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La vie infernale

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XVII

– Faites, mon Dieu!.. faites que Pascal vienne bientôt à mon aide!

Ainsi, du plus profond de son âme, priait Mlle Marguerite en quittant M. Isidore Fortunat.

C’est que désormais la ténébreuse intrigue dont elle était victime n’avait plus de secrets pour elle. Complétant par les renseignements qu’on venait de lui donner ses informations personnelles et ses conjectures, elle touchait en quelque sorte du doigt la vérité.

Mais loin de la rassurer, le «traqueur d’héritages» l’avait épouvantée en lui dévoilant l’exacte situation du marquis de Valorsay.

Quels ne devaient pas être les transports de rage de ce viveur ruiné, réduit aux derniers expédients, à qui tout manquait, et qui se sentait glisser des sommets de son opulence dans les cloaques de la misère honteuse et méritée… De quoi ne serait-il pas capable, pour conserver un an, un mois, un jour de plus les apparences de sa grande vie!.. N’avait-on pas pu déjà mesurer les profondeurs de sa scélératesse?.. Reculerait-il devant un meurtre!..

Et la pauvre jeune fille se demandait, toute frissonnante, si Pascal était vivant encore, et comme en une vision funèbre, il lui semblait apercevoir son cadavre étendu sanglant au détour de quelque rué écartée…

Quels dangers ne la menaçaient pas elle-même!.. Car si elle connaissait le passé, elle ne pouvait prévoir l’avenir… Que signifiait la lettre de M. Valorsay, et quel sort lui réservait-il, pour chanter ainsi victoire d’avance?..

L’impression fut si terrible, qu’elle hésita un moment à courir chez le vieux juge de paix réclamer sa protection et lui demander un asile…

Mais cet accès d’épouvante dura peu. Perdrait-elle donc son énergie, sa volonté faiblirait-elle au moment décisif?..

– Non, mille fois non! répéta-t-elle. Périr, soit; mais périr en luttant.

Et, en effet, à mesure qu’elle approchait de la rue Pigalle, elle s’efforçait de chasser ses appréhensions sinistres pour ne s’inquiéter plus que du prétexte qu’elle donnerait si on s’était aperçu de sa longue absence.

Préoccupation superflue! De même qu’à son départ, elle trouva la maison livrée aux seuls domestiques, à ces étrangers fournis la veille, au hasard, par le bureau de placement.

C’est que de graves intérêts retenaient dehors le «général» et Mme de Fondège. Le mari avait ses chevaux à montrer, la femme à courir les magasins. Quant à Mme Léon, elle devait être retenue dehors par cette fameuse famille qu’elle s’était si soudainement improvisée…

Seule, libre de tout espionnage, ayant à se défendre du découragement, Mlle Marguerite s’était mise à écrire, quand un valet vint lui annoncer que sa couturière était là, demandant à lui parler…

– Qu’elle entre!.. répondit-elle avec une vivacité singulière, faites-la bien vite entrer.

Une femme d’une quarantaine d’années, de l’extérieur le plus simple et le plus distingué, parut.

En fournisseuse bien stylée, elle s’inclina respectueusement tant que le domestique fut là; mais, dès qu’il sortit, elle s’avança vers Mlle Marguerite, et lui prenant les mains:

– Chère demoiselle, dit-elle, je suis la belle-sœur de votre vieil ami le juge de paix. Ayant un avis pressant à vous faire parvenir, il cherchait, selon vos conventions, une personne de confiance pour ce rôle de couturière, quand je me suis offerte, pensant qu’il n’en trouverait pas de plus sûre que moi…

Une larme brilla dans les yeux de Mlle Marguerite… La moindre preuve d’intérêt est si douce au cœur des malheureux abandonnés!..

– Comment vous remercier jamais, Madame! balbutia-t-elle d’une voix émue!..

– En ne me remerciant pas… et en lisant bien vite la lettre que voici.

