Za darmo

Le crime d'Orcival

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Les femmes douées de cette effroyable énergie ne sont médiocres ni pour le crime ni pour la vertu, ce sont des héroïnes sublimes ou des monstres. Elles peuvent être des anges de dévouement, des Sophie Gleire, des Jane Lebon, alors elles partagent le martyre de quelque obscur inventeur ou donnent leur vie pour une idée. D’autres fois, elles épouvantent la société par leur cynisme, elles empoisonnent leur mari en écrivant des lettres en beau style et finissent dans les maisons centrales.

Et à tout prendre, mieux vaut une nature passionnée comme celle de Berthe, qu’un tempérament flasque et mou comme celui de Trémorel.

La passion, au moins, va de son mouvement propre, terrible comme celui du boulet, mais de son mouvement. La faiblesse est comme une masse de plomb suspendue au bout d’une corde, et qui va heurtant et blessant de droite et de gauche, selon la direction que lui imprime le premier venu. Trémorel, pendant que les sentiments les plus violents bouillonnaient dans l’âme de Berthe, Trémorel commençait à revenir à lui. Comme toujours, la crise passée, il se relevait, pareil à ces roseaux que le vent couche dans la vase et qui se redressent plus boueux après chaque bourrasque.

La certitude que Laurence désormais était perdue pour lui commençait à entrer dans son entendement, et son désespoir était sans bornes.

Le silence dura ainsi un bon quart d’heure au moins.

Enfin, Sauvresy triompha du spasme qui l’avait abattu. Il respirait, il parlait.

– Je n’ai pas tout dit encore… commença-t-il.

Sa voix était faible comme un murmure, et cependant elle retentit comme un mugissement formidable aux oreilles des empoisonneurs.

– … Vous allez voir si j’ai tout calculé, tout prévu. Moi mort, l’idée vous viendrait peut-être de fuir, de passer à l’étranger. C’est ce que je ne permettrai pas. Vous devez rester à Orcival, au Valfeuillu. Un ami – non celui qui a reçu le dépôt, un autre – est chargé, sans en savoir la raison, de vous surveiller. Si l’un de vous, retenez bien mes paroles, disparaissait huit jours, le neuvième l’homme du dépôt recevrait une lettre qui le déterminerait à aller prévenir immédiatement le procureur impérial.

Oui, il avait tout prévu, et Trémorel à qui cette idée de fuite était venue déjà, fut accablé.

– Je me suis arrangé d’ailleurs, continuait Sauvresy, pour que cette tentation de fuite ne vous soit pas trop forte. Je laisse, il est vrai, toute ma fortune à Berthe, mais je la lui laisse en usufruit seulement. La nue propriété ne lui appartiendra que le lendemain de votre mariage.

Berthe eut un geste de répugnance que son mari interpréta mal. Il crut qu’elle pensait à cette copie à laquelle il avait ajouté quelques lignes.

– Tu songes à la copie du testament que tu as entre les mains, lui dit-il, c’est une copie inutile, et si j’y ai ajouté quelques mots sans valeur, c’est que je redoutais vos convoitises et qu’il me fallait endormir vos défiances. Mon testament, le vrai – et il insista sur ce mot: vrai – , celui qui est déposé chez le notaire d’Orcival et qui vous sera communiqué, porte une date postérieure de deux jours. Je puis vous donner lecture du brouillon.

Il tira d’un portefeuille, caché comme le revolver sous son chevet, une feuille de papier et lut:

«Atteint d’une maladie qui ne pardonne pas et que je sais être incurable, j’exprime ici, librement et dans la plénitudes de mes facultés, mes volontés dernières.

«Mon vœu le plus cher est que ma bien aimée veuve, Berthe, épouse, aussitôt que les délais légaux seront expirés, mon cher ami le comte Hector de Trémorel. Ayant été à même d’apprécier la grandeur d’âme, et la noblesse de sentiment de ma femme et de mon ami, je sais qu’ils sont dignes l’un de l’autre et que, l’un par l’autre, ils seront heureux. Je meurs plus tranquille, sachant que je laisse à ma Berthe un protecteur dont j’ai éprouvé…»

Il fut impossible à Berthe d’en entendre davantage.

