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Le crime d'Orcival

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«Je pense, mon cher ami, que vous ne serez pas indifférent à la légitime satisfaction que j’éprouve…»

La patience du père Plantat était à bout.

– C’est inouï, s’écria-t-il d’un ton furieux, oui, c’est incroyable, sur ma parole. Dirait-on que c’est dans son laboratoire qu’a été volé ce poison qu’il cherche dans le cadavre de Sauvresy? Que dis-je? Ce cadavre n’est plus pour lui que la «matière suspecte». Et déjà il se voit à la Cour d’assises discutant les mérites de son papier sensibilisé.

– Il est de fait qu’il a raison de compter sur des contradicteurs.

– Et en attendant il s’exerce, il expérimente, il analyse du plus beau sang-froid; il continue son abominable cuisine, il fait bouillir, il filtre, il prépare ses arguments!..

M. Lecoq était bien loin de partager la colère du juge de paix. Cette perspective de débats acharnés lui souriait assez. D’avance il se figurait quelque terrible lutte scientifique, rappelant la dispute célèbre d’Orfila et de Raspail, des chimistes de province et des chimistes de Paris.

– Il est certain, prononça-t-il, que si ce lâche gredin de Trémorel a assez de tenue pour nier l’empoisonnement de Sauvresy, ce qui sera son intérêt, nous assisterons à un superbe procès.

Ce seul mot: procès, mit brusquement fin aux longues irrésolutions du père Plantat.

– Il ne faut pas, s’écria-t-il, non, il ne faut pas qu’il y ait de procès.

L’incroyable violence de ce père Plantat, si calme, si froid, si maître de soi habituellement, parut confondre M. Lecoq.

«Eh! eh! pensa-t-il, je vais tout savoir.»

Puis, à haute voix, il ajouta:

– Comment, pas de procès?

Le père Plantat était devenu plus blanc que son linge, un tremblement nerveux le secouait, sa voix était rauque et comme brisée par des sanglots.

– Je donnerais ma fortune, reprit-il, pour éviter des débats. Oui, toute ma fortune et ma vie par-dessus le marché, bien qu’elle ne vaille plus grand-chose. Mais comment soustraire ce misérable Trémorel à un jugement? Quel subterfuge imaginer? Seul, M. Lecoq, seul vous pouvez me conseiller en cette extrémité affreuse où vous me voyez réduit, seul vous pouvez m’aider, me tendre la main. S’il existe un moyen au monde vous le trouverez, vous me sauverez…

– Mais, monsieur… commença l’agent de la Sûreté.

– De grâce, écoutez-moi, et vous me comprendrez. Je vais être franc, sincère comme je le serais vis-à-vis de moi-même, et vous allez vous expliquer mes irrésolutions, mes réticences, toute ma conduite en un mot depuis hier.

– Je vous écoute, monsieur.

– C’est une triste histoire. J’étais arrivé à cet âge où le sort d’un homme est, dit-on, fini, lorsque tout à coup la mort m’a pris ma femme et mes deux fils, toute ma joie, toutes mes espérances en ce monde. Je me trouvais seul en cette vie plus perdu que le naufragé au milieu de la mer, sans une épave pour me soutenir. Je n’étais qu’un corps sans âme, lorsque le hasard m’a fait venir m’installer à Orcival.

À Orcival, j’ai vu Laurence. Elle venait d’avoir quinze ans, et jamais créature de Dieu ne réunit tant d’intelligence, de grâces, d’innocence et de beauté.

Courtois était mon ami, bientôt elle devint comme ma fille. Sans doute, je l’aimais dès ce temps-là, mais je ne me l’avouais pas, je ne voyais pas clair en moi.

Elle était si jeune, et moi j’avais des cheveux blancs. Je me plaisais à me persuader que mon affection était celle d’un père, et c’est comme un père qu’elle me traitait. Ah! qui dira les heures délicieuses passées à écouter son gentil babil et ses naïves confidences. Lorsque je la voyais courir dans mes allées, piller les roses que j’élevais pour elle, dévaster mes serres, j’étais heureux, je me disais que l’existence est un beau présent de Dieu. Mon rêve alors était de la suivre dans la vie, j’aimais à me la représenter mariée à un honnête homme la rendant heureuse, et je restais l’ami de la femme après avoir été le confident de la jeune fille. Si je m’occupais de ma fortune, qui est considérable, c’est que je pensais à ses enfants, c’est pour eux que je thésaurisais. Pauvre, pauvre Laurence.

