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Le crime d'Orcival

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V

L’escalier avait été consigné, mais le vestibule était resté libre. On y entendait des allées et des venues, des piétinements, des chuchotements étouffés puis, dominant ce bourdonnement continu, les exclamations et les jurements des gendarmes essayant de contenir la foule.

De temps à autre, une tête effarée se glissait le long de la porte de la salle à manger restée entrebâillée. C’était quelque curieux qui, plus hardi que les autres, voulait voir manger les «gens de la justice» et essayait de surprendre quelques paroles pour les rapporter et s’en faire gloire. Mais les «gens de justice» – pour parler comme à Orcival – se gardaient bien de rien dire de grave, portes ouvertes, en présence d’un domestique circulant autour de la table pour le service.

Très émus de ce crime affreux, inquiets du mystère qui recouvrait encore cette affaire, ils renfermaient et dissimulaient leurs impressions. Chacun, à part soi, étudiait la probabilité de ses soupçons et gardait sa pensée intime.

Tout en mangeant, M. Domini mettait de l’ordre dans ses notes, numérotant les feuilles de papier, marquant d’une croix certaines réponses des inculpés particulièrement significatives et qui devaient être comme les bases de son rapport.

Il était peut-être le moins tourmenté des quatre convives de ce lugubre repas. Ce crime ne lui semblait pas de ceux qui font passer des nuits blanches aux juges d’instruction. Il en voyait nettement le mobile, ce qui est énorme, et il tenait La Ripaille et Guespin, deux coupables ou tout au moins complices.

Assis l’un près de l’autre, le père Plantat et le docteur Gendron s’entretenaient de la maladie qui avait enlevé Sauvresy.

M. Courtois, lui, prêtait l’oreille aux bruits du dehors.

La nouvelle du double meurtre se répandait dans le pays, la foule croissait de minute en minute. Elle encombrait la cour et de plus en plus devenait audacieuse. La gendarmerie était débordée.

C’était, ou jamais, pour le maire d’Orcival, le moment de se montrer.

– Je vais aller faire entendre raison à ces gens, dit-il, et les engager à se retirer.

Et aussitôt, s’essuyant la bouche, il jeta sur la table sa serviette roulée et sortit.

Il était temps. On n’écoutait déjà plus les injonctions du brigadier. Quelques curieux, plus enragés que les autres, avaient tourné la position et s’efforçaient d’ouvrir la porte donnant sur le jardin.

La présence du maire n’intimida peut-être pas beaucoup la foule, mais elle doubla l’énergie des gendarmes; le vestibule fut évacué. Aussi, que de murmures contre cet acte d’autorité!

Quelle superbe occasion de discours! M. Courtois ne la manqua pas. Il supposa que son éloquence, douée de la vertu des douches d’eau glacée, calmerait cette effervescence insolite de ses sages administrés.

Il s’avança donc sur le perron, la main gauche passée dans l’ouverture de son gilet, gesticulant de la main droite, dans cette attitude fière et impassible que la statuaire prête aux grands orateurs. C’est ainsi qu’il se pose devant son conseil, lorsque, trouvant une résistance inattendue, il entreprend de faire triompher sa volonté et de ramener les récalcitrants. Tel dans l’Histoire de la Restauration on représente Manuel, au moment du fameux: «Empoignez-moi cet homme-là.»

Son discours arrivait par bribes jusqu’à la salle à manger. Suivant qu’il se tournait de droite ou de gauche, sa voix était claire ou distincte, ou bien se perdait dans l’espace. Il disait:

«Messieurs et chers administrés,

«Un crime inouï dans les fastes d’Orcival vient d’ensanglanter notre paisible et honnête commune. Je m’associe à votre douleur. Je comprends donc et je m’explique votre fiévreuse émotion, votre indignation légitime. Autant que vous, mes amis, plus que vous, je chérissais et j’estimais ce noble comte de Trémorel et sa vertueuse épouse; l’un et l’autre, ils ont été la providence de notre contrée. Nous les pleurons ensemble…»

– Je vous assure, disait le docteur Gendron au père Plantat, que les symptômes que vous me dites ne sont pas rares à la suite des pleurésies. On croit avoir triomphé de la maladie, on rengaine la lancette, on se trompe. De l’état aigu, l’inflammation passe à l’état chronique et se complique de pneumonie et de phtisie tuberculeuse.

