Za darmo

Le crime d'Orcival

Tekst
0
Recenzje
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

Incontestablement, le comte était content de la savoir libre, parce qu’on se défait bien plus facilement d’une veuve millionnaire que d’une pauvre femme sans le sou. L’action de Sauvresy calmait bien des anxiétés aiguës.

Cependant, cette expansion de gaieté pareille à un éclat de rire, cette inaltérable sécurité lui semblèrent monstrueuses. Il eût souhaité plus de solennité dans le crime, quelque chose de grave et de recueilli. Il jugea qu’il devait au moins calmer ce délire.

– Vous penserez plus d’une fois à Sauvresy, fit-il d’une voix sombre.

Elle fit une roulade: prrr, et vivement répondit:

– À lui? quand et pourquoi faire? Ah! son souvenir ne sera pas lourd. J’espère bien que nous ne cesserons pas d’habiter le Valfeuillu qui me plaît, seulement nous aurons un hôtel à Paris, le vôtre que nous rachèterons. Quel bonheur, mon Hector, quelle félicité!

La seule perspective de ce bonheur entrevu l’épouvantait au point de lui inspirer un bon mouvement. Il espéra toucher Berthe.

– Une dernière fois, je vous en conjure, lui dit-il, renoncez à ce terrible, à ce dangereux projet. Vous voyez bien que vous vous abusiez, que Sauvresy ne se doute de rien, qu’il vous aime toujours.

L’expression de la physionomie de la jeune femme changea brusquement, elle restait pensive.

– Ne parlons plus de cela, dit-elle enfin. Il se peut que je me trompe. Il se peut qu’il n’ait que des doutes, il se peut que, même ayant découvert quelque chose, il espère me ramener à force de bonté. C’est que voyez-vous…

Elle se tut. Peut-être ne voulait-elle pas l’effrayer.

Il ne l’était déjà que trop. Le lendemain, ne pouvant supporter la vue de cette agonie, craignant sans cesse de se trahir, il partit pour Melun sans rien dire. Mais il avait laissé son adresse, et, sur un mot d’elle, lâchement il revint. Sauvresy le redemandait à grands cris.

Elle lui avait écrit une lettre d’une inconcevable imprudence qui lui fit dresser les cheveux sur la tête.

Il comptait à son retour lui adresser des reproches, c’est elle qui lui en adressa.

– Pourquoi cette fuite?

– Je ne saurais rester ici, je souffre, je tremble, je meurs.

– Quel lâche vous faites! dit-elle.

Il voulait répliquer, mais elle mit un doigt sur sa bouche, en montrant de l’autre main la porte de la pièce voisine.

– Chut!.. il y a là trois médecins en consultation depuis une heure, et je n’ai pu réussir à surprendre une seule de leurs paroles. Qui sait ce qu’ils disent? Je ne serai tranquille qu’après leur départ.

Les transes de Berthe n’étaient pas sans quelque fondement. Lors de la dernière rechute de Sauvresy, quand il s’était plaint de névralgies très douloureuses à la face, et d’un odieux goût de poivre, le docteur R… avait laissé échapper un singulier mouvement de lèvres.

Ce n’était rien, ce mouvement, mais Berthe l’avait surpris, elle avait cru y deviner l’involontaire traduction d’un soupçon rapide, et il était resté présent à son esprit comme un avertissement et une menace.

Le soupçon, cependant, s’il y en eût jamais un, dut s’évanouir bien vite. Douze heures plus tard, les phénomènes avaient complètement changé et le lendemain le malade éprouvait tout autre chose. Même, cette variété d’indices, cette inconsistance des symptômes n’avait pas dû peu contribuer à égarer les conjectures des médecins.

Depuis ces derniers jours, Sauvresy ne souffrait presque plus, affirmait-il, et reposait assez bien la nuit. Mais il accusait des accidents bizarres, déconcertants et parfois excessifs.

Évidemment il allait s’affaiblissant d’heure en heure, il s’éteignait et tout le monde s’en apercevait.

C’est en cet état de choses que le docteur R… avait demandé une consultation et lorsque Trémorel reparut, Berthe, le cœur serré, en attendait les résultats.

