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Le crime d'Orcival

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– Enfin, conclut M. Domini, si contre tout espoir Guespin ne se décide pas à parler ce soir ou demain, le cadavre du comte nous donnera le mot de l’énigme.

– Oui, répondit le père Plantat, oui… si on le retrouve.

Pendant cette discussion assez longue, M. Lecoq avait continué ses investigations, soulevant les meubles, étudiant les fractures, interrogeant les moindres débris, comme s’ils eussent pu lui apprendre la vérité.

Parfois, il sortait d’une trousse, renfermant une loupe et divers instruments de formes bizarres, une tige d’acier recourbée vers le bout, qu’il introduisait et faisait jouer dans les serrures.

Sur le tapis, il ramassa plusieurs clés, et sur un séchoir, il trouva une serviette qui devait lui offrir quelque chose de remarquable, car il la mit de côté.

Il allait et venait, de la chambre à coucher au cabinet du comte, sans perdre toutefois un mot de ce qui se disait, faisant bon profit de toutes les observations, recueillant et notant bien, dans sa mémoire, moins les phrases elles-mêmes que les intonations diverses qui les accentuaient.

C’est que dans une instruction comme celle du Crime d’Orcival, lorsque plusieurs délégués de la justice se trouvent en présence, ils se tiennent sur la réserve. Ils se savent tous presque également expérimentés, fins, perspicaces, pareillement intéressés à découvrir la vérité, peu disposés par habitude à se payer d’apparences trompeuses, difficiles à surprendre, et la circonspection naturelle de chacun d’eux s’augmente de l’estime qu’il a pour la sagacité et la pénétration des autres.

Il se peut que chacun d’eux donne aux faits révélés par l’enquête une interprétation différente, il se peut que chacun d’eux ait sur le fond même de l’affaire un sentiment opposé; un observateur superficiel ne s’apercevrait pas de ces divergences.

Tout en dissimulant son intime pensée, chacun cherche à pénétrer celle du voisin, et s’efforce, si elle est opposée, de ramener cet adversaire à son opinion, non en la lui découvrant franchement et sans ambages, mais en appelant son attention sur les mots graves ou futiles qui l’ont fixée.

L’énorme portée d’un seul mot justifie cette hésitation.

Les hommes qui ont entre les mains la liberté et la vie des autres hommes, qui d’un trait de plume peuvent briser une existence, sentent, bien plus durement qu’on ne croit, le fardeau de leur responsabilité. Sentir ce fardeau partagé leur procure un ineffable soulagement.

Voilà pour quelles raisons personne n’ose prendre l’initiative, ni s’expliquer clairement, pourquoi chacun attend l’émission positive d’une opinion pour l’adopter et l’approuver ou pour la combattre. Les interlocuteurs échangent donc bien moins des affirmations que des propositions. C’est par insinuations qu’on procède. De là, des phrases banales, des suppositions presque ridicules, des apartés, qui sont comme une provocation à une explication.

De là, aussi la presque impossibilité de donner la physionomie exacte et réelle d’une instruction difficile.

Ainsi, dans cette affaire, le juge d’instruction et le père Plantat étaient loin d’être du même avis. Ils le savaient avant d’avoir échangé une parole. Mais M. Domini dont l’opinion reposait sur des faits matériels, sur des circonstances palpables, et pour lui hors de toute discussion, était peu disposé à provoquer la contradiction. À quoi bon?

D’un autre côté, le père Plantat, dont le système semblait reposer uniquement sur des impressions, sur une série de déductions plus ou moins logiques, ne pouvait s’expliquer clairement sans une invitation positive et pressante.

Son dernier mot, souligné avec affectation, n’ayant pas été relevé, il jugea qu’il s’était assez avancé, trop peut-être, aussi s’empressa-t-il, pour détourner la conversation, de s’adresser à l’envoyé de la préfecture de police.

– Eh bien! M. Lecoq, demanda-t-il, avez-vous recueilli quelques indices nouveaux?

M. Lecoq, en ce moment, regardait avec une persévérante attention un grand portrait de M. le comte Hector de Trémorel suspendu en face du lit.

