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Le crime d'Orcival

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Un soir, dans un accès de colère, après avoir attendu en vain son amant une partie de la journée, elle lui avait fait des menaces singulières.

– Tu as une autre maîtresse, lui avait-elle dit, je le sais, j’en ai la preuve. Prends garde! Si jamais tu me quittais, c’est sur elle que tomberait ma colère, et crois que je ne ménagerais rien.

Le comte de Trémorel eut le tort de n’attacher aucune importance aux propos de miss Fancy. Cependant ils hâtèrent la séparation.

«Elle devient insupportable, pensait-il, et si un jour je ne venais pas, elle serait capable de me relancer jusqu’au Valfeuillu et d’y faire un scandale affreux.»

C’est pourquoi, les plaintes et les larmes de Berthe aidant, il s’arma de courage et partit pour Corbeil, résolu à rompre à tout prix. Il prit, pour annoncer ses intentions, toutes les précautions imaginables, cherchant de bonnes raisons, des prétextes plausibles.

– Il faut être sage, vois-tu, Jenny, disait-il, et pour un temps cesser de nous voir. Je suis ruiné, tu le sais, un mariage seul peut me sauver.

Hector s’était préparé à une explosion terrible de fureur, à des cris perçants à des attaques de nerfs, à des évanouissements. Rien. À sa grande stupéfaction, miss Fancy ne répondit pas un seul mot.

Seulement, elle devint plus blanche que sa collerette, ses lèvres d’ordinaire si rouges blêmirent, ses grands yeux s’injectèrent, non de sang, mais de bile.

– Ainsi, fit-elle, les dents serrées par sa colère contenue, ainsi tu te maries!

– Il le faut bien, hélas! répondit-il, avec un soupir hypocrite, songe que dans ces derniers temps je n’ai pu t’être utile qu’en empruntant de l’argent à mon ami; sa bourse ne sera pas éternellement à ma disposition.

Miss Fancy prit les mains d’Hector et l’attira au jour, près de la fenêtre. Là, le fixant, comme si l’obstination de son regard eût pu faire tressaillir la vérité en lui, elle lui dit lentement, en scandant ses mots:

– C’est bien vrai, n’est-ce pas, si tu m’abandonnes, c’est pour te marier?

Hector dégagea une de ses mains pour l’appuyer sur son cœur.

– Je te le jure sur mon honneur, affirma-t-il.

– Alors, je dois te croire.

Jenny était revenue au milieu de la chambre. Debout, devant la glace, elle remettait son chapeau, disposant gracieusement les brides, tranquillement, comme si rien ne s’était passé.

Quand elle fut prête à sortir, elle revint à Trémorel:

– Une dernière fois, demanda-t-elle d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre ferme et que démentaient ses yeux brillants d’une larme près de rouler, une dernière fois, Hector, c’est bien fini?

– Il le faut.

Fancy eut un geste que Trémorel ne vit pas, sa figure prit une expression méchante, ses lèvres s’entrouvrirent pour quelque réponse ironique, mais elle se ravisa presque aussitôt.

– Je pars, Hector, dit-elle, après un moment de réflexion. Si c’est vraiment pour te marier que tu me quittes, jamais tu n’entendras parler de moi.

– Eh! mon enfant, j’espère bien que je resterai ton ami.

– Bien! bien! Si au contraire, comme je le crois, c’est pour une autre maîtresse que tu m’abandonnes, rappelle-toi ce que je te dis. Tu es un homme mort, et elle est une femme perdue.

Elle ouvrait la porte, il voulut lui prendre la main, elle le repoussa.

– Adieu!

Hector courut à la fenêtre pour s’assurer de son départ. Oui, elle se résignait, elle remontait l’avenue qui conduit à la gare.

«Allons, se dit-il, ç’a été dur, mais moins que je ne croyais. Vraiment, Jenny était une bonne fille.»

XVI

Lorsqu’il parlait à miss Fancy d’un mariage conclu, le comte de Trémorel ne mentait qu’à demi. Il était, en effet, question pour lui d’un mariage, et si les choses n’étaient pas aussi avancées qu’il lui plaisait de le dire, au moins les préliminaires faisaient-ils prévoir une prompte et favorable issue.

L’idée venait de Sauvresy, plus que jamais désireux de compléter son œuvre de sauvetage et de restauration.