– Grâce! s’écria-t-elle, assez!

– Assez, soit, répondu Sauvresy. Je vous ai lu ce brouillon pour vous montrer que si, d’un côté, j’ai tout disposé pour assurer l’exécution de mes volontés, de l’autre j’ai tout fait pour vous conserver la considération du monde. Oui, je veux que vous soyez estimés et honorés, c’est sur vous seuls que je compte pour ma vengeance. J’ai noué autour de vous un réseau que vous ne sauriez briser. Vous triomphez. La pierre de ma tombe sera bien comme vous l’espériez, l’autel de vos fiançailles; sinon, le bagne.

Sous tant d’humiliations, sous tant de coups de fouet le cinglant en plein visage, la fierté de Trémorel se révolta, à la fin.

– Tu n’as oublié qu’une chose, ami Sauvresy, s’écria-t-il, on peut mourir.

– Pardon, reprit froidement le malade, j’ai prévu le cas et j’allais vous en avertir. Si l’un de vous mourait brusquement avant le mariage, le procureur impérial serait prévenu.

– Tu te méprends; j’ai voulu dire: on peut se tuer.

Sauvresy toisa Hector d’un regard outrageant.

– Toi, te tuer! fit-il, allons donc! Jenny Fancy, qui te méprise presque autant que moi, m’a éclairé sur la portée de tes menaces de suicide. Te tuer!.. Tiens, voici mon revolver, brûle-toi la cervelle, et je pardonne à ma femme.

Hector eut un geste de rage, mais il ne prit pas l’arme que lui tendait son ami.

– Tu vois bien, insista Sauvresy, je le savais bien, tu as peur…

Et s’adressant à Berthe:

– Voilà ton amant, dit-il.

Les situations excessives ont ceci de bizarre que les acteurs y restent naturels dans l’exception. Ainsi, Berthe, Hector et Sauvresy acceptaient, sans s’en rendre compte, les conditions anormales dans lesquelles ils se trouvaient placés, et ils parlaient presque simplement, comme s’il se fût agi de choses de la vie ordinaire et non de faits monstrueux.

Mais les heures volaient, et Sauvresy sentait la vie se retirer de lui.

– Il ne reste qu’un acte à jouer, fit-il; Hector, va appeler les domestiques, qu’on fasse lever ceux qui sont couchés, je veux les voir avant de mourir.

Trémorel hésitait.

– Va donc, veux-tu que je sonne, veux-tu que je tire un coup de pistolet pour attirer ici toute la maison!

Hector sortit.

Berthe était seule avec son mari; seule!

Elle eut l’espoir que peut-être elle parviendrait à le faire revenir sur ses résolutions, qu’elle obtiendrait son pardon. Elle se rappelait le temps où elle était toute puissante, le temps où son regard fondait les résolutions de cet homme qui l’adorait.

Elle s’agenouilla devant le lit.

Jamais elle n’avait été si belle, si séduisante, si irrésistible. Les poignantes émotions de la soirée avaient fait monter toute son âme à son front, ses beaux yeux noyés de larmes suppliaient, sa gorge haletait, sa bouche s’entrouvrait comme pour des baisers, cette passion pour Sauvresy née dans la fièvre éclatait en délire.

– Clément, balbutiait-elle, d’une voix pleine de caresses, énervante, lascive, mon mari, Clément!..

Il abaissa sur elle un regard de haine.

– Que veux-tu?

Elle ne savait comment commencer, elle hésitait, elle tremblait, elle se troublait… elle aimait.

– Hector ne saurait pas mourir, fit-elle, mais moi…

– Quoi, que veux-tu dire? parle.

– C’est moi, misérable, qui te tue, je ne te survivrai pas.

Une inexprimable angoisse contracta les traits de Sauvresy. Elle, se tuer! Mais alors, c’en était fait de sa vengeance; sa mort, à lui, ne serait plus qu’un suicide absurde, ridicule, grotesque. Et il savait que le courage ne manquerait pas à Berthe au dernier moment.

Elle attendait, il réfléchissait.