Cette lettre était ainsi conçue:

«Chère enfant, disait le vieux juge de paix, je suis enfin sur la piste des voleurs. Mis en rapport avec les gens dont M. de Chalusse avait reçu des fonds la surveille de sa mort, j’ai eu l’insigne et l’inespéré bonheur d’obtenir d’eux le détail minutieux des valeurs au porteur et le numéro des billets de banque qui se trouvaient dans le secrétaire… Avec cela, infailliblement, nous atteindrons le ou les coupables et nous les confondrons… Les F… se livrent à de folles dépenses, à ce que vous m’écrivez; tâchez de savoir et de me dire le plus tôt possible où et chez quels fournisseurs. Encore une fois, je réponds du succès; nous les prendrons la main dans le sac… Courage!»

– Eh bien!.. demanda la fausse couturière, quand elle vit que Mlle Marguerite avait terminé, que dois-je dire à mon beau-frère?

– Que demain, très-certainement, il aura les renseignements qu’il me demande. Je ne sais aujourd’hui que le nom du carrossier chez qui M. de Fondège a acheté ses voitures.

– Donnez-le moi par écrit, ce sera toujours cela.

Mlle Marguerite le lui remit, et heureuse très-certainement, car elle était femme, de se trouver mêlée honnêtement à une intrigue, elle sortit en répétant le mot du vieux juge:

– Courage!..

Il n’était plus besoin d’en souhaiter à Mlle Marguerite. L’assurance d’être si puissamment secondée centuplait sa vaillance. L’avenir qu’elle voyait si sombre l’instant d’avant s’éclairait. Par la lettre confiée à la photographie Carjat, elle tenait peut-être le marquis de Valorsay; le juge de paix, grâce aux numéros des billets de banque, devait fatalement prendre les Fondège. La protection de la Providence lui parut manifeste.

Aussi, est-ce d’une physionomie placide et presque souriante qu’elle accueillit successivement Mme Léon, qui rentrait exténuée, puis Mme de Fondège, qui revenait suivie de deux garçons de magasin chargés de paquets, et enfin le «général,» qui amenait son fils, le lieutenant Gustave.

C’était, ce lieutenant, un assez beau garçon de vingt-sept ans, à l’air insignifiant et bon enfant, à l’œil riant, fort moustachu, faisant sonner haut ses éperons, et portant crânement l’uniforme un peu théâtral du 13e régiment de hussards.

Il s’inclina devant Mlle Marguerite avec un sourire trop avantageux pour n’être pas déplaisant, et d’un geste non moins triomphant, il lui offrit son bras pour passer dans la salle à manger, quand un domestique vint annoncer que «Madame la comtesse» était servie.

Placée en face de lui, à table, la jeune fille ne pouvait s’empêcher d’observer curieusement, à la dérobée, l’homme qu’on eût voulu lui donner pour mari.

Jamais elle n’avait rencontré un plus parfait contentement de soi uni à une si complète banalité.

Et cependant il était clair qu’il se mettait en frais pour elle, et qu’à l’instigation de ses parents, sans doute, il se posait en prétendant, et en prétendant sûr d’être agréé, qui plus est. Il cherchait à briller, il s’étalait, il se «développait,» pour employer une de ses expressions.

Il est vrai qu’à mesure que s’avançait le dîner, sa conversation peu à peu haussait le ton. De gourmé qu’il semblait au potage, il s’était animé insensiblement, et trois ou quatre aventures de garnison, qu’il conta vers le dessert, malgré les coups d’œil furibonds de sa mère, ne devaient laisser ignorer à personne qu’il avait eu près des femmes les plus grands succès.

C’était la bonne chère qui lui déliait ainsi la langue, il n’y avait pas à en douter, et même, en dégustant un verre de ce Château-Laroze que Mme Léon prisait si fort, il lui échappa d’avouer à sa mère que si elle lui eût donné une «pension» pareille, lors de son dernier congé, eh bien, sacré tonnerre! il eût demandé une prolongation…

Le café une fois servi cependant, la causerie, contre l’ordinaire, se refroidit, languit et tomba presque.

Mme de Fondège, la première, sous prétexte de donner quelques ordres, disparut. Le «général» se leva ensuite et sortit, pour aller fumer, déclara-t-il, un cigare. Finalement, Mme Léon à son tour s’esquiva sans rien dire.

Ainsi, Mlle Marguerite restait seule avec le lieutenant Gustave.

