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Le crime d'Orcival

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XXV

Avez-vous besoin d’argent?

Voulez-vous un habillement complet à la dernière mode, une calèche à huit ressorts ou une paire de bottines? Vous faudrait-il un cachemire de l’Inde, un service de porcelaine ou un bon tableau pas cher? Est-ce un mobilier que vous souhaitez, de noyer ou de palissandre, ou des diamants, ou des draps, ou des dentelles, ou une maison de campagne, ou votre provision de bois pour l’hiver?

Adressez-vous à Mme Charman, 136, rue Notre-Dame-de-Lorette, au premier au-dessus de l’entresol, car elle tient tout cela et même d’autres articles encore qu’il est défendu de considérer comme marchandise. Si, homme, vous avez quelque garantie à lui présenter, ne fût-ce qu’un traitement saisissable, si, femme, vous êtes jeune, jolie et point farouche, Mme Charman se fera un plaisir de vous obliger à raison de deux cents pour cent d’intérêt.

À ce taux elle a beaucoup de pratiques et n’a pourtant pas encore fait fortune. C’est qu’elle est forcément très aventureuse, qu’il y a d’énormes pertes, s’il y a de prodigieux profits, et que souvent ce qui est venu par la flûte s’en va par le tambour. Puis, ainsi qu’elle se plaît à le dire, elle est trop honnête. Et c’est vrai, au moins, qu’elle est honnête: elle vendrait sa dernière chemise brodée plutôt que de laisser protester sa signature.

Personne, d’ailleurs, moins que Mme Charman ne ressemble à cette horrible grosse femme à voix rauque, à geste cynique, chargée de bagues et de chaînes d’or, qui est le type de la marchande à la toilette.

Elle est blonde, mince, douce, ne manque pas d’une certaine distinction et porte invariablement, été comme hiver, une robe de soie noire. Elle possède un mari, assure-t-on, mais personne jamais ne l’a vu, ce qui n’empêche pas que sa conduite est, au dire de son portier, au-dessus du soupçon.

Si honorable cependant que soit la profession de Mme Charman, elle a eu plus d’une fois affaire à M. Lecoq, elle a besoin de lui et le craint comme le feu.

Aussi accueillit-elle l’agent de la Sûreté et son compagnon – qu’elle prit pour un collègue, bien entendu – un peu comme un surnuméraire accueillerait son directeur venant le visiter.

Elle les attendait. À leur coup de sonnette, elle accourut au-devant d’eux jusque dans son antichambre, gracieuse, respectueuse, le sourire aux lèvres. Elle disputa à sa bonne l’honneur de les faire passer dans son salon, elle leur avança les meilleurs fauteuils et même leur offrit quelques rafraîchissements.

– Je vois, chère madame, commença M. Lecoq, que vous avez reçu mon petit mot.

– Oui, monsieur, ce matin de très bonne heure, j’étais même encore au lit.

– Très bien. Et avez-vous été assez complaisante pour vous inquiéter de ma commission?

– Ciel! M. Lecoq, pouvez-vous bien me demander cela, quand vous savez que j’aimerais à passer dans le feu pour vous! Je m’en suis occupée à l’instant même, je me suis levée tout exprès.

– Alors vous avez découvert l’adresse de Pélagie Taponnet, dite Jenny Fancy.

Mme Charman crut devoir dessiner la plus gracieuse de ses révérences.

– Oui, monsieur, oui, répondit-elle, soyez satisfait. Si j’étais femme à me faire valoir hors de propos, je pourrais vous dire que j’ai eu un mal infini à me procurer cette adresse, que j’ai couru tout Paris, que j’ai dépensé dix francs de voitures, je mentirais.

– Au fait, au fait, insista M. Lecoq.

– La vérité est que j’ai eu le plaisir de voir miss Jenny Fancy avant-hier.

– Vous plaisantez.

– Pas le moins du monde. Et même, à ce propos, laissez-moi vous dire que c’est une bien brave et bien honnête personne.

– Vraiment!

