Za darmo

Le crime d'Orcival

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Être traité de «mon garçon», tutoyé, brutalisé même par cet illustre, loin de l’offenser, le flattait presque. Il est de ces souples échines qui volent au-devant de certains gourdins.

D’un air ébahi et plein d’admiration, il murmurait:

– Quoi! est-ce possible, M. Lecoq, vous, un pareil homme!

– Oui, c’est moi, mon garçon, mais console-toi, je ne t’en veux pas; tu ne sais pas ton métier, mais tu m’as rendu service, tu as eu le bon esprit de m’apporter une preuve concluante de l’innocence de mon client.

Ce n’est pas sans un secret déplaisir que M. Domini vit cette scène. Son homme passait à l’ennemi, reconnaissant sans conteste une supériorité fixée et classée. L’assurance de M. Lecoq en parlant de l’innocence d’un prévenu, dont la culpabilité lui semblait indiscutable, acheva de l’exaspérer.

– Et quelle est cette fameuse preuve, s’il vous plaît? demanda-t-il.

– Elle est simple et éclatante, monsieur, répondit M. Lecoq s’amusant à outrer son air niais à mesure que ses déductions rétrécissaient le champ des probabilités. Sans doute, il vous souvient que, lors de notre enquête au château du Valfeuillu, nous trouvâmes les aiguilles de la pendule de la chambre à coucher arrêtée sur trois heures vingt minutes. Me défiant d’un coup de pouce perfide, je mis, vous le rappelez-vous? la sonnerie de cette pendule en mouvement. Qu’advint-il? Elle sonna onze coups. De ce moment, il fut patent pour nous que le crime avait été commis avant onze heures. Or, si à dix heures du soir Guespin était dans les magasins des Forges de Vulcain, il ne pouvait être au Valfeuillu avant minuit. Donc, ce n’est pas lui qui a fait le coup.

Et sur cette conclusion l’agent de la Sûreté sortant sa bonbonnière se récompensa d’un carré de réglisse adressant au juge d’instruction un joli sourire qui bien clairement signifiait: «Tirez-vous de là.»

C’était, si les déductions de M. Lecoq étaient rigoureusement justes, le système entier du juge d’instruction qui s’écroulait.

Mais M. Domini ne pouvait admettre qu’il se fût ainsi trompé; il ne pouvait, tout en mettant la découverte de la vérité bien au-dessus de mesquines considérations personnelles, renoncer à une conviction affermie par de mûres réflexions.

– Je ne prétends pas, dit-il, que Guespin soit le seul coupable, il peut n’être que complice, mais pour complice, il l’est.

– Complice! non, monsieur le juge, mais victime. Ah! le Trémorel est un grand misérable! Comprenez-vous maintenant pourquoi il avait avancé les aiguilles? Moi, d’abord, je ne voyais pas l’utilité de cette avance de cinq heures. Le but est clair, maintenant. Il fallait, pour que Guespin fût sérieusement inquiété et compromis que le crime eût été commis bien après minuit, il fallait…

Mais tout à coup, il s’interrompit, il restait la bouche béante, l’œil fixe, en arrêt, pour ainsi dire, devant une idée qui venait de traverser son cerveau.

Le juge d’instruction, tout entier à son dossier, occupé à chercher des arguments en faveur de son opinion ne s’aperçut pas de ce mouvement.

– Mais alors, fit-il, comment expliquez-vous l’obstination de Guespin à se taire, à refuser de donner l’emploi de sa nuit?

M. Lecoq s’était remis bien vite de son émotion, mais le docteur Gendron et le père Plantat qui l’observaient avec la plus ardente attention, épiant les plus légères contractions des muscles de son visage virent passer dans ses yeux l’éclair du triomphe. Sans doute il venait de trouver une solution au problème qui lui était posé. Et quel problème! qui mettait en question la liberté d’un homme, la vie d’un innocent.

– Je comprends, monsieur le juge d’instruction, répondit-il, je m’explique le mutisme obstiné de Guespin. Je serais au comble de la surprise si, à cette heure, il se décidait à parler.

M. Domini se méprit au sens de cette explication; même il y crut découvrir une intention soigneusement voilée de persiflage.

– Il a eu cependant la nuit pour réfléchir, répondit-il. Douze heures, n’est-ce pas assez pour échafauder un système de défense?

L’agent de la Sûreté hocha la tête d’un air de doute.