Que cette désertion eût été concertée, elle ne pouvait conserver la moindre incertitude à cet égard… Mais quelle idée M. et Mme de Fondège avaient-ils donc de son esprit!.. Le procédé la révolta si fort qu’elle fut sur le point de se lever et de se retirer comme les autres… La raison la retint; elle se dit que peut-être ce jeune homme lui fournirait quelques indications précises, et elle resta…

Lui, fort rouge, semblait plus embarrassé qu’elle; toute sa verve était tombée…

Accoudé sur la table, il tenait de la main droite un petit verre à demi-plein d’eau-de-vie, qu’il fixait avec une obstination singulière, comme s’il eût espéré y trouver quelque sublime inspiration.

Enfin, après un gros moment du plus gênant silence:

– Mademoiselle, commença-t-il, aimeriez-vous à être la femme d’un officier? – Il prononçait «off’cier.»

– Je ne sais…

– Bah!.. vraiment!.. Mais au moins, j’espère, vous devinez pourquoi je vous fais cette question?

– Non!..

Tout autre que l’agréable lieutenant, décontenancé par le ton sec de Mlle Marguerite, se fût arrêté court.

Lui ne le remarqua pas. L’effort qu’il faisait pour se déclarer et la volonté d’être éloquent et persuasif absorbaient toutes ses facultés.

– Alors, mademoiselle, reprit-il, permettez que je m’explique… Nous nous voyons ce soir pour la première fois, mais sans qu’il y paraisse, ce n’est pas d’aujourd’hui que je vous connais… Voici je ne sais combien de temps que mon père, que ma mère surtout, me chantaient vos louanges… Mlle Marguerite par-ci, Mlle Marguerite par-là… Ils ne tarissaient pas. Cœur, esprit, talent, beauté, vous réunissiez à les entendre tous les dons de la femme… Et ils s’épuisaient à me répéter: «Ah! il ne sera pas à plaindre, celui qu’elle choisira.» Si bien que, moi, flairant un mariage, je me défiais et je vous avais quasi prise en grippe. Oui, d’honneur! j’arrivais avec les plus détestables préventions. Je vous ai vue, tout a été changé. Dès en entrant, j’ai senti au cœur un coup comme jamais de ma vie… et je me suis dit: «Lieutenant, mon ami, c’est fini, vous êtes pincé!»

 

Pâle de colère, étonnée et humiliée, la jeune fille écoutait, la tête basse, cherchant, sans les trouver, des termes pour traduire les sensations qui l’agitaient.

Lui, au contraire, comprenant bien qu’il produisait un effet, et ne discernant pas lequel, s’enhardissait, et donnant à sa voix les inflexions qu’il jugeait les plus tendres et les plus passionnées, il poursuivait:

– Qui donc, à ma place, n’eût de même subi le charme!.. Comment voir, sans être troublé jusqu’au fond de l’âme, ces yeux si beaux, ces merveilleux cheveux noirs, ces lèvres au sourire si doux, cette démarche enchanteresse, toutes ces grâces, toutes ces séductions!.. Comment entendre sans une énivrante émotion, cette voix au timbre plus pur que le cristal… Ah! que ma mère était loin de la vérité!.. Mais on ne dépeint pas les perfections d’un ange! Pour qui a le bonheur… ou le malheur de vous connaître, il ne saurait y avoir ici-bas d’autre femme que vous!..

Insensiblement il avait rapproché sa chaise, il avança la main pour prendre celle de Mlle Marguerite, et sans doute la porter à ses lèvres…

Mais elle, au contact de cette main, comme à celui d’un fer rouge, se dressa brusquement, l’œil étincelant, et d’une voix frémissant d’indignation:

– Monsieur!.. s’écria-t-elle, monsieur!..

Il en fut si interdit, qu’il demeura immobile et comme pétrifié, la pupille dilatée, le bras en l’air, balbutiant:

– Permettez, laissez-moi vous expliquer…

Elle ne l’entendit pas.

– Qui donc vous a dit que l’on pouvait impunément m’adresser de telles paroles? poursuivait-elle. Vos parents, n’est-ce pas? «Ose,» vous ont-ils dit… Et voilà pourquoi ils se sont retirés, et pourquoi pas un domestique ne paraît… Ah!.. c’est faire payer cher à une pauvre fille l’hospitalité qu’on lui accorde.