Enfin, la porte du petit salon s’ouvrit et la placide figure des hommes de l’art dut rassurer l’empoisonneuse.

Désolantes étaient les conclusions de cette consultation. Tout avait été tenté, épuisé, on n’avait négligé aucune des ressources humaines; on ne pouvait plus rien attendre que de l’énergique constitution du malade.

Plus froide que le marbre, immobile, les yeux pleins de larmes, Berthe, en écoutant cet arrêt cruel, offrait si bien l’image parfaite de la Douleur ici-bas, que tous ces vieux médecins en furent remués.

– N’y a-t-il donc plus d’espoir, Ô mon Dieu! s’écria-t-elle d’une voix déchirante.

C’est à peine si le docteur R… osa essayer de la rassurer un peu. Il lui répondit vaguement quelques-unes de ces phrases banales qui signifient tout et ne veulent rien dire, et qui sont comme le lieu commun; des consolations qu’on sait inutiles.

– Il ne faut jamais désespérer, disait-il, chez des malades de l’âge de Sauvresy, la nature, lorsqu’on s’y attend le moins, fait souvent des miracles.

Mais ayant pris Hector à part, le docteur l’engagea à préparer au coup terrible cette malheureuse jeune femme, si dévouée, si intéressante et qui aimait tant son mari.

– Car, voyez-vous, ajouta-t-il, je ne crois pas que M. Sauvresy puisse vivre plus de deux jours.

L’oreille au guet, Berthe avait surpris le fatal ultimatum de la Faculté, et Trémorel en revenant de conduire les médecins consultants la trouva rayonnante. Elle lui sauta au cou.

– C’est maintenant, disait-elle, que l’avenir vraiment nous appartient. Un seul point noir, imperceptible, obscurcissait notre horizon et il s’est dissipé. À moi de réaliser la prédiction du docteur R…

Ils dînèrent tous deux comme d’ordinaire dans la salle à manger, pendant qu’une des femmes de chambre restait près du malade.

Berthe était d’une gaieté expansive qu’elle avait peine à dissimuler. La certitude du succès et de l’impunité, l’assurance de toucher au but la faisaient se départir de sa dissimulation si habile. Malgré la présence des domestiques, elle parlait vivement à mots couverts de sa délivrance prochaine. Ce mot: délivrance, fut prononcé.

Elle fut ce soir-là l’imprudence même. Un doute, chez un seul des domestiques, moins que cela, une mauvaise disposition, et elle pouvait être compromise, perdue.

À tout moment Hector, qui sentait ses cheveux se dresser sur sa tête, lui donnait des coups de pied sous la table en roulant de gros yeux pour la faire taire; en vain. C’est qu’il est de ces heures où l’armure de l’hypocrisie devient si lourde à porter, qu’on est forcé coûte que coûte de la déposer, ne fût-ce qu’un instant, pour se délasser, pour se détirer. Heureusement on apporta le café et les gens se retirèrent.

Pendant qu’Hector fumait son cigare, Berthe, plus librement, poursuivait son rêve. Elle comptait passer au Valfeuillu tout le temps de son deuil, et Hector, pour garder les apparences, louerait dans les environs quelque jolie petite maison où elle irait le surprendre, le matin.

L’ennui, c’est qu’il lui faudrait faire semblant de pleurer Sauvresy mort, comme elle avait fait semblant de l’aimer vivant. Elle n’en aurait donc jamais fini avec cet homme! Enfin un jour viendrait où, sans scandaliser les imbéciles, elle pourrait quitter les vêtements noirs. Quelle fête! Puis ils se marieraient. Où? À Paris ou à Orcival.

Puis, elle s’inquiétait du délai après lequel une veuve a le droit de choisir un nouveau mari, car il y a une loi, à ce sujet, et elle disait qu’elle avait envie d’en finir le soir même, que ce serait un jour de gagné. Hector dut lui prouver longuement qu’attendre était indispensable; on courait à brusquer des dangers réels.

Lui aussi cependant il eût voulu voir son ami sous la terre, pour en finir avec ses terreurs, pour secouer l’obsession épouvantable de Berthe.