– C’est certes plus qu’il ne faut, dit-il, mais notre prévenu s’inquiète peu d’un système, j’en mettrais ma main au feu.

– S’il se tait, c’est qu’il n’a rien trouvé de plausible.

– Non, monsieur, non, répondit M. Lecoq, croyez bien qu’il ne cherche pas. Dans mon opinion, Guespin est victime. C’est vous dire que je soupçonne Trémorel de lui avoir tendu un piège infâme dans lequel il est tombé et où il se sent si bien pris que toute lutte lui paraît insensée. Il est convaincu, ce malheureux, que plus il se débattrait, plus il resserrerait les mailles du filet qui l’enveloppe.

– C’est aussi mon avis, affirma le père Plantat.

– Le vrai coupable, poursuivait l’agent de la Sûreté, le comte Hector, a été pris de folie au dernier moment, et ce trouble a stérilisé toutes les précautions qu’il avait imaginées pour donner le change. Mais c’est, ne l’oublions pas, un homme intelligent, assez perfide pour mûrir les plus odieuses machinations, assez dégagé de scrupules pour les exécuter. Il sait qu’il faut à la justice son compte de prévenus, un par crime; il n’ignore pas que la police tant qu’elle n’a pas son coupable, reste sur pied, l’œil et l’oreille au guet; il nous a jeté Guespin comme le chasseur serré de trop près jette son gant à l’ours qui le poursuit. Peut-être comptait-il que l’erreur ne coûterait pas la tête à un innocent, certainement il espérait gagner ainsi du temps. Pendant que l’ours flaire le gant, le tourne et le retourne, le rusé chasseur gagne du terrain, s’esquive et se met en lieu sûr. Ainsi se proposait de faire Trémorel.

De tous les auditeurs de M. Lecoq, le plus enthousiaste était désormais, sans conteste, l’agent de Corbeil qui, tout à l’heure, le regardait avec des yeux si farouches. Littéralement, Goulard buvait les paroles de son chef. Jamais il n’avait ouï un collègue s’exprimer avec cette verve, cette autorité; il n’avait pas idée d’une semblable éloquence, et il se redressait comme s’il eût rejailli sur lui quelque chose de l’admiration qu’il lisait sur tous les visages. Il grandissait dans sa propre estime, à cette idée qu’il était soldat dans une armée commandée par de tels généraux. Il n’avait plus d’opinion, il avait l’opinion de son supérieur.

Malheureusement il était plus difficile de séduire, de subjuguer et de convaincre le juge d’instruction.

– Cependant, objecta-t-il, vous avez vu la contenance de Guespin.

– Eh! monsieur, qu’importe et que prouve la contenance? Savons-nous, vous et moi, si demain nous étions arrêtés sous la prévention d’un crime affreux quelle serait notre tenue?

M. Domini ne prit pas la peine de dissimuler un haut-le-corps des plus significatifs: la supposition lui semblait des plus malséantes.

– Pourtant, vous et moi, nous sommes familiarisés avec l’appareil de la justice. Le jour où j’arrêtai Lanscot, ce pauvre domestique de la rue de Marignan, ses premières paroles furent: «Allons, mon compte est bon.»

Le matin où le père Tabaret et moi nous saisîmes au saut du lit le vicomte de Commarin, accusé d’avoir assassiné la veuve Lerouge, il s’écria: «Je suis perdu.» Ils n’étaient pourtant coupables ni l’un ni l’autre. Mais l’un et l’autre, le noble vicomte et l’infime valet, égaux devant la terreur d’une erreur judiciaire possible, évaluant d’un coup d’œil les charges qui allaient les accabler, avaient eu un moment d’affreux découragement.

– Mais ce découragement ne persiste pas deux jours, fit M. Domini.

M. Lecoq ne répondit pas, il poursuivait s’animant à mesure que des exemples plus saisissants se présentaient à son esprit.

– Nous avons vu, monsieur, vous juge, moi humble agent de police, assez de prévenus pour savoir combien les apparences sont trompeuses, combien peu il faut s’y fier. Ce serait folie que de baser une appréciation sur l’attitude d’un accusé. Celui qui le premier a parlé du «cri de l’innocence» était un sot, tout comme celui qui prétend montrer la «pâle stupeur» du coupable. Ni le crime, ni la vertu, malheureusement, n’ont de voix ni de contenance particulières. La fille Simon, accusée d’avoir tué son père, s’est refusé obstinément à répondre pendant vingt-deux jours; le vingt-troisième, on a découvert l’assassin. Quant à l’affaire Sylvain…

De deux coups légèrement frappés sur son bureau, le juge d’instruction interrompit l’agent de la Sûreté.