– «… Mais rien ne justifie, poursuivait le maire, une curiosité qui, par ses manifestations inopportunes et bruyantes, entrave l’action de la justice et est, dans tous les cas, une atteinte punissable à la majesté de la loi. Pourquoi ce rassemblement inusité, pourquoi ces cris dans les groupes, pourquoi ces rumeurs, ces chuchotements, ces suppositions prématurées?..»

– Il y a eu, disait le père Plantat, deux ou trois consultations qui n’ont pas donné de résultats favorables. Sauvresy accusait des souffrances tout à fait étranges et bizarres. Il se plaignait de douleurs si invraisemblables, si absurdes, passez-moi le mot, qu’il déroutait les conjectures des médecins les plus expérimentés.

– N’était-ce pas R… de Paris, qui le voyait?

– Précisément. Il venait tous les jours et souvent restait coucher au château. Maintes fois, je l’ai vu remonter soucieux la grande rue du bourg, il allait surveiller la préparation de ses ordonnances chez notre pharmacien.

– «… Sachez donc, criait M. Courtois, sachez modérer votre juste courroux, soyez calmes, soyez dignes.»

– Certainement, poursuivait le docteur Gendron, votre pharmacien est un homme intelligent, mais vous avez, à Orcival même, un garçon qui lui dame joliment le pion. C’est un gaillard qui fait le commerce des simples et qui a su y gagner de l’argent, un certain Robelot…

– Robelot le rebouteur?

– Juste. Je le soupçonne même de donner des consultations et de faire de la pharmacie à huis clos. Il est fort intelligent. C’est moi, du reste, qui ai fait son éducation. Il a été pendant plus de cinq ans mon garçon de laboratoire et encore maintenant, quand j’ai quelque manipulation délicate…

Le docteur s’arrêta, frappé de l’altération des traits de l’impassible père Plantat.

– Eh! cher ami, demanda-t-il, qu’est-ce qui vous prend? Seriez-vous incommodé?

Le juge d’instruction abandonna ses paperasses pour regarder.

– En effet, dit-il, monsieur le juge de paix est d’une pâleur.

Mais déjà le père Plantat avait repris sa physionomie habituelle.

– Ce n’est rien, répondit-il, absolument rien. Avec mon maudit estomac, dès que je change l’heure de mes repas…

Arrivant à la péroraison de sa harangue, M. Courtois enflait la voix et abusait vraiment de ses moyens.

– «… Regagnez donc disait-il, vos paisibles demeures, retournez à vos occupations, reprenez vos travaux. Soyez sans crainte, la loi vous protège. Déjà la justice a commencé son œuvre, deux des auteurs de l’exécrable forfait sont en son pouvoir et nous sommes sur la trace de leurs complices.»

– De tous les domestiques actuellement au château, remarquait le père Plantat, il n’en est pas un seul qui ait connu Sauvresy. Peu à peu, toute la maison a été renouvelée.

– Il est de fait, répondait le docteur, que la vue d’anciens serviteurs n’eût pu qu’être fort désagréable à M. de Trémorel…

Il fut interrompu par le maire qui rentrait, l’œil brillant, le visage animé, s’essuyant le front.

– J’ai fait comprendre à tous ces gens l’indécence de leur curiosité, dit-il, tous se sont retirés. On voulait, m’a dit le brigadier, faire un mauvais parti à Philippe Bertaud; l’opinion publique ne s’égare guère…

Il se retourna, entendant la porte s’ouvrir, et se trouva face à face avec un homme dont on ne pouvait guère voir la figure, tant il s’inclinait profondément, les coudes en dehors, son chapeau appuyé fortement contre sa poitrine.

– Que voulez-vous? lui demanda durement M. Courtois, de quel droit osez-vous pénétrer ici? Qui êtes-vous?