Un soir, il y avait de cela un peu plus d’un mois, il avait, après le dîner, entraîné Trémorel dans son cabinet.

– Accorde-moi, lui avait-il dit, un quart d’heure d’attention, et, surtout, ne me réponds pas à l’étourdie; les propositions que je vais te faire méritent les plus sérieuses réflexions.

– Va! je sais être sérieux quand il le faut.

– Commençons donc par la liquidation. Elle n’est pas terminée encore, mais elle est assez avancée pour qu’on puisse prédire les résultats. J’ai, dès aujourd’hui, la certitude qu’il te restera de trois à quatre cent mille francs.

Jamais, en ses rêves les plus optimistes, Hector n’avait osé espérer un tel succès.

– Mais je vais être riche, s’écria-t-il joyeusement.

– Riche, non, mais bien au-dessus du besoin. Et maintenant il est, je crois, un moyen de reconquérir la position que tu as perdue.

– Un moyen! Lequel! bon Dieu!

Sauvresy fut un moment à répondre, il cherchait les yeux de son ami pour se rendre bien compte de l’impression que sa proposition allait produire.

– Il faut te marier, dit-il enfin.

L’ouverture parut surprendre Trémorel, mais non désagréablement.

– Me marier! répondit-il, le conseil est plus aisé à donner qu’à suivre.

– Pardon, tu devrais savoir que je ne parle jamais à la légère. Que dirais-tu d’une jeune fille appartenant à une famille honorable, jeune, jolie, bien élevée, si charmante qu’après ma femme je n’en connais pas de plus charmante, et qui t’apporterait un million de dot?

– Ah! mon ami, je dirais que je l’adore. Et tu connais cet ange?

– Oui, et toi aussi, car l’ange est Mlle Laurence Courtois.

À ce nom, la figure radieuse d’Hector s’assombrit, et il eut un geste de découragement.

– Jamais! répondit-il, jamais M. Courtois, cet ancien négociant, positif comme un chiffre, ce fils de ses œuvres, pour parler comme lui, ne consentira à donner sa fille à un homme assez fou pour avoir gaspillé sa fortune.

Le châtelain du Valfeuillu haussa les épaules.

– Voilà bien, répliqua-t-il, l’homme qui a des yeux pour ne pas voir. Sache donc que ce Courtois, que tu dis si positif, est tout bonnement le plus romanesque des hommes, comme un ambitieux qu’il est. Donner sa fille au comte Hector de Trémorel, le cousin du duc de Samblemeuse, l’allié des Commarin-d’Arlange, lui semblerait une spéculation superbe, alors même que tu n’aurais pas le sou. Que ne ferait-il pas pour se procurer cette rare et délicate jouissance de pouvoir dire à pleine bouche: «Monsieur le comte mon gendre!» ou «Ma fille, madame la comtesse Hector! Et tu n’es plus ruiné, tu as ou tu vas avoir vingt mille francs de rentes qui, ajoutés à deux livres de parchemins que tu possèdes, valent bien un million.

Hector se taisait. Il avait cru sa vie finie, et voilà que tout à coup de magnifiques perspectives se déroulaient devant lui. Il allait donc pouvoir se dérober à l’humiliante tutelle de son ami! Il serait libre; riche, il aurait une femme supérieure – à son avis – à Berthe; son train de maison écraserait celui de Sauvresy.

Car l’image de Berthe traversa son esprit, et il songea qu’ainsi il échappait à cette maîtresse si belle, si aimante, mais altière, mais envahissante, dont les exigences et la domination commençaient à lui peser.

– Je t’affirme, répondit-il sérieusement à son ami, que j’ai toujours considéré M. Courtois comme un homme excellent et des plus honorables, et Mlle Laurence me paraît une de ces personnes accomplies qu’on serait encore heureux d’épouser sans dot.

– Tant mieux, mon cher Hector, tant mieux, car il est, à ce mariage, une condition que je te crois, d’ailleurs, fort capable de remplir. Avant tout, il faut plaire à Laurence. Son père l’adore, et il ne la donnerait pas, j’en suis sûr, à un homme qu’elle n’aurait pas choisi.

– Sois tranquille, répondit Hector avec un geste triomphant, elle m’aimera.

