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Le crime d'Orcival

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XXIV

Neuf heures venaient de sonner à Saint-Eustache et on entendait encore la grosse cloche du carreau des halles, lorsque le père Plantat arriva rue Montmartre et s’engagea dans l’allée obscure de la maison qui porte le nº…

– M. Lecoq? demanda-t-il à une vieille femme occupée à préparer le mou du déjeuner de trois énormes matous qui miaulaient autour d’elle.

La portière le toisa d’un air à la fois surpris et goguenard.

C’est que le père Plantat, lorsqu’il est habillé, a beaucoup plus l’air d’un vieux gentilhomme que la tournure d’un ancien avoué de petite ville. Or, bien que l’agent de la Sûreté reçoive beaucoup de visites de tous les mondes, ce ne sont pas précisément les vieillards du faubourg Saint-Germain qui usent son cordon de sonnette.

– M. Lecoq, répondit enfin la vieille, c’est au troisième, la porte faisant face à l’escalier.

Le juge de paix d’Orcival le gravit lentement, cet escalier, étroit, mal éclairé, glissant, rendu presque dangereux par ses recoins noirs et sa rampe gluante.

Il réfléchissait à la singularité de la démarche qu’il allait tenter. Une idée lui était venue, il ne savait pas si elle était praticable, et dans tous les cas il lui fallait les conseils et le concours de l’homme de la préfecture. Il allait être forcé de dévoiler ses plus secrètes pensées, de se confesser pour ainsi dire. Le cœur lui battait.

La porte «en face», au troisième étage, ne ressemble pas à toutes les autres portes. Elle est de chêne plein, épaisse, sans moulures, et encore consolidée par des croisillons de fer, ni plus ni moins que le couvercle d’un coffre-fort. Au milieu, un judas est pratiqué, garni de barreaux entrecroisés à travers lesquels on passerait à peine le doigt.

On jurerait une porte de prison, si la tristesse n’en était égayée par une de ces gravures qu’on imprimait autrefois rue Saint-Jacques, collée au-dessus du guichet. Elle représente, cette gravure aux couleurs violentes, un coq qui chante, avec cette légende: Toujours vigilant.

Est-ce l’agent qui a placardé là ses armes parlantes? Ne serait-ce pas plutôt un de ses hommes?

Les portes de droite et de gauche sont condamnées, on le voit.

Après un examen qui dura plus d’une minute et des hésitations rappelant celles d’un lycéen à la porte de sa belle, le père Plantat se décida enfin à presser le bouton de cuivre de la sonnette.

Un grincement de verrous répondit à son appel. Le judas s’ouvrit et, à travers le grillage étroit, il distingua la figure moustachue d’une robuste virago.

– Vous demandez? interrogea cette femme, d’une belle voix de basse.

– M. Lecoq.

– Que lui voulez-vous?

– Il m’a donné rendez-vous pour ce matin.

– Votre nom, votre profession?

– M. Plantat, juge de paix à Orcival.

– C’est bien, attendez.

Le judas se referma et le vieux juge attendit.

– Peste! grommelait-il, n’entre pas qui veut à ce qu’il paraît chez ce digne M. Lecoq.

À peine achevait-il de formuler cette réflexion que la porte s’ouvrit, non sans un certain fracas de chaînes, de targettes et de serrures.

Il entra, et la virago, après lui avoir fait traverser une salle à manger n’ayant pour tout meubles qu’une table et six chaises, l’introduisit dans une vaste pièce, haute de plafond, moitié cabinet de toilette, moitié cabinet de travail, éclairée par deux fenêtres prenant jour sur la cour, garnies de forts barreaux très rapprochés.

– Si monsieur veut prendre la peine de s’asseoir, fit la domestique, Monsieur ne tardera pas à venir; il donne des instructions à un de ses hommes.

Mais le vieux juge de paix ne prit pas de siège; il aimait bien mieux examiner le curieux endroit où il se trouvait.