L’homme se redressa.

– Je suis M. Lecoq, répondit-il avec le plus gracieux des sourires.

Et voyant que ce nom n’apprenait rien à personne, il ajouta:

– M. Lecoq, de la Sûreté, envoyé par la préfecture de police, sur demande télégraphiée, pour l’affaire en question.

Cette déclaration surprit considérablement tous les auditeurs, même le juge d’instruction.

Il est entendu, en France, que chaque état a son extérieur particulier et comme des insignes qui le dénoncent au premier coup d’œil. Toute profession a son type de convention, et quand Sa Majesté l’Opinion a adopté un type, elle ne veut pas admettre qu’il soit possible de s’en écarter. Qu’est-ce qu’un médecin? C’est un homme grave tout de noir habillé et cravaté de blanc. Un monsieur à gros ventre battu par des breloques d’or ne peut être qu’un banquier. Chacun sait que l’artiste est un joyeux vivant, portant chapeau pointu, veste de velours et de grandes manchettes.

En vertu de cette loi, l’employé de la rue de Jérusalem doit avoir l’œil plein de traîtrise, quelque chose de louche dans toute sa personne, l’air crasseux et des bijoux en faux. Le plus obtus des boutiquiers est persuadé qu’il flaire à vingt pas un agent de police: un grand homme à moustaches et à feutre luisant, le cou emprisonné dans un col de crin, vêtu d’une redingote noire râpée, scrupuleusement boutonnée sur une absence complète de linge. Tel est le type.

Or, à ce compte, M. Lecoq, entrant dans la salle à manger du Valfeuillu, n’avait certes pas l’air d’un agent de police.

Il est vrai que M. Lecoq a l’air qu’il lui plaît d’avoir. Ses amis assurent bien qu’il a une physionomie à lui, qui est sienne, qu’il reprend quand il rentre chez lui, et qu’il garde tant qu’il est seul au coin de son feu, les pieds dans ses pantoufles; mais le fait n’est pas bien prouvé.

Ce qui est sûr, c’est que son masque mobile se prête à des métamorphoses étranges; qu’il pétrit pour ainsi dire son visage à son gré comme le sculpteur pétri la cire à modeler. En lui, il change tout, même le regard, que ne parvint jamais à changer Gévrol, son maître et son rival.

 

– Ainsi, insista le juge d’instruction, c’est vous que monsieur le préfet de police m’envoie pour le cas où certaines investigations seraient nécessaires.

– Moi-même, monsieur, répondit Lecoq, bien à votre service.

Non, il ne payait pas de mine, l’envoyé de monsieur le préfet de police, et l’insistance de M. Domini était excusable.

M. Lecoq avait arboré ce jour-là de jolis cheveux plats de cette couleur indécise qu’on appelle le blond de Paris, partagés sur le côté par une raie coquettement prétentieuse. Des favoris de la nuance des cheveux encadraient une face blême, bouffie de mauvaise graisse. Ses gros yeux à fleur de tête semblaient figés dans leur bordure rouge. Un sourire candide s’épanouissait sur ses lèvres épaisses qui, en s’entrouvrant, découvraient une rangée de longues dents jaunes.

Sa physionomie, d’ailleurs, n’exprimait rien de précis. C’était un mélange à doses à peu près égales de timidité, de suffisance et de contentement.

Impossible d’accorder la moindre intelligence au porteur d’une telle figure. Involontairement, après l’avoir regardé, on cherchait le goitre.

Les merciers au détail qui, après avoir volé trente ans sur leur fils et sur leurs aiguilles, se retirent avec dix-huit cents livres de rentes, doivent avoir cette tête inoffensive.

Son costume était aussi terne que sa personne.

Sa redingote ressemblait à toutes les redingotes, son pantalon à tous les pantalons. Un cordon de crin, du même blond que ses favoris, retenait la grosse montre d’argent qui gonflait la poche gauche de son gilet.

Il manœuvrait tout en causant une bonbonnière de corne transparente, pleine de petits carrés de pâtes, réglisse, guimauve jujube, et ornée d’un portrait de femme très laide et très bien mise; le portrait de la défunte, sans doute.

