Za darmo

La vie infernale

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XV

Stupide d’étonnement, M. Wilkie restait debout, les bras pendants, au milieu du salon…

– Permettez!.. balbutiait-il, permettez. Je demande à m’expliquer…

Rien! Mme d’Argelès ne détourna point la tête, la porte se referma et il demeura seul.

Si «fort» qu’on soit, on n’est jamais complet: il se sentait bouleversé intérieurement, et «tout chose» comme jamais auparavant…

Non que, se jugeant tout à coup, il se repentit, il en était incapable, mais parce qu’il est des heures où la conscience engourdie s’agite, où les instincts dévoyés reprennent leurs droits…

Même, s’il eût suivi son inspiration, il se fût précipité après sa mère, prêt à tomber à ses genoux.

La réflexion, l’idée du vicomte de Coralth et du marquis de Valorsay arrêtèrent ce premier mouvement, le bon.

– Ils me «blagueraient,» pensa-t-il… Tant pis!.. C’est elle qui le veut!..

Et retroussant fièrement sa moustache, il sortit la tête haute, poursuivi jusqu’au seuil de l’hôtel d’Argelès par les murmures des domestiques, bien près de se changer en huées.

Mais que lui importait! l’opinion des subalternes ne montait pas jusqu’à lui… Il n’avait pas fait cent pas dans la rue que son émotion s’était dissipée, et qu’il ne songeait plus qu’aux moyens de distraire son impatience jusqu’à l’heure qui lui avait été fixée par M. de Valorsay.

Il n’avait pas déjeuné, mais son estomac, ainsi qu’il se l’avouait, n’était pas à la hauteur, et il lui eût été impossible d’avaler une bouchée… Ne voulant pas rentrer chez lui, il se mit en quête d’un de ses anciens amis, avec l’intention généreuse de les écraser de ses grandeurs nouvelles. N’en trouvant pas, et comme il fallait à toute force une issue à la vanité qui l’étouffait, il entra chez un graveur, qu’il étourdit de son importance, et se commanda des cartes de visite: W. de Gordon-Chalusse, avec une couronne de comte dans un des angles…

Avec tout cela, le temps passait si bien qu’il arriva un peu en retard au rendez-vous de ce «cher marquis.»

Il le retrouva comme il l’avait quitté, dans son fumoir, causant avec le vicomte de Coralth…

M. de Valorsay était sorti, cependant… Mais il ne lui avait pas fallu plus d’une heure pour mettre en mouvement toutes ses batteries, dressées et prêtes à jouer depuis la veille…

– Victoire!.. s’écria dès le seuil M. Wilkie. Ça été dur, mais je me suis montré… J’hérite, je tiens les millions!..

Et sans laisser à ses «excellents bons» le temps de le féliciter, il se mit à raconter son entrevue avec Mme d’Argelès, outrant l’odieux de sa conduite, s’attribuant toutes sortes de propos «très-raides» qu’il n’avait point tenus, posant de son mieux enfin pour l’homme de bronze, et tout d’un bloc, ainsi qu’il disait.

– Décidément vous êtes plus fort que je ne croyais, opina gravement M. de Valorsay quand il eut terminé.

– Hein… n’est-ce pas?..

– Positivement… Et de plus, vous avez toutes les chances. Que votre histoire s’ébruite, et elle s’ébruitera, et vous voilà lancé… Voyez-vous la stupeur de Paris, apprenant que Lia d’Argelès était une honnête femme se dévouant pour son fils, une martyre dont la réputation scandaleuse n’était que l’enseigne mensongère d’un tripot commandité par des hommes du monde… Les journaux en ont pour un mois à s’ébahir de cette aventure étrange… Sur qui rejaillira tout ce bruit? Sur vous, cher monsieur, et vos millions brochant sur le tout, vous voilà le lion de l’hiver…

M. Wilkie ne se sentait pas de joie, et d’un ton de fausse modestie:

– De grâce, cher marquis, bégayait-il, ménagez-moi!.. vous me comblez… parole d’honneur!.. vous me comblez…

Mais M. de Valorsay ne se déridait point.

