Za darmo

La vie infernale

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Il ne daigna pas tourner la tête… que lui importait cette insulte.

Il se sentait, lui, innocent, rouler au plus profond d’un abîme d’infamie; il se voyait déshonoré, flétri, perdu!

Et, comprenant qu’il fallait un fait à opposer à un fait, il demandait à Dieu, fût-ce au prix de la vie, un secours, une idée, une inspiration, pour démasquer le coupable…

Ce fut un autre qui prit sa défense.

Avec une hardiesse dont on ne l’eût pas soupçonné à le voir, M. de Coralth se plaça devant Pascal, et d’un ton où il y avait encore plus de défi que de douleur:

– C’est une horrible méprise que vous commettez, messieurs, déclara-t-il. Pascal Férailleur est mon ami, et son passé répond du présent. Allez au Palais, informez-vous, et on vous dira si cet honnête homme est coupable de l’ignoble action dont on l’accuse…

Personne ne répondit.

On eût dit que dans l’opinion de chacun, Fernand remplissait simplement un devoir auquel il lui eût été difficile de se soustraire…

Le vieux monsieur dont l’opinion avait décidé la suspension et la reprise de la partie fut l’interprète de l’impression générale.

C’était un gros homme, qui soufflait comme un phoque en parlant, et qu’on appelait le baron.

– C’est très-bien, ce que vous faites là!.. dit-il à Fernand; oui, très-bien, parole d’honneur!.. Vous voilà hors de cause!.. Que diable! il n’est pas d’honnête homme à l’abri de votre mésaventure… Les coquins n’ont pas de signe particulier…

– C’est ce qu’on appelle «un impair,» vicomte! dit ironiquement un jeune homme.

M. de Coralth marcha droit à celui-là.

– Vous, mon cher, dit-il, vous me rendrez raison de ce mot, s’il vous plaît.

– Quand vous voudrez!..

Ils se mesuraient des yeux, on les entraîna dans la chambre voisine; chacun, à part soi, trouvant naturel et même juste que le vicomte, ayant eu un désagrément, s’en prît au premier venu…

Jusqu’alors, Pascal n’avait ni desserré les lèvres, ni même la bouche…

Après s’être un moment débattu entre les mains des joueurs qui s’étaient jetés sur lui, il demeurait immobile, promenant autour de lui un regard farouche, comme s’il eût espéré découvrir le lâche qui avait préparé le piége immonde où il était tombé.

Car il était victime d’une atroce machination, il n’en pouvait douter, encore qu’il lui fût impossible d’en soupçonner seulement le but.

Tout à coup ceux qui le tenaient sentirent qu’il tressaillait. Il se redressa. Il venait d’entrevoir une lueur d’espoir…

– Me sera-t-il permis d’essayer de me justifier?.. demanda-t-il.

– Parlez…

Il eût voulu se dégager, avoir les bras libres; ceux qui le maintenaient ne lâchant point prise, il se résigna, et d’une voix rauque:

– Je suis innocent!.. prononça-t-il. C’est un guet-apens inouï… Quel en est l’auteur?.. je l’ignore… Mais il est ici quelqu’un qui doit le connaître…

Des huées l’interrompirent.

– Voulez-vous donc m’égorger sans m’entendre!.. reprit-il, en haussant la voix. Écoutez-moi… Il y a une heure… au moment du souper… Mme d’Argelès s’est presque jetée à mes genoux en me conjurant de me retirer… Son trouble m’avait stupéfié… Maintenant, je me l’explique…

Celui qu’on appelait «le baron» se tourna vers Mme d’Argelès.

– Est-ce vrai, ce que dit cet homme? interrogea-t-il.

Elle se leva toute chancelante et répondit:

– C’est vrai.

– Pourquoi insistiez-vous tant pour qu’il s’éloignât?