XX

L’heure s’avançait, Hector et Berthe durent passer dans la chambre de Sauvresy. Il dormait. Ils s’installèrent sans bruit chacun d’un côté du feu comme tous les soirs, la femme de chambre se retira.

Afin que la lumière de la lampe ne gênât pas le malade, on avait disposé les rideaux de la tête du lit de telle façon que, couché, il ne pouvait voir la cheminée. Pour l’apercevoir, il lui fallait se hausser sur ses oreillers et se pencher en s’appuyant sur le bras droit.

Mais il dormait, d’un sommeil pénible, fiévreux, agité de frissons convulsifs. Sa respiration pressée et sifflante soulevait la couverture à intervalles égaux.

Berthe et Trémorel n’échangeaient plus une parole. Le silence morne, sinistre, n’était troublé que par le tic-tac de la pendule, ou par le froissement des feuillets du livre que lisait Hector.

Dix heures sonnèrent.

Peu après, Sauvresy fit un mouvement, il se retournait, il s’éveillait. Légère et attentive comme une épouse dévouée, d’un saut, Berthe, fut près du lit. Son mari avait les yeux ouverts.

– Te sens-tu un peu mieux, mon bon Clément? demanda-t-elle.

– Ni mieux, ni plus mal.

– Souhaites-tu quelque chose?

– J’ai soif.

Hector, qui avait levé les yeux aux premières paroles de son ami, se replongea dans sa lecture.

Debout devant la cheminée, Berthe préparait avec des soins minutieux la dernière potion prescrite par le docteur R… et qui nécessitait certaines précautions.

La potion prête, elle sortit de sa poche la fiole de cristal bleu et y trempa, comme tous les soirs, une de ses épingles à cheveux. Elle n’eut pas le temps de la retirer, on la touchait légèrement à l’épaule.

Un frisson la secoua jusqu’aux talons; brusquement elle se retourna et poussa un cri terrible, un cri d’épouvante et d’horreur:

– Oh!..

Cette main qui l’avait touchée, c’était celle de son mari. Oui, pendant qu’elle était devant la cheminée, dosant le poison, Sauvresy bien doucement s’était soulevé; puis doucement, il avait écarté le rideau, et c’était son bras décharné qui s’allongeait vers elle, c’étaient ses yeux effrayants de haine et de colère qui flamboyaient devant les siens.

 

Au cri de Berthe, un autre cri sourd, un râle plutôt, avait répondu.

Trémorel avait tout vu, tout compris, il était anéanti.

«Tout est découvert!» Ces trois mots éclataient dans leur intelligence comme des obus. Partout autour d’eux, ils éblouissaient, écrits en lettres de feu. Il y eut un moment d’indicible stupeur, une minute de silence si profond qu’on entendit battre les tempes d’Hector.

Sauvresy était rentré sous ses couvertures. Il riait d’un rire éclatant et lugubre, comme le serait le ricanement d’un squelette dont les mâchoires et les dents s’entrechoqueraient.

Mais Berthe n’était pas de ces créatures qu’un seul coup, si terrible qu’il soit, peut abattre. Elle tremblait plus que la feuille, ses jambes fléchissaient, mais déjà sa pensée s’égarait en subterfuges possibles. Qu’avait vu Sauvresy, avait-il même vu quelque chose? Que savait-il? Et quand il aurait vu le flacon de verre bleu, ces choses-là s’expliquent. Ce pouvait être, ce devait être par un simple effet du hasard que son mari l’avait touchée à l’épaule juste au moment du crime.

Toutes ces pensées ensemble traversèrent son esprit en une seconde, rapides comme l’éclair rayant les ténèbres. Et alors, elle osa, elle eut la force d’oser s’approcher du lit, et de dire avec un sourire affreusement contraint, mais enfin avec un sourire:

– Quelle peur tu viens de me faire!

Il la regarda pendant une seconde qui lui parut durer un siècle, et simplement répondit.

– Je le comprends!

Plus d’incertitude possible. Aux yeux de son mari, Berthe ne vit que trop clairement qu’il savait. Mais quoi? mais jusqu’où? Elle parvint à prendre sur elle de continuer:

– Souffrirais-tu davantage?

– Non.

– Alors, pourquoi t’es-tu levé!

– Pourquoi?..