– C’est comme cela. Imaginez-vous qu’elle me devait quatre cent quatre-vingt francs depuis plus de deux ans. Naturellement, comme bien vous pensez, j’avais mis un P sur cette créance et je n’y songeais plus guère. Mais voilà qu’avant-hier, ma Fancy m’arrive toute pimpante, qui me dit: «J’ai fait un héritage, Mme Charman, j’ai de l’argent et je vous en apporte.» Et elle ne plaisantait pas, elle avait plein son porte-monnaie de billets de banque, et j’ai été payée intégralement.

Et comme l’agent de la Sûreté se taisait, elle ajouta avec une conviction profonde et attendrie:

– Bonne fille, va! Digne créature!..

À cette déclaration de la marchande, M. Lecoq et le père Plantat avaient échangé un coup d’œil. La même idée leur venait à tous deux en même temps.

Cet héritage annoncé par miss Fancy, tous ces billets de banque, ne pouvaient être que le prix d’un grand service rendu par elle à Trémorel. Cependant l’agent de la Sûreté voulut avoir des renseignements plus positifs.

– Dans quelle position était cette fille avant cette succession? demanda-t-il.

– Ah! monsieur, dans une position affreuse, allez. Depuis que son comte l’a quittée et qu’elle a mangé son saint-frusquin dans les modes, elle a été toujours en dégringolant. Une personne que j’ai vue si comme il faut, autrefois. Après cela, vous savez, quand une femme a des peines de cœur! Tout ce qu’elle possédait elle l’a mis au clou ou vendu loque à loque. Dans ces derniers temps elle fréquentait la plus mauvaise société, elle buvait de l’absinthe, m’a-t-on dit, et même elle n’avait plus rien à se mettre sur le dos. Quand elle recevait de l’argent de son comte, car il lui envoyait encore, elle le dépensait en parties avec des femmes de rien du tout, au lieu de s’acheter de la toilette.

– Et où demeure-t-elle?

– Tout près d’ici, dans une maison meublée de la rue Vintimille.

– Cela étant, fit sévèrement M. Lecoq, je m’étonne qu’elle ne soit pas ici.

– Ce n’est pas ma faute, allez, cher monsieur, si je sais où est le nid, j’ignore où est l’oiseau. Elle était dénichée, ce matin, lorsque ma première demoiselle est allée chez elle.

– Diable! mais alors… c’est fort contrariant, il faudrait me la faire chercher bien vite.

– Soyez sans inquiétude. Fancy doit rentrer avant quatre heures et ma première l’attend chez son concierge avec ordre de me l’amener dès qu’elle rentrera, sans même la laisser monter à sa chambre.

– Attendons-la donc.

Il y avait un quart d’heure environ, que M. Lecoq et le père Plantat attendaient, lorsque tout à coup Mme Charman, qui a l’oreille très fine, se dressa.

– Je reconnais, dit-elle, le pas de ma première demoiselle dans l’escalier.

– Écoutez, dit M. Lecoq, puisqu’il en est ainsi, arrangez-vous de façon à ce que Fancy croie que c’est vous qui l’avez envoyée chercher; mon ami et moi aurons l’air de nous trouver ici par le plus grand des hasards.

Mme Charman répondit par un geste d’assentiment:

– Compris! fit-elle.

Déjà elle faisait un pas vers la porte, l’agent de la Sûreté la retint par le bras.

– Encore un mot, ajouta-t-il, dès que vous verrez la conversation engagée entre cette fille et moi, ayez donc l’obligeance d’aller surveiller vos ouvrières dans votre atelier. Ce que j’ai à dire ne vous intéressant pas du tout.

– C’est entendu, monsieur.

– Mais vous savez, pas de tricherie; je connais, pour l’avoir utilisé, le petit cabinet de votre chambre à coucher, d’où on ne perd pas un traître mot de ce qui se dit ici.

La première demoiselle ouvrit la porte du salon, il y eut un grand frou-frou de robe de soie glissant le long de l’huisserie, et miss Jenny Fancy parut dans sa gloire.

Hélas! ce n’était plus cette fraîche et jolie Fancy qui avait aimé Hector, cette provocante Parisienne aux grands yeux, tour à tour langoureux ou enflammés, au fin minois, à la mine éveillée. Une seule année l’avait flétrie, comme un été trop chaud fane les roses, et avait sans retour détruit sa fragile beauté, beauté de Paris, beauté du diable. Elle n’avait pas vingt ans et il fallait l’œil d’un connaisseur pour reconnaître qu’elle avait été charmante, autrefois, quand elle était jeune.