Tout un côté du mur était occupé par un portemanteau où pendaient les plus étranges et les plus disparates défroques. Là étaient accrochés des costumes appartenant à toutes les classes de la société, depuis l’habit à large revers, dernière mode, orné d’une rosette rouge, jusqu’à la blouse de laine noire du tyran de barrière. Sur une planche, au-dessus du portemanteau, s’étalaient sur des têtes de bois une douzaine de perruques de toutes nuances. À terre, étaient des chaussures assorties aux divers costumes. Enfin, dans un coin, se voyait un assortiment de cannes assez complet et assez varié pour faire rêver un collectionneur.

Entre la cheminée et la fenêtre se trouvait une toilette de marbre blanc encombrée de pinceaux d’essences et de petits pots renfermant des opiats et des couleurs: toilette à faire pâlir d’envie une dame du Lac. L’autre pan de mur était garni par une bibliothèque remplie d’ouvrages scientifiques. Les livres de physique et de chimie dominaient. Enfin le milieu de la pièce était pris par un vaste bureau sur lequel s’empilaient, depuis des mois, sans doute, des journaux et des papiers de toute nature.

Mais le meuble, c’est-à-dire l’ustensile le plus apparent et le plus singulier de cette pièce était une large pelote de velours noir en forme de losanges suspendue à côté de la glace.

À cette pelote, quantité d’épingles à tête fort brillante étaient piquées, de façon à figurer des lettres dont l’assemblage formait ces deux noms: HECTOR-FANCY.

Ces noms, qui resplendissaient en argent sur le fond noir du velours tiraient les yeux dès la porte et attiraient les regards de toutes les parties de la pièce. Ce devait être là le mémento de M. Lecoq. Cette pelote était chargée de lui rappeler à toute heure du jour les prévenus qu’il poursuivait. Bien des noms sans doute avaient tour à tour brillé sur ce velours, car il était fort éraillé.

Sur le bureau, une lettre inachevée était restée ouverte; le père Plantat se pencha pour la lire, mais il en fut pour ses frais d’indiscrétion, elle était chiffrée.

Cependant le vieux juge de paix avait terminé son inspection, lorsque le bruit d’une porte qui s’ouvrait le fit se retourner.

Il se trouvait en face d’un homme de son âge, à peu près, à figure respectable, aux manières distinguées, un peu chauve, portant lunettes à branches d’or et vêtu d’une robe de chambre de légère flanelle claire.

Le père Plantat s’inclina.

– J’attends ici M. Lecoq… commença-t-il.

L’homme aux lunettes d’or éclata de rire, joyeusement, franchement, frappant les mains l’une contre l’autre.

– Quoi! cher monsieur, disait-il, vous ne me reconnaissez pas? Mais regardez-moi donc, c’est moi, c’est bien moi, M. Lecoq.

Et pour convaincre le juge de paix, il ôta ses lunettes.

À la rigueur, ce pouvait être l’œil de M. Lecoq, ce pouvait être aussi sa voix. Le père Plantat était abasourdi.

– Je ne vous aurais pas reconnu, dit-il.

– C’est vrai je suis un peu changé, tenue de bureau. Hélas! que voulez-vous, le métier!..

Et avançant un fauteuil à son visiteur:

– J’ai mille excuses à vous demander, poursuivit-il, pour les formalités de l’entrée de ma maison. C’est une nécessité qui ne m’amuse guère. Je vous ai dit à quels périls je suis exposé; ces dangers me poursuivent jusque dans mon domicile officiel. Tenez, la semaine dernière, un facteur du chemin de fer se présente porteur d’un paquet à mon adresse. Janouille – c’est ma bonne – à laquelle dix ans de Fontevrault ont cependant donné un fier nez, ne se doute de rien et le fait entrer. Il me présente le paquet, j’allonge la main pour le prendre, pif! paf! deux coups de pistolet éclatent. Le paquet était un revolver enveloppé de toile cirée, le facteur était un évadé de Cayenne serré par moi l’an passé. Ah! je dois une fière chandelle à mon patron pour cette affaire-là.

Il contait cette affreuse aventure d’un ton dégagé, comme la chose la plus naturelle du monde.

– Mais en attendant qu’un mauvais coup réussisse, reprit-il, se laisser mourir de faim serait niais.