Il réussit à se hausser sur ses oreillers et avec une force dont on ne l’eût pas cru capable, une minute auparavant, il poursuivit:

– Je me suis levé pour vous dire que c’est assez de tortures comme cela, que j’en suis arrivé aux limites de l’énergie humaine, que je ne saurais endurer un jour de plus ce supplice inouï de me voir, de me sentir mesurer la mort lentement, goutte à goutte, par les mains de ma femme et de mon meilleur ami.

Il s’arrêta. Hector et Berthe étaient foudroyés.

– Je voulais vous dire encore: Assez de ménagements cruels, assez de raffinements, je souffre. Ah! ne voyez-vous pas que je souffre horriblement. Hâtez-vous, abrégez mon agonie. Tuez-moi, mais tuez-moi d’un coup, empoisonneurs!

Sur ce dernier mot: empoisonneurs, le comte de Trémorel se dressa comme s’il eût été mû par un ressort, tout d’une pièce, les yeux hagards, les bras étendus en avant.

Sauvresy, lui, à ce mouvement, glissa rapidement sa main sous les oreillers et en retira un revolver dont il dirigea le canon vers Hector, en criant:

– N’approche pas.

Il avait cru que Trémorel allait se précipiter sur lui, et, puisque le poison était découvert, l’étrangler, l’étouffer.

Il se trompait. Hector se sentait devenir fou. Il retomba comme une masse.

Berthe, plus forte, essayait de se débattre, s’efforçant de secouer les torpeurs de l’épouvante qui l’envahissait.

– Tu es plus mal, mon Clément, disait-elle, c’est encore cette affreuse fièvre qui me fait tant de peur qui te reprend. Le délire…

– Ai-je vraiment le délire? interrompit-il d’un air surpris.

– Hélas! oui, mon bien-aimé, c’est lui qui te hante, qui peuple d’horribles visions ta pauvre tête malade.

Il la regarda curieusement. Réellement, il était stupéfait de cette audace qui croissait avec les circonstances…

– Quoi! ce serait nous qui te sommes si chers, tes amis, moi ta…

L’implacable regard de son mari la força, oui, la força de s’arrêter, les paroles expirèrent sur ses lèvres.

– Assez de mensonges, va, Berthe, reprit Sauvresy, ils sont inutiles. Non, je n’ai pas rêvé, non, je n’ai pas eu le délire. Le poison n’est que trop réel et je pourrais te le nommer sans le retirer de ta poche.

Elle recula épouvantée comme si elle eût vu la main de son mari étendue pour lui arracher le flacon de cristal.

– Je l’ai deviné et reconnu dès le premier moment, car vous avez choisi un de ces poisons qui ne laissent guère de traces, il est vrai, mais dont les indices ne trompent pas. Vous souvient-il du jour où je me suis plaint d’une saveur poivrée? Le lendemain j’étais fixé, et j’ai failli ne pas l’être seul. Le docteur R… a eu un doute.

Berthe voulut balbutier quelques mots. Sauvresy l’interrompit.

– On s’exerce au poison, poursuivait-il, d’un ton d’effrayante ironie, avant de s’en servir. Vous ne connaissez donc pas le vôtre, vous ne savez donc rien de ses effets? Maladroits! Comment! votre poison donne d’intolérables névralgies, des insomnies dont rien ne triomphe, et vous me regardez sottement, sans surprise, dormir des nuits entières. Comment! je me plains d’un feu intérieur dévorant, pendant que votre poison charrie des glaces dans les veines et dans les entrailles, et vous ne vous en étonnez pas! Vous voyez disparaître et changer tous les symptômes, et vous n’êtes pas éclairés. Vous êtes donc fous. Savez-vous ce qu’il m’a fallu faire pour écarter les soupçons du docteur R… J’ai dû taire les souffrances réelles de votre poison, et me plaindre de maux imaginaires, ridicules, absurdes. J’accusais précisément le contraire de ce que j’éprouvais. Vous étiez perdus, je vous ai sauvés.