Des larmes près de jaillir tremblaient entre ses longs cils…

– A qui donc avez-vous cru parler? ajoutait-elle encore. Auriez-vous eu cette audace, si j’avais un père ou un frère pour vous demander raison de vos outrages!..

Le lieutenant bondit comme sous un coup de cravache.

– Ah! vous êtes dure!.. fit-il…

Et une inspiration heureuse traversant son esprit:

– On n’insulte pas une femme, mademoiselle, prononça-t-il, quand, en lui disant qu’on la trouve belle et qu’on l’aime, on lui offre son nom et sa vie.

Mlle Marguerite haussa les épaules d’un mouvement ironique, et demeura un moment silencieuse.

Elle, si fière, elle était cruellement blessée, mais la raison lui disait que poursuivre cette scène, c’était se rendre impossible une minute de plus le séjour de la maison du «général.» Alors où aller, sans s’exposer aux plus malveillants commentaires, et à qui demander asile?

Cependant, ces considérations seules ne l’eussent pas retenue.

Elle songea que se brouiller avec les Fondège et les quitter, c’était peut-être risquer la partie où elle jouait son avenir et celui de Pascal.

– Je dévorerai donc encore cette humiliation!.. se dit-elle.

Puis, tout haut, et d’un accent d’amère tristesse:

– C’est être peu soucieux de son nom, reprit-elle, que de l’offrir ainsi à une femme dont on ignore tout…

– Pardon! vous oubliez que ma mère…

– Il n’y a pas huit jours que votre mère me connaît, monsieur.

La plus vive surprise se peignit sur le visage du lieutenant.

– Est-ce possible!.. murmura-t-il.

– Votre père, lui, continua la jeune fille, s’est trouvé cinq ou six fois à table avec moi chez M. le comte de Chalusse, qui était son ami… Mais que sait-il de moi? Que tout à coup, il n’y a pas un an, je suis arrivée à l’hôtel de Chalusse et que M. le comte me traitait comme sa fille… et voilà tout. Qui je suis, où j’ai été élevée et comment, quel est mon passé, M. de Fondège l’ignore autant que vous…

– Mes parents m’ont dit que vous étiez la fille du comte de Chalusse, mademoiselle…

– Et la preuve?.. Ils auraient dû vous dire plutôt que je suis une malheureuse enfant trouvée, sans autre nom que mon nom de Marguerite…

– Oh!..

– Ils auraient dû vous dire aussi que je suis pauvre, très-pauvre, que sans eux j’en serais peut-être réduite à travailler pour gagner mon pain…

Un sourire incrédule glissa sur les lèvres du lieutenant…

L’idée lui vint que peut-être Mlle Marguerite voulait l’éprouver, et cela lui rendit quelque aplomb.

– Peut-être exagérez-vous un peu, mademoiselle, fit-il.

– Je n’exagère rien… Je ne possède au monde qu’une dizaine de mille francs, je vous le jure par tout ce que j’ai de plus sacré.

– Ce ne serait pas même la dot réglementaire, murmura le lieutenant.

Raillait-il, son évidente incrédulité était-elle sincère ou jouée?.. Que lui avaient dit en réalité M. et Mme de Fondège?.. Lui avaient-ils tout avoué et était-il leur complice, ou bien ne l’avaient-ils prévenu de rien, ne pouvant prévoir comment tournerait cette entrevue étrange?

Voilà ce dont Mlle Marguerite crut qu’il lui importait d’avoir la cœur net, et troublée qu’elle était, ne réfléchissant pas à l’incalculable portée de quelques paroles:

– Vous êtes persuadé que je suis riche, monsieur, reprit-elle; je ne le comprends que trop… Si je l’étais, vous devriez vous éloigner de moi comme d’une misérable, car je le serais par un crime…

– Mademoiselle!..