– Tu es libre, répondit-il enfin, ce sera un dernier sacrifice à ton amant. Toi morte, Trémorel épousera Laurence Courtois et, dans un an, il aura oublié jusqu’au souvenir de notre nom.

D’un bond, Berthe fut debout, terrible. Elle voyait Trémorel marié, heureux!..

Un sourire de triomphe, pareil à un rayon de soleil, éclaira le pâle visage de Sauvresy. Il avait touché juste. Il pouvait s’endormir en paix dans sa vengeance. Berthe vivrait. Il savait quels ennemis il laissait en présence.

Mais déjà les domestiques arrivaient un à un.

Presque tous étaient au service de Sauvresy depuis de longues années déjà, et ils l’aimaient, c’était un bon maître. En le voyant sur son lit, hâve, défait, portant déjà sur sa figure l’empreinte de la mort, ils étaient émus, ils pleuraient.

Alors, Sauvresy dont les forces étaient vraiment à bout, se mit à leur parler d’une voix à peine distincte, et entrecoupée de hoquets sinistres. Il avait tenu, disait-il, à les remercier de leur attachement à sa personne, et à leur apprendre que par ses dernières dispositions il leur laissait à chacun une petite fortune.

Puis arrivant à Berthe et à Hector, il poursuivait:

– Vous avez été témoins, mes amis, des soins dont j’ai été l’objet de la part de cet ami incomparable et de ma Berthe adorée. Vous avez vu leur dévouement. Hélas! je sais quels seront leurs regrets! Mais s’ils veulent adoucir mes derniers instants et me faire une mort heureuse, ils se rendront à la prière que je ne cesse de leur adresser, ils me jureront de s’épouser après ma mort. Oh! mes amis bien aimés, cela vous semble cruel en ce moment; mais ne savez-vous pas que toute douleur humaine s’émousse. Vous êtes jeunes, la vie a encore bien des félicités pour vous. Je vous en conjure, rendez-vous aux vœux d’un mourant.

Il fallait se rendre. Ils s’approchèrent du lit et Sauvresy mit la main de Berthe dans celle d’Hector:

– Vous jurez de m’obéir? demanda-t-il.

Ils frissonnaient à se tenir ainsi, ils semblaient près de s’évanouir. Cependant ils répondirent, et on put les entendre:

– Nous le jurons.

Les domestiques s’étaient retirés, navrés de cette scène déchirante, et Berthe murmurait:

– Oh! c’est infâme, c’est horrible!

 

– Infâme, oui, murmura Sauvresy, mais non plus infâme que tes caresses, Berthe, que tes poignées de main, Hector… non plus horrible que vos projets, que vos convoitises… que vos espérances…

Sa voix s’éteignait dans un râle.

Bientôt son agonie commença. D’horribles convulsions tordaient ses membres, comme des sarments, dans son lit; deux ou trois fois il cria:

– J’ai froid, j’ai froid!

Son corps, en effet, était glacé, et rien ne pouvait le réchauffer.

Le désespoir était dans la maison, on ne croyait pas à une fin si prompte. Les domestiques allaient et venaient effarés, ils se disaient: – Il va passer, ce pauvre monsieur; pauvre madame!

Mais bientôt les convulsions cessèrent. Il restait étendu sur le dos, respirant si faiblement que par deux fois on crut que tout était fini.

Enfin, un peu avant deux heures, ses joues tout à coup se colorèrent, un frisson le secoua. Il se dressa sur son séant et, l’œil dilaté, le bras roidi dans la direction de la fenêtre, il s’écria:

– Là, derrière le rideau, je les vois.

Une dernière convulsion le rejeta sur son oreiller.

Clément Sauvresy était mort.

XXI

Depuis plus de cinq minutes le vieux juge de paix avait achevé la lecture de son volumineux dossier, et ses auditeurs, l’agent de la Sûreté et le médecin, subissaient encore l’impression de ce récit désolant.

Il est vrai que le père Plantat avait une façon de dire singulière et bien propre à frapper ceux qui l’écoutaient.

Il se passionnait en parlant comme si sa personnalité eût été en jeu, comme s’il eût été pour quelque chose dans cette ténébreuse affaire, et que ses intérêts s’y fussent trouvés engagés.