– Je ne sais… un pressentiment… il me semblait qu’il allait arriver quelque chose…

Les moins clairvoyants purent constater l’hésitation douloureuse de Mme d’Argelès, son impassible visage s’était contracté… Mais les plus perspicaces s’y trompèrent. Ils pensèrent que s’étant aperçue du vol elle avait voulu faire évader le voleur afin d’éviter une scène…

Pascal lui parut près de se trouver mal.

– M. de Coralth, commença-t-il, peut vous affirmer…

– Oh! assez, interrompit un joueur, j’ai entendu M. de Coralth faire tout au monde pour vous empêcher de jouer.

Ainsi, la dernière, l’unique espérance de cet infortuné s’évanouissait… Il tenta un suprême effort, et s’adressant à Mme d’Argelès:

– Madame, dit-il d’une voix tremblante d’angoisse, je vous en conjure… dites ce que vous savez!.. Laisserez-vous périr un homme d’honneur!.. Abandonnerez-vous un innocent que vous pouvez sauver d’un mot!..

– Hélas!.. que voulez-vous que je dise!

Et comme néanmoins elle balbutiait quelques explications confuses:

– Mêlez-vous de la «cagnotte,» lui dit brutalement un joueur, on y met un franc par main, n’est-ce pas?..

Elle se tut, et Pascal vacilla sur ses jarrets comme après un coup de massue.

– C’est fini!.. murmura-t-il.

Personne ne l’entendit; on écoutait le baron, lequel semblait bien mécontent.

– Avec tout cela, disait-il, nous gaspillons un temps précieux… Nous aurions fait au moins cinq tours pendant cette scène absurde… Il faut en finir! Qu’allons-nous faire de ce joli garçon?.. Moi, je suis d’avis d’envoyer chercher le commissaire de police.

C’était loin d’être l’avis de la majorité. Sur ce seul nom, quatre ou cinq femmes s’envolèrent, et plusieurs hommes, – les plus haut placés de la réunion, – se fâchèrent presque.

– Devenez-vous fou! s’écria l’un d’eux. Nous voyez-vous tous cités en témoignage à la police correctionnelle!.. Vous avez oublié l’affaire Garcia, sans doute, et l’autre histoire chez Jenny Fancy… Le bel effet que cela fit dans le public, quand on vit je ne sais combien de grands noms mêlés à des noms d’escrocs et de filles!..

Rouge naturellement, le baron était devenu cramoisi.

– Ainsi, interrompit-il, c’est le respect humain qui vous arrête?.. Sacrebleu! on devrait bien avoir le courage de ses vices… Regardez-moi…

Célèbre par ses huit cent mille livres de rente, par ses propriétés en Bourgogne, par sa passion pour le jeu, ses chevaux et son cuisinier, le baron avait une grande influence. Pourtant, il ne l’emporta pas, et il fut décidé que «l’escroc» irait se faire pendre ailleurs.

– Qu’il rende au moins l’argent, grogna un perdant, qu’il dégorge…

– Son gain est là, sur la table…

– Croyez cela! fit le baron. Tous ces grecs vous ont des poches secrètes où ils «étouffent» leur bénéfice… Fouillez-le, à tout le moins.

– C’est cela, fouillons-le!..

Écrasé par une catastrophe inouïe, incompréhensible, imméritée, Pascal avait fini par s’abandonner, il semblait à l’agonie.

Ce cri ignoble: «fouillons-le!» alluma en lui une effroyable colère.

D’un mouvement formidable des reins et des bras – pareil à un lion qui secouerait des roquets pendus à sa peau – il se débarrassa de ceux qui le tenaient.

D’un bond, il fut à la cheminée, et saisissant un lourd candélabre de bronze, il le brandit comme une masse en criant:

– Le premier qui avance est un homme mort!..

Il n’y avait pas à en douter, il était prêt à frapper… Et une telle arme entre les mains d’un tel homme devait être terrible.

