Za darmo

La vie infernale

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

XVI

Grande avait été la surprise de Mlle Marguerite le jour où, chez M. Isidore Fortunat, elle avait vu tout à coup Victor Chupin s’avancer vers elle, et d’une voix émue s’écrier:

– Que je perde mon nom, mademoiselle, si avant quinze jours je ne vous ai pas retrouvé M. Férailleur.

Il est vrai que, ce jour-là, l’employé de M. Fortunat n’était pas mis à son avantage.

Pour épier plus commodément M. de Coralth, il avait revêtu sa vieille défroque; et, dame!.. avec sa blouse et ses chaussures fatiguées, avec ses cheveux ramenés sur les tempes et sa casquette de toile cirée, il avait tout l’air d’un parfait garnement…

Cependant, tel est l’empire de la passion vraie, que Mlle Marguerite ne douta, pas une seconde du dévouement de cet étrange auxiliaire.

Faut-il le dire? Il lui inspira plus de confiance que n’en avait obtenu M. Fortunat avec ses façons obséquieuses et sa voix plus douce que miel.

Le regard de l’employé du moins était franc et direct…

Aussi presque sans hésitation:

– J’accepte vos services, monsieur, répondit-elle.

C’était bien à lui que cette belle jeune fille parlait de sa voix pure et sonore comme le cristal, c’était bien à lui!.. Victor Chupin se sentit grandi d’une coudée.

– Ah!.. vous avez raison de compter sur moi, reprit-il, en se frappant du poing sur la poitrine à la défoncer, car il y a quelque chose qui bat là-dedans… seulement…

– Quoi, monsieur?..

– Je me demande si vous consentiriez à faire ce que je désirerais… Ce serait bien utile, mais si ça doit vous gêner, n’en parlons plus…

– Et que désireriez-vous?..

– Vous parler tous les jours… Comme cela, je vous dirais mes démarches, et vous me donneriez les renseignements dont j’aurais besoin… Je sais bien que je ne peux pas aller sonner chez M. de Fondège et demander à vous dire deux mots… Mais il y a d’autres moyens… Par exemple, tous les soirs, à cinq heures précises, je passerais rue Pigalle, et, pour vous avertir que je suis là, je donnerais un signal, tenez, comme cela: «pi… ouit!..» Alors, sans faire semblant de rien, vous descendriez dès que vous le pourriez, et je vous débiterais mon petit boniment… sans compter que je vous serais crânement utile pour vos commissions…

Mlle Marguerite réfléchit un moment, puis inclinant la tête:

– Ce que vous me demandez est praticable, prononça-t-elle… A partir de demain, tous les soirs vers cinq heures je serai aux aguets… Si une demi-heure après le signal je n’étais pas descendue, c’est que je serais retenue…

Chupin eût dû être satisfait… Eh bien, non! Il avait une autre requête encore à présenter, et l’instinct, à défaut de l’éducation, lui en disant l’inconvenance, il n’osait…

Même son embarras était si visible, et il tortillait sa casquette si désespérément que la jeune fille, doucement, lui demanda:

– Qu’y a-t-il encore, monsieur?..

Il hésita… puis, prenant son courage à deux mains:

– Voilà!.. fit-il. Je ne connais pas M. Férailleur… Est-il grand ou petit, blond, brun, gras, maigre?.. Je n’en sais rien. Je me trouverais nez à nez avec lui que je ne pourrais pas dire: «C’est lui!» Ce serait une autre paire de manches si je voyais seulement une photographie de lui…

Mlle Marguerite rougit extrêmement; mais c’est de l’accent le plus simple qu’elle dit:

– Demain, monsieur, je vous remettrai la photographie de M. Férailleur…

– Alors, s’écria Victor Chupin, nous sommes des bons!.. N’ayez pas peur, Mademoiselle, à nous deux nous ferons voir le tour aux malins… Je suis là, pour un coup, et je réponds de la casse…

Témoin muet de cette scène, M. Fortunat crut devoir intervenir. Il n’était que médiocrement satisfait de l’importance soudaine dont se grandissait son employé; mais que lui importait, après tout, pourvu qu’il fût vengé de Valorsay.