Et selon les hasards de la conversation, suivant qu’il était satisfait ou mécontent. M. Lecoq gobait un carré de pâte ou adressait au portrait un regard qui était tout un poème.

Ayant longuement détaillé l’homme, le juge d’instruction haussa les épaules.

– Enfin, dit M. Domini – et cet enfin répondait à sa pensée intime – , nous allons, puisque vous voici, vous expliquer ce dont il s’agit.

– Oh! inutile, répondit M. Lecoq avec un petit air suffisant, parfaitement inutile.

– Il est cependant indispensable que vous sachiez…

– Quoi? ce que sait, monsieur le juge d’instruction? interrompit l’agent de la Sûreté, je le sais déjà. Nous disons assassinat ayant le vol pour mobile, et nous partons de là. Nous avons ensuite l’escalade, le bris de clôture, les appartements bouleversés. Le cadavre de la comtesse a été trouvé, mais le corps du comte est introuvable. Quoi encore? La Ripaille est arrêté, c’est un mauvais drôle, en tout état de cause il mérite un peu de prison. Guespin est revenu ivre.

– Ah! il a de rudes charges contre lui, ce Guespin.

– Ses antécédents sont déplorables: on ne sait où il a passé la nuit, il refuse de répondre, il ne fournit pas d’alibi… c’est grave, très grave.

Le père Plantat examinait le doux agent avec un visible plaisir. Les autres auditeurs ne dissimulaient pas leur surprise.

– Qui donc vous a renseigné? demanda le juge d’instruction.

– Eh! eh! répondit M. Lecoq, tout le monde un peu.

– Mais où?

– Ici, je suis arrivé depuis plus de deux heures déjà, j’ai même entendu le discours de monsieur le maire.

Et satisfait de l’effet produit, M. Lecoq avala un carré de pâte.

– Comment, fit M. Domini d’un ton mécontent, vous ne saviez donc pas que je vous attendais.

– Pardon, répondit l’agent de la Sûreté, j’espère pourtant que monsieur le juge voudra bien m’entendre. C’est que l’étude du terrain est indispensable; il faut voir, dresser ses batteries. Je tiens à recueillir les bruits publics, l’opinion, comme on dit, pour m’en défier.

– Tout cela, prononça sévèrement M. Domini, ne justifie pas votre retard.

M. Lecoq eut un tendre regard pour le portrait.

– Monsieur le juge n’a qu’à s’informer rue de Jérusalem, répondit-il, on lui dira que je sais mon métier. L’important, pour bien faire une enquête, est de n’être point connu. La police – c’est bête comme tout – est mal vue. Maintenant qu’on sait qui je suis et pourquoi je viens, je puis sortir, on ne me dira plus rien, ou si j’interroge on me répondra mille mensonges, on se défiera de moi, on aura des réticences.

– C’est assez juste, objecta M. Plantat venant au secours de l’agent de la Sûreté.

– Donc, poursuivit M. Lecoq, quand on m’a dit, là-bas c’est en province, j’ai pris ma tête de province. J’arrive, et tout le monde, en me voyant, se dit: «Voilà un bonhomme bien curieux, mais pas méchant.» Alors, je me glisse, je me faufile, j’écoute, je parle, je fais parler! j’interroge, on me répond à cœur ouvert; je me renseigne, je recueille des indications; on ne se gêne pas avec moi. Ils sont charmants, les gens d’Orcival, je me suis déjà fait plusieurs amis, et on m’a invité à dîner pour ce soir.

M. Domini n’aime pas la police et ne s’en cache guère. Il subit sa collaboration plutôt qu’il ne l’accepte, uniquement parce qu’il ne peut s’en passer.

Dans sa droiture, il condamne les moyens qu’elle est parfois forcée d’employer, tout en reconnaissant la nécessité de ces mêmes moyens.

En écoutant M. Lecoq, il ne pouvait s’empêcher de l’approuver, et cependant il le regardait d’un œil qui n’était rien moins qu’amical.