Et, dès le lendemain, en effet, il prit ses mesures pour rencontrer M. Courtois, qui l’emmena visiter des poulains qu’il venait d’acheter et qui finit par l’inviter à dîner.

Pour Laurence, le comte de Trémorel déploya toutes ses séductions, superficielles, il est vrai et de mauvais aloi, mais si brillantes, si habiles, qu’elles devaient surprendre, éblouir et charmer une jeune fille.

Bientôt, dans la maison du maire d’Orcival, on ne jura plus que par ce cher comte de Trémorel.

Il n’y avait rien encore d’officiel, il n’y avait eu ni une ouverture, ni une démarche, ni même une allusion, et pourtant M. Courtois comptait bien qu’Hector, un de ces jours, lui demanderait la main de sa fille, et il se réjouissait d’autant plus de répondre: oui, qu’il pensait bien que Laurence ne dirait pas: non.

Et Berthe ne se doutait de rien. Berthe, lorsqu’un danger si grand menaçait, ce qu’elle appelait «son bonheur», en était encore à s’inquiéter de miss Jenny Fancy.

C’est après une soirée chez M. Courtois, soirée pendant laquelle le prudent Hector n’avait pas quitté une table de whist, que Sauvresy se décida à parler à sa femme de ce mariage dont il se proposait de lui faire une agréable surprise.

Elle pâlit dès les premiers mots. Si grande fut son émotion, que sentant qu’elle allait se trahir, elle n’eut que le temps de se jeter dans son cabinet de toilette.

Tranquillement assis dans un des fauteuils de la chambre à coucher, Sauvresy continuait à exposer les avantages considérables de ce mariage, haussant la voix pour que sa femme l’entendît de la pièce voisine.

– Vois-tu, d’ici, disait-il, notre ami à la tête de soixante mille livres de rentes? Nous lui dénicherons quelque propriété à notre porte, et nous le verrons tous les jours, ainsi que sa femme. Ce sera pour nous une société très agréable et précieuse pour nos soirées d’automne. Hector est en somme un brave et digne garçon, et Laurence, tu me l’as dit cent fois, est charmante.

 

Berthe ne répondait pas. Si terrible était ce coup inattendu, qu’elle n’y voyait plus clair dans le désordre épouvantable de ses pensées.

– Tu ne dis rien, poursuivait Sauvresy, est-ce que tu n’approuves pas mon projet? Je pensais que tu serais enchantée.

Elle comprit que si elle gardait plus longtemps le silence, son mari viendrait, il la verrait affaissée sur une chaise, il devinerait tout! Elle fit donc un effort, et d’une voix étranglée, sans attacher aucun sens aux mots qu’elle prononçait, elle répondit:

– Oui! oui! c’est une idée excellente.

– Comme tu dis cela! fit Sauvresy; verrais-tu des objections?

Justement, elle en cherchait, des objections, et n’en apercevait pas de raisonnables qu’elle pût mettre en avant.

– Je tremble un peu pour l’avenir de Laurence, dit-elle enfin.

– Bah! et pourquoi?

– Je ne parle que d’après toi. M. de Trémorel a été, m’as-tu dit, un libertin, un joueur, un prodigue…

– Raison de plus pour avoir confiance en lui. Ses folies passées garantissent sa sagesse future. Il a reçu une leçon qu’il n’oubliera jamais. D’ailleurs, il aimera sa femme.

– Qu’en sais-tu?

– Dame! il l’aime déjà.

– Qui te l’a dit?

– Lui-même.

Et Sauvresy se mit à plaisanter la belle passion d’Hector qui tournait, assurait-il, à la bergerade.

– Croirais-tu, disait-il en riant, qu’il en est à trouver ce brave Courtois amusant et spirituel! Ah! les amoureux chaussent de singulières lunettes! Il passe avec lui tous les jours deux ou trois heures à la mairie. Mais que diable, fais-tu dans ce cabinet? m’entends-tu?

Au prix d’efforts surhumains, Berthe avait réussi à dominer son trouble affreux; elle reparut la physionomie presque souriante.

Elle allait et venait, calme en apparence, déchirée par les pires angoisses qu’une femme puisse endurer.

Et ne pouvoir courir à Hector pour savoir, de sa bouche, la vérité!