– Victor est un garçon capable et sûr, mademoiselle, déclara-t-il, c’est moi qui l’ai dressé. Vous vous trouverez bien, je crois, de ses services…

Un «as-tu fini, vieux poseur!..» monta aux lèvres de Chupin… Il le retint par respect pour Mlle Marguerite.

– Voilà donc qui est dit, prononça-t-elle, à demain…

Et, souriante, comme on fait quand on conclut un marché, elle tendit la main à Chupin.

Ah! s’il n’eût écouté que son inspiration, il se fût jeté à genoux pour la baiser, cette main blanche et exquise comme jamais il n’en avait vu… A peine osa-t-il l’effleurer du bout des doigts, et encore il changea deux ou trois fois de couleur…

– Quelle femme! m’sieu, s’écria-t-il dès qu’elle fut sortie. Une reine!.. On se ferait hacher pour elle… Et bonne et futée… Vous avez vu, m’sieu, elle ne m’a rien offert… Elle a compris que si je travaille pour elle, c’est pour moi, pour mon contentement, de tout cœur et pour l’honneur… Cristi! aurais-je bisqué si elle m’avait offert de l’argent?.. Aurais-je été assez vexé, assez aplati.

Chupin ravi qu’on ne rétribuât pas ses peines!.. C’était si bien le monde renversé, que M. Fortunat en demeura abasourdi.

– Deviendriez-vous fou, Victor?.. fit-il.

– Fou? moi!.. jamais de la vie… Je deviens…

Il s’arrêta court. Il allait dire: «honnête homme.» Mais de même qu’il ne faut point parler de corde dans la maison d’un pendu, il est certains mots qu’on ne doit jamais prononcer devant certaines gens… Chupin savait cela, aussi se reprenant vivement:

– Quand je serai très-riche, m’sieu, ajouta-t-il, quand je serai banquier et que j’aurai des tas d’employés, qui passeront leurs journées à compter mes pièces de cent sous derrière des grillages, je veux une femme comme celle-là… Mais je file, bien au revoir, m’sieu…

Et voici comment et pourquoi l’honnête Mme Léon avait surpris sa «chère demoiselle» en grande conversation avec «un vaurien en blouse.»

C’est que Victor Chupin n’était pas un garçon à promettre et à ne point tenir.

S’il était difficile à émouvoir, comme tous ceux dont l’existence a été pénible, ses émotions durables ne s’évaporaient pas en vaines protestations… Quand l’enthousiasme vibrait en lui, ce n’était pas pour un jour…

Retrouver Pascal Férailleur devint son idée fixe. Tâche difficile, dans les conditions où il l’entreprenait.

Quel était en effet le point de départ de ses investigations?.. Il savait que Pascal habitait rue d’Ulm, et qu’il en était parti soudainement avec sa mère, en annonçant qu’il se rendait en Amérique. A cela se bornait le positif. Pour ce qui est des conjectures, Chupin était persuadé, sur la foi de Mlle Marguerite, que Pascal n’avait pas quitté Paris et y attendait l’occasion de se réhabiliter, en se vengeant de M. de Coralth et du marquis de Valorsay…

Avec ces seuls indices, espérer découvrir un homme ayant intérêt à se cacher, dans une ville comme Paris, n’est-ce pas folie?..

Ainsi ne pensait pas Chupin. Lorsqu’il avait déclaré qu’il répondait de tout, c’est qu’il avait, ainsi qu’il le disait, son idée.

C’est pourquoi, en sortant de chez M. Fortunat, il courut tout d’une haleine rue d’Ulm.

Le concierge de l’ancienne maison de Pascal n’était pas poli. C’était ce même homme qui avait répondu si brutalement à Mlle Marguerite. Mais Chupin possédait l’art de dérider les portiers les plus rébarbatifs et de leur arracher les renseignements dont il avait besoin.

Il apprit de celui-ci que c’était le 16 octobre, à neuf heures du soir, que Mme Férailleur, après avoir fait charger ses bagages sur un fiacre, y était montée en disant au cocher: «Place du Havre, au chemin de fer!..»