Car elle était vieille comme le vice, ses traits fatigués et ses joues flasques disaient les désordres de sa vie, ses yeux cerclés de bistre avaient perdu leurs grands cils et déjà rougissaient et clignotaient; sa bouche avait une lamentable expression d’hébétude, et l’absinthe et les refrains obscènes avaient brisé les notes si claires de sa voix.

Elle était en grande toilette, avec une robe neuve, éclatante et tachée, une immense cloche de dentelle et un chapeau invraisemblable. Pourtant elle avait l’air misérable. Enfin, elle était outrageusement «maquillée», toute barbouillée de rouge, de blanc et de bleu, de carmin et de crème de perles.

Elle paraissait fort en colère.

– Voilà une idée! s’écria-t-elle dès le seuil sans songer à saluer personne, cela a-t-il le sens commun de m’envoyer chercher ainsi, presque de force, par une demoiselle qui est de la dernière insolence?

Mais Mme Charman s’était élancée vers son ancienne cliente, l’avait embrassée bon gré mal gré, et la pressait sur son cœur.

– Comment, chère petite, disait-elle, vous vous fâchez lorsque je comptais que vous alliez être ravie et me remercier bien gentiment.

– Moi! pourquoi?..

– Parce que, belle mignonne, j’ai voulu vous réserver une bonne surprise. Ah! je ne suis pas ingrate, moi. Vous êtes venue hier régler votre petit compte, je veux aujourd’hui même vous en récompenser. Allons, vite, souriez, vous allez profiter d’une occasion magnifique, j’ai en ce moment du velours en grande largeur…

– C’était bien la peine de me déranger!..

– Tout soie, ma chère à trente francs le mètre. Hein! est-ce assez inouï, assez invraisemblable, assez…

– Eh! je me soucie bien de votre occasion! Du velours au mois de juillet, vous moquez-vous de moi?

– Laissez-moi vous le montrer.

– Jamais. On m’attend pour aller dîner à Asnières.

 

Elle allait se retirer en dépit des efforts très sincères de Mme Charman, qui se proposait peut-être de faire d’une pierre deux coups, M. Lecoq jugea qu’il était temps d’intervenir.

– Mais je ne me trompe pas, s’écria-t-il avec des mines de vieux roquentin émoustillé, c’est bien miss Jenny Fancy que j’ai le bonheur de revoir.

Elle le toisa d’un air moitié fâché, moitié surpris, en disant:

– Oui, c’est moi! Après?

– Quoi! vous êtes oublieuse à ce point! Vous ne me reconnaissez pas?

– Non, pas du tout.

– J’étais cependant un de vos admirateurs, ma belle enfant, et j’ai eu le plaisir de déjeuner chez vous quand vous demeuriez près de la Madeleine; c’était du temps du comte.

Il retira ses lunettes, comme pour en essuyer les verres, mais en réalité pour lancer un regard furibond à Mme Charman qui, n’osant résister, battit discrètement en retraite.

– J’étais assez bien avec Trémorel autrefois, reprit M. Lecoq. Et à ce propos, y a-t-il longtemps que vous n’avez eu de ses nouvelles?

– Je l’ai vu il y a huit jours.

– Tiens, tiens, tiens! Alors vous connaissez son horrible affaire.

– Non. Qu’y a-t-il donc?

– Vrai, vous ne savez pas? Vous ne lisez donc pas les journaux? Mais c’est une abominable histoire, ma chère enfant, et on ne parle que de cela dans Paris depuis quarante-huit heures.

– Dites vite.

– Vous savez qu’après son plongeon il a épousé la veuve d’un de ses amis. On le croyait fort heureux en ménage. Pas du tout, il a assassiné sa femme à coups de couteau.

Miss Fancy pâlit sous sa couche épaisse de peinture.

– Est-ce possible balbutia-t-elle.

Elle disait: «Est-ce possible!» mais si elle était très émue, à coup sûr elle n’était pas extrêmement surprise, M. Lecoq le remarqua fort bien.

– C’est si possible, répondit-il, qu’à cette heure il est en prison, qu’il passera en Cour d’assises et que très certainement il sera condamné.