M. Lecoq paraissait mal à l’aise sur son fauteuil, il s’agitait beaucoup, il toussait, il passait son mouchoir sur sa figure, au risque d’effacer sa peinture. La vérité est qu’il était bien plus ému qu’il ne le voulait laisser paraître.

– Un jour, poursuivit le père Plantat, mon ami Courtois me parla du mariage de sa fille et du comte de Trémorel. Ce jour-là je mesurai la profondeur de mon amour. Je ressentais de ces douleurs atroces qu’il est impossible de décrire. Ce fut comme un incendie qui a longtemps couvé et qui tout à coup, si on ouvre une fenêtre, éclate et dévore tout. Être vieux et aimer une enfant! J’ai cru que je deviendrais fou. J’essayais de me raisonner, de me railler, à quoi bon! Que peuvent contre la passion, la raison ou les sarcasmes. «Vieux céladon ridicule, me disais-je, ne rougis-tu pas, veux-tu bien te taire!» Je me taisais et je souffrais. Pour comble, Laurence m’avait choisi pour confident; quelle torture! Elle venait me voir pour me parler d’Hector. En lui, elle admirait tout et il lui paraissait supérieur aux autres hommes, à ce point que nul ne pouvait même lui être comparé. Elle s’extasiait sur sa hardiesse à cheval, elle trouvait ses moindres propos sublimes. J’étais fou, c’est vrai, mais elle était folle.

– Saviez-vous, monsieur, quel misérable était ce Trémorel?

– Hélas! je l’ignorais encore. Que m’importait à moi, cet homme qui vivait au Valfeuillu! Mais du jour où j’ai su qu’il allait me ravir mon plus précieux trésor, qu’on allait lui donner ma Laurence, j’ai voulu l’étudier. J’aurais trouvé une sorte de consolation à le savoir digne d’elle. Je me suis donc attaché à lui, M. Lecoq, comme vous vous attachez au prévenu que vous poursuivez. Que de voyages à Paris, à cette époque où je voulais pénétrer sa vie! Je faisais votre métier; j’allais questionnant tous ceux qui l’avaient connu, et mieux j’apprenais à le connaître, plus j’apprenais à le mépriser. C’est ainsi que j’ai découvert les rendez-vous avec miss Fancy, que j’ai deviné ses relations avec Berthe.

– Pourquoi n’avoir rien dit?

– L’honneur me commandait le silence. Avais-je le droit de déshonorer un ami, de ruiner son bonheur, de perdre sa vie, au profit d’un amour grotesque et sans espoir. Je me suis tu, me bornant à parler de Fancy à Courtois qui ne faisait que rire de ce qu’il appelait une amourette. Pour dix paroles hasardées contre Hector, Laurence avait presque cessé de venir me visiter.

– Ah! s’écria l’agent de la Sûreté, je n’aurais eu, monsieur, ni votre patience ni votre générosité.

– C’est que vous n’avez pas mon âge, monsieur! Ah! je le haïssais cruellement ce Trémorel. En voyant trois femmes si différentes éprises de lui jusqu’à en perdre la tête, je me disais: «Qu’a-t-il donc pour être ainsi aimé?»

– Oui! murmura M. Lecoq, répondant à une pensée secrète, les femmes se trompent souvent, elles ne jugent pas les hommes comme nous les jugeons.

– Que de fois, continuait le vieux juge de paix, que de fois j’ai songé à provoquer ce misérable, à me battre avec lui, à le tuer. Mais Laurence n’aurait pas voulu me revoir. Pourtant, j’aurais parlé peut-être, si Sauvresy n’était tombé malade et n’était mort. Je savais qu’il avait fait jurer à sa femme et à son ami de s’épouser, je savais qu’une raison terrible les forçait à tenir leur serment, je crus Laurence sauvée. Hélas! elle était perdue au contraire. Un soir, comme je passais le long de la maison du maire, je vis un homme qui pénétrait dans le jardin en franchissant le mur. Cet homme c’était Trémorel, je le reconnus parfaitement. J’eus un mouvement de rage terrible, je me jurai que j’allais l’attendre et l’assassiner; et j’attendis. Il ne ressortit pas cette nuit-là.

Le père Plantat avait caché son visage entre ses mains. Son cœur se brisait au souvenir de cette nuit d’angoisses, passée tout entière à attendre un homme pour le tuer.