Homme, M. Domini tient beaucoup trop à ses opinions; magistrat, il est également obstiné, mais prêt aux derniers sacrifices d’amour-propre, si la voix du devoir se fait entendre.

Les arguments de M. Lecoq n’avaient entamé en rien le granit de sa conviction, mais ils lui imposaient l’obligation de s’éclairer sur-le-champ, de battre l’homme de la préfecture ou de s’avouer lui-même vaincu.

– Vous semblez plaider, monsieur? dit-il à l’agent de la Sûreté, et dans le cabinet du magistrat instructeur, il n’est pas besoin de plaidoirie. Il n’y a pas ici un avocat et un juge. Les mêmes intentions généreuses et honorables nous animent l’un et l’autre. Chacun de nous, dans la sphère de ses fonctions, cherche la vérité. Vous croyez la voir briller où je ne découvre que ténèbres, mais vous pouvez vous tromper aussi bien que moi.

Et avec une condescendance un peu raide, véritable acte d’héroïsme, mais que gâtait une pointe fine d’ironie, il ajouta:

– Selon vous, monsieur, que devrais-je faire?

Le juge fut du moins récompensé de l’effort qu’il faisait par un regard approbateur du père Plantat et du docteur Gendron.

Mais M. Lecoq ne se pressait pas de répondre. Il avait bien quantité de raisons de poids à offrir; ce n’était pas là, il le sentait, ce qu’il fallait. Il devait présenter des faits, là, sur-le-champ; faire jaillir de la situation une de ces preuves qu’on touche du doigt. Comment y parvenir? Et son esprit, si fertile en expédients, se bandait outre mesure.

 

– Eh bien? insista M. Domini.

– Ah! s’écria l’agent de la Sûreté, que ne puis-je poser moi-même trois questions à ce malheureux Guespin.

Le juge d’instruction fronça le sourcil; la proposition lui semblait vive. Il est dit formellement que l’interrogatoire de l’inculpé doit être fait secrètement et par le juge seul assisté de son greffier. D’un autre côté, il est décidé qu’après avoir été interrogé une première fois, l’inculpé peut être confronté avec des témoins. Puis il y a des exceptions en faveur des agents de la force publique.

M. Domini repassait ses textes dans sa mémoire, cherchant un précédent.

– Je ne sais, répondit-il enfin, jusqu’à quel point les règlements m’autorisent à vous accorder ce que vous me demandez. Cependant, comme en conscience, je suis persuadé que l’intérêt de la vérité domine toutes les ordonnances, je vais prendre sur moi de vous laisser interroger votre client.

Il sonna, un huissier parut.

– A-t-on reconduit, demanda-t-il, Guespin à la prison?

– Pas encore, monsieur.

– Tant mieux! Dites qu’on me l’amène.

M. Lecoq ne se possédait pas de joie. Il n’avait pas osé compter à ce point sur son éloquence, il n’espérait pas surtout un succès si prompt et si surprenant, étant donné le caractère de M. Domini.

– Il parlera, disait-il, si plein de confiance, que son œil terne s’était rallumé et qu’il oubliait le portrait de la bonbonnière, il parlera, j’ai, pour lui délier la langue, trois moyens, dont un au moins réussira. Mais avant qu’il arrive, de grâce, monsieur le juge de paix, un renseignement? Savez-vous si, après la mort de Sauvresy, Trémorel a revu son ancienne maîtresse?

– Jenny Fancy? demanda le père Plantat un peu surpris.

– Oui, miss Fancy.

– Certainement, il l’a revue.

– Plusieurs fois?

– Assez souvent. À la suite de la scène de la Belle-Image, la malheureuse s’est jetée dans la plus affreuse débauche. Avait-elle des remords de la délation, comprenait-elle qu’elle avait tué Sauvresy, eut-elle un soupçon du crime, je l’ignore. Toujours est-il qu’à partir de ce moment elle s’est mise à boire avec fureur, s’enfonçant plus profondément dans la boue de semaine en semaine…

– Et le comte pouvait consentir à la revoir?