– Oui, par un crime… A la mort de M. de Chalusse, deux millions qui se trouvaient dans son secrétaire ont disparu… Qui les a volés?.. On a osé m’accuser… Votre père eût dû vous apprendre cela, monsieur, et aussi quels flétrissants soupçons pèsent encore sur moi…

Elle s’arrêta… Le lieutenant était devenu plus blanc qu’un linge…

– Grand Dieu!.. s’écria-t-il, avec un accent d’horreur, et comme si tout à coup une épouvantable lumière se fût faite dans son esprit…

Il eut un mouvement comme pour s’élancer dehors, mais se ravisant, il s’inclina devant Mlle Marguerite, et humblement, d’une voix étranglée:

– Me pardonnez-vous, Mademoiselle… balbutia-t-il. Je ne savais ce que je faisais… On m’avait égaré, en me flattant d’espérances insensées… Je vous en conjure, dites-moi que vous me pardonnez…

– Je vous pardonne, monsieur…

Cependant il ne s’éloigna pas encore:

– Je ne suis qu’un pauvre diable de lieutenant, poursuivit-il, sans autre fortune que mes épaulettes, sans autre avenir qu’un avancement incertain… J’ai été fou et insouciant, j’ai fait bien des sottises, mais il n’est rien dans mon passé que je ne puisse avouer sans rougir…

Il fixait Mlle Marguerite, comme s’il eût essayé de lire au plus profond de sa pensée, et c’est d’un ton solennel, contrastant avec sa légèreté habituelle, qu’il ajouta:

– Si le nom que je porte venait à être… compromis, ma carrière serait brisée, et je n’aurais plus qu’à donner ma démission… Je tenterai tout pour que l’honneur demeure intact aux yeux du monde, et que cependant justice soit rendue à qui on la doit… Promettez-moi de ne pas entraver mes desseins.

Mlle Marguerite tremblait comme la feuille… Maintenant elle comprenait son imprudence énorme… Ce malheureux avait tout deviné… Cependant elle se taisait; alors lui, d’un air égaré:

– Je vous en conjure, insista-t-il, voulez-vous que je me jette à vos genoux…

Ah!.. c’était un terrible sacrifice, qu’il lui demandait là…

Mais pouvait-elle demeurer insensible devant cette douleur si poignante…

– Je resterai neutre désormais, murmura-t-elle, c’est tout ce que je puis vous promettre… La Providence décidera…

– Merci!.. fit-il tristement, soupçonnant peut-être qu’il était trop tard, merci!..

Il sortait, il avait déjà ouvert la porte, un dernier espoir le ramena près de Mlle Marguerite, et lui prenant la main:

– Nous sommes amis, n’est-ce pas?.. demanda-t-il.

Elle ne retira pas sa main inerte et glacée, et d’une voix à peine intelligible elle répéta:

– Nous sommes amis!..

Sentant bien qu’il n’obtiendrait de Mlle Marguerite rien de plus que sa neutralité, le lieutenant se précipita dehors, et elle retomba sur sa chaise plus morte que vive.

– Que va-t-il arriver, grand Dieu! murmurait-elle.

Les intentions de ce malheureux jeune homme, elle pensait les avoir pénétrées, et palpitante, elle prêtait l’oreille, s’attendant entre le «général» et lui, à quelque terrible explication, dont les éclats arriveraient jusqu’à elle.

Presque aussitôt, en effet, sa voix retentit, brève et convulsive:

– Où est mon père?..

– Le «général» vient de partir pour son cercle.

– Et ma mère?..

– Une amie de Mme la comtesse est venue la prier de l’accompagner à l’Opéra.

– Ah!.. C’est de la démence!..

Et ce fut tout. La porte d’entrée s’ouvrit et se referma avec une violence inouïe, et on n’entendit plus rien que les ricanements des valets.

N’était-ce pas folie, en effet, de la part de M. et de Mme de Fondège de n’avoir pas attendu pour sortir l’issue de cette entrevue, ménagée par eux, et d’où leur vie dépendait!

Mais le délire s’était emparé d’eux depuis que tout à coup, grâce à un crime encore inexplicable, ils se trouvaient possesseurs d’une fortune immense, où sans compter ni réfléchir ils puisaient à pleines mains… Peut-être en se ruant furieusement au plaisir, en se hâtant d’assouvir toutes leurs convoitises, cherchaient-ils aussi à s’étourdir, à oublier, à étouffer l’implacable voix de la conscience…

Ainsi songeait Mlle Marguerite, mais on ne la laissa pas longtemps seule à ses méditations.