M. Lecoq, lui, frémissait d’indignation.

– Mais ce Trémorel, s’écria-t-il, est le dernier des misérables. En vain on chercherait une excuse à ses infamies et à ses crimes. Et vous voudriez, monsieur, l’arracher à la Cour d’assises, le soustraire au bagne ou à l’échafaud qui l’attendent!

Le vieux juge de paix fut un moment sans répondre.

Ainsi qu’il arrive dans les grandes crises, entre toutes les idées qui se pressaient tumultueuses dans son esprit, il ne savait laquelle présenter la première. Les mots lui semblaient impuissants à exprimer ses sensations. Il aurait voulu, en une seule phrase, traduire tout ce qu’il ressentait comme il le ressentait.

– Que me fait Trémorel? dit-il enfin, est-ce que je me soucie de lui! Qu’il vive ou qu’il meure, qu’il réussisse à fuir ou qu’il finisse un matin sur la place de la Roquette, que m’importe!

– Alors pourquoi cette horreur du procès?

– C’est que…

– Êtes-vous l’ami de la famille, tenez-vous au grand nom qu’il va couvrir de boue et vouer à l’infamie?

– Non, mais je m’inquiète de Laurence, monsieur, sa chère pensée ne me quitte pas.

– Mais elle n’est pas complice, mais elle ignore tout, tout nous le dit et nous l’affirme, elle ignore que son amant a assassiné sa femme.

– En effet, reprit le père Plantat, Laurence est innocente, Laurence n’est que la victime d’un odieux scélérat. Il n’en est pas moins vrai qu’elle sera plus cruellement punie que lui. Que Trémorel soit envoyé devant la Cour d’assises, elle comparaîtra à ses côtés, comme témoin, sinon comme accusée. Et qui sait si on n’ira pas jusqu’à suspecter sa bonne foi? On se demandera si vraiment elle n’a pas eu connaissance du projet de meurtre, si elle ne l’a pas encouragé. Berthe était sa rivale, elle devait la haïr. Juge d’instruction, je n’hésiterais pas, je comprendrais Laurence dans mon accusation.

 

– Vous et moi aidant, monsieur, elle démontrera victorieusement qu’elle ignorait tout, qu’elle a été abominablement trompée.

– Soit! En sera-t-elle moins déshonorée, perdue à tout jamais! Ne lui faudra-t-il pas, quand même, paraître à l’audience, répondre aux questions du président, raconter au public sa honte et ses malheurs? Ne faudra-t-il pas qu’elle dise où, quand et comment elle a failli, qu’elle répète les paroles de son séducteur, qu’elle énumère les rendez-vous? Comprenez-vous qu’elle se soit résignée à annoncer son suicide, au risque de faire mourir de douleur toute sa famille? Non, n’est-ce pas? Elle devra expliquer quelles menaces ou quelles promesses ont pu lui faire accepter cette idée horrible qui, certes, n’est pas d’elle. Enfin, pis que tout cela, elle sera forcée de confesser son amour pour Trémorel.

– Non, répondit l’agent de la Sûreté, n’exagérons rien. Vous savez comme moi que la justice a des ménagements infinis pour les innocents dont le nom se trouve compromis dans des affaires de ce genre.

– Des ménagements? Eh! la justice en pourrait-elle garder, quand elle le voudrait, avec cette absurde publicité qu’on donne maintenant aux débats! Vous toucherez le cœur des magistrats, je le veux bien; attendrirez-vous cinquante journalistes qui, depuis que le crime du Valfeuillu est connu, taillent leurs plumes et préparent leur papier? Est-ce que les journaux ne sont pas là, toujours à l’affût de ce qui peut piquer et révéler la malsaine curiosité de la foule. Pensez-vous que, pour nous plaire, ils vont laisser dans l’ombre ces scandaleux débats que je redoute et auxquels le grand nom et la situation du coupable donneront un attrait immense? Est-ce qu’il ne réunit pas, ce procès, toutes les conditions qui assurent le succès des drames judiciaires? Oh! rien n’y manque, ni l’adultère, ni le poison, ni la vengeance, ni le meurtre. Laurence y représentera l’élément romanesque et sentimental. Elle deviendra, elle, ma fille, une héroïne de Cour d’assises. C’est elle qui intéressera, comme disent les lecteurs de la Gazette des Tribunaux. Les sténographes diront si elle a rougi et combien elle a versé de larmes. C’est à qui s’efforcera de détailler au plus juste sa personne et de décrire ses toilettes et son maintien. Les journaux la rendront plus publique que la fille des rues, chaque lecteur aura quelque chose d’elle. Est-ce assez odieux? Et après l’horreur, l’ironie. Les photographes assiégeront sa porte, et si elle refuse de poser, on vendra comme sien le portrait de quelque gourgandine. Elle voudra se cacher, mais où? Quelles grilles, quels verrous peuvent mettre à l’abri de l’âpre curiosité? Elle sera célèbre. Les limonadiers ambitieux lui écriront pour lui proposer une chaise à leur comptoir, et les Anglais spleeniques lui feront offrir leur main par M. de Foy. Quelle honte et quelle misère! Pour qu’elle fût sauvée, M. Lecoq, il faudrait qu’on ne prononçât pas son nom. Je vous le demande: est-ce possible? Répondez.

