Za darmo

Le crime d'Orcival

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Il n’avait peur que d’une chose, de n’avoir pas le courage de se tuer. Toujours de demi-heure en demi-heure il se remettait. Ce fut une nuit horrible, une agonie comme doit l’être celle des condamnés à mort dans leur cachot. Il pleura de douleur et de rage, il se tordit les mains, il cria grâce, il pria.

Enfin, au matin, brisé, anéanti, il s’endormit sur son fauteuil.

Trois ou quatre coups frappés à la porte le tirèrent d’un sommeil peuplé de fantômes. Il alla ouvrir. C’était le garçon qui venait prendre ses ordres et qui resta pétrifié sur le seuil, à la vue de cet homme aux vêtements en désordre, la cravate dénouée, livide, les yeux gonflés, les cheveux collés aux tempes par la sueur.

– Je n’ai besoin de rien, répondit Hector, je descends.

Il descendit. Il lui restait assez d’argent pour payer sa dépense, bien juste, car il ne put donner au garçon que six sous de pourboire.

C’est sans but, sans idée, qu’il quitta cet hôtel où il avait tant souffert. Plus que jamais il était décidé à mourir, seulement il souhaitait quelques jours de répit, une semaine, pour se remettre, pour se reconnaître. Mais comment vivre une semaine? Il n’avait plus un centime sur lui.

Une idée de salut lui vint: le mont-de-piété.

Il ne connaissait cette providence à douze pour cent que de nom, précisément assez pour savoir que, sur ses bijoux, on lui avancerait une certaine somme. Mais où prendre un bureau d’engagement? N’osant s’en faire indiquer un, il cherchait au hasard, à travers le Quartier Latin qu’il connaissait à peine. Il avait relevé la tête, il marchait d’un pas plus ferme, il cherchait quelque chose, il avait un but.

Rue de Condé, au-dessus d’une grande maison noire, il vit une enseigne: Mont-de-piété. Il entra.

La salle était petite, humide, malpropre et pleine de monde. Il est vrai que si l’endroit était lugubre les emprunteurs semblaient porter gaiement leur misère.

C’étaient des étudiants et des femmes du quartier des écoles, qui causaient et riaient en attendant leur tour.

Le comte de Trémorel s’avançait, tenant à la main sa montre, sa chaîne et un fort beau brillant qu’il avait retiré de son doigt. La timidité de la misère le prenait, il ne savait à qui s’adresser. Une jeune femme eut pitié de son embarras.

– Tenez, lui dit-elle, mettez vos objets là, sur ce bout de planchette, devant ce grillage garni de rideaux verts.

Au bout d’un moment, une voix qui paraissait venir d’une pièce voisine, cria:

– Douze cents francs, la montre et la bague.

L’énormité de la somme produisit une telle sensation que toutes les conversations s’arrêtèrent. Tous les yeux cherchaient le millionnaire qui allait empocher tant de louis. Le millionnaire ne répondit pas.

Heureusement la même femme qui avait déjà conseillé Hector lui poussa le bras.

– C’est pour vous, les douze cents francs, lui dit-elle, répondez si vous acceptez, ou non.

– J’accepte! cria Hector.

Une joie profonde, immense, lui faisait oublier jusqu’à ses toitures de la nuit. Douze cents francs! Que de jours représentait cette somme. N’avait-il pas entendu dire qu’il y a des employés qui ne gagnent guère que cela par an.

Les autres emprunteurs se moquaient de lui. Ils semblaient là comme chez eux. Ils avaient certaines façons de répondre: Oui, qui faisaient beaucoup rire. Quelques-uns causaient familièrement avec les employés ou faisaient des remarques.

Hector attendait depuis bien longtemps, lorsqu’un des employés qui écrivaient derrière un autre grillage, cria:

– À qui les douze cents francs?..

Le comte s’avança, il comprenait le mécanisme.

– À moi, répondit-il.

– Votre nom?

Hector hésita. Prononcer son noble nom tout haut, en pareil lieu, jamais. Il dit un nom en l’air:

– Durand.

– Où sont vos papiers?

– Quels papiers?

– Un passeport, une quittance de loyer, un permis de chasse.