Le danger parut si grand, si pressant, que tous les autres s’arrêtèrent, chacun encourageant son voisin de l’œil, mais nul ne se souciant d’une lutte sans honneur dont le prix ne pouvait être que quelques billets de banque.

– Rangez-vous que je sorte!.. dit Pascal.

On hésita encore, mais on lui fit place…

Et, effrayant d’audace et d’énergie, il gagna la porte du salon et disparut.

Cette superbe explosion de l’honneur outragé, cette énergie succédant au plus morne abattement, ce mouvement terrible, ces menaces, tout cela avait été si prompt, si foudroyant en quelque sorte, que personne n’avait eu seulement la pensée de couper la retraite à Pascal.

Il avait déjà gagné la rue, que les autres n’étaient pas remis de leur stupeur et demeuraient à la même place, immobiles, muets, béants…

Ce fut une femme encore qui rompit le charme.

– Eh bien!.. fit-elle d’un ton où perçait l’admiration, il a de l’aplomb, ce joli monsieur!..

– Naturellement!.. Il avait à sauver la caisse.

C’était là l’expression même dont s’était servi M. de Coralth, et qui peut-être avait empêché Pascal de se retirer… Tout le monde applaudit.

Tout le monde… sauf le baron, cependant.

Il s’y connaissait en escrocs, cet homme si riche que sa passion avait traîné dans tous les tripots de l’Europe. Il avait coudoyé les grecs de tous les étages, ceux qui ont voiture et ceux qui n’ont pas de bottes.

Il avait assisté à bien des exécutions. Il connaissait le voleur qui avoue et se roule aux genoux de sa dupe; le tricheur qui avale les billets escroqués, le gredin qui tend le dos au bâton, et le fripon qui lave la tête avec l’accent indigné de l’honnête homme…

Mais jamais, à aucun de ces misérables le baron n’avait vu le fier regard dont cet innocent venait de foudroyer ses accusateurs.

Préoccupé de cette remarque, le baron fit signe de s’approcher à celui des joueurs qui avait saisi les poignets de Pascal.

– Sérieusement, lui demanda-t-il, avez-vous vu ce malheureux glisser des cartes dans le jeu?

– Pour cela, non. Mais vous savez bien ce dont on était convenu au souper?.. Nous étions sûrs qu’il volait, il fallait un prétexte pour compter les cartes.

– S’il n’était pas coupable, pourtant!

– Qui donc le serait?.. Il était le seul à gagner.

A ce terrible argument qui déjà avait écrasé Pascal, le baron ne répondit pas. Aussi bien, son intervention devenait nécessaire. On commençait à élever la voix autour du tas d’or et de billets que Pascal avait laissé devant sa place.

On l’avait compté, on y avait trouvé 36,320 francs, et il s’agissait de les répartir entre les perdants… C’est à ce sujet qu’on ne s’entendait plus.

Parmi ces joueurs, qui tous appartenaient à la «haute vie,» parmi ces juges qui voulaient l’instant d’avant fouiller un escroc, plusieurs se trouvaient qui évidemment enflaient leur perte. Cela se voit. En additionnant le nombre des déclarations, on arrivait au total surprenant de 91,000 francs. Le malheureux qu’on venait de chasser avait-il emporté la différence?.. Ce n’était pas admissible.

 

La discussion eût donc pris une méchante tournure sans le baron. En matière de jeu, sa décision avait force de loi.

Il disait tranquillement: «C’est comme cela!» et on se soumettait.

En moins de rien il eut terminé le partage et alors, se frottant les mains, tout heureux de voir terminée cette désagréable affaire:

– Il n’est que six heures!.. s’écria-t-il; nous avons encore le temps de faire deux ou trois tours.

Mais tous les hommes qui se trouvaient là pâles et harassés, humiliés et honteux d’eux-mêmes, ne songeaient qu’à se retirer.

On s’empressait au vestiaire.

– Un écarté, au moins, criait le baron, un simple écarté, cent louis en cinq points! A qui à faire?