Le vieux juge de paix s’exprimait avec une violence extrême, mais simplement, sans ces phrases pompeuses de la passion, toujours emphatique quoi qu’on prétende. La colère allumait dans ses yeux des paillettes de feu, il était jeune, il avait vingt ans, il aimait et il défendait la femme aimée.

Comme l’agent de la Sûreté se taisait, il insista:

– Répondez.

– Qui sait? fit M. Lecoq.

– Pourquoi chercher à m’abuser? reprit le père Plantat. N’ai-je pas, autant que vous, l’expérience des choses de la justice? Si Trémorel est jugé, c’en est fait de Laurence. Et je l’aime! Oui, à vous j’ose l’avouer, à vous je laisse voir l’immensité de mon malheur, je l’aime comme jamais je ne l’ai aimée. Elle est déshonorée, vouée au mépris, elle adore peut-être ce misérable dont elle va avoir un fils, qu’importe? Tenez, je l’aime mille fois plus qu’avant sa faute, car alors je l’aimais sans espoir, tandis que maintenant…

Il s’arrêta, épouvanté de ce qu’il allait dire. Il baissait les yeux sous le regard de l’agent de la Sûreté, rougissant de cet espoir honteux et pourtant si humain qu’il venait de laisser entrevoir.

– Vous savez tout, maintenant, reprit-il d’un ton plus calme; consentirez-vous à m’assister. Ah! si vous vouliez m’aider, je ne croirais pas m’acquitter envers vous en vous donnant la moitié de ma fortune, et je suis riche…

M. Lecoq l’arrêta d’un geste impérieux.

– Assez, monsieur, dit-il d’un ton amer, assez, de grâce. Je puis rendre un service à un homme que j’estime, que j’aime, que je plains de toute mon âme, mais ce service je ne saurais le lui vendre.

– Croyez, balbutia le père Plantat interdit, que je ne voulais pas…

– Si, monsieur, si, vous vouliez me payer. Oh ne vous défendez pas, ne niez pas. Il est, je ne le sais que trop, de ces professions fatales où l’homme et la probité semblent compter pour rien. Pourquoi m’offrir de l’argent? Quelle raison avez-vous de me juger vil à ce point qu’on puisse acheter mes complaisances. Vous êtes donc comme les autres, qui ne sauraient se faire une idée de ce qu’est un homme dans ma position! Si je voulais être riche, plus riche que vous, monsieur le juge de paix, je le serais dans quinze jours. Ne devinez-vous donc pas que je tiens entre mes mains l’honneur et la vie de cinquante personnes? Croyez-vous que je dis tout ce que je sais? J’ai là – et il se frappait le front – vingt secrets que je vendrais demain, si je voulais, cent mille francs pièce, et ce serait donné.

Il était indigné, on le voyait, mais sous sa colère on sentait une certaine résignation désolée. Bien des fois il avait eu à repousser des offres semblables.