Il sonna, la virago parut aussitôt.

– Janouille, lui dit-il, à déjeuner, vite deux couverts et du bon vin surtout.

Le juge de paix avait bien du mal à se remettre.

– Vous regardez ma Janouille, poursuivait M. Lecoq. Une perle, cher monsieur, qui me soigne comme son enfant et qui pour moi passerait dans le feu. Et forte, avec cela. J’ai eu bien du mal, l’autre matin, à l’empêcher d’étrangler le faux facteur. Il faut dire que j’ai pris la peine de la trier, pour mon service, entre trois ou quatre mille réclusionnaires. Elle avait été condamnée pour infanticide et incendie. C’est à cette heure la plus honnête des créatures. Je parierais que depuis trois ans qu’elle est à mon service, elle n’a pas seulement eu la pensée de me voler un centime.

Mais le père Plantat n’écoutait que d’une oreille distraite, il cherchait le moyen de couper court aux louanges de Janouille, très justes peut-être, mais déplacées à son avis, et de ramener l’entretien aux faits de la veille.

– Je vous dérange peut-être un peu matin, M. Lecoq? commença-t-il.

– Moi! vous n’avez donc pas vu mon enseigne?.. Toujours vigilant! Tel que vous me voyez, j’ai déjà fait dix courses ce matin et taillé de la besogne à trois de mes hommes. Ah! nous n’avons guère de morte saison nous autres! Même je suis allé jusqu’aux Forges de Vulcain chercher des nouvelles de ce pauvre Guespin.

– Et que vous a-t-on appris?

– Que j’avais deviné juste. C’est mercredi soir, à dix heures moins le quart, qu’il a changé un billet de cinq cents francs.

– C’est-à-dire que le voilà sauvé?

– Ou à peu près. Il le sera tout à fait quand nous aurons retrouvé miss Jenny Fancy.

Le vieux juge de paix ne put dissimuler un mouvement de contrariété.

– Ce sera peut-être bien long, fit-il, bien difficile?

– Bast! pourquoi cela? Elle est sur ma pelote, nous l’aurons, à moins de jouer de malheur, avant la fin de la journée.

– Le croyez-vous, vraiment?

– À tout autre qu’à vous, monsieur, je répondrais: J’en suis sûr. Songez donc que cette créature a été la maîtresse du comte de Trémorel, un homme en vue, un prince de la mode. Quand une fille retombe au ruisseau, après avoir, comme on dit, ébloui pendant six mois tout Paris de son luxe, elle ne disparaît pas tout à fait comme une pierre dans la vase. Quand elle n’a plus un ami, il reste des créanciers qui la suivent, qui l’observent, guettant le jour où de nouveau la fortune lui sourira. Elle ne s’inquiète pas d’eux, elle croit qu’ils l’oublient: erreur! Il est telle marchande à la toilette que je connais, dont la cervelle est tout ensemble le Vapereau et le Bottin du monde galant. Elle m’a souvent rendu des services, la digne femme. Nous irons, si vous le voulez bien, la trouver après déjeuner et en deux heures elle nous aura l’adresse de cette miss Fancy. Ah! si j’étais aussi sûr de pincer Trémorel.

 

Le père Plantat eut un soupir de satisfaction. Enfin, la conversation prenait la direction qu’il désirait.

– Vous pensez donc à lui? demanda-t-il.

– Si j’y pense, s’écria M. Lecoq, que ce doute fit bondir sur son fauteuil, mais voyez donc ma pelote! Je ne pense absolument, exactement qu’à ce misérable depuis hier. Il est cause que je n’ai pas fermé l’œil de la nuit. Il me le faut, je le veux, je l’aurai.

– Je n’en doute pas, fit le juge de paix, mais quand?

– Ah! voilà. Peut-être demain, peut-être seulement dans un mois, cela dépend de la justesse de mes calculs, de l’exactitude de mon plan.

– Quoi! votre plan est fait?

– Et arrêté, oui, monsieur.

Le père Plantat était devenu l’attention même.