Nul n’entendit sa voix, et désespéré il se résigna à suivre les autres, que Mme d’Argelès, debout sur le palier, saluait à la file…

Resté des derniers, M. de Coralth avait déjà pris la rampe et descendu deux ou trois marches, lorsque Mme d’Argelès se pencha vivement vers lui.

– Demeurez, dit-elle, il faut que je vous parle.

– Vous m’excuserez… commença-t-il…

Elle l’interrompit par un «Restez!» si impérieux, qu’il n’osa pas résister. Il remonta de l’air d’un homme qu’on traîne chez le dentiste, et sans un mot suivit Mme d’Argelès jusqu’à un petit boudoir, au fond de la galerie.

Une fois là, les portes fermées au verrou:

– Expliquons-nous… prononça Mme d’Argelès. C’est vous qui m’avez amené ce soir M. Paul Férailleur?

– Hélas!.. je ne saurais trop vous en demander pardon… Il m’en coûtera cher, peut-être… Je me bats dans deux heures avec ce petit imbécile de Rochecote.

– Où l’avez-vous connu?..

– Rochecote?

L’éternel sourire de Mme d’Argelès avait disparu.

– Je parle sérieusement, dit-elle, avec une nuance de menace. Comment avez-vous connu M. Férailleur?

– Bien simplement. Il y a sept ou huit mois, j’ai eu besoin d’un avocat, on me l’a indiqué, il a joliment plaidée mon affairé et nous avons conservé des relations…

– Quelle est sa position?

Le visage de M. de Coralth ne trahissait, en vérité, qu’un profond ennui et une grande envie de dormir. Il s’établit sur un fauteuil, et tout en bâillant à demi:

– Ma foi!.. répondit-il, je l’ignore… Pascal m’avait paru le garçon le plus rangé du monde… ce qu’on appelle un sage!.. Il demeure au fin fond d’un quartier perdu, derrière le Panthéon, avec sa mère, qui est veuve, une dame bien respectable, toujours vêtue de noir… Quand elle est venue m’ouvrir la porte, la première fois, j’ai cru que c’était un portrait de famille qui s’était dérangé de son cadre pour me recevoir… Je les suppose peu aisés… Pascal passe pour un homme remarquable et on le croyait appelé à de très-grands succès au barreau…

– Tandis que maintenant, il est perdu, sa carrière est brisée…

– Assurément!.. Vous comprenez qu’avant ce soir tout Paris connaîtra la scène de cette nuit…

Il s’interrompit, examinant d’un air de surprise merveilleusement joué Mme d’Argelès qui s’avançait vers lui, essayant de l’écraser du regard.

– Vous êtes un misérable, monsieur de Coralth!.. prononça-t-elle.

– Moi!.. Et pourquoi, grand Dieu!

– Parce que c’est vous qui avez glissé parmi les cartes les «portées» qui ont fait gagner M. Férailleur… Je vous ai vu!.. Cédant à mes prières, ce malheureux allait se retirer; c’est vous qui, par votre maladresse calculée, m’avez empêché de le sauver… Oh! ne niez pas…

Il se leva, et du plus beau sang-froid:

– Je ne nie rien, chère dame, répondit-il… absolument rien. De vous à moi, bien entendu…

Confondue de tant d’impudence, Mme d’Argelès resta un moment interdite.

– Vous avouez!.. fit-elle enfin. Vous osez avouer!.. Vous ne craignez donc pas que je dise hautement et à tous ce que j’ai vu!..

Il haussa les épaules.

– On ne vous croirait pas… fit-il.

– On me croirait, monsieur de Coralth, parce que je donnerais des preuves. Vous avez donc oublié que je vous connais, que votre passé n’a pas de secret pour moi, que je sais qui vous êtes et quel nom déshonoré vous cachez sous votre nom et votre titre d’emprunt!.. Je puis dire, moi, comment vous vous êtes marié, comment après avoir lâchement abandonné votre femme et votre enfant, vous les laissez mourir de misère et de faim… Je puis dire d’où vous tirez les trente ou quarante mille francs que vous dépensez par an… Vous ne vous souvenez donc plus de tout ce que Rose m’a raconté… monsieur… Paul!..