– Allez donc, poursuivit-il, lutter contre un préjugé établi depuis des siècles. Allez donc dire qu’un agent de la Sûreté est honnête, et il ne peut pas ne pas l’être, qu’il est dix fois plus honnête que n’importe quel négociant ou quel notaire, parce qu’il a dix fois plus de tentations sans avoir les bénéfices de son honnêteté. Dites cela, et on vous rira au nez. Je puis, demain, ramasser d’un coup de filet impunément, sans crainte, un million au moins. Qui s’en doute et qui m’en sait gré? J’ai ma conscience, c’est vrai, mais un peu de considération ne me déplairait pas. Lorsqu’il me serait si facile d’abuser de ce que je sais, de ce qu’on a été contraint de me confier ou de ce que j’ai surpris, il y a peut-être quelque mérite à ne pas abuser. Et que cependant demain, le premier venu, – un banquier véreux, un négociant convaincu de faillite frauduleuse, un chevalier d’industrie, un notaire qui joue à la Bourse – se trouve forcé de remonter le boulevard avec moi, il se croira compromis. Un homme de la police, fi donc! «Console-toi, va, me disait Tabaret, mon maître et mon ami, le mépris de ces gens-là n’est qu’une forme de la crainte.»

Le père Plantat était consterné. Comment, lui, un vieux juge délicat, plein de prudence et de finesse, avait-il pu commettre une si prodigieuse maladresse? Il venait de blesser et de blesser cruellement, cet homme si bien disposé pour lui, et dont il avait tout à attendre.

– Loin de moi, monsieur, commença-t-il, l’intention offensante que vous me supposez. Vous vous êtes mépris au sens d’une de ces phrases sans signification précise, qu’on laisse échapper sans réflexion et qui n’ont aucune importance.

M. Lecoq se calmait.

– Soit. Étant plus que les autres exposé aux offenses, vous me pardonnerez d’être plus susceptible. Quittons ce sujet qui m’est pénible et revenons au comte de Trémorel.

Le juge de paix se demandait s’il allait oser reparler de ses projets, la délicatesse de M. Lecoq qui le remettait sur la voie, le toucha singulièrement.

– Je n’ai plus qu’à attendre votre décision, dit-il.

– Je ne vous dissimulerai pas, reprit l’agent de la Sûreté, que vous me demandez une chose bien difficile, et qui, de plus, est contre mon devoir. Mon devoir me commande de rechercher M. de Trémorel, de l’arrêter et de le livrer à la justice; vous me priez, vous, de le soustraire à l’action de la loi.

– C’est au nom d’une infortunée que vous savez innocente.

– Une seule fois dans ma vie, monsieur, j’ai sacrifié mon devoir. Je n’ai pas su résister aux larmes d’une pauvre vieille mère qui embrassait mes genoux en me demandant grâce pour son fils. J’ai sauvé ce fils et il est devenu un honnête homme. Pour la seconde fois, je vais aujourd’hui outrepasser mon droit, risquer une tentative que ma conscience me reprochera peut-être: je me rends à vos instances.

– Oh! monsieur, s’écria le père Plantat transporté, que de reconnaissance!

Mais l’agent de la Sûreté restait grave, presque triste, il réfléchissait.

– Ne nous berçons pas d’un espoir qui peut être déçu, reprit-il. Je n’ai pas deux moyens d’arracher à la Cour d’assises un criminel comme Trémorel, je n’en ai qu’un seul; réussira-t-il?

– Oui, oui, si vous le voulez.

M. Lecoq ne put s’empêcher de sourire de la foi du vieux juge de paix.

– Je suis certes un habile agent, répondit-il, mais je ne suis qu’un homme et je ne puis répondre des résolutions d’un autre homme. Tout dépend d’Hector. S’il s’agissait de tout autre coupable, je vous dirais: Je suis sûr. Avec lui, je vous l’avoue franchement, je doute. Nous devons surtout compter sur l’énergie de Mlle Courtois. Elle est énergique, m’avez-vous dit?

– Elle est l’énergie même.

– Alors bon espoir. Mais éteindrons-nous vraiment cette affaire? Qu’arrivera-t-il quand on retrouvera la dénonciation de Sauvresy, qui doit être cachée quelque part au Valfeuillu, et que Trémorel n’a pu découvrir?

– On ne la retrouvera pas, répondit vivement le père Plantat.

– Croyez-vous?

– J’en suis sûr.

M. Lecoq arrêta sur le vieux juge de paix un de ces regards qui font monter la vérité au front de ceux qu’on interroge, et dit simplement:

– Ah!

Et il pensait:

«Enfin! je vais donc savoir d’où vient le dossier qui nous a été lu l’autre nuit et qui est de deux écritures différentes.»

Après un moment d’hésitation.

– J’ai remis mon existence entre vos mains, monsieur Lecoq, dit le père Plantat, je puis bien vous confier mon honneur. Je vous connais, je sais que, quoi qu’il arrive…

– Je me tairai, vous avez ma parole.