Sous tant de coups redoublés, la criminelle énergie de Berthe chancelait. Elle se demandait si elle ne devenait pas folle. Entendait-elle bien? Était-ce bien vrai que son mari s’était aperçu qu’on l’empoisonnait et qu’il n’avait rien dit, qu’il avait même trompé et dérouté le médecin? Pourquoi? dans quel but?

Sauvresy avait fait une pause de quelques minutes, bientôt il reprit:

– Si je me suis tu, si je vous ai sauvés, c’est que le sacrifice de ma vie était fait. Oui, j’ai été frappé au cœur pour ne plus me relever, le jour où j’ai appris qu’abusant de ma confiance vous me trompiez.

C’est sans émotion apparente qu’il parlait de sa mort, du poison qu’on lui versait; mais sur ces mots: «Vous me trompiez», sa voix s’altéra et trembla.

– Je ne voulais pas, je ne pouvais pas le croire d’abord. Je doutais du témoignage de mes sens plutôt que de vous. Il a bien fallu me rendre à l’évidence. Je n’étais plus dans ma maison, qu’un de ces tyrans grotesques qu’on berne et qu’on bafoue. Cependant, je vous gênais encore. Il fallait à vos amours plus d’espace et de liberté. Vous étiez las de contrainte, excédés de feintes. Et c’est alors que, songeant que ma mort vous faisait libres et riches, vous avez chargé le poison de vous débarrasser de moi.

Berthe avait du moins l’héroïsme du crime. Tout était découvert, elle jetait le masque. Elle essaya de défendre son complice, qui restait anéanti dans un fauteuil.

– C’est moi qui ai tout fait, s’écria-t-elle, il est innocent.

Un mouvement de rage empourpra le visage pâle de Sauvresy.

– Ah! vraiment, reprit-il, mon ami Hector est innocent! Ce n’est donc pas lui, qui pour me payer – non la vie, il était trop lâche pour se tuer, mais l’honneur, qu’il me doit – m’a pris ma femme? Misérable! Je lui tends la main quand il se noie, je l’accueille comme un frère aimé, et pour prix de mes services, il installe l’adultère à mon foyer… non cet adultère brillant qui a l’excuse de la passion et la poésie du péril bravé, mais l’adultère bourgeois, bas, ignoble, de la vie commune…

Et tu savais ce que tu faisais, mon ami Hector, tu savais – je te l’avais dit cent fois – que ma femme était tout pour moi, ici-bas, le présent et l’avenir, la réalité, le rêve, le bonheur, l’espérance, la vie, enfin? Tu savais que, pour moi, la perdre, c’était mourir.

Si encore tu l’avais aimée! Mais non, ce n’est pas elle que tu aimais. C’est moi que tu haïssais. L’envie te dévorait, et vraiment tu ne pouvais pas me dire en face: «Tu es trop heureux, rends-m’en raison!» Alors, lâchement, dans l’ombre, tu m’as déshonoré. Berthe n’était que l’instrument de tes rancunes. Et aujourd’hui, elle te pèse, tu la méprises et tu la crains. Mon ami Hector, tu as été chez moi le vil laquais qui pense venger sa bassesse en souillant de sa salive les mets qu’il porte à la table du maître!

Le comte de Trémorel ne répondit que par un gémissement. Les paroles terribles de cet homme mourant tombaient sur sa conscience plus cruelles que des soufflets sur sa joue.

– Voilà, Berthe, continuait Sauvresy, voilà l’homme que tu m’as préféré, pour lequel tu m’as trahi. Tu ne m’as jamais aimé, moi, je le reconnais maintenant, jamais ton cœur ne m’a appartenu. Et moi je t’aimais tant!..

Du jour où je t’ai vue, tu es devenue mon unique pensée, ou plutôt ma pensée même, comme si ton cœur à toi eut battu à la place du mien.

En toi tout m’était cher et précieux. J’adorais tes caprices, tes fantaisies, j’adorais jusqu’à tes défauts. Il n’est rien que je n’eusse entrepris pour un de tes sourires, pour me faire dire: merci! entre deux baisers. Tu ne sais donc pas, que bien des années après notre mariage, ce m’était encore un bonheur, une fête, de m’éveiller le premier pour te regarder dormir d’un sommeil d’enfant, pour admirer, pour toucher tes beaux cheveux blonds épandus sur la batiste des oreillers. Berthe!..