Sur l’interpellation du père Plantat, il se retourna.

– Je n’ai rien trouvé de décisif, répondit-il, mais je n’ai rien trouvé non plus qui dérange mes prévisions. Cependant…

Il n’acheva pas, peut-être, lui aussi, reculait-il devant sa part de responsabilité.

– Quoi? insista durement M. Domini.

– Je voulais dire, reprit M. Lecoq, que je ne tiens pas parfaitement mon affaire. J’ai bien ma lanterne, et même une chandelle dans ma lanterne, il ne me manque plus qu’une allumette…

– Soyez convenable, je vous prie, dit sévèrement le juge d’instruction.

– Eh bien, continua M. Lecoq, d’un air et d’un ton trop humble pour n’être pas joué, j’hésite encore. J’ai besoin d’être aidé. Par exemple, si monsieur le docteur daignait prendre la peine de procéder à l’examen du cadavre de Mme la comtesse de Trémorel, il me rendrait un grand service.

– J’allais précisément vous adresser cette prière, mon cher docteur, dit M. Domini à M. Gendron.

– Volontiers, répondit le vieux médecin, qui immédiatement se dirigea vers la porte.

M. Lecoq l’arrêta par le bras.

– Je me permettrai, observa-t-il, d’un ton qui ne ressemblait en rien à celui qu’il avait eu jusqu’alors, je me permettrai d’appeler l’attention de monsieur le docteur sur les blessures faites à la tête de Mme de Trémorel par un instrument contondant que je suppose être un marteau. J’ai étudié ces blessures, moi qui ne suis pas médecin, et elles m’ont paru suspectes.

– Et à moi aussi, dit vivement le père Plantat, il m’a semblé qu’il n’y avait pas eu, aux endroits atteints, effusion de sang dans les vaisseaux cutanés.

– La nature de ces blessures, continua M. Lecoq, sera un indice précieux qui me fixera complètement.

Et comme il avait sur le cœur la brusquerie du juge d’instruction, il ajouta, innocente vengeance:

– C’est vous, monsieur le docteur, qui tenez l’allumette.

M. Gendron se disposait à sortir, lorsque sur le seuil apparut le domestique de monsieur le maire d’Orcival, Baptiste, l’homme qu’on ne gronde pas.

Il salua longuement et dit:

– Je viens chercher Monsieur.

– Moi! demanda M. Courtois, pourquoi? Qu’y a-t-il? Ne saurait-on me laisser une minute en repos! Vous répondrez que je suis occupé.

– C’est que, reprit le placide Baptiste, c’est rapport à Madame que nous avons cru devoir déranger Monsieur. Elle n’est pas bien du tout, Madame!

L’excellent maire pâlit légèrement.

– Ma femme! s’écria-t-il sérieusement inquiet, que veux-tu dire? explique-toi donc.

– Eh bien, voilà, continua Baptiste, de l’air le plus tranquille du monde. Le facteur arrive tout l’heure, avec le courrier. Bon! Je porte les lettres à Madame qui était dans le petit salon. À peine avais-je tourné les talons, que j’entends un grand cri, et comme le bruit d’une personne qui tombe à terre de son haut.

Baptiste s’exprimait lentement, mettant, on le sentait, un art infini à augmenter les angoisses de son maître.

– Mais parle donc! disait le maire exaspéré, parle, va donc!

– Naturellement, poursuivit le drôle sans se hâter, je rouvre la porte du petit salon. Qu’est-ce que je vois? Madame étendue à terre. Comme de juste, j’appelle au secours, la femme de chambre arrive, la cuisinière, les autres, et nous portons Madame sur son lit. Il paraît, m’a dit Justine, que c’est une lettre de Mlle Laurence qui a mis Madame dans cet état…

Le domestique qu’on ne gronde jamais était à battre. À chaque mot, il s’arrêtait, hésitait, cherchait; ses yeux, démentant sa figure contrite, trahissaient l’extrême satisfaction qu’il ressentait d’un malheur survenu à son maître.