M. Lecoq, le premier, revint au sentiment de la situation.

– Un homme crâne, ce Sauvresy, dit-il.

L’envoyé de la préfecture de police était tout entier dans cette exclamation.

Ce qui le frappait, dans cette affaire, c’était la conception extraordinaire de Sauvresy. Ce qu’il admirait, c’était «son bien jouer» dans une partie où il savait devoir laisser sa vie.

– Je ne connais pas, ajouta-t-il, beaucoup de gens capables d’une si effroyable fermeté. Se laisser empoisonner tout doucettement par sa femme, brrr… cela donne froid rien que d’y penser.

– Il a su se venger, murmura le docteur Gendron.

– Oui, répondit le père Plantat, oui, docteur, il a su se venger et plus terriblement encore qu’il ne le supposait et que vous ne sauriez l’imaginer.

Depuis un moment l’agent de la Sûreté s’était levé. Pendant plus de trois heures, cloué sur son fauteuil par l’intérêt du récit, il était resté immobile et il sentait ses jambes engourdies.

– Monsieur le juge de paix m’excusera, dit-il, pour ma part, je me fais très bien une idée de l’infernale existence qui a commencé pour les empoisonneurs le lendemain de la mort de leur victime. Quels caractères! Et vous nous les avez, monsieur, esquissés de main de maître. On les connaît après votre analyse comme si on les eût étudiés à la loupe pendant dix ans.

Il parlait fort délibérément, mais il cherchait en même temps l’effet de son compliment sur la physionomie du père Plantat.

«Où diable ce bonhomme a-t-il eu ces détails? se demandait-il. Est-ce lui qui a rédigé ce mémoire, et, si ce n’est pas lui, qui ce peut-il être? Comment, possédant de tels renseignements, n’a-t-il rien dit?»

M. Plantat ne voulut pas remarquer la muette interrogation de M. Lecoq.

– Je sais, dit-il, que le corps de Sauvresy n’était pas refroidi que déjà ses assassins en étaient à échanger des menaces de mort.

– Malheureusement pour eux, observa le docteur Gendron, Sauvresy avait prévu le cas où sa veuve aurait voulu utiliser le restant du flacon de verre bleu.

– Ah! il était fort, fit Lecoq, d’un ton convaincu, très fort.

– Berthe, continuait le père Plantat, ne pouvait pardonner à Hector de ne pas avoir pris le revolver qu’on lui tendait, et de ne pas s’être fait sauter la cervelle. Sauvresy avait encore prévu cela. Berthe s’imaginait que son amant mort, son mari aurait tout oublié, et on ne peut dire si elle se trompait.

– Et le public n’a jamais rien su de l’horrible guerre intérieure?

– Le public n’a jamais rien soupçonné.

– C’est merveilleux!

– Dites, monsieur Lecoq, que c’est à peine croyable. Jamais dissimulation ne fut si habile, ni surtout si merveilleusement soutenue. Interrogez le premier venu des habitants d’Orcival, il vous répondra comme ce brave Courtois, ce matin, au juge d’instruction, que le comte et la comtesse étaient des époux modèles et qu’ils s’adoraient. Eh! tenez, j’y ai été pris moi-même, moi qui savais ce qui s’était passé, qui m’en doutais, veux-je dire.

Si prompt qu’eût été le père Plantat à se reprendre, l’inadvertance n’échappa pas à M. Lecoq.

«N’est-ce vraiment qu’une inadvertance, qu’un lapsus?» se demandait-il.

Mais le vieux juge de paix poursuivait:

– De vils criminels ont été atrocement punis, on ne saurait les plaindre; tout serait donc pour le mieux si Sauvresy enivré par la haine, n’ayant qu’une idée fixe, la vengeance, n’avait lui-même commis une imprudence que je regarde presque comme un crime.

– Un crime! exclama le docteur stupéfait, un crime, Sauvresy!

M. Lecoq eut un fin sourire et murmura, oh! bien bas:

– Laurence.

Si bas qu’il eût parlé, le père Plantat l’entendit.