– Puisque vous savez tant de choses, lui dit-il sèchement, nous allons procéder à l’examen du théâtre du crime.

– Je suis aux ordres de monsieur le juge d’instruction, répondit laconiquement l’agent de la Sûreté.

Et comme tout le monde se levait, il profita du mouvement pour s’approcher du père Plantat et lui tendre sa bonbonnière.

– Monsieur le juge de paix en use-t-il?

Le père Plantat ne crut pas devoir lui refuser, il avala un morceau de jujube et la sérénité reparut sur le front de l’agent de la Sûreté. Il lui faut, comme à tous les grands comédiens, un public sympathique, et vaguement il sentait qu’on allait travailler devant un amateur.

VI

M. Lecoq s’engagea le premier dans l’escalier, et tout d’abord les taches de sang lui sautèrent aux yeux.

– Oh! faisait-il, d’un air révolté, à chaque tache nouvelle, oh! oh! les malheureux.

M. Courtois fut très touché de rencontrer cette sensibilité chez un agent de police. Il pensait que cette épithète de commisération s’appliquait aux victimes. Il se trompait, car M. Lecoq, tout en montant, continuait:

– Les malheureux! On ne salit pas tout ainsi dans une maison, ou du moins on essuie. On prend des précautions, que diable!

Arrivé au premier étage, à la porte du boudoir précédant la chambre à coucher, l’agent de la Sûreté s’arrêta, étudiant bien, avant d’y pénétrer, la disposition de l’appartement.

Ayant bien vu ce qu’il voulait voir, il entra en disant:

– Allons! je n’ai pas affaire à de mes pratiques.

– Mais il me semble, remarqua le juge d’instruction, que nous avons déjà des éléments d’instruction qui doivent singulièrement faciliter votre tâche. Il est clair que Guespin, s’il n’est pas complice du crime, en a du moins eu connaissance.

M. Lecoq eut un coup d’œil pour le portrait de la bonbonnière. C’était plus qu’un regard, c’était une confidence. Évidemment il disait à la chère défunte ce qu’il n’osait dire tout haut.

– Je sais bien, reprit-il, Guespin est terriblement compromis. Pourquoi ne veut-il pas dire où il a passé la nuit? D’un autre côté il a contre lui l’opinion publique, et alors, moi, naturellement je me défie.

L’agent de la Sûreté se tenait seul au milieu de la chambre – les autres personnes, sur sa prière, étaient restées sur le seuil – et promenant autour de lui son regard terne, il cherchait une signification à l’horrible désordre.

– Imbéciles! disait-il d’une voix irritée, doubles brutes! Non, vrai, on ne travaille pas de cette façon. Ce n’est pas une raison parce qu’on tue les gens afin de les voler, de tout casser chez eux. On ne défonce pas les meubles, que diable! On porte avec soi des rossignols, de jolis rossignols qui ne font aucun bruit, mais qui font d’excellente besogne. Maladroits! idiots! Ne dirait-on pas…

Il s’arrêta, bouche béante.

– Eh! reprit-il, pas si maladroits peut-être.

Les témoins de cette scène se tenaient immobiles à l’entrée, suivant avec un intérêt mêlé de surprise les mouvements – il faudrait presque dire les exercices de M. Lecoq.

Agenouillé sur le tapis, il promenait sa main à plat sur le tissu épais, au milieu des morceaux de porcelaine.

– C’est humide, très humide, tout le thé n’était pas bu, il s’en faut, quand on a cassé la porcelaine.

– Il pouvait rester beaucoup de thé dans la théière, objecta le père Plantat.

– Je le sais, répondit M. Lecoq, et c’est justement ce que j’étais en train de me dire. De telle sorte, que cette humidité ne suffit pas pour nous donner le moment précis du crime.

– Mais la pendule nous le donne, s’écria M. Courtois, et très exactement même.

– En effet, approuva M. Domini, monsieur le maire dans son procès-verbal explique fort bien que dans la chute le mouvement s’est arrêté.