Il s’attendrissait au souvenir de ces félicités passées, de ces jouissances immatérielles à force d’être profondes, et qui ne reviendraient plus.

Il oubliait leur présence, la trahison infâme, le poison.

Il oubliait qu’il allait mourir assassiné par cette femme tant aimée, et ses yeux s’emplissaient de larmes, sa voix s’étouffait dans sa gorge; il s’arrêta.

Plus immobile et plus blanche que le marbre, Berthe écoutait, essayant de pénétrer le sens de cette scène.

– Il est donc vrai, reprit le malade, que ces beaux yeux limpides éclairent une âme de boue! Ah! qui n’eût été trompé comme moi! Berthe, à quoi rêvais-tu lorsque tu t’endormais bercée entre mes bras? Quelles chimères caressait ta folie?

Trémorel est arrivé, et tu as cru voir en lui l’idéal de tes songes. Tu admirais les rides précoces du viveur comme le sceau fatal qui marque le front de l’archange déchu. Tu as pris pour des lambeaux de pourpre les guenilles pailletées de son passé qu’il secouait sous tes yeux.

Ton amour, sans souci du mien, s’est élancé au-devant de lui qui ne songeait même pas à toi. Tu allais au mal comme à ton essence même. Et moi qui croyais ta pensée plus immaculée que la neige des Alpes. En toi il n’y a même pas eu de lutte. Tu ne t’es pas abandonnée, tu t’es offerte. Nul trouble ne m’a révélé ta première faute. Tu m’apportais sans rougir ton front mal essuyé des baisers de ton amant.

La lassitude domptait son énergie. Sa voix peu à peu se voilait et devenait plus faible.

– Tu as eu ton bonheur entre les mains, Berthe, et tu l’as brisé insoucieusement comme l’enfant brise le jouet dont il ignore la valeur. Qu’attendais-tu de ce misérable pour lequel tu as eu l’affreux courage de me tuer le baiser aux lèvres, doucement, lentement, heure par heure? Tu as cru l’aimer, mais le dégoût à la longue doit t’être venu. Regarde-le et juge-nous. Vois quel est l’homme, de moi étendu sur ce lit où je vais rendre le dernier soupir dans quelques heures, et de lui qui agonise de peur dans son coin. Du crime, tu as l’énergie, et il n’en a que la bassesse. Ah! si je m’appelais Hector de Trémorel et qu’un homme eût osé parler comme je viens de le faire, cet homme n’existerait plus, eût-il pour se défendre dix revolvers comme celui que je tiens.

Ainsi remué du pied dans la boue, Hector essaya de se lever, de répondre. Ses jambes ne le portaient plus, sa gorge ne rendait que des sons rauques et inarticulés.

Et Berthe, en effet, examinant ces deux hommes, reconnaissait avec rage son erreur.

Son mari, en ce moment, lui apparaissait sublime: ses yeux avaient des profondeurs inouïes, son front rayonnait, tandis que l’autre; l’autre!.. à le considérer seulement elle se sentait prise de nausées.

Ainsi, toutes ces chimères décevantes après lesquelles elle avait couru, amour, passion, poésie, elle les avait eues entre les mains, elle les avait tenues, et elle n’avait pas su s’en apercevoir. Mais où en voulait venir Sauvresy, quelle idée poursuivait-il? Il continuait péniblement:

– Ainsi donc, voici notre situation: vous m’avez tué, vous allez être libres, mais vous vous haïssez, vous vous méprisez…

Il dut s’interrompre, il étouffait. Il essaya de se hausser sur ses oreillers, de s’asseoir sur son lit, il était trop faible. Alors, il s’adressa à sa femme.

– Berthe, dit-il, aide-moi à me soulever.

 

Elle se pencha sur le lit, s’appuyant au dossier, et prenant son mari sous les bras, elle parvint à le placer comme il le désirait. Dans cette nouvelle position, il parut plus à l’aise, et à deux ou trois reprises, il respira longuement.

– Maintenant, fit-il, je voudrais boire. Le médecin m’a permis un peu de vin vieux, si fantaisie m’en prenait; donne-moi trois doigts de vin vieux.