– De mon côté, reprit-il, je suis allé, ainsi que je vous l’avais promis, aux informations. Je le regrette presque; tout ce que j’ai découvert est… singulier.

– Bah!..

– Je le disais encore à Coralth, quand vous êtes entré… C’est à ce point qu’il me serait pénible de me trouver mêlé à cette affaire… Aussi, ai-je donné rendez-vous ici aux gens de qui je tiens mes renseignements… Vous allez les entendre et ensuite vous déciderez…

Il sonna sur ses mots, et un domestique étant accouru:

– Faites entrer M. Casimir, commanda-t-il.

Le domestique se retira pour exécuter l’ordre, et le marquis poursuivit:

– Casimir était le valet de chambre du comte de Chalusse… C’est un brave garçon, probe, intelligent, très-entendu, tel qu’il vous en faut un. Je ne vous cacherai pas que l’espoir d’entrer à votre service a beaucoup contribué à lui délier la langue.

Il s’arrêta.

M. Casimir entrait la bouche en cœur, l’échine en cerceau, ministériellement vêtu de noir, le cou serré dans un carcan de mousseline blanche.

– Mon brave, lui dit M. de Valorsay en lui montrant M. Wilkie, monsieur est l’unique héritier de votre ancien maître… Une preuve de dévouement peut le déterminer à vous garder près de lui… C’est lui qu’intéresse ce que vous m’avez dit; voyez s’il vous convient de le lui répéter…

Très-préoccupé de trouver une bonne place, M. Casimir s’était adresser à M. de Valorsay, il avait beaucoup causé, et le marquis avait eu l’idée d’en faire, sans qu’il l’en doutât, le complice de ses desseins…

– Je ne renie jamais mes paroles, prononça-t-il, et puisque Monsieur est l’héritier, je lui dirai qu’on a détourné des sommes immenses de la succession de défunt M. le comte de Chalusse…

M. Wilkie bondit sur sa chaise.

– Des sommes immenses!.. fit-il. Est-ce possible!..

– Dame!.. que monsieur soit juge… Le matin de sa mort, M. le comte avait dans son secrétaire plus de deux millions en billets de banque et en valeurs au porteur… Et, quand la justice est venue pour l’inventaire, on n’a plus rien retrouvé… Même, nous autres, les gens de la maison, nous étions dans une colère terrible, craignant d’être inquiétés…

Ah!.. si M. Wilkie eût été seul… Mais là, sous l’œil du marquis et de M. de Coralth, pouvait-il ne pas garder un maintien stoïque… Il y réussit presque, et d’une voix qui n’était pas trop altérée:

– Je la trouve mauvaise… fit-il. Deux millions, c’est un joli banco!.. Et dites-moi, mon ami, connaît-on le voleur?..

Le regard trouble du valet de chambre trahit l’inquiétude de sa conscience… Mais il s’était trop avancé pour reculer.

– Je ne voudrais pas accuser un innocent, répondit-il, cependant il y a une personne qui a eu toute la journée entre les mains la clef du secrétaire… Même sans moi les gens de l’hôtel lui auraient fait un mauvais parti…

– Et qui est cette personne?..

– Mlle Marguerite…

– Connais pas!..

– C’est une jeune demoiselle qui est, à ce que disent d’aucuns, la fille naturelle de M. le comte… Elle faisait la pluie et le beau temps à l’hôtel…

– Qu’est-elle devenue?..

– Elle s’est retirée chez un ami du défunt, monsieur le «général» de Fondège… Même, elle n’a jamais voulu emporter ses bijoux et ses diamants, ce qui a paru louche, car il y en avait pour plus de cent mille écus. Et même, les Bourigeau me disaient: «Ça, M. Casimir, ce n’est pas naturel…» Les Bourigeau, c’est les concierges de l’hôtel, de braves gens. Monsieur n’en trouverait pas de pareils.

Malheureusement, la réclame qu’en bon camarade il allait faire à ses amis les portiers fut interrompue par un valet de pied, qui, après avoir respectueusement gratté à la porte, entra et dit:

– M. le docteur est là qui désirerait parler à M. le marquis.