– Il y était bien obligé. Elle le harcelait, il avait peur d’elle. Dès qu’elle n’avait plus d’argent, elle lui en envoyait demander par des commissionnaires à figure patibulaire, et il en donnait. Une fois il refusa, le soir même elle arriva elle-même, ivre, et il eut toutes les peines du monde à la renvoyer. En somme, elle savait qu’il avait été l’amant de Mme Sauvresy, elle le menaçait, c’était un chantage organisé. Je tiens de lui l’histoire de tous les soucis qu’elle lui donnait, il me disait qu’il ne se débarrasserait d’elle qu’en la faisant enfermer, mais le moyen lui répugnait.

– La dernière entrevue date-t-elle de loin?

– Ma foi! répondit le docteur Gendron, étant en consultation à Melun, il n’y a pas trois semaines, j’ai aperçu à la fenêtre d’un hôtel le comte et sa péronnelle, même à ma vue il s’est retiré vivement.

– Alors, murmura l’agent de la Sûreté, plus de doute…

Il se tut. Guespin entrait entre deux gendarmes.

En vingt-quatre heures, le malheureux jardinier du Valfeuillu avait vieilli de vingt ans. Il avait les yeux hagards, et ses lèvres crispées étaient bordées d’écume. Par moments la contraction de sa gorge trahissait la difficulté qu’il éprouvait à avaler sa salive.

– Voyons, lui demanda le juge d’instruction, êtes-vous revenu à des sentiments meilleurs?

Le prévenu ne répondit pas.

– Êtes-vous décidé à parler?

Une convulsion de rage secoua Guespin de la tête aux pieds, ses yeux lancèrent des flammes.

– Parler, fit-il d’une voix rauque, parler! Pourquoi faire?

Et après un de ces gestes désespérés de l’homme qui s’abandonne, qui renonce à toute lutte comme à toute espérance, il s’écria:

– Que vous ai-je fait, mon Dieu! pour me torturer ainsi? Que voulez-vous que je vous dise? Que c’est moi qui ai fait le coup? Est-ce là ce que vous voulez? Alors, oui, c’est moi! Vous voilà contents. Coupez-moi maintenant la tête, mais faites vite, je ne veux pas souffrir.

Une morne stupeur accueillit cette déclaration de Guespin. Quoi, il avouait!..

M. Domini eut au moins le bon goût de ne pas triompher, il resta impassible, et cependant cet aveu le surprenait au-delà de toute expression.

Seul, M. Lecoq, bien que surpris, ne fut pas absolument décontenancé. Il s’approcha de Guespin, et lui tapant sur l’épaule:

– Allons, mon camarade, lui dit-il d’un ton paternel, ce que tu nous racontes est absurde. Penses-tu que monsieur le juge d’instruction a quelque motif secret de t’en vouloir? Non, n’est-ce pas? Supposes-tu que j’ai intérêt à ta mort? Pas davantage. Un crime a été commis, nous cherchons le coupable. Si tu es innocent, aide-nous à trouver celui qui ne l’est pas. Qu’as-tu fait de mercredi à jeudi matin?

Mais Guespin persistait dans son entêtement farouche, stupide. Entêtement de l’idiot et de la bête brute.

– J’ai dit ce que j’avais à dire, fit-il.

Alors M. Lecoq, changea de ton, de bienveillant qu’il était, il se fit sévère, se reculant comme pour mieux juger de l’effet qu’il allait produire sur Guespin…

– Tu n’as pas le droit de te taire, entends-tu, reprit-il. Et quand même tu te tairais, imbécile, est-ce que la police ne sait pas tout. Ton maître t’a chargé d’une commission, n’est-ce pas, mercredi soir. Que t’a-t-il donné? Un billet de mille francs?

Le prévenu regardait M. Lecoq d’un air absolument stupide.

– Non, balbutia-t-il, c’était un billet de cinq cents francs.

Comme tous les grands artistes, au moment de leur scène capitale, l’agent de la Sûreté était vraiment ému. Son surprenant génie d’investigation venait de lui inspirer cette combinaison hardie qui, si elle réussissait, lui assurait le gain de la partie.

– Maintenant, demanda-t-il, dis-moi le nom de cette femme.

– Je ne le sais pas, monsieur.

– Tu n’es donc qu’un sot? Elle est petite, n’est-ce pas! assez jolie, brune et pâle, avec des yeux très grands.