Chupin eût bien voulu savoir le numéro du fiacre, il ne voulait même que cela… Le concierge l’ignorait, mais il déclara que Mme Férailleur avait envoyé chercher cette voiture par sa femme de ménage, laquelle demeurait à deux pas, rue Mouffetard…

L’instant d’après, Chupin frappait à la porte de cette femme de ménage.

C’était une digne personne, qui regrettait amèrement ses maîtres. Elle confirma les dires du portier, mais elle avait oublié le numéro du fiacre. Tout ce qu’elle put dire, c’est qu’elle l’avait pris à la station de la rue Soufflot et que le cocher était un gros réjoui.

Chupin se rendit rue Soufflot.

Malheureusement le surveillant de la station était d’une humeur massacrante. Il commença par demander de quel droit on le questionnait, pourquoi et si on le prenait pour un mouchard?.. Il ajouta que son métier consistait à écrire sur un carnet le numéro de tous les fiacres de la station, à viser à l’arrivée et au départ la feuille des cochers, et qu’il ne pouvait fournir aucune indication…

Évidemment, il n’y avait rien à attendre de ce surveillant farouche… Chupin ne l’en salua pas moins civilement, et une fois hors de sa petite cabine:

– Mauvaise affaire!.. grommela-t-il piteusement. Il faudrait voir maintenant à trouver autre chose.

Découragé, il ne l’était aucunement, mais seulement déconcerté et fort perplexe.

Ah!.. s’il eût eu en poche une carte de la préfecture de police, si seulement son extérieur eût été de ceux qui imposent, il ne se fût point senti embarrassé… Suivre à la piste, à travers Paris un fiacre chargé de bagages, eût été pour lui aussi facile que de suivre dans la nuit un homme portant un fanal.

Mais, infime, chétif, sans appui ni recommandations, sans autres moyens que son aplomb et son expérience du pavé de «sa» ville, tout pour lui devenait obstacle.

Debout sur le trottoir, devant l’école de droit, il avait retiré sa casquette, et furieusement se grattait la tête, quand tout à coup:

– Suis-je assez bête! s’écria-t-il si haut que plusieurs passants se détournèrent pour voir qui s’adressait cette épithète peu flatteuse.

C’est qu’il venait de se rappeler un des débiteurs de M. Isidore Fortunat, qu’il était allé tourmenter bien souvent pour lui arracher quelques malheureuses pièces de cent sous et qui était employé à l’administration centrale de la Compagnie des Petites-Voitures.

 

– Si quelqu’un peut me tirer de peine, pensa-t-il, c’est ce gars-là… Pourvu qu’il soit encore à son bureau!.. Allons, Victor, mon fils, haut le pied!..

Ce qu’il y avait de pis, c’est qu’il ne pouvait se présenter à ce bureau vêtu comme il l’était… Bon gré mal gré, il lui fallait passer chez lui, rue du Faubourg-Saint-Denis, pour y endosser sa redingote d’employé aux recouvrements de M. Fortunat…

Il prit une voiture «à ses frais,» il se hâta tant qu’il put, mais les courses étaient longues, et dix heures sonnaient lorsqu’il arriva à l’administration centrale, avenue de Ségur.

Bonheur inespéré!.. Son homme, chargé d’un travail particulier de pointage, revenait chaque soir après son dîner, et il était là!..

C’était un brave garçon, un pauvre diable qui gagnait quinze cents francs par an, qui en dépensait deux mille et, comme de juste, qui employait le plus clair de son intelligence à défendre contre ses créanciers ses maigres appointements.

Il eut un geste furibond en reconnaissant Chupin, et son premier mot fut:

– Je n’ai pas le sou!

Chupin, lui, avait aux lèvres son meilleur sourire.

– Quoi!.. fit-il, vous pensez que je viens vous réclamer de l’argent, ici, à cette heure! Vous me prenez pour un autre!.. Je viens simplement vous demander un service…

Le front assombri de l’employé s’éclaira.