– Bien, fit M. de Valorsay; priez-le d’attendre. Quand je sonnerai, vous l’introduirez…

Et s’adressant à M. Casimir:

– Vous pouvez vous retirer, ajouta-t-il, mais ne quittez pas l’hôtel. Monsieur vous fera connaître ses intentions…

Le digne valet de chambre sortit à reculons, et dès qu’il fut dehors:

– Voilà une histoire!.. s’écria M. Wilkie… Un vol de deux millions!..

Le marquis branla tristement la tête, et d’un ton grave:

– Ce n’est rien, cela, prononça-t-il. Je soupçonne quelque chose de bien autrement terrible…

– Quoi donc!.. Parole sacrée vous m’effrayez…

– Attendez!.. Je me trompe peut-être, il se peut que le docteur se soit trompé… Enfin vous allez l’entendre…

Et sans plus écouter M. Wilkie, il tira le cordon de la sonnette, et l’instant d’après le domestique annonça:

– M. le docteur Jodon!..

C’était bien ce même médecin qui, devant le lit de mort du comte de Chalusse, avait obsédé Mlle Marguerite de ses empressements intéressés et de l’impudence de ses questions…

C’était toujours l’ambitieux déçu, au sourire pâle errant sur ses lèvres plates, dévoré de convoitises et prêt à tout pour les assouvir, l’homme selon son siècle, enfin, ayant tout sacrifié aux apparences où il espérait prendre les autres, et crevant de faim et de rage au milieu du clinquant de son faux luxe.

M. Casimir n’était qu’un complice inconscient… Lui, savait ce qu’il faisait.

Mis en rapport par Mme Léon avec le marquis de Valorsay, il l’avait tout d’abord pénétré… Dignes de s’entendre, ils s’étaient entendus… Pas un mot précis n’avait été prononcé entre eux, ils étaient trop forts l’un et l’autre pour qu’il en fût besoin, et cependant un pacte avait été conclu, chacun s’engageant tacitement à servir l’autre selon ses moyens…

Dès que parut le médecin, M. de Valorsay se leva pour lui serrer la main, et après lui avoir avancé un fauteuil:

– Je ne vous cacherai pas, docteur, dit-il, que j’ai préparé monsieur – il désignait M. Wilkie – à vos terribles confidences…

Sous l’attitude roide du docteur, un observateur eût constaté cette trépidation intérieure qui précède une mauvaise action froidement conçue et résolue.

– En vérité, commença-t-il, – cherchant péniblement ses phrases, – au moment de parler, j’hésite presque… Notre profession a des exigences pénibles… Peut-être est-il bien tard… S’il s’était trouvé à l’hôtel de Chalusse un parent du comte, ou seulement un héritier, j’aurais certainement provoqué une autopsie… Tandis que maintenant…

 

A ce mot d’autopsie, M. Wilkie s’était mis à rouler des yeux effarés…

Il ouvrit la bouche pour interrompre, mais déjà le médecin poursuivait:

– Je n’ai d’ailleurs que des soupçons… basés, il est vrai, sur des circonstances inquiétantes et anormales… Je suis homme, c’est-à-dire, sujet à l’erreur… En l’état actuel de la science, affirmer serait une impardonnable témérité…

– Affirmer quoi? interrompit M. Wilkie.

Le docteur ne parut pas l’entendre, et toujours du même ton dogmatique:

– En apparence, continua-t-il, le comte est mort d’une attaque d’apoplexie… Mais certaines substances toxiques produisent des symptômes analogues et même identiques, très-capables d’abuser l’expérience la plus éclairée… La persistance de l’intelligence de M. de Chalusse, la rigidité musculaire alternant avec un relâchement complet, la dilatation des pupilles et plus que tout l’intensité de ses dernières convulsions m’ont amené à me demander si une main criminelle n’avait pas hâté sa fin…

Plus blanc que sa chemise, et tremblant comme la feuille, M. Wilkie se dressa.

– J’avais donc bien compris!.. s’écria-t-il. Le comte est mort assassiné, empoisonné!..

Mais le médecin aussitôt protesta.