– Oui, monsieur Lecoq, répondit-il d’un ton sévère, oui, Laurence. Sauvresy a commis une détestable action le jour où il a songé à faire de cette malheureuse enfant la complice, je veux dire l’instrument de ses colères. C’est lui qui l’a jetée sans pitié entre deux êtres exécrables sans se demander si elle n’y serait pas brisée. C’est avec le nom de Laurence qu’il a décidé Berthe à vivre. Et cependant il savait la passion de Trémorel, il savait l’amour de cette malheureuse jeune fille, et il connaissait son ami capable de tout. Lui qui a si bien prévu tout ce qui pouvait servir sa vengeance, il n’a pas daigné prévoir que Laurence pouvait être séduite et déshonorée, et il l’a laissée désarmée devant la séduction du plus lâche et du plus infâme des hommes.

L’agent de la Sûreté réfléchissait.

– Il est une circonstance, objecta-t-il, que je ne puis m’expliquer. Comment ces complices qui s’exécraient, que la volonté implacable de leur victime enchaînait l’un à l’autre contre tous leurs instincts, ne se sont-ils pas séparés d’un commun accord le lendemain de leur mariage, le lendemain du jour où ils sont rentrés en possession du titre qui établissait leur crime?

Le vieux juge de paix hocha la tête.

– Je vois bien, répondit-il, que je ne suis point arrivé à vous bien faire comprendre l’épouvantable caractère de Berthe. Hector eût accepté avec transport une séparation, sa femme ne pouvait pas y consentir. Ah! Sauvresy la connaissait bien. Elle sentait sa vie perdue, d’horribles regrets la déchiraient, il lui fallait une victime, une créature à qui faire expier ses erreurs et ses crimes, à elle. Cette victime fut Hector. Acharnée à sa proie, elle ne l’eût lâchée pour rien au monde.

– Ah! ma foi! remarqua le docteur Gendron, votre Trémorel est aussi trop pusillanime. Qu’avait-il tant à redouter, une fois le manuscrit de Sauvresy anéanti?

– Qui vous dit qu’il l’ait été, interrompit le vieux juge de paix.

Sur cette réponse, M. Lecoq interrompit sa promenade de long en large dans la bibliothèque et vint s’asseoir en face du père Plantat.

– Les preuves ont-elles ou n’ont-elles pas été anéanties, fit-il, pour moi, pour l’instruction, tout est là.

Le père Plantat ne jugea pas à propos de répondre directement.

– Savez-vous, demanda-t-il, qui était le dépositaire choisi par Sauvresy.

– Ah! s’écria l’agent de la Sûreté en se frappant le front comme s’il eût été illuminé par une idée soudaine, ce dépositaire, c’était vous, monsieur le juge de paix.

Et en lui-même il ajouta: «Maintenant, mon bonhomme, je commence à comprendre d’où viennent tes informations.»

– Oui; c’était moi, reprit le père Plantat. Le jour du mariage de Mme veuve Sauvresy et du comte Hector, me conformant aux dernières volontés de mon ami mourant, je me suis rendu au Valfeuillu, et j’ai fait demander M. et Mme de Trémorel.

Bien que très entourés, très occupés, ils me reçurent immédiatement dans le petit salon du rez-de-chaussée où ce pauvre Clément a été assassiné. Ils étaient fort pâles l’un et l’autre et affreusement troublés. Certainement ils devinaient l’objet de ma visite, ils l’avaient deviné en m’entendant nommer puisqu’ils me recevaient.

Après les avoir salués l’un et l’autre, je m’adressai à Berthe, ainsi que le prescrivaient les minutieuses instructions qui m’avaient été données par écrit, et où éclate l’infernale prévoyance de Sauvresy.

«Madame, lui dis-je, j’ai été chargé par feu votre premier mari de vous remettre, le jour de vos secondes noces, le dépôt qu’il m’avait confié.»

Elle me prit le paquet renfermant la bouteille et le manuscrit, d’un air fort riant, joyeux même, me remercia beaucoup et aussitôt sortit.

À l’instant la contenance du comte changea. Il me parut très inquiet, très agité. Il était comme sur des charbons. Je voyais bien qu’il brûlait de s’élancer sur les pas de sa femme et qu’il n’osait pas. J’allais me retirer, mais il n’y tenait, plus. «Pardon! me dit-il brusquement, vous permettez, n’est-ce pas? Je suis à vous dans l’instant.» Et il sortit en courant.