– Puisque c’est ainsi, asseyez-vous donc, dit-il, et voyons ce dont il s’agit…

– Voilà: le 16 octobre, à neuf heures du soir, une dame, demeurant rue d’Ulm, a envoyé chercher un fiacre à la station de la rue Soufflot, y a fait charger ses bagages, et s’est fait conduire, on ne sait où… Comme cette dame est parente du patron, il voudrait la rejoindre, et donnerait bien cent francs, plus que vous ne lui devez, pour savoir le numéro du fiacre… Il prétend que ce numéro, vous le lui diriez, si vous le vouliez… C’est impossible, n’est-ce pas?..

Plus encore que la remise de la dette, le doute de Chupin émoustilla l’employé.

– Rien n’est plus simple, au contraire, déclara-t-il, fier d’expliquer à un profane l’ingénieux mécanisme de son administration… Vous ayez bien dix minutes…

– J’aurai dix jours, s’il faut.

– Alors, vous allez voir.

Il se leva, passa dans le bureau voisin, et l’instant d’après reparut portant un énorme carton vert.

– Là dedans, fit-il, sont les feuilles de contrôle que chaque station envoie tous les soirs au bureau central…

Il ouvrit le carton, en examina rapidement le contenu, et d’un ton joyeux:

– Nous y sommes!.. dit-il. Voici la feuille du surveillant de la rue Soufflot pour le jour indiqué, 16 octobre… Voyons le mouvement des voitures entre neuf heures moins un quart et neuf heures un quart… Cinq fiacres sont arrivés à la station… Inutile de nous occuper de ceux-là… Trois l’ont quittée, portant les numéros 1781, 3025 et 2140… c’est un de ces trois-là qu’a pris la parente de votre patron…

– C’est trois cochers à interroger…

L’employé haussa les épaules.

– A quoi bon? prononça-t-il. Ah! vous ne connaissez pas tous nos moyens de contrôle! Les cochers sont fins, mais la Compagnie n’est pas bête… Moyennant cent cinquante mille francs que lui coûte annuellement sa police, elle sait heure par heure ce que font ses voitures… Je vais chercher la feuille des cochers des trois numéros, et l’une d’elles, certainement, nous renseignera.

Cette fois, les investigations furent assez longues, et Chupin commençait à s’impatienter, quand l’employé agita triomphalement une feuille de papier sale et toute fripée, en s’écriant:

– Quand je vous disais!.. Voici la feuille du fiacre 2140… lisez, tenez, là: «Vendredi, neuf heures dix minutes du soir, chargé rue d’Ulm!..» Que pensez-vous de ça?..

– C’est épatant!.. Mais où prendre le cocher?..

– En ce moment, je ne sais, il est dehors. Mais comme il est de ce dépôt, si vous voulez l’attendre, il finira toujours par rentrer…

– Je l’attendrai… Seulement, comme je n’ai pas dîné, il faut que j’aille manger un morceau… A une autre fois!.. Je vous promets que M. Fortunat vous renverra votre billet…

Chupin, en effet, avait grand faim, et c’est au pas de course qu’il gagna un petit restaurant qu’il avait remarqué en venant. Là, pour dix-huit sous, il dîna comme un prince; il s’offrit en manière de récompense une tasse de café et un petit verre, et c’est ainsi lesté qu’il retourna au dépôt.

Le fiacre 2140 n’étant pas rentré en son absence, il se mit en faction à la porte.

Ah!.. sa patience eût été mise à une rude épreuve, s’il n’eût possédé à fond l’art d’attendre, car c’est un art difficile que de savoir rester en observation sans trop s’ennuyer, sans attirer surtout l’attention…

Il était un peu plus de minuit, lorsque Chupin, non sans un battement de cœur, vit entrer dans la cour la voiture tant désirée…

Lentement le cocher descendit de son siége, passa au bureau du contrôleur verser son gain de la journée et rendre sa «feuille de retour» et sortit…

C’était bien un gros réjoui, ainsi que l’avait annoncé la femme de ménage, et qui ne fit point de façons pour accepter un verre de n’importe quoi chez un marchand de vin resté ouvert…

Il crut ou ne crut pas l’histoire que lui conta Chupin, pour justifier ses questions, le fait est qu’il y répondit sans difficultés.