– Je n’ai rien de tout cela.

– Allez le chercher, ou amenez deux témoins patentés.

– Mais, monsieur…

– Il n’y a pas de monsieur! À un autre…

Si étourdi du contretemps que fût Hector, le ton de l’employé l’indigna.

– Alors, dit-il, rendez-moi mes bijoux.

L’employé le regarda d’un air goguenard.

– Impossible. Tout nantissement enregistré ne peut être rendu que sur justification de possession légitime.

Et sans vouloir rien entendre, il continua sa besogne.

– Un châle français, trente-cinq francs, à qui?

C’est au milieu des quolibets qu’Hector sortit du mont-de-piété.

Jamais le comte de Trémorel n’avait autant souffert et même il n’avait pas idée d’angoisses pareilles. Après cette lueur d’espoir, brusquement éteinte, les ténèbres lui semblaient plus profondes et plus inexorables. Il restait plus nu, plus dépouillé que le naufragé auquel la mer a arraché ses dernières épaves, le mont-de-piété lui avait pris ses dernières ressources.

Toute la poésie fanfaronne dont il se plaisait autrefois à parer son suicide, s’évanouissait, laissant voir la réalité la plus triste, la plus ignoble.

Il allait finir, non plus comme le beau joueur qui volontairement quitte le tapis vert où il laisse sa fortune, mais comme le Grec qui, surpris et chassé, sait que toutes les portes lui seront fermées. Sa mort n’avait rien de volontaire, il ne pouvait ni hésiter, ni choisir son heure, il allait se tuer faute de pouvoir vivre un seul jour de plus. Et jamais l’existence ne lui avait paru chose si bonne.

Jamais il ne s’était senti cette exubérance de force et de jeunesse.

Il découvrait tout à coup autour de lui, comme en un pays inexploré, une foule de jouissances plus enviables les unes que les autres, et qu’il n’avait pas goûtées. Lui qui se vantait d’avoir tordu la vie pour en exprimer le plaisir, il n’avait pas vécu. Il avait eu tout ce qui se vend et s’achète, rien de ce qui se donne ou se conquiert, il n’avait rien eu.

Déjà il n’en était plus à se reprocher les dix mille francs offerts à Jenny. Il regrettait moins. Il regrettait les deux cents francs partagés aux domestiques, le pourboire abandonné la veille au garçon du restaurant; moins encore, les vingt sous jetés sur l’éventaire de la marchande de violettes.

Il pendait à sa boutonnière, ce bouquet fané, passé flétri. À quoi lui servait-il? Tandis que ces vingt sous!.. Il ne pensait plus aux millions dissipés, il ne pouvait chasser la pensée de ce misérable franc.

C’est que le viveur, l’heureux du monde, l’homme qui la veille avait son hôtel, dix domestiques, huit chevaux dans ses écuries, le crédit qui résulte d’une colossale fortune dissipée, le comte de Trémorel avait envie de fumer et il n’avait pas de quoi acheter un cigare; il avait faim et il n’avait pas de quoi payer un repas dans la plus infime des gargotes.

Certes, s’il l’eût voulu, il eût pu se procurer bien de l’argent encore, et bien facilement. Il lui suffisait de rentrer tranquillement chez lui, de tenir tête aux huissiers, de se débattre au milieu de la ruine.

Mais quoi! il affronterait donc son monde, il confesserait donc ses terreurs invincibles au dernier moment il subirait des regards plus cruels qu’une balle de pistolet. On n’a pas le droit de tromper ainsi son public; quand on a annoncé son suicide: on se tue. Ainsi Hector allait mourir parce qu’il avait parlé, parce que le journal avait annoncé l’événement. Cela, au moins il se l’avouait, et tout en marchant, il s’adressait les reproches les plus amers.

Il se souvenait d’un joli endroit où il s’était battu en duel, une fois, dans les bois de Viroflay; il s’était dit qu’il se tuerait là, et il s’y rendait, suivant cette route charmante, du Point-du-Jour.

Comme la veille, le temps était superbe, et à tout moment des groupes de femmes et de jeunes gens le dépassaient. Ils se rendaient, ceux-là, à quelque partie de campagne, et ils étaient déjà loin, qu’on entendait encore leurs éclats de rire.