– Eh bien! le jour où j’ai surpris Trémorel chez Laurence, j’ai voulu changer en certitude les soupçons que j’avais et j’ai brisé l’enveloppe du dépôt de Sauvresy.

– Et vous ne vous en êtes pas servi!

– J’étais épouvanté de mon abus de confiance. Puis, avais-je le droit de ravir sa vengeance à ce malheureux qui s’était laissé mourir pour se venger?

– Mais vous l’avez rendue à Mme de Trémorel cette dénonciation.

– C’est vrai, mais Berthe avait un vague pressentiment du sort qui lui était réservé. Quinze jours à peu près avant le crime elle est venue me confier le manuscrit de son mari, qu’elle avait pris soin de compléter. Je devais briser les cachets et lire si elle venait à mourir de mort violente.

– Comment donc, monsieur le juge de paix, n’avez-vous pas parlé? Pourquoi m’avoir laissé chercher, hésiter, tâtonner…

– J’aime Laurence, monsieur, et livrer Trémorel c’était creuser entre elle et moi un abîme.

L’agent de la Sûreté s’inclina.

«Diable! pensait-il, il est fin, le juge de paix d’Orcival, aussi fin que moi. Eh bien! je l’aime, et je vais lui donner un coup d’épaule auquel il ne s’attend pas.»

Le père Plantat brûlait d’interroger M. Lecoq, de savoir de lui quel était ce moyen unique d’un succès relativement sûr qu’il avait trouvé d’empêcher le procès et de sauver Laurence. Il n’osait.

L’agent de la Sûreté était alors accoudé à son bureau, le regard perdu dans le vide. Il tenait un crayon, et machinalement il traçait sur une feuille de papier blanc des dessins fantastiques. Tout à coup il parut sortir de sa rêverie. Il venait de résoudre une dernière difficulté; son plan désormais était entier, complet. Il regarda la pendule.

– Deux heures! s’écria-t-il, et c’est entre trois et quatre heures que j’ai donné rendez-vous à Mme Charman pour Jenny Fancy.

– Je suis à vos ordres, fit le juge de paix.

– Fort bien. Seulement, comme après Fancy nous aurons à nous occuper de Trémorel, prenons nos mesures pour en finir aujourd’hui.

– Quoi! vous espérez dès aujourd’hui mener à bonne fin…

– Certainement. C’est dans notre métier surtout que la rapidité est indispensable. Il faut des mois souvent pour rattraper une heure perdue. Nous avons chance, en ce moment, de gagner Hector en vitesse et de le surprendre; demain il serait trop tard. Ou nous l’aurons dans vingt-quatre heures, ou nous devrons changer nos batteries. Chacun de mes trois hommes a une voiture attelée d’un bon cheval; en une heure, ils doivent avoir terminé leur tournée chez les tapissiers. Si j’ai raisonné juste, d’ici à une heure, deux heures au plus, nous aurons l’adresse et alors nous agirons.

 

Tout en parlant, il retirait d’un carton une feuille de papier timbrée à ses armes – un coq chantant avec la devise: Toujours vigilant– et rapidement il traçait quelques lignes:

– Tenez, dit-il au père Plantat, voici ce que j’écris à un de mes lieutenants:

«Monsieur Job,

«Réunissez à l’instant même six ou huit de nos hommes, et allez à leur tête attendre mes instructions chez le marchand de vin qui fait le coin de la rue des Martyrs et de la rue Lamartine.»

– Pourquoi là-bas, et non ici, chez vous?

– C’est que nous avons intérêt, cher monsieur, à éviter les courses inutiles. Là-bas, nous sommes à deux pas de chez Mme Charman et tout près de la retraite de Trémorel, car le misérable a loué son appartement dans le quartier de Notre-Dame-de-Lorette.

Le vieux juge de paix eut un geste de surprise.

– Qui vous fait supposer cela? demanda-t-il.

L’agent de la Sûreté sourit, comme si la question lui eut semblé naïve.