Il se souvenait si bien d’avoir «chargé» rue d’Ulm, qu’il put donner le signalement de «la bourgeoise,» une vieille dame respectable, dire le nombre des colis, malles ou chapelières, et en décrire la forme.

Il avait conduit «sa pratique» à la gare de l’Ouest, rive droite, et s’était arrêté devant l’entrée de la rue d’Amsterdam. Et quand les facteurs du chemin de fer s’étaient approchés, en demandant, selon l’usage: «Pour où les bagages?» la vieille dame avait répondu: «Pour Londres.»

Chupin, à cette déclaration, faillit tomber de son haut.

Dans son opinion, Mme Férailleur n’avait commandé de la conduire au chemin de fer du Havre que pour dérouter les poursuites. Il eût parié qu’après vingt tours de roue elle avait donné à voix basse au cocher sa véritable adresse…

Et pas du tout…

Mlle Marguerite s’était-elle, donc trompée?.. Pascal avait-il réellement fui devant ses ennemis, sans même essayer de lutter?.. D’un tel homme, cela n’était pas admissible.

Cette nuit-là, Chupin dormit mal, et le lendemain, dès cinq heures du matin, il rôdait rue d’Amsterdam, collant l’œil aux devantures des marchands de vin, cherchant quelque facteur du chemin de fer…

Il ne tarda pas à en découvrir un, en train «de tuer le ver,» dont il se fit un camarade en moins de rien, grâce à certains procédés qu’il avait pour lier promptement connaissance.

Ce facteur, malheureusement, ne savait rien, mais il conduisit Chupin à un de ses collègues, lequel se souvint parfaitement d’avoir, dans la soirée du 16, aidé à décharger les bagages d’une vieille dame qui se rendait à Londres.

Cependant, ces colis n’étaient pas partis. La vieille dame les avait laissés en consignation, et le surlendemain, une grosse femme aux allures suspectes était venue les réclamer, le bulletin de dépôt à la main, et les avait fait enlever après avoir acquitté les droits de magasinage.

Ce qui fixait les souvenirs de ce digne facteur, c’était que cette grosse femme ne lui avait pas donné un liard de pourboire, quoiqu’il se fût montré plus complaisant que le règlement ne l’ordonne.

Et au moment de s’éloigner, elle lui avait dit de sa voix douceâtre et d’un air impudent:

– «Je vous revaudrai cela, mon garçon… Je tiens un débit de vins route d’Asnières… Si jamais vous passez par là, avec un de vos camarades, entrez chez moi, je vous en paierai une de fameux!..»

Ce qui exaspérait surtout le digne facteur, c’était cette conviction que la grosse femme s’était moquée de lui.

– Car elle ne m’a pas dit son nom, ni son adresse, la vieille scélérate!.. grondait-il. Aussi, gare dessous, si je la repince jamais!

Déjà Chupin s’éloignait, peu sensible aux doléances de son donneur de renseignements.

A cette heure, qu’il s’expliquait le stratagème employé par Mme Férailleur pour égarer les recherches, ses conjectures se changeaient en certitude.

Il lui était prouvé que Pascal se cachait quelque part à Paris. Mais où? Il lui était démontré que rejoindre la grosse femme serait retrouver Mme Férailleur et son fils. Comment y arriver?

Cette femme avait dit qu’elle tenait un débit de boissons route d’Asnières; était-ce vrai?.. N’était-ce pas probable, plutôt, que cette indication vague n’était qu’une précaution nouvelle?

Ce qu’il y a de sûr, c’est que Chupin, qui connaissait tous les cabarets de la route d’Asnières, ne se rappelait pas avoir jamais vu trôner derrière un comptoir une puissante matrone telle que l’avait décrite le facteur.

Si, cependant, il se souvenait de la Vantrasson.