Dans les guinguettes, au bord de l’eau, sous les tonnelles dont les chèvrefeuilles bourgeonnaient, des ouvriers buvaient, choquant leurs verres.

Tous ces gens paraissaient heureux et contents, et cette gaieté semblait à Hector insulter sa misère présente. N’y avait-il donc que lui de malheureux au monde! Il avait soif, cependant, une soif intense, insupportable.

Aussi, arrivé au pont de Sèvres, il quitta la route et descendant la berge, assez rapide à cet endroit, il gagna le bord de la Seine. Il se baissa, puisa de l’eau dans le creux de sa main, et but.

Une lassitude invincible l’accablait. Il y avait là de l’herbe, il s’assit ou plutôt se laissa tomber. La fièvre du désespoir venait, et la mort maintenant lui apparaissait comme un refuge; il songeait presque avec joie que sa pensée allait être anéantie et qu’il ne souffrirait plus.

Au-dessus de lui, à quelques mètres, étaient les fenêtres ouvertes d’un des restaurants de Sèvres.

On pouvait le voir de là aussi bien que du pont, mais il ne s’en inquiétait pas, il ne s’inquiétait plus de rien.

«Autant ici qu’ailleurs!» se dit-il. Déjà il armait son pistolet lorsqu’il s’entendit appeler:

– Hector! Hector!..

D’un bond il fut debout, cachant son arme, cherchant qui criait ainsi son nom. Sur la berge, à cinq pas, un homme courait vers lui, les bras tendus.

C’était un homme de son âge, un peu gros peut-être, mais bien pris, avec une bonne figure épanouie, éclairée par de grands yeux noirs, où éclataient la franchise et la bonté, un de ces hommes sympathiques à première vue, qu’on aime quand on les connaît depuis huit jours.

Hector le reconnut. C’était son plus ancien ami, un camarade de collège; ils avaient été aussi liés que possible autrefois, mais le comte, ne le trouvant pas assez fort pour lui, avait cessé peu à peu de le voir et il l’avait perdu de vue depuis deux ans.

 

– Sauvresy! fit-il, stupéfait.

– Moi-même, repartit le jeune homme, qui arrivait essoufflé et fort rouge; voici bien deux minutes que je suis tes mouvements, que faisais-tu là?

– Mais… rien, répondit Hector, embarrassé.

– Insensé! reprit Sauvresy, c’est donc vrai ce qu’on m’a dit chez toi, ce matin, car je suis allé chez toi…

– Et que t’a-t-on dit?

– Qu’on ne savait ce que tu étais devenu, que tu avais la veille quitté ta maîtresse en lui déclarant que tu allais te brûler la cervelle. Déjà un journal a annoncé ta mort avec force détails.

Cette nouvelle parut causer au comte de Trémorel une impression terrible.

– Tu vois donc bien, répondit-il d’un ton tragique, qu’il faut que je me tue!

– Pourquoi? pour éviter à ce journal le désagrément d’une rectification?

– On dira que j’ai reculé…

– Très joli! Alors, selon toi, on est forcé de faire une folie par cette raison qu’on a dit qu’on la ferait! C’est absurde. Pourquoi veux-tu te tuer?

Hector réfléchissait, il entrevoyait la possibilité de vivre.

– Je suis ruiné, répondit-il tristement.

– Alors c’est pour cela que… Tiens, mon ami, laisse-moi te le dire, tu es fou! Ruiné!.. c’est un malheur, mais quand on a notre âge, on refait sa fortune. Sans compter que tu n’es pas si ruiné que tu le dis, puisque j’ai, moi, cent mille livres de rentes.

– Cent mille livres…

– Au bas mot, toute ma fortune étant en terres qui ne rapportent pas quatre pour cent.

Trémorel savait son ami riche, mais non tant que cela. Peut-être est-ce un mouvement irraisonné d’envie qui lui fit dire:

– Eh bien! moi qui ai eu plus que cela, je n’ai pas déjeuné ce matin.

– Malheureux! et tu ne me dis rien! Mais c’est vrai, tu es dans un état à faire pitié; viens du moins, viens vite!