Car Sauvresy devait mentir, il la trompait. Pourquoi? Elle n’en savait rien. N’importe. Et elle sentait son aversion pour lui redoubler jusqu’au dégoût. Car elle excusait son amant, elle le pardonnait, et c’est à son mari seul qu’elle s’en prenait. Qui avait eu l’idée de ce mariage? Lui. Qui avait éveillé les espérances d’Hector, qui les encourageait? Lui, toujours lui.

Ah! tant qu’il était resté inoffensif, elle avait pu lui pardonner de l’avoir épousée; elle se contraignait à le subir, elle se résignait à feindre un amour bien loin de son cœur. Mais voici qu’il devenait nuisible.

Supporterait-elle que bêtement, par caprice, il rompît une liaison qui était sa vie à elle. Après l’avoir traîné comme un boulet, allait-elle le trouver en travers de son bonheur!

Elle ne ferma pas l’œil. Elle eut une de ces nuits horribles pendant lesquelles se conçoivent les crimes. Ce n’est qu’après le déjeuner, le lendemain, qu’elle put se trouver seule avec Hector, dans la salle de billard.

– Est-ce vrai? demanda-t-elle.

L’expression de son visage était si atroce qu’il eut peur. Il balbutia:

– Vrai… quoi?

– Votre mariage.

Il se tut d’abord, se demandant s’il devait accepter l’explication ou l’esquiver. Enfin, froissé du ton impérieux de Berthe, il répondit:

– Oui!

Cette réponse la foudroya. Jusqu’alors elle avait eu une lueur d’espoir. Elle pensait que, dans tous les cas, il chercherait à la rassurer, à la tromper. Il est des circonstances où le mensonge est un suprême hommage. Mais non, il avouait. Et elle restait anéantie, les expressions manquant à ses sensations.

Alors, Trémorel bien vite se mit à lui exposer les motifs de sa conduite.

Pouvait-il habiter éternellement le Valfeuillu! Avec ses goûts et ses habitudes, que ferait-il de quinze mille livres de rentes? À trente ans, il est temps ou jamais de songer à l’avenir. M. Courtois donnait un million à sa fille, et, à sa mort, on recueillerait une somme plus considérable encore. Fallait-il laisser échapper cette occasion unique. Certes, il se souciait fort peu de Laurence, la dot seule le décidait.

Et il se faisait ignoble et bas à plaisir, se calomniant, jurant que ce mariage n’était qu’une affaire, un marché, qu’il échangeait simplement son nom et son titre contre de l’argent.

Berthe l’arrêta d’un regard écrasant de mépris.

– Épargnez-vous d’autres lâchetés, dit-elle, vous aimez Laurence.

Il voulut protester; il se révoltait.

– Assez, reprit Berthe. Une autre femme vous ferait des reproches, moi je vous déclare simplement que le mariage ne se fera pas; je ne le veux pas. Croyez-moi, renoncez-y franchement, ne me forcez pas à agir.

Elle se retira, fermant la porte avec violence, laissant Hector furieux.

«Comme elle me traite, se disait-il. Une reine ne parlerait pas autrement à un manant qu’elle aurait élevé jusqu’à elle. Ah! elle ne veut pas que j’épouse Laurence!..»

Mais, avec le sang-froid, les réflexions les plus inquiétantes lui venaient. S’il s’obstinait à poursuivre ce mariage, Berthe ne mettrait-elle pas ses menaces à exécution? Si, évidemment; c’était, il ne le sentait que trop, une de ces femmes qui ne reculent jamais, que rien ne touche, que nulle considération humaine n’est capable d’arrêter.

Quant à ce qu’elle ferait, il le devinait, ou plutôt il le savait d’après ce qu’elle lui avait dit une fois, dans une grande querelle, à propos de miss Fancy:

– J’irai tout avouer à Sauvresy, et nous serons plus liés par la honte que par toutes les formules de l’église et de la mairie.

Voilà certainement le moyen qu’elle comptait employer pour rompre ce mariage qui lui semblait odieux.

Et à l’idée que son ami saurait tout, le comte de Trémorel frissonnait.