Lorsque je le revis ainsi que sa femme quelques minutes plus tard, ils étaient fort rouges l’un et l’autre; leurs yeux avaient un éclat extraordinaire et leur voix frémissait encore pendant qu’ils me reconduisaient avec des formules polies. Ils venaient certainement d’avoir une altercation de la dernière violence.

– Et le reste se devine, interrompit M. Lecoq. Elle était allée, la chère dame, mettre en sûreté le manuscrit du défunt. Et quand son nouveau mari lui a demandé de le lui livrer, elle lui a répondu: «Cherche.»

– Sauvresy m’avait bien recommandé de ne remettre le paquet qu’entre ses mains à elle.

– Oh! il s’entendait à monter une vengeance. Il donnait à sa veuve, pour tenir Trémorel sous ses pieds, une arme terrible toujours prête à frapper. C’est là cette cravache magique qu’elle employait si, par hasard, il se révoltait. Ah! c’était un misérable, cet homme, mais elle a dû le faire terriblement souffrir…

– Oui, interrompit le docteur Gendron, jusqu’au jour où il l’a tuée.

L’agent de la Sûreté avait repris sa promenade à travers la bibliothèque.

– Reste maintenant, disait-il, la question du poison, question simple à résoudre, puisque nous tenons là, dans ce cabinet, celui qui l’a vendu.

– D’ailleurs, répondit le docteur, pour ce qui est du poison, j’en fais mon affaire. C’est dans mon laboratoire que ce gredin de Robelot l’a volé, et je ne saurais que trop quel il est, le poison, alors même que les symptômes, si bien décrits par le père Plantat, ne m’eussent pas appris son nom. Je m’occupais d’un travail sur l’aconit lors de la mort de M. Sauvresy, c’est avec de l’aconitine qu’il a été empoisonné.

– Ah! fit M. Lecoq surpris, de l’aconitine; c’est la première fois que je rencontre ce poison-là dans ma pratique. C’est donc une nouveauté?

– Pas précisément, dit en souriant M. Gendron. C’est de l’aconit que Médée extrayait, dit-on, ses plus effroyables toxiques, et Rome et la Grèce l’employaient concurremment avec la ciguë comme agent d’exécutions judiciaires.

– Et je ne le connaissais pas! J’ai, il est vrai, si peu de temps pour travailler. Après cela, il était peut-être perdu, ce poison de Médée, comme celui des Borgia; il se perd tant de choses!

– Non, il n’est pas perdu, rassurez-vous. Seulement, nous ne le connaissons guère maintenant que par les expériences de Mathiole, sur les condamnés à mort, au XVIe siècle; par les travaux de Hers, qui en 1833 isola le principe actif, l’alcaloïde, et enfin par quelques essais de Bouchardat qui prétend…

Quand par malheur on a mis le docteur Gendron sur les poisons, il est difficile de l’arrêter. Mais, d’un autre côté, M. Lecoq ne perd jamais son but de vue.

– Pardon de vous interrompre, docteur, fit-il, retrouverait-on des traces d’aconitine dans un cadavre inhumé depuis près de deux ans. Car enfin, M. Domini va vouloir l’exhumation.

– Les réactifs de l’aconitine, monsieur, ne sont pas assez connus pour en permettre l’isolement dans les produits cadavériques. Bouchardat a bien proposé l’iodure de potassium ioduré qui donnerait un précipité orange, mais cette expérience ne m’a pas réussi.

 

– Diable, fit M. Lecoq, voilà qui est contrariant.

Le docteur eut un sourire de triomphe.

– Rassurez-vous, dit-il, le procédé n’existait pas, je l’ai inventé.

– Ah! s’écria le père Plantat, votre papier sensibilisé.

– Précisément.

– Et vous retrouveriez de l’aconitine dans le corps de Sauvresy.

– Je retrouverais, monsieur l’agent, un milligramme d’aconitine dans un tombereau de fumier.

M. Lecoq paraissait radieux, comme un homme qui acquiert la certitude de mener à bonne fin une tâche qui lui avait paru un peu lourde.