Le père Plantat observait curieusement Jenny. Il s’attendait à une explosion de désespoir, à des cris, à des pleurs, à une légère attaque de nerfs pour le moins. Erreur.

Fancy en était venue à détester Trémorel. Parfois, elle, si impatiente de mépris jadis, elle sentait le poids de ses hontes, et c’est Hector que, bien injustement, elle accusait de son ignominie présente. Elle le haïssait bassement, comme haïssent les filles, lui souriant quand elle le voyait, tirant de lui le plus d’argent possible, et lui souhaitant toutes sortes de malheurs.

Loin de fondre en larmes, Jenny Fancy eut un éclat de rire stupide.

– C’est bien fait pour Trémorel, dit-elle; pourquoi m’a-t-il quittée; c’est bien fait pour elle aussi…

– Comment pour elle aussi?

– Bien sûr! Pourquoi trompait-elle son mari, un charmant garçon? C’est elle qui m’a enlevé Hector. Une femme mariée et riche! Hector n’est qu’un misérable, je l’ai toujours dit.

– Franchement, c’était aussi mon avis. Quand un homme, voyez-vous, se conduit comme Trémorel s’est conduit avec vous, il est jugé.

– N’est-ce pas?

– Parbleu! Aussi ne suis-je pas surpris de sa conduite. Car, sachez-le, avoir assassiné sa femme est le moindre de ses crimes. Ne voilà-t-il pas qu’il essaye de rejeter son meurtre sur un autre.

– Cela ne m’étonne pas.

– Il accuse un pauvre diable, innocent, dit-on, comme vous et moi, et qui cependant sera peut-être condamné à mort faute de pouvoir dire où il a passé la soirée et la nuit de mercredi à jeudi.

M. Lecoq avait prononcé cette phrase d’un ton léger, mais avec une lenteur calculée, afin de bien juger de l’impression qu’elle produirait sur Fancy. L’effet fut si terrible qu’elle chancela.

– Savez-vous quel est cet homme demanda-t-elle d’une voix tremblante.

– Les journaux disent que c’est un pauvre garçon qui était jardinier chez lui.

– Un petit, n’est-ce pas? maigre, très brun avec des cheveux noirs et plats?

– Précisément.

– Et qui s’appelle… attendez donc… qui s’appelle… Guespin.

– Ah ça, vous le connaissez donc?

Miss Fancy hésitait. Elle était fort tremblante, on voyait qu’elle regrettait de s’être tant avancée.

– Bah! fit-elle enfin, je ne vois pas pourquoi je ne dirais pas ce que je sais. Je suis une honnête fille moi, si Trémorel est un coquin, et je ne veux pas qu’on coupe le cou d’un pauvre diable qui est innocent.

– Vous savez donc quelque chose?

– Dites donc que je sais tout, et c’est bien simple, allez. Il y a de cela une huitaine de jours, mon Hector, qui soi-disant ne voulait plus me revoir, m’écrit pour me donner un rendez-vous à Melun. J’y vais, je le trouve et nous déjeunons ensemble. Alors voilà qu’il me raconte qu’il est bien ennuyé, que sa cuisinière se marie, mais qu’un de ses domestiques est si amoureux d’elle, qu’il est capable d’aller faire du scandale à la noce, de troubler le bal et même de tenter un mauvais coup.

– Ah! il vous a parlé de la noce!

– Attendez donc. Mon Hector semblait très embarrassé ne sachant comment éviter le bruit qu’il prévoyait. C’est alors que je lui conseillai d’éloigner ce domestique pour ce jour-là. Il réfléchit un moment et me dit que j’avais une bonne idée.

«J’ai trouvé un moyen, ajouta-t-il; le soir de la noce, je ne préviendrai ce drôle de rien, mais je le chargerai d’une commission pour toi en lui laissant supposer qu’il s’agit d’une affaire que je veux cacher à ma femme. Toi, tu te déguiseras en femme de chambre et tu iras l’attendre dans un café de la place du Châtelet, entre neuf heures et demie et dix heures et demie du soir. Pour qu’il te reconnaisse, tu te placeras à la table la plus proche de l’entrée à droite, et tu auras à côté de toi un gros bouquet, il te remettra un paquet, et alors tu l’inviteras à prendre quelque chose, tu le griseras, s’il se peut, et tu le promèneras à travers Paris jusqu’au lendemain.»

