à la serrure, était-ce de la folie? Non. Car, en réalité, il n’est pas un seul endroit pouvant receler une lettre qui n’ait été visité. Les tiroirs de divers petits meubles avaient été jetés çà et là, mais les espaces étroits qui existent entre la rainure des tiroirs et le corps du meuble avaient été examinés, et j’en ai eu la preuve en relevant des empreintes de doigts sur la poussière qui s’amasse en ces endroits. Les livres gisaient à terre pêle-mêle, mais tous avaient été secoués, et quelques-uns avec une telle violence que la reliure était arrachée. Nous avons retrouvé toutes les planches de cheminée en place, mais toutes avaient été soulevées. On n’a pas haché les fauteuils de coups d’épée pour le seul plaisir de déchirer les étoffes, on sondait les sièges.

La certitude promptement acquise d’une perquisition acharnée, fit d’abord hésiter mes soupçons.

Je me disais: les malfaiteurs ont cherché l’argent qui avait été caché, donc ils n’étaient pas de la maison.

– Mais, observa le docteur, on peut être d’une maison et ignorer la cachette des valeurs, ainsi Guespin…

– Permettez, interrompit M. Lecoq, je m’explique, d’un autre côté, je trouvais des indices tels que l’assassin ne pouvait être qu’une personne singulièrement liée avec Mme de Trémorel, comme son amant, ou son mari. Voilà quelles étaient alors mes idées.

– Et maintenant?

– À cette heure, répondit l’agent, et avec la certitude qu’on a pu chercher autre chose que les valeurs, je ne suis pas fort éloigné de croire que le coupable est l’homme dont on cherche actuellement le cadavre, le comte Hector de Trémorel.

Ce nom, le docteur Gendron et le père Plantat l’avaient deviné, mais personne encore n’avait osé formuler les soupçons. Ils l’attendaient, ce nom de Trémorel, et cependant jeté ainsi, au milieu de la nuit, dans cette grande pièce sombre, par ce personnage au moins bizarre, il les fit tressaillir d’un indicible effroi.

– Remarquez, reprit M. Lecoq, que je dis: je crois. Pour moi, en effet, le crime du comte n’est encore qu’excessivement probable. Voyons, si à nous trois nous arriverons à une certitude.

«C’est que voyez-vous, messieurs, l’enquête d’un crime n’est autre chose que la solution d’un problème. Le crime donné, constant, patent, on commence par en rechercher toutes les circonstances graves ou futiles, les détails, les particularités. Lorsque circonstances et particularités ont été soigneusement recueillies, on les classe, on les met en leur ordre et à leur date. On connaît ainsi la victime, le crime et les circonstances, reste à trouver le troisième terme, l’x, l’inconnu, c’est-à-dire le coupable.

«La besogne est difficile, mais non tant qu’on croit. Il s’agit de chercher un homme dont la culpabilité explique toutes les circonstances, toutes les particularités relevées – toutes, vous m’entendez bien. Le rencontre-t-on, cet homme, il est probable – et neuf fois sur dix la probabilité devient réalité – qu’on tient le coupable.

«Ainsi, messieurs, procédait Tabaret, mon maître, notre maître à tous, et en toute sa vie il ne s’est trompé que trois fois.

Si claire avait été l’explication de M. Lecoq, si logique sa démonstration, que le vieux juge et le médecin ne purent retenir une exclamation admirative:

– Très bien!

– Examinons donc ensemble, poursuivit, après s’être incliné, l’agent de la Sûreté, examinons si la culpabilité hypothétique du comte de Trémorel explique toutes les circonstances du crime du Valfeuillu.

Il allait poursuivre, mais le docteur Gendron, assis près de la fenêtre, se dressa brusquement.

– On marche dans le jardin! dit-il.

Tout le monde s’approcha. Le temps était superbe, la nuit très claire, un grand espace libre s’étendait devant les fenêtres de la bibliothèque, on regarda, on ne vit personne. M. Lecoq continua:

– Nous supposons donc, messieurs, que – sous l’empire de certains événements que nous aurons à rechercher plus tard – , M. de Trémorel a été amené à prendre la résolution de se défaire de sa femme. Le crime résolu, il est clair que le comte a dû réfléchir et chercher les moyens de le commettre impunément, peser les conséquences et évaluer les périls de l’entreprise.

«Nous devons admettre encore que les événements qui le conduisaient à cette extrémité étaient tels, qu’il dût craindre d’être inquiété et redouter des recherches ultérieures même dans le cas où sa femme serait morte naturellement.

– Voilà la vérité, approuva le juge de paix.

– M. de Trémorel s’est donc arrêté au parti de tuer sa femme brutalement, à coups de couteau, avec l’idée de disposer les choses de façon à faire croire que lui aussi avait été assassiné, décidé à tout entreprendre pour laisser les soupçons planer sur un innocent, ou, du moins, sur un complice infiniment moins coupable que lui.