– Oh!.. pas si vite!.. fit-il. Ne changez pas mes conjectures en affirmation… Pourtant, je ne dois pas vous taire les circonstances qui ont éveillé mes soupçons… Dans la matinée du jour où il a été frappé, M. de Chalusse a bu environ deux cuillerées du contenu d’une fiole qu’on n’a pu ou qu’on n’a pas voulu me représenter. Que contenait cette fiole?.. On me répond: «Un remède contre l’apoplexie.» Je ne dis pas absolument non, mais prouvez… Quant au mobile qui aurait déterminé le crime, il saute aux yeux… Le secrétaire renfermait deux millions, et ils ont disparu… Montrez-moi la fiole, retrouvez l’argent, et j’avouerai que j’ai tort… Jusque-là je douterai…

Ce n’était pas un médecin qui parlait, c’était un juge d’instruction, et sa menaçante déduction s’enfonçait comme un coin dans la cervelle de M. Wilkie.

– Qui donc, demanda-t-il, aurait commis le crime?

– La personne qui seule pouvait en profiter, puisque seule elle connaissait l’existence des valeurs et que seule elle avait à sa disposition la clef du meuble où elles étaient enfermées…

– Et… cette personne?..

– Est une fille naturelle du comte, qui vivait chez lui, Mlle Marguerite.

M. Wilkie retomba sur sa chaise, écrasé.

Entre la «déposition» du docteur et le témoignage de M. Casimir, les coïncidences étaient trop grossières pour lui échapper. Le doute ne lui semblait pas possible.

– Ah! je passerais bien la main… balbutia-t-il. Quelle déveine!.. Ces choses-là n’arrivent qu’à moi! Que faire?..

Et, dans sa détresse, ses regards erraient du docteur au marquis de Valorsay et à M. de Coralth, mendiant une idée…

– Ma profession m’interdit toute espèce de conseil, prononça le médecin… Mais ces messieurs n’ont pas pour se taire les mêmes raisons que moi…

– Pardon!.. interrompit vivement le marquis, il est de ces circonstances terribles où un homme doit être abandonné à ses inspirations… Tout au plus puis-je dire ce que je ferais si j’étais le parent et l’héritier du comte de Chalusse.

– Oh!.. dites, cher marquis, soupira M. Wilkie, dites… C’est un service immense que vous me rendrez…

M. de Valorsay réfléchit une minute; puis d’un air solennel:

– Je croirais, dit-il, mon honneur intéressé à éclaircir jusqu’en ses moindres détails cette ténébreuse affaire… Avant de recueillir la succession d’un homme, c’est bien le moins qu’on sache de quoi il est mort, et qu’on la venge s’il a été lâchement assassiné…

Pour M. Wilkie, l’oracle avait parlé:

– Tel est exactement mon avis, déclara-t-il… Mais pour éclaircir le mystère, cher marquis, comment vous y prendriez-vous?..

– Je m’adresserais à la justice.

– Ah!..

– Et dès aujourd’hui, sur l’heure, sans perdre une seconde, j’adresserais une plainte au procureur impérial… affirmative quant au vol qui est patent, dubitative pour ce qui est de l’empoisonnement…

– En effet, oui, c’est une idée, cela… Mais il y a un petit inconvénient… Je ne saurais jamais formuler une plainte…

– Je ne le saurais pas plus que vous, mais le premier homme d’affaires venu vous rédigera cela… En avez-vous un?.. Voulez-vous que je vous donne l’adresse du mien?.. C’est un avocat très-habile et très-entendu, qui a pour clients presque tous les membres de mon cercle…

Cette dernière raison, à elle seule, eût suffi pour fixer le choix de M. Wilkie.

– Où trouver cet homme de bon conseil? interrogea-t-il.

– Chez lui… il y est toujours à cette heure… Tenez, voici un morceau de papier et un crayon, pour prendre son adresse; écrivez: Mauméjan, route de la Révolte… En lui disant que vous venez de ma part, il vous traitera comme moi-même… La course est longue, mais mon coupé est dans la cour, tout attelé, prenez-le, et la consultation terminée, revenez ici me demander à dîner…

– Ah!.. c’est trop de bonté, s’écria M. Wilkie… Vous me comblez, cher marquis, parole sacrée… Je vole et je reviens!..