Miss Fancy s’exprimait difficilement, hésitant, triant ses mots, cherchant, on le voyait, à se rappeler les termes mêmes de Trémorel.

– Et vous, interrompit M. Lecoq, vous, une femme spirituelle, vous avez cru à cette histoire de domestique jaloux?

– Pas précisément, mais je m’imaginais qu’il y avait quelque maîtresse sous jeu, et je n’étais pas fâchée de l’aider à tromper la femme que je déteste et qui m’a fait du tort.

– Ainsi vous avez obéi.

– De point en point, et tout est arrivé comme Hector l’avait prévu. À dix heures précises mon domestique arrive, il me prend pour une bonne et me remet le paquet. Naturellement, je lui offre un bock, il accepte et m’en propose un autre que j’accepte également. Il est très comme il faut, ce jardinier, aimable et poli; je vous assure que j’ai passé une excellente soirée avec lui. Il sait un tas d’histoires toutes plus drôles les unes que les autres…

– Passons, passons… Qu’avez-vous fait ensuite?

– Après la bière nous avons bu des petits verres – il avait ses poches pleines d’argent, ce jardinier – et après les petits verres, encore de la bière, puis du punch, puis du vin chaud. À onze heures il était déjà très gris et parlait de me mener aux Batignolles danser un quadrille. Moi je refuse et je lui dis qu’étant galant il ne peut se dispenser de venir me reconduire chez ma maîtresse qui demeure au haut des Champs-Élysées. Nous voilà donc sortis du café et allant de marchands de vins en marchands de vins tout le long de la rue de Rivoli. Bref, sur les deux heures du matin, ce pauvre diable était tellement ivre qu’il est tombé comme une masse sur un banc près de l’Arc-de-Triomphe, qu’il s’y est endormi et que je l’y ai laissé.

– Et vous, qu’êtes-vous devenue?

– Moi, je suis rentrée chez moi.

– Qu’est devenu le paquet?

– Ma foi! je devais le jeter à la Seine, mais je l’ai oublié; vous comprenez, j’avais bu presque autant que le jardinier, surtout au commencement… si bien que je l’ai rapporté chez moi où il est encore.

– Mais vous l’avez ouvert?

– Comme bien vous pensez.

– Que contient-il?

– Un marteau, deux autres outils et encore un grand couteau.

L’innocence de Guespin était désormais évidente, toutes les prévisions de l’agent de la Sûreté se réalisaient.

– Allons, fit le père Plantat, voilà notre client tiré d’affaire, reste à savoir…

Mais M. Lecoq l’interrompit. Il savait désormais tout ce qu’il désirait, Jenny n’avait plus rien à lui apprendre, il changea de ton subitement, quittant la voix de miel du galantin pour la voix sèche et brutale de l’homme de la préfecture.

– Ma belle enfant, dit-il à miss Fancy, vous venez en effet de sauver un innocent, mais ce que vous venez de me conter, il faut aller le répéter au juge d’instruction de Corbeil. Seulement comme vous pourriez vous égarer en route, je vais vous donner un guide.

Il alla à la fenêtre, l’ouvrit, et apercevant, sur le trottoir en face, l’agent de M. Domini, se souciant peu de compromettre Mme Charman, il cria à pleine voix:

– Goulard, eh! Goulard, monte un peu ici.

Revenant alors à miss Fancy si troublée, si épouvantée, qu’elle n’osait ni questionner ni se mettre en colère:

– Dites-moi, lui demanda-t-il, combien Trémorel vous a payé le service que vous lui avez rendu?

– Dix mille francs, monsieur, mais ils sont bien à moi, je vous jure, il me les promettait depuis longtemps pour me remettre à flot, il me les devait…

– C’est bon, c’est bon! on ne vous les enlèvera pas.

Et lui montrant Goulard qui entrait:

– Vous allez, lui dit-il, conduire ce monsieur chez vous en sortant d’ici. Vous prendrez le paquet que vous a remis Guespin et vous partirez de suite pour Corbeil. Surtout, ajouta-t-il d’une voix terrible, pas d’enfantillage, ou gare à moi.