Mais imaginer une communauté d’intérêts quelconque entre Pascal et la mégère du Garni Modèle, n’était-ce pas folie! Cependant, comme il se trouvait dans une de ces situations où on doit tâter toutes les chances, c’est au Garni Modèle qu’il se rendit.

L’établissement, depuis le soir où il y était venu avec M. Isidore Fortunat, n’avait pas changé… Seulement au plein jour il paraissait plus sordide et plus sinistre… On voyait combien menaçait ruine cette grande maison restée inachevée faute d’argent, et les denrées amoncelées dans la boutique faisaient décidément horreur.

La Vantrasson n’était pas à son poste habituel, c’est-à-dire à son comptoir entre son chat noir, sa dernière affection, et les bouteilles où elle puisait son «mêlé-cassis,» sa consolation suprême ici-bas.

Il n’y avait dans le «débit» que le patron.

Assis tout au fond, devant une table, avec une chandelle allumée près de lui, il se livrait à une occupation bizarre et qui eût étrangement intrigué Chupin s’il l’eût remarquée.

Vantrasson faisait fondre à sa chandelle de la cire à bouteille, la laissait tomber sur la table, y apposait un sou, en manière de cachet, et ensuite, quand elle était refroidie, armé d’un mince couteau de vitrier, il s’évertuait à la détacher du bois sans abîmer l’empreinte…

Chupin ne prit pas garde à cela.

– La bourgeoise est absente, grommela-t-il, fameuse affaire!..

Et comme il avait «son idée,» c’est-à-dire un moyen de s’assurer de la réalité ou de l’inanité de ses suppositions, il entra bravement.

Au grincement de sa porte, Vantrasson se leva si maladroitement, si adroitement, plutôt, que tous ses outils, cire, empreintes et couteau roulèrent à terre.

– Qu’est-ce qu’il faut vous servir? demanda-t-il de sa voix éraillée.

– Rien!.. Je voudrais parler à la bourgeoise.

– Sortie!.. Elle fait un ménage en ville, le matin.

C’était un trait de lumière… Entre toutes les hypothèses admissibles, Chupin n’avait point songé à celle-là qui expliquait ce qui lui avait paru inexplicable. Mais il sut dissimuler ses tressaillements d’espoir, et d’un air dépité:

– Comme c’est amusant… fit-il. Va falloir que je revienne…

– C’est donc un secret que vous avez à dire à ma femme?

– Jamais de la vie!

– Je suis bon pour vous répondre, alors.

– Je ne vous cache pas que ça m’irait. Je suis employé au chemin de fer de l’Ouest, bureau des consignations, et je voudrais savoir si votre épouse n’est pas venue ces jours passés retirer des colis.

La physionomie du marchand de vin-épicier-logeur trahit cette vague et incessante inquiétude des gens qui comptent les jours par leurs méfaits. Ce n’est qu’après une visible indécision qu’il répondit:

– Oui, ma femme est allée à la gare du Havre, chercher des bagages, l’autre dimanche…

– Parfait… Alors voilà la chose: l’employé du magasin a oublié de lui faire rendre le bulletin de dépôt, ou il l’a perdu, de sorte qu’il ne le retrouve pas… Je venais prier votre femme de voir si elle ne l’aurait pas gardé, par hasard… Quand elle rentrera, faites-lui ma commission, et si elle le retrouvait, renvoyez-le moi par la poste…

La ruse était grossière, mais suffisante pour tromper Vantrasson.

– A quel nom l’adresser, ce bulletin? demanda-t-il.

– Au mien, Victor Chupin.

Imprudent!.. Il ne pouvait, il est vrai, soupçonner l’abus qu’avait fait de son nom M. Isidore Fortunat le soir où il avait remis aux époux Vantrasson un billet à ordre signé d’eux en échange d’une reconnaissance.

Mais le patron du Garni Modèle n’avait pas oublié le nom prononcé par M. Fortunat. Il blêmit de colère, croyant voir son prétendu créancier, et passant brusquement entre la porte et lui:

 

– Ainsi, fit-il, votre nom est bien Chupin, Victor…

– Mais… oui.

– Et vous êtes employé au chemin de fer?