– Eh bien! s’écria-t-il voici qui est terminé, notre instruction est complète. Les antécédents des victimes exposés par monsieur le juge de paix nous donnent la clé de tous les événements qui suivent la mort de ce malheureux Sauvresy. Ainsi, on comprend la haine de ces époux si bien unis en apparence. Ainsi, on s’explique que le comte Hector ait fait sa maîtresse et non sa femme d’une jeune fille charmante, qui avait un million de dot. Il n’y a plus rien de surprenant, à ce que M. de Trémorel se soit résigné à jeter à la Seine son nom et sa personnalité pour se refaire un état civil. S’il a tué sa femme, c’est qu’il y a été contraint par la logique des événements. Elle vivante, il ne pouvait pas fuir, et cependant il ne pouvait plus continuer à vivre au Valfeuillu. Enfin, ce papier qu’il cherchait avec tant d’acharnement, lorsque chaque minute pouvait lui coûter la vie, c’était sa condamnation, la preuve de son premier crime, le manuscrit de Sauvresy.

M. Lecoq parlait avec une animation extraordinaire, et comme s’il eût eu quelques motifs personnels d’animosité contre le comte de Trémorel. Il est ainsi fait, et l’avoue volontiers en riant, il ne peut s’empêcher d’en vouloir aux criminels qu’il est chargé de poursuivre. Entre eux et lui, c’est un compte à régler. De là, l’ardeur désintéressée de ses recherches. Peut-être est-ce chez lui simple affaire d’instinct, pareil à celui qui pousse le chien de chasse sur la trace du gibier.

– Il est clair maintenant, poursuivait-il, que c’est Mlle Courtois qui a mis fin aux éternelles irrésolutions du comte de Trémorel. Sa passion pour elle, irritée par les obstacles, devait toucher au délire. En apprenant la grossesse de sa maîtresse – car elle est réellement enceinte, je le parierais – ce misérable, perdant la tête, a oublié toute prudence et toute mesure. Il devait être si las d’un supplice qui, pour lui, recommençait tous les matins! Il s’est vu perdu, il a vu sa terrible femme se livrant pour avoir le bonheur de le livrer. Épouvanté, il a pris les devants et s’est décidé au meurtre. Cet événement a été le coup de fouet qui fait franchir le fossé.

Bien des circonstances qui établissaient la certitude de l’agent de la Sûreté avaient nécessairement échappé au docteur Gendron.

– Quoi! s’écria-t-il stupéfait, vous croyez à la complicité de Mlle Laurence.

L’homme de la préfecture eut un geste d’énergique protestation.

– Non, monsieur le docteur, répondit-il, non certainement, le ciel me préserve d’une pareille idée. Mademoiselle Courtois a ignoré et ignore le crime. Mais elle savait que Trémorel abandonnerait sa femme pour elle. Cette fuite avait été discutée entre eux, convenue, arrêtée; ils s’étaient donné rendez-vous pour un certain jour, à un endroit déterminé.

– Mais cette lettre, fit le médecin, cette lettre!

Depuis qu’il était question de Laurence, le père Plantat dissimulait mal ses angoisses et ses émotions.

– Cette lettre, s’écria-t-il, qui plonge toute une famille dans la plus affreuse douleur, qui tuera peut-être mon pauvre Courtois, n’est qu’une scène de la comédie infâme imaginée par le comte.

– Oh! fit le docteur révolté, est-ce possible?

– Je suis absolument de l’avis de monsieur le juge de paix, affirma l’agent de la Sûreté. Hier soir, chez monsieur le maire, nous avons eu en même temps le même soupçon. J’ai lu et relu la lettre de Mlle Laurence, et je parierais qu’elle n’est pas d’elle. Le comte de Trémorel lui a imposé un brouillon qu’elle a copié. Ne nous abusons pas, messieurs, cette lettre a été méditée, réfléchie, composée à loisir. Non, ce ne sont pas, ce ne peuvent être là les expressions d’une malheureuse jeune fille de vingt ans qui va se tuer pour échapper au déshonneur.

– Peut-être êtes-vous dans le vrai, fit le docteur, visiblement ébranlé; mais comment pouvez-vous imaginer que M. de Trémorel a réussi à décider Mlle Courtois à cet abominable expédient?