Au bruit qui se faisait dans le salon, Mme Charman arriva juste à temps pour voir sortir Fancy escortée de Goulard.

– Qu’y a-t-il, grand Dieu! demanda-t-elle tout éplorée, à M. Lecoq.

– Rien, chère dame, rien qui vous regarde du moins. Et sur ce, au revoir et merci, nous sommes fort pressés.

XXVI

Quand M. Lecoq est pressé, il marche vite. Il courait presque, en descendant la rue de Notre-Dame-de-Lorette, qui est la rue de Paris qu’on pave le plus souvent, si bien que le père Plantat avait toutes les peines du monde à le suivre.

Tout en hâtant le pas, préoccupé des mesures qu’il avait à prendre pour assurer le succès de ses desseins, il poursuivait un monologue dont le juge de paix, de-ci et de-là, saisissait quelques bribes.

– Tout va bien, murmurait-il, et nous réussirons. Il est rare qu’une campagne commençant si bien ne se termine pas heureusement. Si Job est chez le marchand de vins, si un de mes hommes a réussi dans sa tournée, le crime du Valfeuillu est réglé, toisé, arrangé dans la soirée, et dans huit jours personne n’en parlera plus.

Arrivé au bas de la rue, en face de l’église, l’agent de la Sûreté s’arrêta court.

– J’ai à vous demander pardon, monsieur, dit-il au juge de paix d’Orcival, de vous traîner ainsi à ma suite et de vous condamner à faire mon métier, mais outre que votre assistance pouvait m’être fort utile chez Mme Charman, elle me devient absolument indispensable maintenant que nous allons nous occuper sérieusement de Trémorel.

Aussitôt, ils traversèrent le carrefour et entrèrent chez le marchand de vins établi au coin de la rue des Martyrs.

Debout derrière son comptoir d’étain, occupé à verser dans des litres le contenu d’un énorme broc, le patron ne sembla pas médiocrement étonné de voir s’aventurer dans sa boutique deux hommes qui paraissaient appartenir à la classe élevée de la société. Mais M. Lecoq, comme Alcibiade, est partout chez lui et parle la langue technique de tous les milieux où il pénètre.

– N’avez-vous pas chez vous, demanda-t-il au marchand de vins, une société de huit ou dix hommes qui en attendent d’autres.

– Oui, monsieur, ces messieurs sont arrivés il y a une heure environ.

– Ils sont dans le grand cabinet du fond? n’est-ce pas?

– Précisément, monsieur, répondit le débitant devenu subitement obséquieux.

Il ne savait pas précisément quel personnage l’interrogeait, mais il avait flairé quelque agent supérieur de la préfecture de police.

Dès lors, il ne fut point surpris de voir que ce monsieur si distingué connaissait, comme lui-même, les êtres de sa maison et ouvrait sans hésitation la porte du cabinet indiqué. Dans ce compartiment du fond, séparé des autres par une simple cloison de verre dépoli, dix hommes à tournures variées buvaient en maniant des cartes.

À l’entrée de M. Lecoq et du père Plantat, ils se levèrent respectueusement et ceux qui avaient conservé leur coiffure, chapeau ou casquette, la retirèrent.

 

– Bien, M. Job, dit l’agent de la Sûreté à celui qui paraissait le chef de la troupe, vous êtes exact, je suis content. Vos six hommes me suffiront amplement, puisque je vois là mes trois commissionnaires de ce matin.

M. Job s’inclina, heureux d’avoir satisfait un maître qui n’est pas prodigue de témoignages d’approbation.

– Vous allez m’attendre ici encore une minute, reprit M. Lecoq, mes instructions dépendront du rapport que je vais entendre.

S’adressant alors à ses envoyés:

– Lequel de vous, demanda-t-il, a réussi?

– Moi, monsieur, répondit un grand garçon à face blême, à petites moustaches chétives, un vrai Parisien.

– Encore toi, Pâlot, décidément, mon garçon, tu as de la chance. Suis-moi dans le cabinet à côté, mais auparavant dis au patron de nous donner une bouteille et de veiller à ce que personne ne vienne nous déranger.