Ce maître, hélas! était consterné. Ainsi qu’il nous arrive à tous, quand nous ne savons au juste quel malheur va nous atteindre, il tremblait d’interroger. Il restait là, anéanti, ne bougeant; se lamentant au lieu de courir.

Le père Plantat profita de ce temps d’arrêt pour questionner le domestique, et avec un tel regard que le drôle n’osa pas tergiverser.

– Comment, demanda-t-il, une lettre de Mlle Laurence, elle n’est donc pas ici?

– Non, monsieur, elle est partie il y a eu hier huit jours pour aller passer un mois chez une des sœurs de Madame.

– Et comment va Mme Courtois?

– Mieux, monsieur, seulement elle pousse des cris à faire pitié.

L’infortuné maire s’était redressé sous le coup. Il saisit son domestique par le bras.

– Mais viens donc, malheureux, lui cria-t-il, viens donc!..

Et ils sortirent en courant.

– Pauvre homme! fit le juge d’instruction, sa fille est peut-être morte.

Le père Plantat hocha tristement la tête.

– Si ce n’était que cela, dit-il.

Et il ajouta:

– Rappelez-vous, monsieur, les allusions de La Ripaille.

VII

Le juge d’instruction, le père Plantat et le docteur échangèrent un regard plein d’anxiété.

Quel malheur frappait M. Courtois, cet homme si parfaitement estimable et si excellent en dépit de ses défauts? Était-ce donc décidément une journée maudite!

– Si La Ripaille s’en est tenu aux allusions, dit M. Lecoq, j’ai entendu raconter, moi qui ne suis ici que depuis quelques heures, deux histoires très circonstanciées. Il paraît que cette demoiselle Laurence…

Le père Plantat interrompit brusquement l’agent de la Sûreté.

– Calomnies, s’écria-t-il, calomnies odieuses! Le petit monde qui jalouse les riches ne se gêne pas pour les déchirer à belles dents, faute de mieux. L’ignorez-vous donc? Est-ce qu’il n’en a pas toujours été ainsi! Le bourgeois, dans les petites villes surtout, vit, sans s’en douter, comme dans une cage de verre. Nuit et jour les yeux de lynx de l’envie braqués sur lui l’observent, l’épient, surprennent celles de ses démarches qu’il croit les plus secrètes pour s’en armer contre lui. Il va, content et fier, ses affaires prospèrent, il a l’estime et l’amitié de ceux de sa condition, et pendant ce temps, il est vilipendé dans les classes inférieures, traîné dans la boue, sali par les plus injurieuses suppositions. Est-ce que l’envie respecte quelque chose!

 

– Si Mlle Laurence a été calomniée, fit en souriant le docteur Gendron, au moins a-t-elle trouvé un bon avocat pour défendre sa cause.

Le vieux juge de paix, l’homme de bronze, comme dit M. Courtois, rougit imperceptiblement, un peu embarrassé de sa vivacité.

– Il est des causes, reprit-il doucement, qui se défendent seules. Mlle Courtois est une de ces jeunes filles qui ont droit à tous les respects. Mais il est de ces abominations qu’aucune législation ne saurait atteindre, et qui me révoltent. Il faut songer, messieurs, que notre réputation, l’honneur de nos femmes et de nos filles, sont à la merci du premier gredin doué d’assez d’imagination pour inventer une abomination. On ne le croira peut-être pas, peu importe, on répétera sa calomnie, on la propagera. Qu’y faire? Pouvons-nous savoir ce qui se dit contre nous, en bas, dans l’ombre; le saurons-nous jamais?

– Eh! répliqua le docteur Gendron, que nous importe? Il n’est pour moi qu’une voix respectable, celle de la conscience. Quant à ce qu’on appelle l’opinion publique, comme c’est en réalité la somme des opinions particulières de milliers d’imbéciles et de méchants, je m’en moque comme de l’an quarante.

La discussion se serait peut-être prolongée, sans le juge d’instruction qui, ayant tiré sa montre, fit un geste de dépit.

– Nous causons, dit-il, nous parlons et l’heure marche. Il faut nous hâter. Partageons-nous, au moins, la besogne qui reste.

Le ton impérieux de M. Domini glaça sur les lèvres de M. Lecoq quelques réflexions dont il attendait le placement.