Et il s’éloigna radieux, et presque aussitôt on entendit le roulement de la voiture qui l’emportait chez M. Mauméjan.

Le docteur, lui, avait déjà pris sa canne et son chapeau.

– Vous m’excuserez, M. le marquis, dit-il, de vous quitter si brusquement, mais on m’attend, pour discuter un marché…

– Diable!..

– Tel que vous me voyez, je suis en pourparlers pour acheter un cabinet de dentiste.

– Comment, vous!..

– Moi-même!.. Tous me direz: «C’est déchoir…» Je vous répondrai: «Ce sera vivre.» La médecine, de plus en plus, devient un métier maudit… A courir la visite, on ne gagne pas l’eau qu’on dépense à se laver les mains… Je trouve à acheter dans des conditions exceptionnelles un cabinet tout agencé, bien achalandé, dans un bon quartier, pourquoi ne le prendrais-je pas?.. Une seule chose peut m’arrêter… le manque de fonds…

Il n’y avait pas à en douter, ayant rendu le service qu’on attendait de lui, le docteur en réclamait le prix… Avant de s’engager davantage, il voulait savoir à quoi s’en tenir.

M. de Valorsay le sentit si bien, que vivement il s’écria:

– Eh!.. cher docteur, s’il ne vous fallait qu’une vingtaine de mille francs, je serais trop heureux de vous les offrir…

– Bien vrai?

– Parole d’honneur!

– Et vous me les offririez quand?

– D’ici trois ou quatre jours.

Le marché était conclu. Le médecin était prêt, désormais, à essayer d’extraire un poison quelconque du cadavre exhumé du comte de Chalusse. Il serra la main du marquis en disant:

– Quoi qu’il advienne, comptez sur moi.

Seul enfin avec le vicomte de Coralth, et libre de toute contrainte, M. de Valorsay se leva en respirant bruyamment.

– Quelle séance!.. grommela-t-il.

Et comme M. de Coralth, affaissé sur sa chaire, se taisait, il s’approcha, et lui frappant sur l’épaule:

– Êtes-vous malade, fit-il, que vous restez-là comme un terme!..

Le vicomte sursauta comme on dormeur brusquement éveillé.

– Je me porte fort bien, répondit-il d’un ton rude, seulement je réfléchis…

– Point à des choses gaies, à en juger par votre mine.

– En effet… Je pense à la destinée que vous nous préparez et que je prévois…

– Oh!.. trève de prophéties désagréables… Il n’y a plus d’ailleurs à délibérer ni à songer à une reculade, le Rubicon est franchi…

– Hélas!.. c’est bien là ce qui me désole!.. Si ce n’était mon passé maudit, dont vous me menacez comme d’un poignard, il y a longtemps que je vous aurais laissé courir seul à l’abîme… Vous m’avez été utile autrefois, vrai… C’est vous qui m’avez présenté à la baronne Trigault, et je dois à votre patronage les brillantes apparences dont je vis… Mais c’est payer trop cher vos services que d’être l’instrument de vos expédients les plus dangereux!.. Qui a aidé à flouer Kami-Bey!.. Qui pariait sous-main contre votre cheval Domingo?.. Qui a risqué sa peau pour glisser des paquets de cartes préparées entre les mains de Pascal Férailleur?.. Coralth, toujours Coralth…

Un geste de colère échappa au marquis, mais résolu à se contenir, il ne répliqua pas et c’est seulement après avoir arpenté cinq on six fois le fumoir que, se sentant plus calme, il revint au vicomte.

– En vérité, reprit-il, je ne vous reconnais plus. Est-ce bien vous que la frayeur égare à ce point? Et quand cela, s’il vous plaît? La veille du succès.