Elle avait frappé à la bonne place, cette fois, et si juste que M. de Coralth devint livide et eut un mouvement furieux comme pour se précipiter sur elle…

– Ah! prenez garde!.. s’écria-t-il, prenez garde!..

Mais ce ne fut qu’un éclair. Il redevint impassible, et d’un ton de persiflage:

– Et après?.. Pensez-vous que le monde ne soupçonne pas tout ce que vous prétendez lui révéler? On m’a, pardieu, accusé de bien d’autres choses!.. Quand vous aurez bien crié sur les toits que je suis un aventurier, on vous rira au nez, et je n’en serai ni mieux ni plus mal vu… Ce qui écraserait dix hommes honnêtes, comme Pascal Férailleur ne m’effleurerait même pas… Je suis dans le mouvement, moi!.. Il me faut le luxe, le plaisir, la grande vie, tout ce qui est bon et beau… et dame! pour me procurer tout cela, je fais de mon mieux… Assurément, je ne tire pas mes revenus de fermes en Brie, mais j’ai de l’argent, c’est l’essentiel… Ne sommes-nous pas au temps des absolutions? Chacun donne la sienne de crainte d’avoir besoin de celle du voisin. La vie est si dure et l’appétit si grand, que nul ne sait au juste, la veille, ce qu’il fera… ou plutôt ce qu’il ne fera pas le lendemain… Enfin, le nombre des gens à mépriser a rendu le mépris impossible… Un Parisien qui aurait l’absurde prétention de ne donner la main qu’à des irréprochables risquerait à certains jours de se promener des heures entières sur le boulevard sans trouver… l’occasion de sortir ses mains de ses poches.

Mais c’était là forfanterie pure, de la part de M. de Coralth… Mieux que personne il savait combien était fragile et menacée la base de sa vie fastueuse, toute de dehors et d’apparence.

Assurément, le monde est devenu d’une lamentable indulgence pour les existences douteuses, le monde ferme les yeux; il ne sait pas, il ne veut pas savoir… Raison de plus pour se montrer impitoyable, dès qu’un fait précis déchire la fiction…

Aussi, tout en affichant la plus impudente sécurité, M. de Coralth observait-il d’un œil anxieux l’attitude de Mme d’Argelès.

Et quand il la vit abasourdie de son cynisme:

– Du reste, reprit-il, nous gaspillons notre temps, comme dit le baron, à nous préoccuper de suppositions improbables et même impossibles… Je connais assez votre cœur et votre intelligence, chère madame, pour être parfaitement sûr que vous ne soufflerez mot…

– Qui donc m’en empêcherait?

– Moi!.. et par moi, j’entends la raison qui a glacé la vérité sur vos lèvres, quand Pascal, innocent, vous adjurait de venir à son secours… Il faut me pardonner beaucoup, chère madame… Ma mère, malheureusement, était une honnête femme qui ne m’a pas gagné de rentes…

Mme d’Argelès recula, comme si elle eût vu, devant elle, se dresser un reptile…

– Que voulez-vous dire? balbutia-t-elle.

– Eh!.. vous le savez aussi bien que moi!..