Il fut alors convenu que, pendant que le docteur Gendron procéderait à l’autopsie, le juge d’instruction rédigerait son projet de rapport.

Le père Plantat restait chargé de surveiller la suite des investigations de l’homme de la préfecture de police.

Dès que l’agent de la Sûreté se trouva seul avec le vieux juge de paix:

– Enfin, dit-il, en respirant longuement, comme s’il eut été soulagé d’une lourde oppression, enfin, nous allons pouvoir marcher maintenant.

Et comme le père Plantat souriait un peu, il goba un carré de pâte et ajouta:

– Arriver quand une instruction est commencée, est déplorable, monsieur le juge de paix, tout à fait déplorable. Les gens qui vous ont précédé ont eu le temps de se faire un système, et si vous ne l’adoptez pas d’emblée, c’est le diable!

On entendit dans l’escalier la voix de M. Domini appelant son greffier qui, arrivé un peu après lui, était resté au rez-de-chaussée.

– Tenez, monsieur, ajouta l’agent, voici monsieur le juge d’instruction qui se croit en face d’une affaire toute simple, tandis que moi, moi M. Lecoq, l’égal au moins de ce drôle de Gévrol, moi l’élève chéri du père Tabaret – il ôta respectueusement son chapeau – je n’y vois pas encore clair.

Il s’arrêta, récapitulant, sans doute, le résultat de ses perquisitions et reprit:

– Non, vrai, je suis dérouté, je m’y perds presque. Je devine bien sous tout ceci quelque chose, mais quoi? quoi?

La figure du père Plantat restait calme, mais son œil étincelait.

– Peut-être avez-vous raison, approuva-t-il d’un air détaché, peut-être en effet y a-t-il quelque chose.

L’agent de la Sûreté le regarda, il ne bougea pas. Il continuait à offrir la physionomie la plus indifférente du monde, tout en relevant quelques notes sur son carnet.

Il y eut un assez long silence, et M. Lecoq en profita pour confier au portrait les réflexions qui lui battaient la cervelle.

«Vois-tu bien, chère mignonne, disait-il, ce digne monsieur m’a l’air d’un vieux finaud dont il faut surveiller attentivement les faits et gestes. Il ne partage pas, il s’en faut, les opinions du juge d’instruction, il a une idée qu’il n’ose nous dire et nous la trouverons. Il est malin, ce juge de paix de campagne. Du premier coup il nous a devinés, malgré nos jolis cheveux blonds. Tant qu’il a pu croire que, nous égarant, nous prendrions les brisées de M. Domini, il nous a suivis, nous appuyant, nous montrant la voie. Maintenant qu’il sent que nous tenons la piste, il se croise les bras, il se retire. Il veut nous laisser l’honneur de la découverte. Pourquoi? Il est d’ici, a-t-il peur de se faire des ennemis? Non. C’est un de ces hommes qui ne craignent pas grand-chose. Quoi donc? Il recule devant sa pensée. Il a trouvé quelque chose de si surprenant qu’il n’ose s’expliquer.»

Une subite réflexion changea le cours des confidences de M. Lecoq.

«Mille diables! pensait-il, et si je me trompais, si ce bonhomme n’était pas fin du tout! s’il n’avait rien découvert, s’il n’obéissait qu’à des inspirations du hasard? On a vu des choses plus surprenantes. J’en ai tant connu, de ces gens, dont les yeux sont comme les pitres des baraques, ils annoncent qu’à l’intérieur on contemple des merveilles; on entre et on ne voit rien, on est volé. Mais moi – il eut un sourire – je vais bien savoir à quoi m’en tenir.»

Et prenant l’air le plus niais de son répertoire:

– Ce qui reste à faire, monsieur le juge de paix, dit-il tout haut, est, en y réfléchissant bien, assez peu de chose. On tient les deux principaux coupables, en définitive, et quand ils se décideront à parler, ce qui arrivera tôt ou tard, si monsieur le juge d’instruction le veut, on saura tout.

Un seau d’eau glacée tombant sur la tête du père Plantat ne l’eût pas plus surpris, ne l’eût pas surtout surpris plus désagréablement.