Par le départ du lieutenant, la consigne évidemment imposée aux domestiques se trouvait levée, et ils avaient hâte de relever le couvert…

Ayant obtenu, non sans peine, une bougie de ces serviteurs modèles, Mlle Marguerite gagna sa chambre.

Dans son trouble, elle oubliait Mme Léon, qui ne l’oubliait pas, elle, et qui, en ce moment, blottie contre la porte du salon, se désolait de n’avoir pu, autant dire, rien saisir de l’entretien du lieutenant et de sa chère demoiselle.

Réfléchir… la jeune fille ne le voulait pas. Qu’elle eut ou non commis une grande faute en se laissant deviner, et en ne sachant pas ensuite rester impitoyable, peu importait, puisqu’elle était résolue à tenir la promesse qui lui avait été arrachée… Et cependant, au dedans d’elle-même un pressentiment mystérieux lui affirmait que le châtiment du «général» et de sa femme n’en serait pas moins terrible, et qu’ils trouveraient leur fils plus inexorable que le plus sévère tribunal.

L’essentiel était de prévenir le vieux juge de paix… Rapidement elle résuma en deux pages la scène de la soirée, sûre de trouver le lendemain une occasion de jeter sa lettre à la poste.

Ce devoir accompli, et bien qu’il fût de bonne heure encore, Mlle Marguerite se coucha et prit un livre, espérant ainsi échapper à la douloureuse obsession de ses pensées. Espérance vaine!.. Ses yeux lisaient les mots, suivaient les lignes, parcouraient les pages, mais son esprit échappant à sa volonté s’élançait à la suite de ce jeune garçon à physionomie si rusée qui lui avait juré qu’il retrouverait Pascal.

Un peu après minuit seulement, Mme de Fondège rentra du théâtre, et immédiatement se mit à réprimander aigrement sa femme de chambre, qui n’avait pas eu la précaution de lui allumer du feu…

Le «général» ne rentra que bien plus tard, en fredonnant gaiement.

– Ils n’ont pas vu leur fils… se dit Mlle Marguerite.

Cette préoccupation, jointe à toutes les autres, la tourmentait si cruellement, qu’elle ne s’endormit qu’au jour; ce ne fut pas pour longtemps.

Il n’était guère que sept heures et demie, lorsqu’elle fut éveillée par un remue-ménage incompréhensible et par un grand bruit de marteaux…

Elle se demandait la raison de tout ce tapage, quand Mme de Fondège, déjà parée d’une robe mirifique à trois étages et à pouf énorme, entra dans sa chambre.

– Je viens vous enlever, chère fille, déclara-t-elle… Le propriétaire se décide enfin à nous accorder des réparations et ses ouvriers viennent d’envahir notre appartement. Le «général» a déjà décampé, imitons-le… Faites-vous bien belle et sauvons-nous.

Sans mot dire, la jeune fille se hâta d’obéir, pendant que Mme de Fondège lui détaillait toutes les courses qu’elles feraient et aussi le plaisir qu’elles prendraient à essayer le merveilleux coupé acheté l’avant-veille par le «général.»

Du lieutenant Gustave, pas un mot!..

Habituée aux somptueux équipages de l’hôtel de Chalusse, Mlle Marguerite trouva le coupé médiocre… Il était surtout très-voyant et choisi exprès, eût-on dit, pour attirer les regards.