Elle se hâta de lui en apporter un verre, il le vida et le lui rendit.

– Il n’y avait pas de poison dedans? demanda-t-il. Cette question effrayante, le sourire qui l’accompagnait brisèrent l’endurcissement de Berthe.

Depuis un moment, avec son dégoût pour Trémorel, les remords en elle s’étaient éveillés et déjà elle se faisait horreur.

– Du poison! répondit-elle avec violence, jamais!

– Il va pourtant falloir m’en donner tout à l’heure, pour m’aider à mourir.

– Toi! mourir, Clément! non, je veux que tu vives, pour que je puisse racheter le passé. Je suis une infâme, j’ai commis un crime abominable, mais tu es bon. Tu vivras; je ne te demande pas d’être ta femme, mais ta servante, je t’aimerai, je m’humilierai, je te servirai à genoux, je servirai tes maîtresses si tu en as, et je ferai tant qu’un jour, après dix ans, après vingt ans d’expiation, tu me pardonneras.

C’est à peine si, dans son trouble mortel, Hector avait pu suivre cette scène. Mais aux gestes de Berthe, à son accent, à ses dernières paroles surtout, il eut comme une lueur d’espoir, il crut que peut-être tout allait être fini, oublié, que Sauvresy allait pardonner. Se soulevant à demi, il balbutia:

– Oui, grâce, grâce!

Les yeux de Sauvresy lançaient des éclairs, la colère donnait à sa voix des vibrations puissantes.

– Grâce! s’écria-t-il, pardon!.. Avez-vous eu pitié de moi pendant une année que vous vous êtes joués de mon bonheur, depuis quinze jours que vous mêlez du poison à toutes mes tisanes! Grâce? Mais vous êtes fous? Pourquoi donc pensez-vous que je me suis tu en découvrant votre infamie, que je me suis laissé tranquillement empoisonner, que j’ai pris soin de dérouter les médecins? Espérez-vous que j’ai agi ainsi uniquement pour préparer une scène d’adieux déchirants et vous donner à la fin ma bénédiction? Ah! connaissez-moi mieux!

Berthe sanglotait. Elle essaya de prendre la main de son mari, il la repoussa durement.

– Assez de mensonges, dit-il, assez de perfidies! Je vous hais!.. Vous ne sentez donc pas qu’il n’y a plus que la haine de vivante en moi!

L’expression de Sauvresy était atroce en ce moment.

– Voici bientôt deux mois, reprit-il, que je sais la vérité. Tout se brisa en moi, l’âme et le corps. Ah! il m’en a coûté de me taire, j’ai failli en mourir. Mais une pensée me soutenait: je voulais me venger. Aux heures de répit, je ne songeais qu’à cela. Je cherchais un châtiment proportionné à l’offense. Je n’en trouvais pas, non, je ne pouvais en trouver, lorsque vous avez pris le parti de m’empoisonner. Le jour où j’ai deviné le poison, j’ai eu un tressaillement de joie, je tenais ma vengeance.

Une terreur toujours croissante envahissait Berthe et la stupéfiait autant que Trémorel.

– Pourquoi voulez-vous ma mort? continuait Sauvresy, pour être libres, pour vous marier? Eh bien! c’est là ce que je veux aussi. Le comte de Trémorel sera le second mari de Mme veuve Sauvresy.

– Jamais! s’écria Berthe, non jamais!

– Jamais! répéta Hector comme un écho.

– Cela sera pourtant, puisque moi je le veux. Oh! mes précautions sont bien prises, allez, et vous ne sauriez m’échapper. Écoutez-moi donc: Dès que j’ai été certain du poison, j’ai commencé par écrire notre histoire très détaillée à tous les trois, j’ai de plus, tenu jour par jour, heure par heure, pour ainsi dire, un journal fort exact de mon empoisonnement; enfin, j’ai recueilli du poison que vous me donniez…

Berthe eut un geste que Sauvresy prit pour une dénégation, car il insista:

– Certainement, j’en ai recueilli, et je puis même vous dire comment. Toutes les fois que Berthe me donnait une potion suspecte, j’en gardais une gorgée dans ma bouche, et fort soigneusement je crachais cette gorgée dans une bouteille cachée sous mon traversin.