– Comment! Tenez, docteur, je ne suis pas un grand Grec en pareille matière, ayant eu rarement l’occasion d’étudier sur le vif les sentiments des demoiselles bien nées, et pourtant la chose me semble fort simple. Une jeune fille, dans la situation où se trouve Mlle Courtois, qui sent approcher le moment fatal où sa honte sera publique, doit être prête à tout, décidée à tout, même à mourir.

Le père Plantat eut comme un gémissement. Une conversation qu’il avait eue avec Laurence lui revenait à l’esprit. Elle lui avait demandé – il se le rappelait – des renseignements sur certaines plantes vénéneuses qu’il cultivait, s’inquiétant beaucoup des moyens qu’on emploie pour en extraire les sucs mortels.

– Oui, dit-il, elle a songé à mourir.

– Eh bien! reprit l’agent de la Sûreté, c’est à moment où ces pensées funèbres hantaient l’esprit de la pauvre enfant, que le comte de Trémorel a pu facilement achever son œuvre de perdition. Elle lui disait sans doute qu’elle préférait la mort à la honte, il lui a prouvé qu’étant enceinte, elle n’avait pas le droit de se tuer. Il lui a dit qu’il était bien malheureux, que n’étant pas libre, il ne pouvait réparer l’horrible faute, mais il lui a offert en même temps de lui sacrifier se vie.

Que devait-elle faire pour tout sauver? Abandonner sa famille, faire croire à son suicide, pendant que lui, de son côté, déserterait sa maison et abandonnerait sa femme. Elle a dû se défendre, résister. Mais ne devait-il pas tout obtenir d’elle, lui arracher les plus invraisemblables consentements – en lui parlant de cet enfant qu’elle sentait tressaillir dans son sein, qu’ils élèveraient entre eux, qui ainsi aurait un père!

Et elle a consenti à tout, elle a fui, elle a recopié et jeté à la poste la lettre infâme préparée par son amant.

Le docteur était convaincu.

– Oui, murmura-t-il, oui, voilà bien les moyens de séduction qu’il a dû employer.

– Mais quel maladroit, reprit l’agent de la Sûreté, quel niais, qui n’a pas pensé qu’infailliblement on remarquerait cette bizarre coïncidence entre la disparition de son cadavre et le suicide de Mlle Laurence. Les cadavres ne se perdent pas comme cela, que diable! Mais non, monsieur s’est dit: On me croira bel et bien assassiné tout comme ma femme, et la justice ayant son coupable, c’est-à-dire Guespin, n’en demandera pas davantage.

Le père Plantat eut un geste désespéré de rage impuissante.

– Ah! s’écria-t-il, ne savoir où le misérable se cache pour lui arracher Laurence.

L’agent de la Sûreté prit le bras du vieux juge de paix et le serra énergiquement.

– Rassurez-vous, monsieur, dit-il d’un ton froid, nous le retrouverons, ou je perdrai mon nom de Lecoq; et, pour être franc, je dois vous avouer que la tâche ne me paraît pas bien difficile.

Trois ou quatre coups discrets frappés à la porte interrompirent M. Lecoq. L’heure s’avançait, et depuis bien longtemps déjà, la maison était éveillée et remuante. Dix fois au moins, Mme Petit, dévorée d’inquiétude, malade et pleurant presque de curiosité déçue, était venue coller son oreille à la serrure. Vainement, hélas!

– Que peuvent-ils machiner là-dedans? disait-elle à Louis, son tranquille commensal. Voici douze heures qu’ils sont enfermés sans boire ni manger; cela a-t-il du bon sens! Enfin, je vais toujours préparer à déjeuner.

Ce n’était pourtant pas Mme Petit, qui se risquait à frapper.

C’était Louis, le jardinier, qui venait rendre compte à son maître de dégâts tout à fait extraordinaires commis dans le jardin. Le gazon avait été abîmé, piétiné, saccagé.

Il apportait en même temps des objets singuliers, laissés par les malfaiteurs sur la pelouse, et qu’il avait ramassés. Ces objets M. Lecoq les reconnut du premier coup d’œil.