Bientôt les ordres furent exécutés, et après avoir fait asseoir le père Plantat, M. Lecoq poussa lui-même le léger verrou du cabinet.

– Parle, maintenant, dit-il à son homme, et sois bref.

– Donc, monsieur, j’avais en vain montré ma photographie à une douzaine de négociants, lorsque rue des Saints-Pères un des bons tapissiers du faubourg Saint-Germain, nommé Rech, l’a reconnue.

– Rapporte-moi ce qu’il t’a dit, mot pour mot, s’il se peut.

– «Ce portrait, m’a-t-il dit, est celui d’un de mes clients. Ce client s’est présenté chez moi, il y a un mois environ, pour acheter un mobilier complet – salon, salle à manger, chambre à coucher, et le reste – destiné à un petit hôtel qu’il venait de louer. Il n’a rien marchandé, ne mettant au marché qu’une condition, c’est que tout serait prêt, livré, en place, les rideaux et les tapis posés, à trois semaines de là, c’est-à-dire, il y a eu lundi dernier huit jours.»

– À combien montaient les acquisitions?

– À dix-huit mille francs qui ont été payés moitié d’avance, moitié le jour de la livraison.

– Qui a remis les fonds, la seconde fois?

– Un domestique.

– Quel nom a donné ce monsieur au tapissier?

– Il a dit s’appeler M. James Wilson, mais M. Rech m’a dit qu’il n’avait pas l’air d’un Anglais.

– Où demeure-t-il?

– Les meubles ont été portés dans un petit hôtel, rue Saint-Lazare, nº… près de la gare du Havre.

La figure de M. Lecoq, assez soucieuse jusqu’alors, exprima la joie la plus vive. Il éprouvait l’orgueil si légitime et si naturel du capitaine qui voit réussir les combinaisons qui doivent perdre l’ennemi. Il se permit de taper familièrement sur l’épaule du vieux juge de paix en prononçant ce seul mot:

– Pincé!..

Mais le Pâlot secoua la tête.

– Ce n’est pas sûr, dit-il.

– Pourquoi?

– Vous le pensez bien, monsieur, l’adresse m’étant connue, ayant du temps devant moi, je suis allé reconnaître la place, c’est-à-dire le petit hôtel.

– Et alors?

– Le locataire s’appelle bien Wilson, mais ce n’est pas l’homme au portrait, j’en suis sûr.

Le juge de paix eut un geste de désappointement, mais M. Lecoq ne se décourageait pas si vite.

– Comment as-tu des détails? demanda-t-il à son agent.

– J’ai fait parler un domestique.

– Malheureux! s’écria le père Plantat, vous avez peut-être éveillé les soupçons!

– Pour cela, non, répondit M. Lecoq, j’en répondrais; Pâlot est mon élève. Explique-toi, mon garçon.

– Pour lors, monsieur, l’hôtel reconnu, habitation cossue, ma foi! Je me suis dit: «Voici bien la cage, sachons si l’oiseau est dedans.» Mais comment faire? Par bonheur, et par le plus grand des hasards, j’avais sur moi un louis; sans hésiter, je le glisse dans le canal qui conduit au ruisseau de la rue, les eaux ménagères de l’hôtel.

– Puis tu sonnes?

– Comme de juste. Le portier – car il y a un portier – vient m’ouvrir, et moi de mon air le plus vexé je lui raconte qu’en tirant mon mouchoir de poche, j’ai laissé tomber vingt francs et je le prie de me prêter un instrument quelconque pour essayer de les rattraper. Il me prête un morceau de fer, il en prend un de son côté, et en moins de rien nous retrouvons la pièce. Aussitôt, je me mets à sauter, comme si j’étais le plus heureux des hommes et je le prie de se laisser offrir un verre de n’importe quoi, en manière de remerciement.

– Pas mal!