«Que fera-t-il, pensait Hector, si Berthe lui dit tout? Il tâchera de me tuer roide, c’est ainsi que j’agirais à sa place. Supposons qu’il me manque. Me voilà obligé de me battre en duel avec lui, et forcé, si je m’en tire, de quitter le pays. Et quoi qu’il arrive, mon mariage est irrévocablement rompu et Berthe me retombe sur les bras pour l’éternité.»

En vain il réfléchissait, il ne voyait nulle issue à l’horrible situation qu’il s’était faite.

«Il faut attendre», s’était-il dit.

Et il attendait, se cachant pour aller chez M. Courtois, car il aimait vraiment Laurence. Il attendait, dévoré d’anxiétés, se débattant entre les instances de Sauvresy et les menaces de Berthe.

Comme il la détestait, cette femme, qui le tenait, dont la volonté le faisait plier comme l’osier! Rien ne pouvait ébranler son entêtement féroce. Elle n’était sensible qu’à son idée fixe. Il avait pensé qu’il lui serait agréable en congédiant Jenny. Erreur. Lorsque le soir de la rupture, il lui dit:

– Berthe, je ne reverrai de ma vie miss Fancy.

Elle lui répondit ironiquement:

– Mlle Courtois vous en sera fort reconnaissante.

Ce soir-là même, Sauvresy traversant la cour vit devant la grille un mendiant qui lui faisait des signes.

Il s’approcha:

– Que demandez-vous, mon brave homme?

Le mendiant jeta autour de lui un coup d’œil pour s’assurer que personne ne l’épiait.

– Je suis chargé, monsieur, répondit-il rapidement et à voix basse, de vous faire tenir un mot d’écrit que j’ai là. On m’a bien recommandé de ne le remettre qu’à vous, et encore, en vous priant de le lire sans être vu.

Et il glissait mystérieusement dans la main de Sauvresy un billet soigneusement cacheté.

– Ça vient d’une jolie dame, ajouta-t-il en clignant de l’œil, on connaît ça.

Sauvresy, le dos tourné à la maison, avait ouvert le billet et lisait:

«Monsieur,

«Vous rendrez un immense service à une pauvre fille, bien malheureuse, en prenant la peine de venir demain jusqu’à Corbeil, à l’hôtel de la Belle-Image, où on vous attendra toute la journée.

«Votre humble servante, JENNY FANCY.»

Il y avait encore en post-scriptum:

«De grâce, monsieur, je vous en conjure, pas un mot de ma démarche à M. le comte de Trémorel.»

«Eh! eh! pensa Sauvresy, il y a de la brouille dans le ménage illégitime de ce cher Hector, c’est bon signe pour le mariage.»

– Monsieur, insista le mendiant, on m’a dit qu’il y avait une réponse.

– Dites, répondit Sauvresy en lui jetant une pièce de quarante sous, dites que j’irai.

XVII

Le lendemain, le temps était froid et humide. Il faisait un brouillard si épais qu’on ne distinguait pas les objets à dix pas devant soi. Cependant, à l’issue du déjeuner, Sauvresy prit son fusil et siffla ses chiens.

– Je vais faire un tour dans les bois de Mauprévoir, dit-il.

– Singulière idée! remarqua Hector, une fois sous bois, tu ne verras seulement pas le bout du canon de ton fusil.

– Que m’importe, pourvu que j’aperçoive quelques faisans.

Ce n’était qu’un prétexte, car en sortant du Valfeuillu, Sauvresy prit à droite la route de Corbeil, et une demi-heure plus tard, fidèle à sa promesse, il entrait à l’hôtel de la Belle-Image.

Miss Fancy l’attendait dans cette grande chambre à deux lits qu’on lui réservait toujours depuis qu’elle était une des bonnes clientes de l’hôtel. Ses yeux étaient rouges de larmes récentes, elle était fort pâle et son teint marbré annonçait bien qu’elle ne s’était pas couchée.

Sur la table, près de la cheminée où brûlait un grand feu, se trouvait encore son déjeuner auquel elle n’avait pas touché.

Lorsque Sauvresy entra, elle se leva pour aller à sa rencontre, lui tendant amicalement la main:

– Merci, lui disait-elle, merci d’être venu. Ah! vous êtes bon, vous.

Jenny n’était qu’une fille et Sauvresy détestait les filles; pourtant sa douleur était si évidente et semblait si profonde qu’il fut sincèrement ému.