Et il l’entraînait vers le restaurant.

Trémorel suivait de mauvaise grâce cet ami qui venait de lui sauver la vie. Il avait la conscience d’avoir été surpris dans une situation affreusement ridicule. Un homme bien résolu à se brûler la cervelle, si on l’appelle, presse la détente et ne cache pas son arme. Entre tous ses amis un seul l’aimait assez pour ne pas voir le ridicule, un seul était assez généreux pour ne pas le railler outrageusement, celui-là était Sauvresy.

Mais installé dans un cabinet devant une bonne table, Hector n’eut pas la force de conserver sa raideur. Il eut cette heure de sensibilité folle, d’expansion abandonnée qui suit le salut, après un péril immense. Il fut lui, il fut jeune, il fut vrai. Il dit tout à Sauvresy, absolument tout, ses forfanteries d’autrefois, ses terreurs au dernier moment, son agonie de l’hôtel, ses rages, ses regrets, ses angoisses au mont-de-piété…

– Ah disait-il, tu me sauves, tu es mon ami, mon seul ami, mon frère!..

Ils restèrent là à causer plus de deux heures.

– Voyons, dit enfin Sauvresy, arrêtons nos plans. Tu veux disparaître quelques jours; je comprends cela. Mais tu vas ce soir même adresser quatre lignes aux journaux. Demain, je vais prendre tes affaires en main, je m’y connais, sans savoir où tu en es, je me charge de te sauver encore une jolie aisance, nous avons de l’argent, tes créanciers seront coulants.

– Mais que deviendrais-je? demanda Hector qu’effrayait la seule pensée de l’isolement.

– Comment! Mais je t’emmène, parbleu! chez moi, au Valfeuillu. Ne sais-tu donc pas que je suis marié? Ah! mon ami, il n’est pas d’homme plus heureux que moi. J’ai épousé, par amour, la plus belle et la meilleure des femmes. Tu seras un frère pour nous… Mais viens, ma voiture est là, devant la grille.

XIV

Le père Plantat s’arrêta.

Ses auditeurs, depuis qu’il parlait, ne s’étaient permis ni un geste ni un mot.

Tout en écoutant, M. Lecoq réfléchissait.

Il se demandait d’où pouvaient venir ces détails précis jusqu’à la minutie. Qui avait rédigé cette terrible biographie de Trémorel?

Et son regard se coulant jusqu’au dossier, il distinguait fort bien que tous les feuillets n’étaient pas de la même écriture.

Mais déjà le vieux juge de paix poursuivait:

Devenue Mme Sauvresy, grâce à un coup inespéré du sort, Berthe Lechaillu n’aimait pas son mari.

Cette fille d’un pauvre maître d’école de campagne, dont les plus folles visées d’ambition ne dépassaient pas, jadis, une place de sous-maîtresse dans un des pensionnats de Versailles, n’était pas satisfaite de sa situation.

Reine absolue du plus beau domaine du pays, entourée de toutes les satisfactions du luxe, disposant à son gré d’une fortune considérable, aimée, adorée, elle se trouvait à plaindre.

Cette vie si bien ordonnée, si constamment heureuse, sans inquiétudes, sans secousses, lui paraissait d’une écœurante insipidité. N’était-ce pas toujours les mêmes plaisirs fades, revenant dans un certain ordre monotone selon les saisons! On recevait ou on allait dans le monde, on montait à cheval, on chassait, on se promenait en voiture. Et ce serait toujours ainsi!

Ah! ce n’était pas là une vie telle qu’elle l’avait rêvée. Elle était née pour des jouissances plus vives et plus âpres. Elle avait soif d’émotions et de sensations inconnues, souhaitant l’incertitude de l’avenir, l’imprévu, les transitions, des passions, des aventures, bien d’autres choses encore.

Puis, Sauvresy lui avait déplu dès le premier jour, et sa secrète aversion allait grandissant à mesure qu’elle devenait plus sûre de son empire sur lui.