– Vous la connaissez donc? fit Guespin d’une voix tremblante d’émotion.

– Oui, mon camarade, et si tu veux savoir son nom pour le dire dans tes prières, elle s’appelle Jenny Fancy.

Les hommes vraiment supérieurs en quelque spécialité que ce soit, n’abusent jamais mesquinement de leur supériorité; l’intime satisfaction qu’ils éprouvent à la voir reconnue leur est une suffisante récompense.

M. Lecoq jouissait donc doucement de sa victoire pendant que ses auditeurs s’émerveillaient de sa perspicacité. C’est qu’en effet une série de rapides calculs lui avait révélé, non seulement la pensée de Trémorel, mais encore les moyens qu’il avait dû employer pour arriver à ses fins.

Chez Guespin, la colère faisait place à un étonnement immense. Il se demandait, et on suivait sur son front l’effort de sa réflexion, comment cet homme avait pu être informé d’actions qu’il avait tout lieu de croire secrètes.

Mais déjà l’agent de la Sûreté était revenu à son prévenu.

– Puisque je t’ai appris le nom de la femme brune, lui demanda-t-il, explique-moi donc comment et pourquoi le comte de Trémorel t’a remis un billet de cinq cents francs.

– C’est au moment où j’allais partir, monsieur le comte n’avait pas de monnaie, il ne voulait pas m’envoyer changer à Orcival, je devais rapporter le reste.

– Et pourquoi n’as-tu pas rejoint tes camarades chez Wepler, aux Batignolles?

Pas de réponse.

– Quelle commission devais-tu faire pour le comte?

Guespin hésita. Ses yeux allaient de l’un à l’autre des auditeurs; du juge d’instruction au père Plantat, du docteur à l’agent de Corbeil, et sur tous les visages il lui semblait découvrir une expression d’ironie.

Il eut la pensée que tous ces gens se moquaient de lui, qu’on lui avait tendu un piège et qu’il y était tombé. Il crut que ses réponses venaient d’empirer sa situation. Aussitôt, un affreux désespoir s’empara de lui.

– Ah! s’écria-t-il, s’adressant à M. Lecoq, vous m’avez trompé, vous ne saviez rien, vous avez plaidé le faux pour savoir le vrai. J’ai été assez simple pour vous répondre et vous allez retourner toutes mes paroles contre moi.

– Quoi? vas-tu déraisonner de nouveau?

– Non, mais j’y vois clair et vous ne me reprendrez plus. Maintenant, monsieur, je mourrais plutôt que de dire un mot.

L’agent allait chercher à le rassurer, il ajouta avec un entêtement idiot:

– Je suis d’ailleurs aussi fin que vous, allez, je ne vous ai dit que des mensonges.

Ce revirement subit du prévenu n’étonna personne. S’il est des prévenus qui, une fois enfermés dans un système de défense, n’en sortent pas plus qu’une tortue de sa carapace, il en est d’autres qui, à chaque nouvel interrogatoire, varient, niant aujourd’hui ce qu’hier ils affirmaient, inventant le lendemain quelque épisode absurde qu’ils démentiront encore.

C’est donc vainement que M. Lecoq essaya de faire sortir encore Guespin de son mutisme; vainement que M. Domini, à son tour, essaya de lui tirer quelques paroles. À toutes les questions il avait pris le parti de répondre:

– Je ne sais pas.

L’agent de la Sûreté s’impatienta à la fin.

– Tiens, dit-il au prévenu, je t’avais pris pour un garçon d’esprit et tu n’es qu’un sot. Tu crois que nous ne savons rien? Écoute-moi: Le soir de la noce de Mme Denis, au moment où tu te disposais à partir avec tes camarades, lorsque tu venais d’emprunter vingt francs au valet de chambre, ton maître t’a appelé. Après t’avoir recommandé un secret absolu, secret que tu as gardé, c’est une justice à te rendre, il t’a prié de quitter les autres domestiques à la gare et d’aller jusqu’aux Forges de Vulcain lui acheter un marteau, une lime, un ciseau à froid et un poignard. Ces objets, tu devais les porter à une femme. C’est alors que ton maître t’a donné ce fameux billet de cinq cents francs, en disant que tu lui rendrais le reste à ton retour le lendemain. Est-ce cela?

Oui, c’était cela, on le voyait dans les yeux du prévenu. Cependant il répondit encore:

– Je ne me rappelle pas.