– Oh! M. Lecoq, ce truc est de vous, mais vous allez voir le reste, qui est de moi. Mon portier accepte, et nous voilà les meilleurs amis du monde, buvant un verre de bitter dans un débit qui est en face de l’hôtel. Nous causions gaiement, quand tout à coup je me baisse comme si je venais d’apercevoir, à terre, quelque chose de surprenant, et je ramasse quoi? la photographie que j’avais laissée tomber et que j’avais un peu abîmée avec mon pied. «Tiens! dis-je, un portrait!» Mon nouvel ami le prend, le regarde et n’a pas l’air de le reconnaître. Alors, pour être plus sûr, j’insiste et je dis: «Il est très bien ce monsieur, votre maître doit être dans ce genre, car tous les hommes bien se ressemblent.» Mais il répond que non, que l’homme du portrait a toute sa barbe, tandis que son maître est rasé comme un abbé. «D’ailleurs, ajoute-t-il, mon maître est Américain, il nous donne les ordres en français, c’est vrai, mais Madame et lui causent toujours en anglais.»

À mesure que parlait le Pâlot, l’œil de M. Lecoq redevenait brillant.

– Trémorel parle anglais, n’est-ce pas? demanda-t-il au père Plantat.

– Très passablement, et Laurence aussi. Cela étant, notre piste est bien la bonne, car nous savons que Trémorel a coupé sa barbe le soir du crime. Nous pouvons marcher…

Cependant le Pâlot, qui s’attendait à des éloges, paraissait quelque peu décontenancé.

– Mon garçon, lui dit l’agent de la Sûreté, je trouve ton enquête très jolie, une bonne gratification te le prouvera. Ignorant ce que nous savons, tes déductions étaient justes. Mais revenons à l’hôtel, tu dois avoir le plan du rez-de-chaussée?

– Certes, monsieur, et aussi du premier. Le portier, qui n’était pas muet, m’a donné quantité de renseignements sur ses maîtres qu’il ne sert pourtant que depuis deux jours. La dame est affreusement triste et ne fait que pleurer.

– Nous le savons. Le plan, le plan…

– En bas, nous avons une large et haute voûte pavée, pour le passage des voitures. De l’autre côté de la voûte est une assez grande cour, l’écurie et la remise, sont au fond de la cour. À gauche de la voûte est le logement du portier. À droite est une porte vitrée donnant sur un escalier de six marches, qui conduit à un vestibule sur lequel ouvrent le salon, la salle à manger et deux autres petites pièces. Au premier se trouvent les chambres de Monsieur et Madame, un cabinet de travail, un…

– Assez! interrompit M. Lecoq, mon siège est fait.

Et se levant brusquement, il ouvrit la porte de son compartiment et passa, suivi de M. Plantat et du Pâlot, dans le grand cabinet. Comme la première fois, tous les agents se levèrent.

– M. Job, dit alors l’agent de la Sûreté à son lieutenant, écoutez bien l’ordre. Vous allez, dès que je serai parti, régler ce que vous devez ici. Puis, comme il faut que je vous aie sous la main, vous irez tous vous installer chez le premier marchand de vins qu’on trouve à droite, en remontant la rue d’Amsterdam. Dînez, vous avez le temps, mais sobrement, vous entendez.

Il tira de son porte-monnaie deux louis, qu’il plaça sur la table en disant:

– Voilà pour le dîner.

Puis il sortit, après avoir recommandé à Pâlot de le suivre de très près. Avant tout, M. Lecoq avait hâte de reconnaître par lui-même l’hôtel habité par Trémorel. D’un coup d’œil il jugea que les dispositions intérieures étaient bien telles que le disait Pâlot.

– C’est bien cela, dit-il au père Plantat, nous avons la position pour nous. Nos chances sont à cette heure de quatre-vingt-dix sur cent.

– Qu’allez-vous faire? demanda le vieux juge de paix que l’émotion gagnait à mesure qu’approchait le moment décisif.

– Pour le moment, rien, je ne veux agir que la nuit venue. Ainsi, ajouta-t-il presque gaiement, puisque nous avons deux heures à nous, faisons comme nos hommes, je sais justement dans ce quartier, à deux pas, un restaurant où on dîne fort bien, allons dîner.

Et sans attendre la réponse du père Plantat, il l’entraîna vers le restaurant du passage du Havre. Mais au moment de mettre la main sur le bouton de la porte, il s’arrêta et fit un signe. Pâlot aussitôt s’approcha.

– Je te donne deux heures, lui dit-il, pour te faire une tête que ne reconnaisse pas le portier de tantôt et pour manger une bouchée. Tu es garçon tapissier. File vite, je t’attends dans ce restaurant.