– Je pars, reprit l’agent de la Sûreté, de ce principe qu’il est impossible à un homme accompagné d’une femme de se dérober aux investigations de la police. Ici, la femme est jeune, elle est jolie et elle est enceinte; trois impossibilités de plus.

Ce principe admis, étudions le comte de Trémorel.

Est-ce un homme d’une perspicacité supérieure? Non, puisque nous avons éventé ses ruses. Est-ce un imbécile? Non, puisque ses manœuvres ont failli prendre des gens qui ne sont pas des sots. C’est donc un esprit moyen auquel son éducation, ses lectures, ses relations, les conversations quotidiennes ont procuré une somme de connaissances dont il tirera parti.

Voilà pour l’esprit. Nous connaissons le caractère: mou, faible, vacillant, n’agissant qu’à la dernière extrémité. Nous l’avons vu ayant en horreur les déterminations définitives, cherchant toujours des biais, des transactions. Il est porté à se faire des illusions, à tenir ses désirs pour événements accomplis, enfin il est lâche.

Et quelle situation est la sienne? Il a tué sa femme, il espère avoir fait croire à sa mort, il enlève une jeune fille, il a en poche une somme qui approche et peut-être même dépasse un million.

Maintenant, étant donnés la situation, le caractère et l’esprit d’un homme, peut-on, par l’effort de la réflexion, en raisonnant sur ses actions connues, découvrir ce qu’il a fait en telle ou telle circonstance?

Je crois que oui, et j’espère vous le prouver.

M. Lecoq s’était levé et arpentait son cabinet de travail ainsi qu’il a coutume de le faire, toutes les fois qu’il expose et développe ses théories policières.

– Voyons donc, poursuivit-il, comment je dois m’y prendre pour arriver à découvrir la conduite probable d’un homme dont les antécédents, le caractère et l’esprit me sont connus? Pour commencer je dépouille mon individualité et m’efforce de revêtir la sienne. Je substitue son intelligence à la mienne. Je cesse d’être l’agent de la Sûreté, pour être cet homme, quel qu’il soit.

Dans notre cas, par exemple, restant moi, je sais fort bien ce que je ferais. Je prendrais de telles mesures que je dépisterais tous les détectives de l’univers. Mais j’oublie M. Lecoq pour deviner le comte Hector de Trémorel.

Recherchons donc quels ont dû être les raisonnements d’un homme assez misérable pour voler la femme de son ami et laisser ensuite empoisonner cet ami sous ses yeux. Nous savons déjà que Trémorel a longtemps hésité avant de se résoudre au crime. La logique des événements, que les imbéciles appellent la fatalité, le poussait. Il est certain qu’il a envisagé le meurtre sous toutes ses faces, qu’il en a étudié les suites, qu’il a cherché tous les moyens de se soustraire à l’action de la justice. Toutes ses actions ont été combinées et arrêtées longtemps à l’avance, et ni la nécessité immédiate ni l’imprévu n’ont troublé ses réflexions.

Du moment où le crime a été décidé dans son esprit, il s’est dit: «Voici Berthe assassinée; grâce à mes mesures on me croit tué aussi; Laurence que j’enlève écrit une lettre où elle annonce son suicide; j’ai de l’argent, que faut-il faire?»

Le problème, je le crois du moins, est bien posé ainsi.

– Oui, parfaitement, approuva le père Plantat.

– Naturellement, Trémorel a dû choisir entre tous les systèmes de fuite dont il avait ouï parler, ou qui se présentaient à son imagination, celui qui lui semblait le plus sûr et le plus prompt. A-t-il songé à s’expatrier? C’est plus que probable. Seulement, comme il n’est pas dénué de sens, il a compris que c’est à l’étranger surtout qu’il est malaisé de faire perdre sa piste. Qu’on quitte la France pour éviter le châtiment d’un délit; rien de mieux. Passer la frontière pour un crime porté sur les cartels d’extradition est tout simplement une énorme absurdité.

Vous imaginez-vous un homme et une femme égarés dans une contrée dont ils ne parlent pas la langue? Aussitôt, ils sont signalés à l’attention, observés, remarqués, suivis. Ils ne font pas un achat qui ne soit commenté, il n’est pas un de leurs mouvements qui échappe à la curiosité des désœuvrés.