– Eh bien! dit le père Plantat, c’est justement l’heure de cette pendule qui m’a frappé. Elle marque trois heures et vingt minutes et nous savons que la comtesse était complètement habillée, comme dans le milieu du jour quand on l’a frappée. Était-elle donc encore debout, prenant une tasse de thé à trois heures du matin? C’est peu probable.

– Et moi aussi, reprit l’agent de la Sûreté, j’ai été frappé de cette circonstance, et c’est pour cela que tout à l’heure je me suis écrié: «Pas si bêtes!» Au surplus, nous allons bien voir.

Aussitôt, avec des précautions infinies, il releva la pendule et la replaça sur la tablette de la cheminée s’appliquant à la poser bien d’aplomb.

Les aiguilles étaient toujours arrêtées sur trois heures vingt minutes.

– Trois heures vingt, murmurait M. Lecoq, tout en glissant une petite cale sous le socle, ce n’est pas à cette heure-là, que diable! qu’on prend le thé. C’est encore moins à cette heure-là, qu’en plein mois de juillet, au lever du jour, on assassine les gens.

Il ouvrit, non sans peine, le caisson du cadran et poussa la grande aiguille jusque sur la demie de trois heures.

La pendule sonna onze coups.

– À la bonne heure! s’écria M. Lecoq triomphant, voilà la vérité!

Et tirant de sa poche la bonbonnière à portrait, il goba un carré de guimauve et dit:

– Farceurs!..

La simplicité de ce moyen de contrôle, auquel personne n’avait songé, ne laissait pas de surprendre les spectateurs.

M. Courtois, particulièrement, était émerveillé.

– Voilà, dit-il au docteur, un drôle qui ne manque pas de moyens dans sa partie.

– Ergo, reprenait M. Lecoq, qui sait le latin, nous avons en face de nous, non plus des brutes, comme j’ai failli le croire d’abord, mais des gredins qui y voient plus loin que le bout de leur couteau. Ils ont mal calculé leur affaire, c’est une justice à leur rendre, mais enfin ils ont calculé; l’indication est précise. Ils ont eu l’intention d’égarer l’instruction en la trompant sur l’heure.

– Je ne vois pas clairement leur but, insinua M. Courtois.

– Il est cependant bien visible, répondit M. Domini. N’était-il pas de l’intérêt des assassins de faire croire que le crime a été commis après le dernier passage du train se dirigeant sur Paris? Quittant ses camarades à neuf heures, à la gare de Lyon, Guespin pouvait être ici à dix heures, assassiner ses maîtres, s’emparer de l’argent qu’il savait en la possession du comte de Trémorel et regagner Paris par le dernier train.

– Ces suppositions sont très aimables, objecta le père Plantat. Mais alors, comment Guespin n’est-il pas allé rejoindre ses camarades chez Wepler, aux Batignolles; par là, jusqu’à un certain point, il se ménageait une espèce d’alibi.

Dès le commencement de l’enquête, le docteur Gendron s’était assis sur l’unique chaise intacte de la chambre, réfléchissant au subit malaise qui avait fait pâlir le père Plantat lorsqu’on avait parlé de Robelot le rebouteux.

Les explications du juge d’instruction le tirèrent de ses méditations; il se leva.

– Il y a autre chose encore, dit-il, cette avance de l’heure très utile à Guespin peut devenir accablante pour La Ripaille, son complice.

– Mais, répondit M. Domini, il se peut fort bien que La Ripaille n’ait point été consulté. Pour ce qui est de Guespin, il avait probablement de bonnes raisons pour ne point aller à la noce. Son trouble, après un pareil forfait, lui aurait nui plus encore que son absence.

 

M. Lecoq, lui, ne jugea pas à propos de se prononcer encore. Comme un médecin au lit du malade, il veut être sûr de son diagnostic.

Il était retourné à la cheminée, et de nouveau faisait marcher les aiguilles de la pendule. Successivement elle sonna la demie de onze heures, puis minuit, puis minuit et demi, et une heure.