– Comment, balbutia-t-il d’un air absolument abasourdi, c’est vous, monsieur l’agent de Sûreté, un homme habile, expérimenté qui…

Ravi de la réussite de sa ruse, M. Lecoq ne put tenir son sérieux, et le père Plantat, qui s’aperçut qu’il était tombé dans un piège, se prit à rire franchement.

Entre ces deux hommes savants dans la science de la vie, d’un esprit également subtil et défié, pas un mot, d’ailleurs, ne fut échangé.

Ils s’entendaient, ils se comprenaient.

«Toi, mon bonhomme, se disait l’agent de la Sûreté, tu as quelque chose dans ton sac, seulement c’est si énorme, si monstrueux, que tu ne l’exhiberais pas pour un boulet de canon. Tu veux qu’on te force la main? On te la forcera.»

«Il est futé, pensait le père Plantat, il sait que j’ai une idée, il la cherchera et certainement il la trouvera.»

M. Lecoq avait remis dans sa poche la bonbonnière à portrait ainsi qu’il fait, quand il travaille sérieusement. Son amour-propre d’élève du père Tabaret était émoustillé. Il jouait une partie et il est joueur.

– Donc, s’écria-t-il, à cheval et rendez la main. On a, dit le procès-verbal de monsieur le maire d’Orcival, trouvé l’instrument avec lequel on a tout brisé ici.

– Nous avons retrouvé, répondit le père Plantat, dans une chambre du second étage, donnant sur le jardin, une hache, par terre, devant un meuble attaqué légèrement, mais non ouvert; j’ai empêché qu’on y touchât.

– Et bien vous avez fait, monsieur. Est-elle lourde, cette hache?

– Elle doit bien peser un kilo.

– C’est parfait, montons la voir.

Ils montèrent, et M. Lecoq aussitôt, oubliant son rôle de mercier soigneux de ses vêtements, se coucha à plat ventre, étudiant alternativement, et la hache, une arme terrible, pesante, emmanchée de frêne, et le parquet luisant et bien ciré.

– Je suppose, moi, observa le juge de paix, que les malfaiteurs ont montré cette hache et ont attaqué ce meuble dans le seul but d’éparpiller les suppositions de l’enquête, pour compliquer le problème. Cette arme n’était pas nécessaire pour enfoncer cette armoire qui ne tient à rien, que je briserais avec mon poing. Ils ont donné un coup, un seul, et posé la hache tranquillement.

L’agent de la Sûreté s’était relevé et s’époussetait:

– Je crois, monsieur, dit-il, que vous vous trompez. Cette hache n’a pas été posée tranquillement à terre, elle a été jetée avec une violence qui décèle un grand effroi ou une vive colère. Tenez, voyez ici, sur le parquet, ces trois marques qui se suivent. Lorsque le malfaiteur a lancé la hache, elle est tombée d’abord sur le tranchant, de là cette entaille: puis elle est retombée sur le côté, et l’envers qui est un marteau a laissé cette trace, tenez, ici, sous mon doigt; enfin, elle était lancée avec tant de vigueur, qu’elle a fait un tour sur elle-même et qu’elle est venue de nouveau entailler le parquet, là, à l’endroit où elle est maintenant.

– C’est juste, murmurait le père Plantat, c’est très juste!..

Et les observations de l’agent dérangeant sans doute son système, il ajoutait d’un air contrarié:

– Je n’y comprends rien, rien du tout.

M. Lecoq poursuivait ses observations.

– Les fenêtres qui sont maintenant ouvertes, demanda-t-il, l’étaient-elles ce matin, lors des premières perquisitions.

– Oui.

– Alors, c’est bien cela. Les assassins ont entendu un bruit quelconque dans le jardin, et ils sont allés regarder. Qu’ont-ils vu? Je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est que ce qu’ils ont vu les a épouvantés, qu’ils ont jeté la hache précipitamment et se sont enfuis. Examinez la position des entailles – faites en biais naturellement – et vous verrez que la hache a été lancée par une personne qui se tenait, non pas près du meuble, mais près de la fenêtre ouverte.