Elle le trouvait commun, vulgaire, ridicule. Il ne posait jamais et elle prenait pour de la niaiserie la parfaite simplicité de ses manières. Elle l’examinait, et elle ne lui voyait aucun relief où accrocher une admiration. S’il parlait, elle ne l’écoutait pas, ayant depuis longtemps décidé dans sa sagesse qu’il ne pouvait rien dire que d’ennuyeux ou de banal. Elle lui en voulait de ce qu’il n’avait pas eu une de ces jeunesses orageuses qui épouvantent les familles. Elle lui reprochait de n’avoir pas vécu.

Il avait cependant fait comme les autres, tant bien que mal. Il était allé à Paris, autrefois, et avait essayé le genre de vie de son ami Trémorel. Au bout de six mois il en avait par-dessus les yeux et revenait bien vite au Valfeuillu, se reposer de jouissances si laborieuses. L’expérience lui coûtait cent mille francs, et il ne regrettait pas, disait-il, d’avoir, à ce prix, étudié ce qu’est au juste la «vie de plaisir».

Berthe était excédée encore de l’adoration perpétuelle et sans bornes de Sauvresy. Elle n’avait qu’à souhaiter, pour être à l’instant obéie, et cette soumission aveugle à toutes ses volontés lui paraissait de la servilité chez un homme. Un homme, se disait-elle, est né pour commander et non pour obéir, pour être le maître et non l’esclave.

Elle aurait, à tout prendre, préféré un de ces maris qu’on guette à la fenêtre, qui rentrent au milieu de la nuit, chauds encore de l’orgie, ayant perdu au jeu, ivres, et qui, si on se plaint, frappent. Des tyrans, mais des hommes.

Quelques mois après son mariage, tout à coup, elle se mit à avoir les fantaisies les plus absurdes, les caprices les plus extravagants. C’était une épreuve.

Elle voulait voir jusqu’où irait la complaisance inaltérable de son mari; elle pensait le lasser. Ce fut elle qui se lassa, furieuse de n’avoir rencontré ni une résistance ni une objection.

Être sûre de son mari, mais sûre absolument; savoir qu’on emplit assez son cœur pour qu’il n’y ait aucune place pour une autre; n’avoir rien à redouter, pas même un entraînement ou un caprice d’un jour, lui paraissait désolant, intolérable. À quoi bon être belle alors, spirituelle, jeune, coquette à faire tourner toutes les têtes!

Peut-être l’aversion de Berthe datait-elle de plus loin.

Elle se connaissait et s’avouait que, pour peu que Sauvresy l’eût voulu, elle eût été sa maîtresse et non pas sa femme. Il n’avait qu’à vouloir, l’honnête homme, l’imbécile!.. Elle s’ennuyait tant chez son père, égratignant jusqu’au sang toutes ses vanités aux épines de la misère, que sur la promesse d’un bel appartement et d’une voiture à Paris, elle serait partie sans seulement tourner la tête pour envoyer un dernier adieu au toit paternel.

Une voiture!.. elle aurait décampé pour bien moins. L’occasion seule avait manqué à ses instincts. Et elle méprisait son mari de ce qu’il ne l’avait pas assez méprisée!

Sans cesse, cependant, on lui répétait qu’elle était la plus heureuse des femmes. Heureuse! Et il y avait des jours où elle pleurait en songeant à son mariage.

Heureuse! Mais il y avait des instants où elle se sentait une envie folle de fuir, de partir en quête d’émotions, d’aventures, de plaisirs, de tout ce qu’elle désirait, de tout ce qu’elle n’avait pas et qu’elle n’aurait jamais. L’effroi de la misère – elle le connaissait – le retenait. Il venait un peu, cet effroi, d’une très sage précaution de son père, mort depuis peu, dont elle portait le deuil avec ostentation, qu’elle pleurait à chaudes larmes, mais dont elle maudissait la mémoire.

Lors de son mariage, Sauvresy désirait, par le contrat, reconnaître à sa future un apport de cinq cent mille francs. Le bonhomme Lechaillu s’était formellement opposé à cet acte de munificence.

– Ma fille ne vous apporte rien, avait-il déclaré, vous lui reconnaîtrez quarante mille francs de dot si vous voulez, mais pas un sou avec; sinon… pas de mariage.

Et comme Sauvresy insistait.