– Vous souffrez, madame? demanda-t-il.

– Oh! oui, monsieur, oui, cruellement.

Les larmes l’étouffaient, elle cachait sa figure sous son mouchoir.

«J’avais deviné, pensait Sauvresy, Hector lui a signifié son congé. À moi, maintenant, de panser délicatement la blessure, tout en rendant un raccommodement impossible.»

Et comme Fancy pleurait toujours, il lui prit les mains, et doucement, bien que malgré elle, il lui découvrit le visage.

– Du courage, lui disait-il, du courage.

Elle leva sur lui ses grands yeux noyés, auxquels la douleur donnait une ravissante expression.

– Vous savez donc? interrogea-t-elle.

– Je ne sais rien, car sur votre prière je n’ai rien demandé à Trémorel, mais je devine.

– Il ne veut plus me revoir, fit douloureusement miss Fancy, il me chasse.

Sauvresy fit appel à toute son éloquence. Le moment était venu d’être à la fois persuasif et banal, paternel mais ferme.

Il traîna une chaise près de miss Fancy et s’assit.

– Voyons, mon enfant, poursuivit-il, soyez forte, sachez vous résigner. Hélas! votre liaison a le tort de toutes les liaisons semblables, que le caprice noue, que la nécessité rompt. On n’est pas éternellement jeune. Une heure sonne, dans la vie, où bon gré mal gré il faut écouter la voix impérieuse de la raison. Hector ne vous chasse pas, vous le savez bien, mais il comprend la nécessité d’assurer son avenir, d’asseoir son existence sur les bases plus solides de la famille, il sent le besoin d’un intérieur…

Miss Fancy ne pleurait plus. Le naturel reprenait le dessus, et ses larmes s’étaient séchées au feu de la colère qui lui revenait. Elle s’était levée, renversant sa chaise, et elle allait et venait par la chambre incapable de rester en place.

– Vous croyez cela, monsieur, disait-elle, vous croyez qu’Hector s’inquiète de l’avenir? On voit bien que vous ne savez rien de son caractère. Lui, songer à un intérieur, à une famille! Il n’a jamais pensé et ne pensera jamais qu’à lui. Est-ce que, s’il avait eu du cœur, il serait allé se pendre à vos crocs comme il l’a fait. N’avait-il donc pas deux bras, pour gagner son pain et le mien. J’avais honte, moi qui vous parle, de lui demander de l’argent, sachant que ce qu’il me donnait, venait de vous.

– Mais il est mon ami, ma chère enfant.

– Agiriez-vous comme lui?

Sauvresy ne savait vraiment que répondre, embarrassé par la logique de cette fille du peuple, jugeant son amant comme on juge dans le peuple, brutalement, sans souci des conventions imaginées dans la bonne compagnie.

– Ah! je le connais, moi, poursuivait Jenny, s’exaltant à mesure que se présentaient ses souvenirs, il ne m’a trompée qu’une fois, le matin où il est venu m’annoncer qu’il allait se détruire. J’ai été assez bête pour le croire mort et pleurer. Lui, se tuer! Allons donc, il a bien trop peur de se faire mal, il est bien trop lâche. Oui, je l’aime, oui, c’est plus fort que moi, mais je ne l’estime pas. C’est notre sort, à nous autres, de ne pouvoir aimer que des hommes que nous méprisons.

 

On devait entendre Jenny de toutes les pièces voisines, car elle parlait à pleine voix, gesticulant, et parfois donnant sur la table un coup de poing qui secouait les bouteilles et les verres.

Et Sauvresy s’inquiétait un peu de ce que penseraient les gens de l’hôtel qui le connaissaient, qui l’avaient vu entrer. Il commençait à regretter d’être venu, et faisait tous ses efforts pour calmer miss Fancy.

– Mais Hector ne vous abandonne pas, répétait-il, Hector vous assurera une petite position.

– Eh! je me moque bien de sa position! Est-ce que j’ai besoin de lui? Tant que j’aurai dix doigts et de bons yeux, je ne serai pas à la merci d’un homme. Il m’a fait changer de nom, il a voulu m’habituer aux grandeurs; la belle affaire! Il n’y a plus aujourd’hui ni miss Fancy ni opulence, mais il y a encore Pélagie qui se charge de gagner ses cinquante sous par jour sans se gêner.