– Vous ne vous rappelez donc pas, monsieur? répondit-il, que l’enveloppe de la lettre adressée par Mlle Courtois à sa famille pour annoncer son suicide, portait le timbre de Paris, bureau de la rue Saint-Lazare? Or, écoutez bien ceci: En quittant la maison de sa tante, Mlle Laurence a dû se rendre directement à l’appartement loué et meublé par Trémorel, dont il lui avait donné l’adresse et où il lui avait promis de la rejoindre le jeudi matin. C’est de cet appartement qu’elle a écrit. Pouvons-nous admettre qu’il lui soit venu à l’idée de faire jeter sa lettre dans un autre quartier que le sien? C’est d’autant moins probable qu’elle ignore quelles raisons terribles a son amant de craindre des recherches et des poursuites. Hector a-t-il été assez prudent assez prévoyant pour lui indiquer cette ruse? Non, car s’il n’était pas un sot, il lui aurait recommandé de déposer cette lettre ailleurs qu’à Paris. Donc, il est impossible que cette lettre n’ait pas été portée à un bureau voisin de l’appartement.

Si simples étaient ces réflexions que le père Plantat s’étonnait de ne les point avoir faites. Mais on ne voit jamais bien clair dans une affaire où on est puissamment intéressé, la passion brouille les yeux comme la chaleur d’un appartement les lunettes. Avec son sang-froid il avait perdu en partie sa perspicacité. Et son trouble était immense; il lui semblait que M. Lecoq prenait de singuliers moyens pour tenir sa promesse.

– Il me semble, monsieur, ne put-il s’empêcher de remarquer, que si vous désirez soustraire Hector à la Cour d’assises, les hommes que vous réunissez vous embarrasseront bien plus qu’ils ne vous seront utiles.

Dans le regard aussi bien que dans le ton du juge de paix, M. Lecoq crut démêler un certain doute qui le choqua.

– Vous défieriez-vous de moi, monsieur? demanda-t-il.

Le père Plantat voulut protester.

– Croyez, monsieur…

– Vous avez ma parole, reprit M. Lecoq, et si vous me connaissiez mieux, vous sauriez que je la dégage toujours quand je l’ai donnée. Je vous ai affirmé que je ferais tous mes efforts pour sauver Mlle Laurence, je les ferai. Mais n’oubliez pas que je vous ai promis mon concours et non le succès. Laissez-moi donc prendre les mesures que je crois opportunes.

Ce disant, sans s’occuper de l’air tout à fait décontenancé du juge de paix, il sonna pour appeler Janouille.

– Tiens, lui dit-il, voici d’abord une lettre qu’il s’agit de faire porter de suite à Job.

– Je vais la porter moi-même.

– Du tout. Tu vas, toi, me faire le plaisir de rester ici sans bouger, pour attendre les hommes que j’ai envoyés en tournée ce matin. À mesure qu’ils se présenteront, tu les enverras au rapport chez le marchand de vins de la rue des Martyrs. Tu sais, au coin, en face de l’église. Ils y trouveront bonne et nombreuse compagnie.

Il donnait ses ordres, et en même temps il quittait sa robe de chambre, endossait une longue redingote noire et assujettissait solidement sa perruque.

– Monsieur rentrera-t-il ce soir? demanda Janouille.

– Je ne sais.

– Et si on vient de là-bas?

«Là-bas», pour un homme du métier, c’est toujours la maison, la préfecture de police.

– Tu diras, répondit-il, que je suis dehors pour l’affaire de Corbeil.

M. Lecoq était prêt. Véritablement il avait l’air, la tournure, la physionomie et les façons d’un respectable chef de bureau d’une cinquantaine d’années. Des lunettes d’or, un parapluie, tout en lui exhalait un parfum on ne peut plus bureaucratique.

– Maintenant, dit-il au père Plantat, hâtons-nous.

Dans la salle à manger, Goulard, qui avait fini de déjeuner attendait au port d’armes le passage de son grand homme.

– Eh bien! mon garçon, lui demanda M. Lecoq, as-tu dit deux mots à mon vin? comment le trouves-tu?

– Délicieux, monsieur, répondit l’agent de Corbeil, parfait, c’est-à-dire un vrai nectar.

– T’a-t-il, ragaillardi, au moins?

– Oh! oui, monsieur.

– Alors, tu pars nous suivre à quinze pas et tu monteras la garde devant la porte de la maison où tu nous verras entrer. J’aurai probablement à te confier une jolie fille que tu conduiras à M. Domini. Et ouvre l’œil; c’est une fine mouche, fort capable de t’enjôler en route et de te glisser entre les doigts.

Ils sortirent et derrière eux Janouille se barricada solidement.