À son tour, le père Plantat s’agenouilla, regardant avec une attention extrême. L’agent disait vrai. Il se redressa un peu interdit, et après un moment de méditation:

– Cette circonstance me gêne un peu, dit-il; cependant, à la rigueur…

Il s’arrêta, immobile, songeur, une de ses mains appuyée sur son front.

– Tout peut encore s’expliquer, murmura-t-il, ajustant mentalement les diverses pièces de son système, et en ce cas l’heure indiquée par la pendule serait la vraie.

M. Lecoq ne songeait pas à interroger le vieux juge de paix. D’abord il savait bien qu’il ne répondrait pas, puis sa vanité était engagée. Comment, lui, il ne devinerait pas une énigme déchiffrée par un autre?

– Moi aussi, fit-il, monologuant à haute et intelligible voix, cette circonstance de la hache me dérange. Je supposais que les brigands avaient opéré à loisir, et pas du tout, je découvre qu’ils ont été surpris, qu’on les a troublés, qu’ils ont eu peur.

Le père Plantat était tout oreilles.

– Il est vrai, poursuivit lentement M. Lecoq, que nous devons diviser les indices en deux catégories. Il y a les indices laissés à dessein pour nous tromper, le lit défait, par exemple; puis les indices involontaires, soit les entailles de cette hache. Mais ici, j’hésite. L’indication de la hache est-elle vraie ou fausse, bonne ou mauvaise. Je me croyais sûr du caractère des assassins et alors l’enquête allait de soi, tandis que maintenant…

Il s’interrompit. Les plis de son front, la contraction de sa bouche, trahissaient l’effort de sa pensée.

– Tandis que maintenant!.. interrogea le père Plantat.

M. Lecoq, à cette question, eut l’air étonné d’un homme qu’on éveille.

– Je vous demande pardon, monsieur, dit-il, je m’oubliais. C’est une habitude déplorable que j’ai comme cela de réfléchir et de chercher tout haut. Voilà pourquoi je m’obstine presque toujours à opérer seul. Mes incertitudes, mes hésitations, la vacillation de mes soupçons me feraient perdre, si on les entendait, mon prestige de policier-devin, d’agent pour lequel il n’est pas de mystère.

Le vieux juge de paix avait un sourire d’indulgence.

– D’ordinaire, poursuivit l’homme de la préfecture, je n’ouvre la bouche que lorsque mon siège est fait, et alors d’un ton péremptoire je rends mes oracles, je dis: c’est ceci ou c’est cela. Mais aujourd’hui j’agis, sans trop me contraindre, devant un homme qui sait qu’on ne résout pas du premier coup un problème aussi compliqué que me semble être celui-ci. Je laisse voir sans vergogne mes tâtonnements. On ne parvient pas à la vérité d’un bond, on y arrive par une suite de calculs assez compliqués grâce à une série d’inductions et de déductions qui s’enchaînent. Eh bien, en ce moment, ma logique est en défaut.

– Comment cela? demanda le père Plantat.

– Oh! c’est fort simple, monsieur le juge de paix. Je croyais avoir pénétré les assassins, les savoir par cœur, ce qui est capital au début, et je ne reconnais plus les adversaires imaginés. Sont-ils idiots, sont-ils extrêmement fins? J’en suis à me le demander. La ruse du lit et de la pendule m’avait, à ce que je supposais, exactement donné la mesure et la portée de leur intelligence et de leurs inventions. Déduisant du connu à l’inconnu, j’arrivais par une suite de conséquences très simples à tirer, à prévoir tout ce qu’ils avaient pu imaginer pour détourner notre attention et nous dérouter. Mon point de départ admis, je n’avais, pour tomber juste, qu’à prendre le contre-pied des apparences. Je me disais:

 

«On a retrouvé une hache au deuxième étage, donc les assassins l’y ont portée et oubliée à dessein.

«Ils ont laissé cinq verres sur la table de la salle à manger, donc ils étaient plus ou moins de cinq, mais ils n’étaient pas cinq.

«Il y avait sur la table comme les restes d’un souper, donc ils n’ont ni bu ni mangé.