Plus on va loin, plus le danger d’être pris augmente. Veut-on franchir l’Océan et gagner cette libre Amérique, où les avocats pillent leurs clients? Il faut s’embarquer, et du jour où on a mis le pied sur les planches d’un navire, on peut se considérer comme perdu. Il y a dix-neuf à parier contre vingt qu’au port d’arrivée on trouvera un agent armé d’un mandat d’amener.

Notez que je parle seulement pour mémoire de la police du pays où on se réfugie, laquelle cependant a toujours l’œil ouvert sur les étrangers.

À Londres même, je me fais fort de retrouver en huit jours un Français, à moins toutefois qu’il ne parle assez purement l’anglais pour se dire citoyen du Royaume-Uni. Telles ont été les réflexions de Trémorel. Il s’est souvenu de mille tentatives avortées, de cent aventures surprenantes racontées par les journaux et très certainement il a renoncé à l’étranger.

– C’est clair, s’écria le père Plantat, c’est net, c’est précis. C’est en France que nous devons chercher les fugitifs.

– Oui, monsieur, oui, répondit M. Lecoq, vous l’avez dit. Examinons donc où et comment on peut se cacher en France. Sera-ce une province? Non, évidemment. À Bordeaux, qui est un de nos plus grands centres, on regarde passer l’homme qui n’est pas de Bordeaux. Les boutiquiers des fossés de l’Intendance qui flânent sur le pas de leur magasin, se disent: «Eh! connaissez-vous ce monsieur-là?»

Pourtant il est deux villes où on peut passer inaperçu: Marseille et Lyon. Mais elles sont fort éloignées, mais il faut risquer un long voyage. Et rien n’est si dangereux que le chemin de fer depuis l’établissement du télégraphe électrique. On fuit, c’est vrai, on va vite, c’est positif, mais en entrant dans un wagon on se ferme toute issue, et jusqu’à l’instant où on descend, on reste sous la main de la police. Trémorel sait tout cela aussi bien que nous. Écartons donc toutes les villes de province. Écartons aussi Lyon et Marseille.

– Impossible, en effet, de se cacher en province!

– Pardon, il est un moyen. Il s’agit simplement d’acheter loin de toute ville, loin du chemin de fer, quelque propriété modeste et d’aller s’y établir sous un faux nom. Mais ce moyen excellent est fort au-dessus de la portée de notre homme, et son exécution nécessite des démarches préparatoires qu’il ne pouvait risquer, surveillé comme il l’était par sa femme.

Ainsi le champ des investigations utiles se rétrécit singulièrement. Nous laissons de côté l’étranger, la province, les grandes villes, la campagne; reste Paris. C’est à Paris, monsieur, que nous devons chercher Trémorel.

M. Lecoq s’exprimait avec l’aplomb et la certitude d’un professeur de mathématiques sorti de l’École Normale, qui, debout devant le tableau noir, la craie à la main, démontre victorieusement à ses élèves que deux lignes parallèles, indéfiniment prolongées, ne se rencontreront jamais.

Le vieux juge de paix écoutait, lui, comme n’écoutent pas les écoliers. Mais déjà il s’habituait à la lucidité surprenante de l’agent de la Sûreté et il ne s’émerveillait plus. Depuis vingt-quatre heures qu’il assistait aux calculs et aux tâtonnements de M. Lecoq, il saisissait le mécanisme de ses investigations et s’appropriait presque le procédé. Il trouvait tout simple qu’on raisonnât ainsi. Il s’expliquait à cette heure certains exploits de la police active qui jusqu’alors lui avaient semblé tenir du prodige.

Mais ce que M. Lecoq appelait un champ d’investigations restreint lui paraissait encore l’immensité.

– Paris est grand, observa-t-il.

L’agent de la Sûreté eut un magnifique sourire.

– Dites immense, répondit-il, mais il est à moi. Paris entier est sous la loupe de la rue de Jérusalem comme une fourmilière sous le microscope du naturaliste.

Cela étant, me demanderez-vous, comment se trouve-t-il encore à Paris des malfaiteurs de profession?