Mme de Fondège ne se fit pas faute de le montrer, ce matin-là…

 

Visiblement elle était en proie à une exaltation nerveuse qui devait lui enlever le libre exercice de ses facultés…

Elle s’agitait, se remuait, elle semblait ne pouvoir tenir en place… En moins de rien, elle visita dix magasins, demandant à tout voir, trouvant tout affreux, payant sans compter… On eût dit qu’elle voulait acheter Paris entier…

Vers dix heures, elle traîna Mlle Marguerite chez Van Klopen… Reçue en habituée, grâce à ses commandes importantes depuis deux jours, elle put enfin pénétrer dans le salon mystérieux où l’illustre couturier sert à ses clientes de prédilection l’absinthe ou le madère…

En sortant de cette respectable maison, et avant de remonter en voiture:

– Où aller maintenant?.. demanda Mme de Fondège à Mlle Marguerite. J’ai donné la volée à mes gens, à cause des ouvriers, il n’y a donc pas de déjeuner à la maison… Pourquoi n’irions-nous pas toutes deux seules au restaurant!.. Les femmes du plus grand monde le font… Vous verrez comme on nous regardera… Je suis sûre que nous nous amuserons énormément…

– Ah! madame, vous oubliez qu’il n’y a pas quinze jours que le comte de Chalusse est mort!..

Mme de Fondège eut un mouvement de dépit, mais elle se maîtrisa, et d’un ton d’hypocrite compassion:

– Pauvre enfant! fit-elle, pauvre chatte chérie, c’est vrai, j’oubliais… Cela étant, il nous faut aller demander à déjeuner à la baronne Trigault… Vous verrez quelle femme délicieuse.

Et s’adressant à son cocher:

– Rue de la Ville-l’Évêque, hôtel Trigault, commanda-t-elle…

Debout, au milieu de sa cour, le cigare aux dents, le baron examinait une paire de chevaux qu’on lui proposait, quand le coupé de Mme de Fondège s’arrêta devant le perron…

Il ne l’aimait pas, et d’ordinaire la fuyait.

Mais précisément parce qu’il savait le crime du «général» et les projets de Pascal, il crut politique de se montrer aimable…

Ayant donc reconnu Mme de Fondège à travers les glaces, il s’avança vivement, lui tendant la main pour l’aider à descendre.

– Viendriez-vous me demander à déjeuner, disait-il, ce serait une agréable…

Le reste expira dans sa gorge… Il devint cramoisi, et le cigare qu’il tenait lui échappa des mains.

Il venait d’apercevoir Mlle Marguerite…

Son saisissement était trop manifeste pour que Mme de Fondège ne le remarquât pas, mais elle l’attribua à la surprenante beauté de la jeune fille…

– Mademoiselle, fit-elle, est Mlle de Chalusse, mon cher baron, la fille du noble et respectable ami que nous pleurons.

Ah!.. il n’était pas besoin qu’on dît au baron qui était cette jeune fille, il ne l’avait que trop compris.

Foudroyé d’abord, une pensée de vengeance terrible traversa son esprit comme un éclair… Il pensa que c’était la Providence même qui lui offrait le moyen d’en finir avec une situation intolérable qu’il n’avait pas le courage de dénouer…

Reprenant donc son sang-froid, grâce à un puissant effort, il précéda Mme de Fondège à travers les magnifiques appartements de son hôtel, et d’un ton léger:

– Ma femme est dans son petit salon, au bout de la galerie, dit-il… Elle va être ravie… Mais moi, j’aurais un gros secret à vous confier… Permettez que je conduise mademoiselle à la baronne, nous les rejoindrons dans un moment.

Aussitôt, sans attendre une réponse, il s’empara du bras de Mlle Marguerite qu’il entraîna jusqu’à l’extrémité de la galerie…

Là il ouvrit une porte, et d’une voix railleuse:

– Madame Trigault, cria-t-il, je vous présente la fille du comte de Chalusse…

Puis, poussant Mlle Marguerite stupéfaite, et se penchant à son oreille:

– Voilà votre mère, jeune fille, ajouta-t-il tout bas.

Et, refermant la porte, il revint à Mme de Fondège.

Plus blanche que son peignoir de mousseline, la Baronne Trigault s’était dressée tout d’une pièce…

C’était bien toujours la même femme qui, pauvre, et pendant que son mari bravait la mort pour lui conquérir une fortune, avait été éblouie par le luxe du comte de Chalusse, et qui, plus tard, riche à faire envie aux plus riches, était descendue, les mains pleines d’or, jusqu’à la boue, jusqu’à un Coralth.