– Laissez-moi donc, avait-il répondu, ma fille sera, je l’espère, une bonne et digne épouse, et en ce cas votre fortune est la sienne. Si, au contraire, elle venait à se mal conduire, quarante mille francs seraient encore trop. Après ça, si vous craignez de mourir le premier, vous êtes libre de faire un testament.

Force fut d’obéir. Peut-être le père Lechaillu, le digne maître d’école, connaissait-il sa fille.

Il était seul, en ce cas, à l’avoir devinée, car jamais une hypocrisie plus consommée ne fut mise au service d’une perversité si profonde qu’elle peut sembler exagérée, d’une dépravation inconcevable chez une femme jeune et ayant peu vu le monde.

Si elle se jugeait au fond du cœur la plus infortunée des créatures, il n’en parut jamais rien, ce fut un secret bien gardé.

Tous ses actes furent si bien marqués au coin d’une politique savante que son admirable comédie fit illusion, même à l’œil perçant de la jalousie.

Elle avait su se composer pour son mari, à défaut de l’amour qu’elle ne ressentait pas, les apparences d’une passion à la fois brûlante et discrète, que trahissaient certains regards jetés à la dérobée – et surpris – un mot, sa contenance dans un salon quand il entrait.

Si bien que tout le monde disait:

– La belle Berthe est folle de son mari.

C’était la conviction de Sauvresy, et il était le premier à dire, sans cacher la joie qu’il en éprouvait:

– Ma femme m’adore.

Telle était, exactement la situation des maîtres du Valfeuillu, lorsque Sauvresy recueillit à Sèvres, sur le bord de la Seine, le pistolet à la main, son ami Trémorel.

Ce soir-là, pour la première fois depuis son mariage, Sauvresy manqua le dîner après avoir promis d’arriver à l’heure, et se fit attendre.

Si incompréhensible était l’inexactitude, que Berthe eût dû être inquiète. Elle n’était qu’indignée de ce qu’elle appelait un manque absolu d’égards.

Même, elle se demandait quelle punition elle infligerait au coupable, lorsque sur les dix heures du soir, la porte du salon de Valfeuillu s’ouvrit brusquement. Sauvresy était sur le seuil, gai, souriant.

– Berthe, dit-il, je t’amène un revenant.

C’est à peine si elle daigna lever la tête, et encore sans perdre l’alinéa du journal qu’elle lisait. Sauvresy continuait:

– Un revenant que tu connais, dont je t’ai parlé bien souvent, que tu aimeras puisque je l’aime, et qu’il est mon plus vieux camarade, mon meilleur ami.

Et s’effaçant, il poussa Hector dans le salon, en disant:

– Madame Sauvresy, permettez-moi de vous présenter M. le comte Hector de Trémorel.

Berthe se leva brusquement, rouge, émue, agitée d’une émotion inexprimable, comme à une apparition effrayante. Pour la première fois de sa vie elle était confuse, intimidée, et n’osait lever ses grands yeux d’un bleu clair à reflets couleur d’acier.

– Monsieur, balbutia-t-elle, monsieur, croyez… du moment où mon mari… soyez le bienvenu.

Ce nom de Trémorel, qui éclatait là tout à coup dans son salon, elle le connaissait bien. Sans compter que Sauvresy le lui avait appris, elle l’avait vu dans les journaux, tous ses amis des châteaux voisins l’avaient prononcé.

Dans son esprit, d’après ce qu’elle avait lu ou entendu dire, celui qui le portait devait être un personnage immense, presque surnaturel. C’était, lui avait-on dit, un héros d’un autre âge, un fou, un viveur à outrance.

 

C’était un de ces hommes dont la vie épouvante le vulgaire, que le bourgeois idiot juge sans foi ni loi, dont les passions exorbitantes font éclater le cadre étroit des préjugés. Un de ces hommes qui dominent les autres, qu’on redoute, qui tuent pour un regard de travers, qui sèment l’or d’une main prodigue, dont la santé de fer résiste à d’effroyables excès, qui conduisent de la même cravache leurs maîtresses et leurs chevaux, les plus belles et les plus extravagantes créatures de Paris, les plus nobles bêtes de l’Angleterre.