– Je ne sais rien; expliquez-vous…

Il eut le geste impatient de l’homme forcé de répondre à des questions oiseuses, et d’un air d’hypocrite commisération:

– Vous le voulez, dit-il, soit… Je connais de par le monde à Paris, rue du Helder, pour être précis, un charmant garçon dont j’ai souvent envié le sort. Rien ne lui a manqué depuis qu’il a pris la peine de naître… A Louis-le-Grand, il avait pour ses menus plaisirs trois fois autant d’argent que les plus riches élèves… Ses études terminées, un précepteur l’est venu trouver, les poches pleines d’or, pour le conduire en Italie, en Egypte, en Grèce… En ce moment, il fait son droit, et tous les trois mois, avec une invariable exactitude, une lettre de Londres lui apporte cinq mille francs. C’est d’autant plus merveilleux que ce garçon ne se connaît ni père ni mère… Il est seul ici-bas, avec ses vingt mille livres de rentes… Je l’ai entendu dire en riant que quelque bonne fée veille sur lui, mais je sais que sérieusement il se croit le fils naturel de quelque grand seigneur anglais… Parfois même, entre amis, après boire, il parle de se mettre à la recherche de son noble père, le lord…

L’effet qu’il produisait devait rassurer M. de Coralth. Mme d’Argelès, dès les premiers mots, s’était laissée tomber, comme assommée, sur une chaise longue.

– Donc, chère madame, poursuivit-il, si jamais fantaisie vous prenait de me faire de la peine, j’irais trouver ce charmant garçon. «Mon bonhomme, lui dirais-je, vous vous abusez singulièrement… Ce n’est pas de la cassette d’un pair d’Angleterre que sortent vos revenus, mais simplement d’une bonne petite «cagnotte» que je connais bien, pour l’avoir à l’occasion engraissée de mes vingt sous.» Et s’il se fâchait, s’il regrettait ses illusions aristocratiques: «Vous avez tort, ajouterais-je, car si le grand seigneur s’évanouit, la bonne fée reste, laquelle n’est autre que madame votre mère, une digne personne, allez! à qui votre éducation et vos rentes donnent bien du tintouin.» Et s’il doutait, je le conduirais chez sa maman, par une nuit de baccarat nerveux, et ce serait une scène de reconnaissance digne du talent de Fargueil.

Tout autre que M. de Coralth eût eu pitié de Mme d’Argelès. Elle agonisait.

– Voilà donc ce que je craignais!.. gémissait-elle d’une voix à peine intelligible.

Lui l’entendit, cependant.

– Quoi!.. fit-il, du ton le plus surpris, véritablement vous doutiez?.. Non, je ne puis l’admettre, ce serait faire injure à votre expérience… Des gens comme nous ont-ils donc besoin de se parler pour s’entendre?.. Aurais-je jamais songé à ce que j’ai osé chez vous, si je n’avais tenu le secret de vos tendresses maternelles, de votre délicatesse et de votre dévouement…

Elle pleurait… de grosses larmes silencieuses roulaient le long de son visage immobile, traçant un large sillon sur sa joue, à travers la poudre de riz…

– Il sait tout, murmurait-elle, il sait tout!..

– Oh!.. bien involontairement, je vous jure… N’aimant point, par caractère, qu’on fourre le nez dans mes affaires, je ne me mêle jamais de celles des autres… Le hasard a tout fait… C’était par une belle après-dînée d’avril, je venais vous chercher pour faire un tour de bois. J’entre justement dans ce boudoir où nous sommes, vous étiez en train d’écrire… Je m’asseois pour vous laisser finir, mais voilà qu’on vous appelle pour je ne sais quoi de très-pressé, et vous sortez précipitamment… Comment l’idée m’est-elle venue de m’approcher de votre table?.. c’est ce que je ne m’explique pas. Toujours est-il que je me suis approché et que j’ai lu votre lettre interrompue. Parole d’honneur, elle m’a touché, et la preuve, c’est que je me la rappelle presque textuellement. Jugez plutôt:

«Cher monsieur, écriviez-vous à votre correspondant de Londres, je vous expédie, outre les 5,000 francs du trimestre, 3,000 francs de supplément. Faites-les parvenir sans retard… Je crois ce malheureux enfant gêné et tourmenté par les créanciers… Hier, j’ai eu le bonheur de l’apercevoir rue du Helder, et je l’ai trouvé pâle et triste… depuis ce moment, je ne vis plus. Cependant, en même temps que cet argent, adressez-lui une lettre de paternelles remontrances. Il faut qu’il travaille et songe à se créer une position honorable. Seul, sans appui, sans famille, au milieu de ce Paris si corrompu, quels dangers ne court-il pas!..»