Tout en se livrant à cette occupation, il grommelait:

– Apprentis, brigands d’occasion! On est malin, à ce qu’on croit, mais on ne pense pas à tout. On donne un coup de pouce aux aiguilles, mais on ne pense pas à mettre la sonnerie d’accord. Survient alors un bonhomme de la Sûreté, un vieux singe qui connaît les grimaces et la mèche est éventée.

M. Domini et le père Plantat gardaient le silence. M. Lecoq revint vers eux.

– Monsieur le juge, dit-il, peut-être maintenant certain que le coup a été fait avant dix heures et demie.

– À moins, observa le père Plantat, que la sonnerie ne soit détraquée, ce qui arrive quelquefois.

– Ce qui arrive souvent, appuya M. Courtois, à telle enseigne, que la pendule de mon salon est dans cet état depuis je ne sais combien de temps.

M. Lecoq réfléchissait.

– Il se peut, reprit-il, que monsieur le juge de paix ait raison. J’ai pour moi la probabilité, mais la probabilité ne suffit pas au début d’une affaire, il faut la certitude. Il nous reste, par bonheur un moyen de vérification, nous avons le lit, je parie qu’il est défait.

Et s’adressant au maire:

– J’aurais besoin, monsieur, d’un domestique, pour me donner un coup de main.

– Inutile, dit le père Plantat, je vais vous aider, moi, ce sera plus vite fait.

Aussitôt, à eux deux, ils enlevèrent le ciel de lit et le déposèrent à terre, enlevant du même coup les rideaux.

– Hein? fit M. Lecoq, avais-je raison?

– C’est vrai, dit M. Domini un peu surpris, le lit est défait.

– Défait, oui, répondit l’agent de la Sûreté, mais on ne s’y est pas couché.

– Cependant, voulut objecter M. Courtois.

– Je suis sûr de ce que j’avance, interrompit l’homme de la police. On a ouvert ce lit, c’est vrai, on s’est peut-être roulé dessus, on a chiffonné les oreillers, froissé les couvertures, fripé les draps, mais on n’a pu lui donner pour un œil exercé l’apparence d’un lit dans lequel deux personnes ont dormi. Défaire un lit est aussi difficile, plus difficile peut-être que de le refaire. Pour le refaire, il n’est pas indispensable de retirer draps et couvertures et de retourner les matelas. Pour le défaire, il faut absolument se coucher dedans et y avoir chaud. Un lit est un de ces témoins terribles qui ne trompent jamais et contre lesquels on ne peut s’inscrire en faux. On ne s’est pas couché dans celui-ci…

– Je sais bien, remarqua le père Plantat, que la comtesse était habillée, mais le comte pouvait s’être couché le premier.

Le juge d’instruction, le médecin et le maire s’étaient approchés.

– Non, monsieur, répondit M. Lecoq, et je puis vous le prouver. La démonstration est facile d’ailleurs, et après l’avoir entendue, un enfant de dix ans ne se laisserait pas prendre à un désordre factice tel que celui-ci.

Il ramena doucement les couvertures et le drap du dessus au milieu du lit, tout en poursuivant:

– Ces oreillers sont très froissés tous deux, n’est-ce pas? Mais voyez en dessous le traversin, il est intact, vous n’y retrouvez aucun de ces plis que laissent le poids de la tête et le mouvement des bras. Ce n’est pas tout: regardez le lit à partir du milieu jusqu’à l’extrémité. Comme les couvertures ont été bordées avec soin, les deux draps se touchent bien partout. Glissez la main comme moi – et il glissait un de ses bras – et vous sentirez une résistance qui n’existerait pas si des jambes s’étaient allongées à cet endroit. Or, M. de Trémorel était de taille à occuper le lit dans toute sa longueur.

Si claire était la démonstration de M. Lecoq, si palpables étaient ses preuves qu’il n’y avait pas à douter.

– Ce n’est rien encore, continuait-il, passons au second matelas. On songe rarement au second matelas, quand pour des raisons quelconques on défait un lit ou qu’on cherche à en réparer le désordre. Examinez celui-ci.

Il souleva le premier matelas et on vit en effet que la toile de l’autre était parfaitement tendue, on n’y découvrait aucun affaissement.