– Je viens de vous le dire.

– Ce qui ne vous empêche pas de vous occuper de recouvrements, n’est-ce pas?

Instinctivement Chupin recula, comprenant qu’il venait de faire une sottise et ne concevant pas laquelle.

– Je m’en occupais autrefois! balbutia-t-il.

Vantrasson ne douta plus.

– Ah! tu avoues donc que tu n’es qu’une canaille!.. s’écria-t-il. Tu avoues donc que c’est toi qui as racheté pour quatre sous un vieux billet de moi, et qui m’as envoyé ici un huissier pour me saisir. Ah! tu achètes des créances dans les faillites! Ah! tu veux faire arriver de la peine au pauvre monde… Eh bien! puisque je te tiens, brigand, je vais te régler ton compte… A toi celui-là!

Et d’un terrible coup de poing il envoya rouler à l’autre bout de la boutique son prétendu créancier…

Chupin, par bonheur était leste… D’un bond il fut debout, et franchissant une table la mit entre lui et son dangereux adversaire.

Rompu à ce terrible jeu qu’on appelle «la savate,» Chupin, le vieux gamin de Paris se fût défendu avec avantage s’il eut eu du champ.

Mais là, dans cet étroit espace, acculé dans un angle, il se vit perdu.

– Quelle «tripotée!» pensa-t-il tout en évitant avec une prestigieuse agilité le poing de Vantrasson, un poing à assommer un bœuf.

Il eut bien l’idée de crier à l’aide!.. Mais l’entendrait-on, viendrait-on? Et si l’on venait, la police, curieuse, ne s’en mêlerait-elle pas? Or, la police s’en mêlant, il y aurait un commencement d’enquête qui dérangerait peut-être les projets de Pascal.

Avec cette appréhension de nuire à ceux qu’il voulait servir, il se fût fait hacher sur place plutôt que de laisser échapper un cri. Résolu à se tirer seul du guêpier, il changea de tactique et, au lieu de parer comme il avait fait jusqu’alors, il ne songea plus qu’à gagner, coûte que coûte, la porte…

Il y arrivait, non sans dommage, lorsqu’elle s’ouvrit, et un jeune homme vêtu de noir et scrupuleusement rasé entra, qui d’une voix bien timbrée dit:

– Eh bien! qu’est-ce que cela?

La vue de ce nouvel arrivant parut stupéfier Vantrasson.

– Ah!.. c’est vous, M. Mauméjan, balbutia-t-il d’un air penaud… Ce n’est rien, nous plaisantions…

M. Mauméjan sembla se contenter de l’explication, et du ton indifférent d’un homme qui exécute une commission sans savoir ce dont il s’agit:

– Comme on sait que votre femme fait mon ménage, reprit-il, on m’a chargé de vous demander si vous seriez prêt pour l’affaire convenue.

– Certainement, et même je m’en occupais encore il n’y a qu’un instant…

Chupin n’en entendit pas davantage…

Il s’était précipité dehors, les vêtements en désordre et fort meurtri, mais ne sentant pas son mal tant sa joie était grande.

– Celui-là est M. Férailleur, pensait-il. J’en suis sûr et je vais en avoir la preuve…

A vingt pas de là était une bâtisse abandonnée, Chupin s’y blottit et attendit…

Et lorsque M. Mauméjan sortit du Garni Modèle, il le suivit…

Il le vit remonter la route d’Asnières, prendre à droite la route de la Révolte et finalement s’arrêter devant une maison de chétive apparence.

Alors il se rapprocha bien vite, et doucement:

– M’sieu Férailleur?.. appela-t-il.

Instinctivement le jeune homme se détourna… Puis, reconnaissant sa faute, et qu’il s’était trahi, il bondit jusqu’à Chupin, et lui saisissant les poignets, qu’il serra à les briser…

– Malheureux!.. fit-il; qui es-tu, qui t’a chargé de me suivre, que me veux-tu?..

– Pas si fort, m’sieu, ne serrez pas si fort! Vous me faites mal!.. Je vous suis envoyé par Mlle Marguerite…