Là, chère dame, s’arrêtait votre lettre. Mais le nom et l’adresse s’y trouvaient. C’en était assez pour comprendre, c’en était trop, avouez-le, pour ne pas émoustiller ma curiosité. Vous souvient-il de notre attitude à votre retour?.. En vous apercevant que vous aviez oublié cette lettre commencée, vous avez pâli et m’avez regardé. – «Avez-vous lu, avez-vous compris?» disaient vos yeux. Les miens vous répondirent: «Oui, mais je me tairai…»

– Je me tairai de même, dit Mme d’Argelès.

M. de Coralth lui prit la main qu’il porta à ses lèvres.

– Je savais bien que nous nous entendrions, fit-il gravement… Je ne suis pas méchant, au fond, croyez-le bien, et si j’avais eu des rentes ou seulement une mère comme vous…

Elle détourna la tête, craignant peut-être que M. de Coralth ne lût dans ses yeux ce qu’elle pensait de lui; puis, après une pause, et avec l’accent de la prière:

 

– Maintenant que me voilà votre complice, fit-elle, laissez-moi vous supplier de tout faire pour empêcher la… scène de cette nuit de s’ébruiter…

– Impossible.

– Si ce n’est pour M. Férailleur, que ce soit pour sa mère, du moins, cette pauvre femme veuve…

– Il faut que Pascal disparaisse!

– Comme vous dites cela! Vous le haïssez donc, bien?.. Que vous a-t-il fait?

– A moi personnellement?.. Rien. Et même je me sentais pour lui une véritable sympathie…

Mme d’Argelès fut comme pétrifiée.

– Quoi!.. bégaya-t-elle; ce n’est pas… pour votre compte que vous avez… agi.

– Mon Dieu!.. non.

Révoltée, elle se redressa, et d’une voix où vibrait le mépris et l’indignation:

– Ah!.. c’est encore plus infâme, s’écria-t-elle; c’est encore plus lâche…

Mais elle s’arrêta, épouvantée de l’éclair de menace qui traversa les yeux de M. de Coralth.

– Trève de vérités désagréables, dit-il froidement. Si nous nous mettons à échanger l’opinion que nous avons l’un de l’autre, nous en arriverons vite à de très-vilains mots… Pensez-vous que j’aie agi pour mon plaisir!.. Jamais je n’ai tant pris sur moi qu’au moment où je glissais sur les cartes des «portées» préparées. Si on m’eût aperçu, cependant!.. j’étais perdu…

– Et vous croyez que personne ne vous soupçonne?..

– Personne… J’ai perdu plus de cent louis… Si Pascal était de notre monde, on s’inquiéterait peut-être, mais demain il sera oublié…

– Et lui, ne se doutera-t-il de rien?

– Il n’aurait pas de preuves à fournir, dans tous les cas…

Mme d’Argelès paraissait prendre son parti de ce qui arrivait.

– J’espère au moins, dit-elle, que vous me direz qui est l’ami que vous avez obligé.

– Pour cela, non!.. répondit M. de Coralth.

Et, consultant sa montre:

– Mais je m’oublie! s’écria-t-il. J’oublie que cet idiot de Rochecote attend son coup d’épée… Allez dormir, chère dame, et… au revoir.

Elle l’accompagna jusque sur le palier.

– Il est clair, pensait-elle, qu’il va courir chez l’ennemi de M. Férailleur…

Et, appelant son domestique de confiance:

– Vite, Jobin, lui dit-elle, suivez M. de Coralth, je veux savoir où il va… et surtout, prenez garde qu’il ne vous voie…