Ah! monsieur, c’est que la légalité nous tue. Nous ne sommes pas les maîtres, malheureusement. La loi nous condamne à n’user que d’armes courtoises contre des adversaires pour qui tous les moyens sont bons. Le Parquet nous lie les mains. Les coquins sont habiles, mais croyez que notre habileté est mille fois supérieure.

– Mais, interrompit le père Plantat, Trémorel est désormais hors-la-loi, nous avons un mandat d’amener.

– Qu’importe? le mandat me donne-t-il le droit de fouiller sur-le-champ les maisons où j’ai lieu de supposer qu’il s’est réfugié! Non. Que je me présente chez un des anciens amis du comte Hector, il me jettera la porte au nez. En France, monsieur, la police a contre elle non seulement les coquins, mais encore les honnêtes gens.

Toutes les fois que par hasard M. Lecoq aborde cette thèse, il s’emporte et en arrive à des propositions étranges. Son ressentiment est profond comme l’injustice. Avec la conscience d’immenses services rendus, il a le sentiment d’une sorte de réprobation qui l’exaspère.

Par bonheur, au moment où il était le plus animé, un brusque mouvement le mit en face de la pelote. Il s’arrêta court.

– Diable! fit-il, j’oubliais Hector.

Le père Plantat, lui, tout en subissant, faute de pouvoir faire autrement, le débordement d’indignation de l’homme de la préfecture, ne pouvait cesser de penser à l’assassin, au séducteur de Laurence.

– Vous disiez, fit-il, que c’est à Paris que nous devons chercher Trémorel.

– Et je disais vrai, monsieur le juge de paix, répondit M. Lecoq d’un ton plus calme. J’en suis venu à cette conclusion que c’est ici, peut-être à deux rues de nous, peut-être dans la maison voisine, que sont cachés nos fugitifs. Mais poursuivons nos calculs de probabilités.

Hector connaît trop bien son Paris pour espérer se dissimuler une semaine seulement dans un hôtel ou même dans une maison meublée. Il sait que les garnis – l’hôtel Meurice aussi bien que l’auberge de la Limace– sont l’objet d’une surveillance toute spéciale et sont dans la main de la préfecture. Ayant du temps devant lui, il a très certainement songé à louer un appartement dans quelque maison à sa convenance.

– Il a fait, il y a environ un mois ou un mois et demi, trois ou quatre voyages à Paris.

– Alors, plus de doute. Il a retenu sous un faux nom un appartement, il a payé un terme d’avance, et aujourd’hui il est bien chez lui.

À cette affirmation de l’agent de la Sûreté, la physionomie du père Plantat exprima un découragement affreux.

– Je ne sens que trop, monsieur, dit-il tristement, que vous êtes dans le vrai. Mais alors, le misérable n’est-il pas perdu pour nous? Faudra-t-il donc attendre qu’un hasard nous le livre? Fouillerez-vous une à une toutes les maisons de Paris!

Le nez de l’agent de la Sûreté frétilla sous ses lunettes d’or, et le juge de paix, qui avait observé que ce pétillement était bon signe, sentit renaître toutes ses espérances.

– C’est que j’ai beau me creuser la tête…

– Pardon, interrompit M. Lecoq, Trémorel ayant loué un appartement, a dû, n’est-il pas vrai, s’occuper de le meubler.

– Évidemment.

 

– Et de le meubler somptueusement, qui plus est. D’abord parce qu’il aime le luxe et qu’il a de l’argent; ensuite parce qu’enlevant une jeune fille il ne peut la faire passer de la riche maison de son père dans un galetas. Je gagerais volontiers qu’ils ont un salon aussi beau que celui du Valfeuillu.

– Hélas! que nous importe!

– Peste! cher monsieur, cela nous importe fort comme vous l’allez voir. Voulant beaucoup de meubles, et de beaux meubles, Hector ne s’est pas adressé à un brocanteur. Il n’avait le temps ni d’acheter rue Drouot, ni de courir le faubourg Saint-Antoine. Donc il est allé simplement trouver un tapissier.