– Alors, poursuivit M. Lecoq, je vais te conter ce qui est arrivé ensuite. Tu as bu, tu t’es soûlé, si bien que tu as dissipé en partie le reste du billet qui t’avait été confié. De là, tes terreurs quand on t’a mis la main dessus, hier matin, avant qu’on t’ait dit un mot. Tu as cru qu’on t’arrêtait pour détournement. Puis, quand tu as su que le comte avait été assassiné dans la nuit, te rappelant que la veille tu avais acheté toutes sortes d’instruments de vol et de meurtre, songeant que tu ne sais ni l’adresse ni le nom de la femme à qui tu as remis le paquet, convaincu qu’on ne te croirait pas si tu expliquais l’origine de l’argent trouvé dans ta poche, au lieu de songer aux moyens de prouver ton innocence, tu as eu peur, tu as cru te sauver en te taisant.

Il est certain que la physionomie du prévenu changeait à vue d’œil. Ses nerfs se détendaient; ses lèvres tout à l’heure crispées se desserraient. Son esprit s’ouvrait à l’espérance. Mais il résista.

– Faites de moi ce que vous voudrez, dit-il.

– Eh! que veux-tu que nous fassions d’un idiot comme toi? s’écria M. Lecoq décidément en colère. Je commence à croire que tu es un mauvais gars. Un bon sujet comprendrait que nous voulons le tirer d’un mauvais pas et il nous dirait la vérité. C’est volontairement que tu vas prolonger ta prévention. Tu apprendras ainsi que la plus grande finesse est encore de dire ce qui est. Une dernière fois, veux-tu répondre?

De la tête Guespin fit signe que non.

– Retourne donc en prison et au secret, puisque tu t’y plais, conclut l’agent de la Sûreté.

Et ayant cherché de l’œil l’approbation du juge d’instruction:

– Gendarmes, dit-il remmenez le prévenu.

Les derniers doutes du juge d’instruction s’étaient dissipés comme le brouillard au soleil. Pour tout dire, il ressentait une certaine peine d’avoir si mal traité l’agent de la Sûreté. Au moins essaya-t-il de réparer autant qu’il était en lui sa dureté passée.

– Vous êtes un homme habile, monsieur, dit-il à M. Lecoq. Sans parler de votre perspicacité si surprenante qu’elle pourrait passer pour un don de seconde vue, votre interrogatoire de tout à l’heure est un chef-d’œuvre en son genre. Recevez donc mes félicitations, sans préjudice de la récompense que je me propose de demander pour vous à vos chefs.

L’agent de la Sûreté, à ces compliments, baissait les yeux avec des airs de vierge. Il regardait tendrement la vilaine femme de la bonbonnière, et sans doute, il lui disait:

 

«Enfin, mignonne, nous l’emportons, cet austère magistrat qui déteste si fort l’institution dont nous sommes le plus bel ornement, fait amende honorable; il reconnaît et loue nos utiles services.»

Et tout haut il répondit:

– Je n’accepte, monsieur, que la moitié de vos éloges, permettez-moi d’offrir l’autre à monsieur le juge de paix.

Le père Plantat voulut protester.

– Oh! fit-il, pour quelques renseignements! Sans moi vous arriviez quand même à la vérité.

Le juge d’instruction s’était levé. Noblement, mais non sans un certain effort, il tendit la main à M. Lecoq qui la serra respectueusement.

– Vous m’épargnez, monsieur, lui dit-il, de grands remords. Certes, l’innocence de Guespin aurait été tôt ou tard reconnue; mais l’idée d’avoir retenu un innocent en prison, de l’avoir harcelé de mes interrogatoires, aurait longtemps tourmenté ma conscience et troublé mon sommeil.

– Dieu sait cependant que ce pauvre Guespin n’est guère intéressant, répondit l’agent de la Sûreté. Je lui en voudrais cruellement si je n’étais certain qu’il est plus d’à moitié fou.

M. Domini eut un tressaillement.

– Je vais faire lever son secret aujourd’hui même, dit-il, à l’instant.