– Ah! le second matelas, murmura M. Lecoq.

Et son nez pétilla, pour ainsi dire, au souvenir sans doute de quelque bonne histoire.

– Il me paraît prouvé, murmura le juge d’instruction, que M. de Trémorel n’était pas couché.

– De plus, ajouta le docteur Gendron, si on l’eût assassiné dans son lit, ses vêtements seraient restés sur quelque meuble.

– Sans compter, fit négligemment M. Lecoq, qu’on retrouverait sur les draps une goutte au moins de sang. Décidément, ces malfaiteurs-là ne sont pas forts.

Depuis un moment, les yeux du père Plantat cherchaient ceux du juge d’instruction. Lorsque leurs regards, à la fin, se rencontrèrent:

– Ce qui me paraît surprenant, à moi, dit le vieux juge de paix, donnant, par l’accentuation, une valeur particulière à chaque mot, c’est qu’on soit parvenu à tuer chez lui, autrement que pendant son sommeil, un homme jeune et vigoureux comme l’était le comte Hector.

– Et dans une maison pleine d’armes, appuya le docteur Gendron; car le cabinet du comte est entièrement tapissé de fusils, de couteaux de chasse! C’est un véritable arsenal.

– Hélas! soupira le bon M. Courtois, nous connaissons de pires catastrophes. L’audace des malfaiteurs croît en raison des convoitises de bien-être, de dépenses, de luxe, des classes inférieures dans les grands centres. Il n’est pas de semaine où les journaux…

Il dut s’arrêter non sans un vif mécontentement; on ne l’écoutait pas. On écoutait le père Plantat qu’il n’avait jamais vu si bavard, et qui poursuivait:

– Le bouleversement de la maison vous paraît insensé, eh bien, je suis surpris qu’il ne soit pas plus affreux encore. Je suis, autant dire, un vieillard, je n’ai plus l’énergie physique d’un homme de trente-cinq ans, et pourtant, il me semble que si des assassins pénétraient chez moi, lorsque je suis encore debout, ils n’auraient pas raison de moi. Je ne sais ce que je ferais, je serais tué probablement, mais certainement je réussirais à donner l’éveil. Je me défendrais, je crierais, j’ouvrirais les fenêtres, je mettrais le feu à la maison.

Qu’eussiez-vous dit, justiciables d’Orcival, s’il vous eût été donné de voir l’animation, l’emportement de votre impassible juge de paix!

– Ajoutons, insista le docteur, qu’éveillé il est difficile d’être surpris. Toujours quelque bruit insolite prévient. C’est une porte qui crie en tournant sur ses gonds, c’est une des marches de l’escalier qui craque. Si habile que soit un meurtrier, il ne foudroie pas sa victime.

– Il se peut, insinua M. Courtois, qu’on se soit servi d’arme à feu. Cela s’est vu. Vous êtes bien tranquillement assis dans votre chambre; on est en été, vos fenêtres sont ouvertes, vous causez avec votre femme tout en prenant une tasse de thé; au dehors, les malfaiteurs se font la courte échelle; l’un deux arrive à la hauteur de l’appui de la fenêtre, il vous ajuste à son aise, il presse la détente, le coup part…

– Et, continua le docteur, tout le voisinage réveillé accourt.

– Permettez, permettez, riposta M. Courtois, à la ville, dans une cité populeuse, oui. Là, au milieu d’un vaste parc, non. Songez, docteur, à l’isolement de cette habitation. La plus voisine des maisons habitées est celle de Mme la comtesse de Lanascol, et encore est-elle distante de plus de cinq cents mètres, et par-dessus le marché, environnée de grands arbres qui interceptent le son et s’opposent à sa propagation.

– Tentons l’expérience. Je vais si vous le voulez, tirer un coup de pistolet, ici, dans cette chambre et je parie que vous n’entendrez pas la détonation dans le chemin.

– Le jour, peut-être, mais la nuit!..

Si M. Courtois causait si longtemps, c’est que ses auditeurs observaient attentivement le juge d’instruction.