«Le cadavre de la comtesse était au bord de l’eau, donc il a été déposé là et non ailleurs avec préméditation.

«On a retrouvé un morceau d’étoffe dans les mains de la victime, donc il y a été placé par les meurtriers eux-mêmes.

«Le corps de Mme de Trémorel est criblé de coups de poignard et affreusement meurtri, donc elle a été tuée d’un seul coup…

– Bravo! oui, bravo! s’écria le père Plantat visiblement charmé.

– Eh! non, pas bravo! fit M. Lecoq, car ici mon fil se casse, je rencontre une lacune. Si mes déductions étaient justes, cette hache aurait été remise bien paisiblement sur le parquet.

– Si! encore une fois, bravo! reprit le père Plantat, car cette circonstance est une particularité qui n’infirme en rien notre système général. Il est clair, il est certain que les assassins ont eu l’intention d’agir comme vous dites. Un événement qu’ils ne prévoyaient pas les a dérangés.

– Peut-être, approuva l’agent de la Sûreté à demi-voix, peut-être votre observation est-elle juste. Mais c’est que je vois encore autre chose…

– Quoi?..

– Rien… pour le moment, du moins. Il est nécessaire, avant tout, que je voie la salle à manger et le jardin.

M. Lecoq et le vieux juge de paix descendirent bien vite, et le père Plantat montra à l’agent les verres et les bouteilles qu’il avait fait mettre de côté.

L’homme de la préfecture prit les verres l’un après l’autre, les portant à la hauteur de son œil, les exposant au jour, étudiant les places humides qui ternissaient le cristal.

L’examen terminé.

– On n’a bu dans aucun de ces verres, déclara-t-il résolument.

– Quoi! pas dans un seul?

L’agent de la Sûreté arrêta sur le vieux juge un de ces regards qui font tressaillir la pensée aux plus profonds replis de l’âme et répondit en mettant un intervalle calculé entre chacun de ces mots:

– Pas dans un seul.

Le père Plantat ne répondit que par un mouvement de lèvres qui disait clairement: «Vous vous avancez peut-être beaucoup.»

M. Lecoq sourit, et, allant ouvrir la porte de la salle à manger, il appela:

– François.

Le valet de chambre de feu M. le comte de Trémorel accourut. La figure de ce brave garçon était décomposée. Fait inouï, bizarre, ce domestique regrettait son maître, il le pleurait.

– Écoute-moi bien, mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, le tutoyant avec cette familiarité qui caractérise les employés de la rue de Jérusalem, écoute-moi bien, et tâche en me répondant d’être exact, net et bref.

– J’écoute, monsieur.

– Avait-on l’habitude au château de monter du vin à l’avance?

– Non, monsieur, moi-même, avant chaque repas, je descendais à la cave.

– Il n’y avait donc jamais une certaine quantité de bouteilles pleines dans la salle à manger?

– Jamais, monsieur.

– Mais il devait quelquefois en rester en vidange.

– Non, monsieur; feu monsieur le comte m’avait autorisé à emporter pour l’office le vin de la desserte.

– Et où mettait-on les bouteilles vides?

– Je les plaçais, monsieur, dans le bas de cette armoire d’encoignure, et quand il y en avait un certain nombre, je les descendais à la cave.

– Quand en as-tu descendu, la dernière fois?

– Oh!.. – François parut chercher – il y a bien cinq ou six jours.

– Bien. Maintenant, quelles liqueurs aimait ton maître?

– Feu monsieur le comte, monsieur – et le brave garçon eut une larme – ne buvait presque jamais de liqueur. Quand par hasard il avait envie d’un petit verre d’eau-de-vie, il le prenait dans la cave à liqueurs que voici, là sur le poêle.

– Il n’y avait donc pas dans les armoires de bouteilles de rhum ou de cognac entamées?

– Pour ça, non, monsieur.

– Merci, mon garçon, tu peux te retirer.

François allait sortir, M. Lecoq le rappela.

– Eh! lui dit-il d’un ton léger, pendant que nous y sommes, regarde donc dans le bas de l’encoignure, si tu retrouves ton compte de bouteilles vides.