– Ce sera certes un acte de charité, fit M. Lecoq, mais la peste soit de l’entêté. Il lui était si facile de simplifier ma tâche! J’ai bien pu, en effet, le hasard m’aidant, reconstituer les faits principaux, trouver l’idée de la commission, soupçonner l’intervention d’une femme; je ne saurais, n’étant pas sorcier, deviner les détails. Comment miss Fancy est-elle mêlée à cette affaire? Est-elle complice? n’a-t-elle fait que jouer un rôle dont elle ignorait l’intention? Où s’est-elle rencontrée avec Guespin, où l’a-t-elle entraîné? Il est évident que c’est elle qui a grisé le pauvre diable pour l’empêcher d’aller aux Batignolles. Il faut que Trémorel lui ait conté quelque fable. Laquelle?

– Je crois, moi interrompit le juge de paix, que Trémorel ne s’est pas, pour si peu, mis en frais d’imagination. Il aura chargé Guespin et Fancy d’une commission sans leur donner la moindre explication.

M. Lecoq réfléchit une minute.

– Peut-être avez-vous raison, monsieur, dit-il enfin. Il fallait cependant que Fancy eut des ordres particuliers pour empêcher Guespin d’avoir un alibi à fournir.

– Mais, fit M. Domini, cette Fancy nous expliquera tout.

– J’y compte bien, monsieur, et j’espère bien qu’avant quarante-huit heures, je l’aurai retrouvée et expédiée à Corbeil sous bonne escorte.

Il se leva sur ces mots, et alla prendre sa canne et son chapeau qu’il avait, en entrant, déposés dans un coin.

– Avant de me retirer… dit-il au juge d’instruction.

– Oui, je sais, interrompit M. Domini, vous attendez le mandat d’arrêt du comte Hector de Trémorel.

– En effet, répondit M. Lecoq, puisque maintenant monsieur le juge pense comme moi qu’il est vivant.

– Je ne le crois pas, j’en suis sûr.

Et rapprochant son fauteuil de son bureau, M. Domini se mit à libeller cet acte terrible qui s’appelle un mandat d’arrêt.

DE PAR LA LOI,

NOUS,

«Juge d’instruction près le tribunal de première instance de l’arrondissement, etc. Vu les articles 91 et 94 du Code d’instruction criminelle,

«Mandons et ordonnons, à tous agents de la force publique d’arrêter en se conformant à la loi, le nommé Hector de Trémorel, etc., etc.»

Lorsqu’il eut terminé:

– Tenez, dit-il, en remettant le mandat à M. Lecoq, et puissiez-vous réussir bientôt à retrouver ce grand coupable.

– Oh! il le retrouvera, s’écria l’agent de Corbeil.

– Je l’espère, du moins. Quant à dire comment je m’y prendrai, je n’en sais rien encore, j’arrêterai mon plan de bataille cette nuit.

L’agent de la Sûreté prit alors congé de M. Domini et se retira suivi du père Plantat. Le docteur Gendron restait avec le juge pour s’entendre avec lui au sujet de l’exhumation de Sauvresy.

M. Lecoq allait sortir du palais de justice, lorsqu’il se sentit tirer par la manche. Il se retourna, c’était l’agent de Corbeil qui venait lui demander sa protection, le conjurant de le prendre avec lui, persuadé qu’après avoir servi sous un si grand capitaine, il serait lui aussi très fort. M. Lecoq eut bien du mal à s’en débarrasser.

Enfin, il se trouvait seul dans la rue avec le vieux juge de paix.

– Il se fait tard, lui dit le père Plantat, vous serait-il agréable de partager encore mon modeste dîner et d’accepter ma cordiale hospitalité?

– Ce m’est un vrai chagrin, monsieur, de vous refuser, répondit M. Lecoq, mais je dois être ce soir à Paris.

– C’est que, reprit le vieux juge de paix – et il hésitait – c’est que j’aurais vivement désiré vous parler, vous entretenir…

– Au sujet de Mlle Courtois, n’est-ce pas?

– Oui, j’ai un projet, et si vous vouliez m’aider…

M. Lecoq serra affectueusement les mains du père Plantat.

– Je vous connais depuis bien peu d’heures, monsieur, dit-il, et cependant je vous suis dévoué autant que je le serais à un vieil ami. Tout ce qu’il me sera humainement possible de faire pour vous être agréable ou utile, je le ferai.

– Mais où vous voir, car aujourd’hui on m’attend à Orcival.

– Eh bien! demain matin, à neuf heures, chez moi, rue Montmartre, nº…

– Merci! merci mille fois, j’y serai.

Et, arrivés à la hauteur de l’hôtel de la Belle-Image, ils se séparèrent.