Ah! vous vous demandez comment j’ai pu faire toutes ces choses sans que vous vous en soyez doutés, sans qu’aucun domestique s’en soit aperçu? Sachez donc que la haine est plus forte encore que l’amour, et que jamais l’adultère n’aura les perfidies de la vengeance. Soyez sûrs que je n’ai rien laissé au hasard, rien oublié.

Hector et Berthe regardaient Sauvresy avec cette attention fixe, voisine de l’hébétement. Ils s’efforçaient de comprendre, ils ne comprenaient pas encore.

– Finissons-en, reprit le mourant, mes forces s’épuisent. Donc, ce matin même, cette bouteille contenant un litre environ de potion, notre biographie et la relation de mon empoisonnement ont été remises aux mains d’un homme sûr et dévoué que vous n’arriveriez pas à corrompre si vous le connaissiez. Rassurez-vous, il ignore la nature du dépôt. Le jour où vous vous marierez, cet ami vous rendra le tout. Si au contraire, d’aujourd’hui en un an, vous n’êtes pas mariés, il a ordre de remettre le dépôt confié à son honneur entre les mains du procureur impérial.

Un double cri d’horreur et d’angoisse apprit à Sauvresy qu’il avait bien choisi sa vengeance.

– Et songez-y bien, ajouta-t-il, le paquet remis à la justice, c’est le bagne, pour vous, sinon l’échafaud.

Sauvresy avait abusé de ses forces. Il retomba sur son lit haletant, la bouche entrouverte, les yeux éteints; les traits si décomposés qu’on eût pu croire qu’il allait expirer.

Mais ni Berthe ni Trémorel ne songeaient à le secourir. Ils restaient là, en face l’un de l’autre, la pupille dilatée, hébétés, comme si leurs pensées se fussent rencontrées dans les tourments de cet avenir que leur imposait l’implacable ressentiment de l’homme qu’ils avaient outragé. Ils étaient, maintenant, indissolublement unis, confondus dans une destinée pareille, sans que rien pût les séparer, que la mort. Une chaîne les liait plus étroite et plus dure que celle des forçats, chaîne d’infamies et de crimes, dont le premier anneau était un baiser et le dernier un empoisonnement.

Désormais Sauvresy pouvait mourir, sa vengeance planait sur leur tête, faisant ombre à leur soleil. Libres en apparence, ils iraient dans la vie écrasés par le fardeau du passé, plus esclaves que les Noirs des marais empestés de l’Amérique du Sud.

Séparés par la haine et le mépris, ils se voyaient rivés par la terreur commune du châtiment, condamnés à un embrassement éternel.

Mais ce serait méconnaître Berthe que de croire qu’elle en voulut à son mari. C’est en ce moment qu’il l’écrasait du talon qu’elle l’admirait.

Agonisant, si faible qu’un enfant eût eu raison aisément de son dernier souffle, il prenait pour elle des proportions supra-humaines.

Elle n’avait idée ni de tant de constance ni de tant de courage s’alliant à tant de dissimulation et de génie. Comme il les avait devinés! Comme il avait su se jouer d’eux! Pour être le plus fort, le maître, il n’avait eu qu’à vouloir. Jusqu’à un certain point elle jouissait de l’étrange atrocité de cette scène, trop excessive pour être de celles qui entrent dans les prévisions humaines. Elle ressentait quelque chose comme un âpre orgueil à s’y trouver mêlée, à y jouer un rôle. En même temps elle était transportée de rage et de regrets en songeant que cet homme elle l’avait eu à elle, en son pouvoir, qu’il avait été à ses genoux. Elle était bien près de l’aimer. Entre tous les hommes, maîtresse de ses destinées, c’est lui qu’elle eût choisi. Et il allait lui échapper.

Cependant, il faut bien le dire: le caractère de Berthe n’est pas une exception.

On rencontre assez souvent des caractères pareils, seulement le sien fut poussé à l’extrême. L’imagination est, selon les circonstances, le foyer qui vivifie la maison ou l’incendie qui la dévore. L’imagination de Berthe, faute d’aliments pour sa flamme, mit le feu à tous ses mauvais instincts.