Le domestique obéit, et l’armoire ouverte, s’écria:

– Tiens! il n’y en a plus une seule.

– Parfait reprit M. Lecoq. Cette fois-ci, mon brave, montre-nous tes talons pour tout de bon.

Aussitôt que le valet de chambre eut fermé la porte:

– Eh bien! demanda l’agent de la Sûreté, que pense monsieur le juge de paix?

– Vous aviez raison, M. Lecoq.

L’agent de la Sûreté, alors, flaira successivement tous les verres et toutes les bouteilles.

– Allons, bon! s’écria-t-il en haussant les épaules, encore une preuve nouvelle à l’appui de mes suppositions.

– Quoi encore? demanda le vieux juge de paix.

– Ce n’est même pas du vin, monsieur, qu’il y a au fond de ces verres. Parmi toutes les bouteilles vides, déposées dans le bas de cette armoire, il s’en trouve une, la voici, ayant contenu du vinaigre, et c’est de cette bouteille que les assassins ont versé quelques gouttes.

Et, saisissant un verre, il le mit sous le nez du père Plantat, en ajoutant:

– Que monsieur le juge de paix prenne la peine de sentir.

Il n’y avait pas à discuter, le vinaigre était bon, son odeur était des plus fortes, les malfaiteurs dans leur précipitation avaient laissé derrière eux cette preuve irrécusable de leur intention d’égarer l’enquête.

Seulement, capables des plus artificieuses combinaisons, ils ignoraient l’art de les mener à bien. Leurs malices étaient, ainsi que l’eût dit le digne M. Courtois, cousues de fil blanc.

On pouvait cependant mettre toutes leurs fautes sur le compte d’une précipitation forcée ou d’un trouble qu’ils ne prévoyaient pas.

Les planchers brûlent les pieds, disait un policier célèbre, dans une maison où on vient de commettre un crime.

M. Lecoq, lui, paraissait indigné, exaspéré comme peut l’être un véritable artiste devant l’œuvre grossière, prétentieuse et ridicule de quelque écolier poseur.

– Voilà, grommelait-il, qui passe la permission. Canaille! canaille! ne l’est pas qui veut; canaille habile, surtout. Encore faut-il les qualités de l’emploi, mille diables! et tout le monde, Dieu merci! ne les a pas.

– M. Lecoq! M. Lecoq! murmurait le vieux juge de paix.

– Eh! monsieur, je ne dis rien que de juste. Quand on est candide à ce point, on devrait bien rester honnête, purement et simplement, c’est si facile!

Alors, perdant toute mesure, tant sa colère paraissait grande, il avala, d’un seul coup, cinq ou six carrés de pâtes assorties.

– Voyons, voyons, poursuivait le père Plantat, de ce ton paternellement grondeur qu’on prend pour apaiser un enfant qui crie, ne nous fâchons pas. Ces gens-ci ont manqué d’adresse, c’est incontestable, mais songeons qu’ils ne pouvaient, dans leurs calculs, faire entrer en ligne de compte l’habileté d’un homme tel que vous.

M. Lecoq qui a la vanité de tous les acteurs, fut sensible au compliment et dissimula assez mal une grimace de satisfaction.

– Soyons donc indulgent, continuait le père Plantat. D’ailleurs – il fit une pause pour donner plus de valeur à ce qu’il allait dire – , d’ailleurs vous n’avez pas encore tout vu.

On ne sait jamais quand M. Lecoq joue la comédie. Comment le saurait-on, il ne le sait pas toujours lui-même. Ce grand artiste, passionné pour son art, s’est exercé à feindre tous les mouvements de l’âme, de même qu’il s’est habitué à porter tous les costumes; et telle a été la conscience de ses études, qu’arrivé à une perfection désolante pour la vérité, peut-être, à cette heure, n’a-t-il pas plus de sentiment que de physionomie qui lui soient propres. Il tempêtait bien fort contre les malfaiteurs, il gesticulait, mais il ne cessait d’observer sournoisement le père Plantat, et ces derniers mots lui firent dresser l’oreille.