Souvent, dans ses rêveries désespérées, elle avait cherché à imaginer ce que pouvait être ce redoutable comte de Trémorel. Elle parait des qualités qu’elle lui supposait, les héros au bras desquels elle s’enfuyait, bien loin de son mari, au pays des aventures. Et voilà que tout à coup il lui apparaissait.

– Donne donc la main à Hector, dit Sauvresy.

Elle tendit sa main, Trémorel la serra légèrement, et à ce contact, il lui sembla qu’elle recevait la secousse d’une batterie électrique. Sauvresy s’était jeté sur un fauteuil.

– Vois-tu bien, Berthe, disait-il, notre ami Hector est épuisé par la vie qu’il mène; on le serait à moins. On lui a ordonné du repos, et ce repos il vient le chercher ici, près de nous.

– Mais, mon ami, répondait Berthe, ne crains-tu pas que monsieur le comte ne s’ennuie un peu ici?

– Lui, pourquoi?

– Le Valfeuillu est bien tranquille, nous sommes de pauvres campagnards…

Berthe parlait pour parler, pour rompre un silence qui lui pesait, pour forcer Trémorel à répondre et entendre sa voix. Tout en parlant elle l’observait et étudiait l’effet qu’elle lui produisait. D’ordinaire, sa rayonnante beauté frappait ceux qui la voyaient pour la première fois, d’un visible étonnement.

Lui restait impassible.

Ah! qu’elle reconnaissait bien à cette froide, à cette superbe indifférence, le grand seigneur blasé, le viveur qui a tout essayé, tout éprouvé, tout épuisé. Et de ce qu’il ne l’admirait pas, elle l’admirait davantage.

«Quelle différence, pensait-elle, avec ce vulgaire Sauvresy, qu’un rien étonne, qui s’ébahit de tout, dont la physionomie trahit toutes les impressions, dont l’œil annonce tout ce qu’il va dire bien avant qu’il ouvre la bouche!»

Berthe se trompait, Hector n’était ni si froid ni si impassible qu’elle le supposait. Hector tombait simplement de lassitude. Ses nerfs bandés outre mesure pendant vingt-quatre heures se détendaient, et c’est à peine s’il pouvait se soutenir. Bientôt il demanda la permission de se retirer.

Resté seul avec sa femme, Sauvresy racontait à Berthe les circonstances déplorables – ce fut son mot – qui amenaient le comte au Valfeuillu. Ami sincère, il évitait tous les détails capables de donner un ridicule à son ami.

– C’est un grand enfant, disait-il, un fou, son cerveau est malade, mais nous le soignerons, nous le guérirons.

Jamais Berthe n’avait écouté son mari avec cette attention. Elle semblait l’approuver, mais en réalité elle admirait Trémorel. Oui, comme miss Fancy, elle était frappée de cet héroïsme: Gaspiller sa fortune et se tuer après.

– Ah! soupira-t-elle, ce n’est pas Sauvresy qui en ferait autant.

Non, Sauvresy n’était pas homme à se conduire comme le comte de Trémorel.

Dès le lendemain de l’arrivée du comte au Valfeuillu, il annonça son intention de s’occuper sans retard des affaires de son ami.

C’était à l’issue du déjeuner, dans la jolie serre disposée en salon qui suit la salle de billard.

Bien reposé, après une bonne et longue nuit dans un lit excellent, sans inquiétudes pressantes pour le moment, le désordre de ses vêtements réparé, Hector n’avait plus rien du naufragé de la veille. Il était de ces natures sur lesquelles les événements n’ont pas de prise, que vingt-quatre heures consolent des pires catastrophes, qui oublient les plus sévères leçons de la vie. Chassé par Sauvresy, il n’eût su où aller, et cependant il avait repris déjà l’insouciance hautaine du viveur millionnaire, habitué à plier à son gré les hommes et les circonstances. Il était redevenu impassible, froidement railleur, comme si des années s’étaient écoulées depuis sa nuit d’hôtel garni, comme si les désastres de sa fortune eussent été réparés.

Et Berthe s’étonnait de ce calme après de si surprenants revers, prenant pour de la force d’âme ce qui n’était chez Trémorel que puérile imprévoyance.