– Non, essayait Sauvresy, vous n’aurez plus besoin…

– De quoi? De travailler. Mais cela me plaît, à moi, je ne suis pas une fainéante. Tiens! je reprendrai mon existence d’autrefois. Pensez-vous que j’étais bien malheureuse? Je déjeunais d’un sou de pain et d’un sou de frites et je n’en étais pas moins fraîche. Le dimanche, on me conduisait dîner au Turc, pour trente sous. C’est là, qu’on s’amuse! J’y ai plus ri en une seule soirée que depuis des années que je connais Trémorel.

Elle ne pleurait plus, elle n’était plus en colère, elle riait. Elle pensait aux cornets de frites et aux dîners du Turc.

Sauvresy était stupéfait. Il n’avait pas idée de cette nature parisienne, détestable et excellente, mobile à l’excès, nerveuse, toute de transition, qui pleure et rit, caresse et frappe dans la même minute, qu’une fugitive idée qui passe entraîne à cent lieues des sensations présentes.

– Donc, conclut Jenny devenue plus calme, je me moque d’Hector – elle venait de dire précisément le contraire et l’oubliait – , je me soucie de lui comme de l’an huit, mais je ne souffrirai pas qu’il m’abandonne ainsi. Non, il ne sera pas dit qu’il m’aura quittée pour une autre maîtresse, je ne le veux pas.

Miss Fancy était de ces femmes qui ne raisonnent pas, qui sentent, avec lesquelles discuter est folie, car toujours en dépit des plus victorieux arguments leur idée fixe se représente, comme un bouchon qui, enfoncé dans une bouteille, revient toujours, quoi qu’on fasse, aussitôt qu’on verse.

Tout en se demandant pourquoi elle l’avait fait venir, Sauvresy se disait que le rôle qu’il s’était proposé tout d’abord serait difficile à remplir. Mais il était patient.

– Je vois, ma chère enfant, recommença-t-il, que vous ne m’avez ni compris ni même écouté. Je vous l’ai dit, Hector a un mariage en vue.

– Lui! répondit Fancy, avec un de ces gestes ironiques du boulevard, qui sont l’argot du geste, lui se marier!

Elle réfléchit un moment et ajouta:

– Si c’était vrai, pourtant?..

– Je vous l’affirme, prononça Sauvresy.

– Non, s’écria Jenny, non, mille fois non, ce n’est pas possible. Il a une maîtresse, je le sais, j’en suis sûre, j’ai des preuves.

Un sourire de Sauvresy triompha d’une hésitation qui l’avait arrêtée.

– Qu’est-ce donc alors, reprit-elle avec violence, que cette lettre que j’ai trouvée dans sa poche, il y a plus de six mois? Elle n’est pas signée, c’est vrai, mais elle ne peut venir que d’une femme.

– Une lettre?

– Oui, et qui ne laisse pas de doutes. Vous vous demandez comment je ne lui en ai pas parlé? Ah voilà je n’ai pas osé. Je l’aime, j’ai été lâche. Je me suis dit: si je parle, et que vraiment il aime l’autre, c’est fini, je le perds. Entre le partage et l’abandon, j’ai choisi un partage ignoble. Et je me suis tue, je me résignais à l’humiliation, je me cachais pour pleurer, je l’embrassais d’un air riant pendant que sur son front je cherchais la place des baisers de l’autre. Je me disais: il me reviendra. Pauvre folle! Et je ne le disputerais pas à cette femme qui m’a tant fait souffrir.

– Eh! mon enfant, que voulez-vous faire?

– Moi? Je n’en sais rien; tout. Je n’ai rien dit de cette lettre, mais je l’ai gardée: c’est mon arme à moi. Je m’en servirai. Quand je le voudrai bien, je saurai de qui elle est, et alors…

– Vous forcerez Trémorel, si bien disposé pour vous, à user de moyens violents.

– Lui! Que peut-il contre moi? Je m’attacherai à lui, je le suivrai comme son ombre, j’irai partout crier le nom de l’autre. Il me fera jeter à Saint-Lazare? On en sort. J’inventerai contre lui les plus horribles calomnies, on ne me croira pas sur le moment; il en restera toujours quelque chose plus tard. Je n’ai rien à craindre, moi, je n’ai ni parents, ni amis, ni personne au monde qui se soucie de moi. Voilà ce que c’est que de prendre ses maîtresses dans la rue. Je suis tombée si bas que je le défie de me pousser plus bas encore. Ainsi, tenez, monsieur, vous êtes son ami, croyez-moi, conseillez-lui de me revenir.