Belle, la baronne l’avait été à miracle, et maintenant encore, quand elle traversait les Champs-Élysées au grand trot de ses chevaux, vêtue d’un de ces costumes excentriques qu’elle seule osait porter, bien des murmures d’admiration montaient jusqu’à elle.

Celle-là était bien l’épouse telle que la font les mœurs et la «haute vie,» la femme qui croit s’élever quand elle tombe dans le domaine des journaux et des chroniques, sans souci de son foyer désert, tourmentée d’un incessant besoin de mouvement et de bruit, la tête vide, le cœur sec, n’existant que pour et par le monde, dévorée par d’inassouvissables convoitises, trempant ses lèvres flétries à toutes les coupes, malheureuse par l’impossibilité d’étreindre les fantômes de son imagination déréglée, enviant tour à tour l’impudente liberté des femmes de théâtre ou l’avilissement de la fille des rues, toujours en quête de sensations nouvelles et n’en trouvant plus, épuisée, lassée, et se raccrochant désespérément à la jeunesse qui fuit…

Inaccessible à toute émotion qui n’était pas vanité, la baronne n’avait jamais eu une larme pour les atroces souffrances de son mari… Elle était sûre de son empire absolu sur lui; qu’importait le reste! Même son orgueil se délectait de cette certitude, qu’elle pouvait, au gré de son caprice, bouleverser ce malheureux fou, qui l’aimait en dépit de tout, lui arracher des rugissements de douleur et de rage, et l’instant d’après, d’un mot, d’un sourire, d’une caresse, le plonger dans le ravissement d’une extase idiote.

Car c’était ainsi, et bien souvent elle s’était fait un jeu cruel de l’exercice de son pouvoir.

Les jours passés, encore, après la scène affreuse surprise par Pascal, elle était revenue au baron, et elle avait obtenu de la lâcheté de sa passion les trente mille francs dont M. de Coralth avait besoin pour imposer silence à sa femme.

Et cependant, à cette heure, la baronne tremblait.

C’est que la pénétration ne lui manquait pas… Elle comprenait bien tout ce qu’avait d’alarmant la présence de Mlle Marguerite.

Pour que son mari lui amenât cette jeune fille – sa fille – il fallait qu’il sût tout et qu’il eût pris quelque résolution terrible.

Avait-elle donc épuisé une patience qu’elle croyait inépuisable?..

Elle n’ignorait pas que le baron avait placé son immense fortune de façon à pouvoir se dire et paraître ruiné. Si le courage lui était venu de rompre et de demander une séparation, qu’obtiendrait-elle des tribunaux?.. Une misérable pension alimentaire, presque rien…

Et alors, comment vivre et de quoi?.. Elle entrevoyait pour ses dernières années l’indigence qui avait désolé sa jeunesse: la gêne, la misère hideuse et honteuse… Elle se voyait, chute effroyable, tomber de son hôtel princier à un logement de quatre cents francs par an!

Non moins que Mme Trigault, Mlle Marguerite était atterrée, et elle restait comme clouée au sol, à la place même où le baron l’avait poussée…

Immobiles et muettes, elles demeurèrent ainsi en présence pendant un moment, qui leur parut un siècle…

Leur ressemblance, qui avait surpris Pascal, ne pouvait pas ne les point frapper, plus sensible maintenant qu’elles étaient là, face à face…

Mais tout était préférable au supplice de ce silence, et la baronne, rassemblant ses forces en un suprême effort, le rompit.

– Vous êtes la fille du comte de Chalusse, mademoiselle, commença-t-elle.

– Je le crois, mais je n’en ai pas la preuve.

– Et… votre mère?

– Je ne la connais pas, madame, et j’espère ne la connaître jamais.

Écrasée par cette phrase brève et dure, qui remuait en elle ses plus mauvais souvenirs, Mme Trigault baissait la tête…

– Qu’aurais-je à dire à ma mère? poursuivit la jeune fille. Que je la haïs?.. Le courage me manquerait. Et cependant puis-je songer sans amertume à la femme qui, après m’avoir misérablement abandonnée, voulait encore me dérober à la tendresse de mon père! Ah! j’ai été moins résignée que cela autrefois… La loi ne défend pas de rechercher sa mère; je m’étais dit que je découvrirais la mienne et que je me vengerais.