– Quelque tapissier à la mode…

– Non, il aurait risqué d’être reconnu et il est clair qu’il s’est présenté sous un faux nom, sous celui qu’il a donné à l’appartement. Il a choisi quelque tapissier habile et modeste, il a commandé, s’est assuré que tout serait livré à une époque fixe et a payé.

Le juge de paix ne put retenir une exclamation de joie, il commençait à comprendre.

– Ce marchand, poursuivait M. Lecoq, a dû garder le souvenir de ce riche client qui n’a pas marchandé et qui a payé comptant. S’il le revoyait, il le reconnaîtrait.

– Quelle idée! s’écria le père Plantat hors de lui, vite, bien vite, procurons-nous des portraits de Trémorel, des photographies, envoyons un homme à Orcival.

M. Lecoq eut ce fin sourire qui lui monte aux lèvres, chaque fois qu’il donne une nouvelle preuve d’habileté.

– Remettez-vous, monsieur le juge de paix, dit-il, j’ai fait le nécessaire. Hier, pendant l’enquête, j’avais glissé dans ma poche trois cartes du comte. Ce matin, j’ai relevé sur le Bottin le nom et l’adresse de tous les tapissiers de Paris et j’en ai fait trois listes. À cette heure, trois de mes hommes ayant chacun une liste et une photographie, vont de tapissier en tapissier, demandant: «Est-ce vous qui êtes le tapissier de ce monsieur?» Si l’un d’eux répond: «Oui», nous tenons l’homme.

– Et nous le tenons! s’écria le père Plantat, pâle d’émotion.

– Pas encore, ne chantons pas victoire. Il se peut qu’Hector ait eu la prudence de ne pas aller en personne chez le tapissier. En ce cas nous sommes distancés. Mais non! il n’aura pas eu cette prudence…

M. Lecoq s’interrompit. Pour la troisième fois, Janouille, entrouvrant la porte du cabinet, criait de sa belle voix de basse:

– Monsieur est servi!..

C’est un remarquable cordon bleu que Janouille, l’ancienne réclusionnaire, le père Plantat s’en aperçut dès les premières bouchées. Mais il n’avait pas faim et il ne pouvait prendre sur lui de se forcer à manger. Il lui était impossible de songer à autre chose qu’à ce projet qu’il voulait soumettre à M. Lecoq, et il ressentait cette oppression douloureuse qui précède l’exécution d’un acte auquel on ne se résout qu’à regret.

En vain l’agent de la Sûreté, qui est un grand mangeur comme tous les hommes d’une activité dévorante, s’efforçait d’égayer son hôte; en vain il remplissait son verre d’un bordeaux exquis, présent d’un banquier dont il a retrouvé le caissier qui était allé prendre l’air de Bruxelles.

Le vieux juge de paix restait silencieux et triste, ne répondant que par monosyllabes. Il s’encourageait à parler et intérieurement combattait le puéril amour-propre qui le retenait au dernier moment. Il ne croyait pas, en venant, qu’il aurait ces hésitations qu’il taxait d’absurdes. Il s’était dit: «J’entrerai et je m’expliquerai.» Mais voilà qu’il était pris de ces pudeurs irréfléchies qui embarrassent un vieillard obligé de confesser ses faiblesses à un jeune homme et qui font monter le rouge à son front.

Redoutait-il donc le ridicule? Non. Sa passion d’ailleurs était bien au-dessus d’un sarcasme ou d’un sourire ironique. Et que risquait-il? Rien. Est-ce que ce policier auquel il n’osait plus confier ses secrètes pensées ne les avait pas devinées? N’avait-il pas su lire dans son âme dès les premiers instants, et plus tard ne lui avait-il pas arraché un aveu. Il réfléchissait ainsi lorsque le timbre de l’entrée retentit.

– Monsieur, vint dire Janouille, un agent de Corbeil nommé Goulard demande à vous parler. Dois-je ouvrir?

– Oui, et fais-le entrer ici.

On entendit le fracas des verrous et de la chaîne de la porte, et aussitôt Goulard parut dans la salle à manger.