– Ça, disait Sauvresy, puisque je deviens ton homme d’affaires, donne-moi mes instructions et quelques notions indispensables. Quel est, ou était, comme tu voudras, le chiffre de ta fortune?

– Je l’ignore absolument.

Sauvresy qui s’était armé d’un crayon et d’une grande feuille de papier blanc, prêt à ranger des chiffres en bataille, parut un peu surpris.

– Soit, reprit-il, mettons x à l’actif et passons au passif. Que dois-tu?

Hector eut un geste superlativement dédaigneux.

– Je n’en sais, ma foi! rien, répondit-il.

– Quoi! pas même vaguement?

– Oh! si fait. Par exemple, je dois entre cinq et six cent mille francs à la maison Clair; à Dervoy, cinq cent mille francs; pareille somme à peu près aux Dubois d’Orléans…

– Et ensuite?

– Mes souvenirs précis s’arrêtent là.

– Mais tu as bien au moins quelque part un carnet sur lequel tu inscrivais le chiffre de tes emprunts successifs?

– Non.

– Au moins tu as conservé des titres, des états d’inscription, les grosses de tes diverses obligations?

– Rien. J’ai fait hier matin une flambée de toutes mes paperasses.

Le châtelain du Valfeuillu fit un bond sur sa chaise. De telles façons d’agir lui semblaient monstrueuses; il ne pouvait pas supposer qu’Hector posait. Il posait cependant, et cette affectation d’ignorance était une suprême fatuité de viveur et de bon ton. Se ruiner sans savoir comme est très noble, très distingué, très ancien régime.

– Mais malheureux, s’écria Sauvresy, comment m’y prendre pour nettoyer ta position.

– Eh! ne la nettoie pas; fais comme moi, laisse agir mes créanciers, ils sauront bien se débrouiller, sois tranquille; laisse-les mettre mes biens en vente…

– Jamais! si on arrive à une vente aux enchères, tu es absolument ruiné.

– Bast! un peu plus ou un peu moins!

Quel sublime désintéressement, pensait Berthe, quelle insouciance, quel mépris admirable de l’argent, quel noble dédain des détails mesquins et petits qui agitent le vulgaire!

Sauvresy serait-il capable d’un pareil détachement?

Certes, elle ne pouvait l’accuser d’avarice, il devenait pour elle, prodigue comme un voleur, il ne lui avait jamais rien refusé, il courait au-devant de ses plus coûteuses fantaisies, mais enfin, il avait pour le gain l’âpreté d’un fils de paysan, et, en dépit de sa haute fortune, il gardait quelque chose de la vénération paternelle pour l’argent.

Quand il avait un marché à passer avec un de ses fermiers, il ne craignait pas de se lever de grand matin, de monter à cheval, même en plein hiver, de faire trois ou quatre lieues sous la pluie pour attraper quelques centaines d’écus.

Il se serait ruiné pour elle, si elle l’eût voulu, elle en était convaincue, mais il se serait ruiné économiquement, avec ordre, comme le plat bourgeois qui ouvre un compte à ses vices.

Sauvresy réfléchissait.

– Tu as raison, dit-il à Hector, tes créanciers doivent connaître exactement ta situation; qui sait s’ils ne s’entendent pas? La façon dont ils t’ont refusé cent mille francs avec le plus touchant ensemble me le ferait supposer. Je vais aller les trouver…

– La maison Clair, où j’ai contracté mes premiers emprunts doit être mieux renseignée.

– Soit, je verrai M. Clair. Mais, tiens, si tu étais raisonnable, sais-tu ce que tu ferais!

– Parle.

– Tu m’accompagnerais à Paris, et, à nous deux…

Hector, à cette proposition, s’était dressé tout pâle, l’œil étincelant.

– Jamais, interrompit-il violemment, jamais!..

Ses «très chers» du club l’épouvantaient encore. Quoi! déchu, tombé, ridiculisé par son suicide manqué, il oserait reparaître sur le théâtre de sa gloire!

Sauvresy lui ouvrait les bras. Sauvresy était un brave cœur l’aimant assez pour ne pas s’arrêter à la fausseté de sa situation, pour ne pas le juger un lâche de ce qu’il avait reculé, mais les autres!..