Sauvresy ne laissait pas que d’être effrayé, il sentait vivement tout ce que les menaces de Jenny avaient de réel. Il est des persécutions contre lesquelles la loi est absolument désarmée. Et quand même! À frapper dans la boue on s’éclabousse toujours plus ou moins.

Mais il dissimula la frayeur sous l’air le plus paternel qu’il put prendre.

– Écoutez, ma chère enfant, reprit-il, si je vous donne ma parole, vous m’entendez bien? ma parole d’honneur de vous dire la vérité, me croirez-vous?

Elle hésita une seconde, et dit:

– Oui! vous avez de l’honneur, vous; je vous croirai.

– Alors, je vous jure que Trémorel espère épouser une jeune fille, immensément riche, dont la dot assure son avenir.

– Il vous le dit, il vous le fait croire.

– Dans quel but? Je vous affirme que depuis qu’il est au Valfeuillu il n’a eu, il ne peut avoir eu d’autre maîtresse que vous. Il vit dans ma maison, comme mon frère, entre ma femme et moi, et je pourrais dire l’emploi de toutes les heures de ses journées aussi bien que des miennes.

Miss Fancy ouvrait la bouche pour répondre, mais une de ces réflexions soudaines qui changent les déterminations les mieux arrêtées glaça la parole sur ses lèvres. Elle se tut et devint fort rouge, regardant Sauvresy avec une expression indéfinissable.

Lui, ne l’observait pas. Il était agité d’un de ces mouvements de curiosité puérile, sans but précis, qu’on ne s’explique pas et qui n’en sont pas moins pressants. Cette preuve dont parlait Jenny l’intriguait.

– Cependant, dit-il, si vous vouliez me montrer cette fameuse lettre…

Elle ressentit à ces mots comme une commotion électrique.

– À vous, fit-elle frissonnante, à vous, monsieur! Jamais.

On dort. Le tonnerre gronde, l’orage éclate sans que le sommeil soit troublé; puis tout à coup, à un certain moment, l’imperceptible vibration de l’aile de l’insecte qui passe, éveille.

Le frisson de Fancy fut pour Sauvresy cette vibration à peine saisissable. L’éclair sinistre du doute illumina son âme. C’en était fait de sa sécurité, de son bonheur, de son repos, de sa vie.

Il se redressa, l’œil étincelant, les lèvres tremblantes.

– Donnez-moi cette lettre, dit-il d’un ton impérieux.

Jenny eut une telle frayeur qu’elle recula de trois pas. Elle dissimulait tant bien que mal ses impressions, même elle essayait de sourire, de tourner la chose en plaisanterie.

– Pas aujourd’hui, répondit-elle, une autre fois, vous êtes trop curieux.

Mais la colère de Sauvresy grandissait, terrible, effrayante, il était devenu pourpre comme s’il eût été sur le point d’être frappé d’un coup de sang, et il répétait d’une voix à peine distincte.

– Cette lettre, je veux cette lettre.

– Impossible, bégayait Fancy, impossible.

Et se raccrochant à une inspiration suprême, elle ajouta:

– D’ailleurs, je ne l’ai pas ici.

– Où est-elle?

– Chez moi, à Paris.

– Partons alors, venez.

Elle se sentait prise. Et elle ne trouvait, elle si fine, elle si rouée, comme elle se plaisait à le dire, ni une ruse, ni un expédient. Il lui était bien facile, cependant, de suivre Sauvresy, d’endormir ses soupçons à force de gaieté, puis, une fois dans les rues de Paris, de le perdre, de s’esquiver.

Non, elle ne songeait pas à cela, elle ne songeait qu’à fuir vite, sur-le-champ. Elle crut qu’elle aurait le temps de gagner la porte, de l’ouvrir, de se jeter dans les escaliers… elle se précipita. D’un bond, Sauvresy fut sur elle, refermant la porte déjà entrouverte, d’un coup de pied qui ébranla les cloisons.