L’agent, cher à M. Domini, avait endossé ses plus beaux habits, passé du linge blanc et arboré son col de crin le plus haut. Il était respectueux et raide, comme il convient à un ancien militaire qui a appris au régiment que le respect se mesure à la raideur.

– Que diable viens-tu chercher ici, lui demanda brutalement M. Lecoq, et qui s’est permis de te donner mon adresse?

– Monsieur, répondit Goulard, visiblement intimidé par cette réception daignez m’excuser, je suis envoyé par M. le docteur Gendron pour remettre cette lettre à monsieur le juge de paix d’Orcival.

– En effet, dit le père Plantat, j’ai, hier soir, prié Gendron de me faire connaître par une dépêche le résultat de l’autopsie, et ne sachant à quel hôtel je descendrais, je me suis permis de lui demander de me l’adresser chez vous.

M. Lecoq, aussitôt, voulut rendre à son hôte la lettre que venait de lui remettre Goulard.

– Oh! ouvrez-la, fit le juge de paix, il n’y a aucune indiscrétion…

– Soit, répondit l’agent de la Sûreté, mais passons dans mon cabinet.

Et appelant Janouille:

– Tu vas, lui dit-il, faire déjeuner ce gaillard-là. As-tu mangé ce matin?

– J’ai tué le ver, monsieur, simplement.

– Alors, donne un bon coup de dent en m’attendant, et bois une bouteille à ma santé.

Renfermé de nouveau dans son cabinet avec le père Plantat:

– Voyons un peu, fit l’agent de la Sûreté, ce que nous dit le docteur.

Il brisa le cachet et lut:

«Mon cher Plantat,

«Vous m’avez demandé une dépêche, autant vous griffonner en toute hâte une vingtaine de lignes que je vous fais porter chez notre sorcier…»

– Oh! murmura M. Lecoq s’interrompant, M. Gendron est trop bon, trop indulgent, en vérité!

N’importe, le compliment lui allait au cœur. Il reprit:

«… Ce matin à trois heures, nous avons procédé à l’exhumation du corps de ce pauvre Sauvresy. Certes, plus que personne je déplore les circonstances affreuses de la mort de ce digne et excellent homme, mais d’un autre côté, je ne puis m’empêcher de me réjouir de cette occasion unique et admirable qui m’est offerte d’expérimenter sérieusement et de démontrer l’infaillibilité de mes papiers sensibilisés…»

– Maudits savants! s’écria le père Plantat indigné, ils sont tous les mêmes.

– Pourquoi? Je m’explique très bien le sentiment involontaire du docteur. Puis-je n’être pas ravi lorsque je rencontre un beau crime?

Et, sans attendre la réplique du juge de paix, il poursuivit la lecture de la lettre:

«L’expérience promettait d’être d’autant plus concluante que l’aconitine est un des alcaloïdes qui se dérobent le plus opiniâtrement aux investigations et à l’analyse.

«Vous savez comment je procède? Après avoir fait chauffer fortement dans deux fois leur poids d’alcool les matières suspectes, je fais couler doucement le liquide dans un vase à bords peu élevés dont le fond est garni d’un papier sur lequel je suis parvenu à fixer mes réactifs. Mon papier conserve-t-il sa couleur? Il n’y a pas de poison. En change-t-il? Le poison est constant.

«Ici, mon papier, d’un jaune clair, devait, si nous ne nous trompions pas, se couvrir de taches brunes, ou même devenir complètement brun.

«D’avance, j’avais expliqué l’expérience au juge d’instruction et aux experts qui m’étaient adjoints.

«Ah! mon ami, quel succès! Aux premières gouttes d’alcool, le papier est devenu subitement du plus beau brun foncé. C’est vous dire que votre récit était de la dernière exactitude.

«Les matières soumises à mon examen étaient littéralement saturées d’aconitine. Jamais, dans mon laboratoire, opérant à loisir, je n’ai obtenu des résultats plus décisifs.

«Je m’attends à voir, à l’audience, contester la sûreté de mon expérimentation, mais j’ai des moyens de vérification et de contre-expertise tels, que je confondrai certainement tous les chimistes qu’on m’opposera.