– Je voudrais vous croire…

– Les faits sont là!.. Ce matin je pouvais douter encore, mais à cette heure, et grâce à ce vaniteux idiot qui a nom Wilkie, je suis sûr, entendez-vous, rigoureusement, mathématiquement sûr du succès… Que va-t-il arriver?.. Mauméjan, qui m’est tout dévoué et qui est bien le gredin le plus avide et le plus roué que je sache, va rédiger une telle plainte que demain soir Marguerite couchera en prison. On citera des témoins. Par ce qu’a dit Casimir, vous savez ce que diront les autres domestiques… La voilà donc presque convaincue de vol. Pour ce qui est de l’empoisonnement, vous avez entendu le docteur Jodon… Puis-je compter sur lui? Évidemment, oui, si je paye sans marchander… Eh bien! je payerai…

Tout cela ne rassurait pas M. de Coralth.

– L’accusation d’empoisonnement tombera, dit-il, dès qu’on retrouvera cette fameuse fiole dont M. de Chalusse a bu deux cuillerées…

– Pardon!.. on ne la retrouvera pas.

– Parce que…

– Parce que, cher ami, je sais où elle est, cette fiole… Elle est dans le secrétaire du comte. Après-demain, elle n’y sera plus.

– Et qui l’en retirera?

– Un homme adroit qui m’a déniché Mme Léon, un certain Vantrasson… Tout a été parfaitement combiné et prévu… La nuit prochaine ou la suivante, au plus tard, Mme Léon, introduira son protégé à l’hôtel de Chalusse par la porte du jardin, dont elle a gardé la clef. Le Vantrasson, qui connaît la distribution de l’hôtel, crochètera le secrétaire et s’emparera de la fiole. Il y a les scellés, me direz-vous. C’est juste… Mais l’homme affirme que les enlever et les replacer sans laisser de traces ne sera qu’un jeu pour lui… Pour ce qui est de la serrure, comme elle a déjà été forcée le jour de la mort de M. de Chalusse, un second crochetage ne s’apercevra pas…

Le vicomte, d’un air ironique, approuvait.

– Parfait, dit-il. Seulement l’autopsie révèlera l’inanité de l’accusation.

– Naturellement. Mais l’autopsie demande du temps. Or, qu’est-ce que je veux? Que Mlle Marguerite se voie compromise au point de se croire perdue. Après huit ou dix jours de secret et les tortures de l’instruction, son énergie sera brisée. Que pensez-vous qu’elle réponde alors à un homme qui lui dira: «Je vous aime. Pour vous, je tenterai l’impossible. Jurez-moi de devenir ma femme si je parviens à faire éclater votre innocence?..»

– Je pense qu’elle répondra: «Sauvez-moi, et je vous épouse!..»

M. de Valorsay battit des mains.

– Bravo!.. s’écria-t-il, c’est vous qui l’avez dit. Reconnaissez-vous, maintenant, que vos noirs pressentiments sont autant de chimères!.. Oui, elle jurera, et je la sais femme à tenir son serment quand elle devrait en mourir de douleur. Et moi, le lendemain, j’irai trouver le juge d’instruction, et je lui dirai: «Marguerite une voleuse!.. Ah! monsieur, quelle épouvantable erreur! Un vol a été commis, c’est vrai, mais je connais le coupable, un misérable qui a cru, en anéantissant une lettre, anéantir toute trace du fidéi-commis qu’il avait reçu… Heureusement le comte de Chalusse était défiant, une seconde preuve du dépôt existe, elle est entre mes mains.» Et en effet je montrerai une seconde lettre qui prouve le fidéi-commis…

Nul doute n’assombrissait sa joie, il n’apercevait plus d’obstacles, il triomphait.

– Et le lendemain du jour où Marguerite sera ma femme, poursuivit-il, je retrouverai au fond d’un tiroir certain acte que M. de Chalusse m’avait remis lorsque j’étais sur le point de devenir son gendre, et par lequel il reconnaît sa fille Marguerite, et l’institue sa seule et unique héritière… Et cet acte est parfaitement en règle et inattaquable, Mauméjan, qui l’a examiné, me le garantit. On ne peut pas évaluer à moins de dix millions ce que laisse le comte… Cinq reviennent à la d’Argelès du chef de ses parents dont elle n’a pas recueilli la succession, les cinq autres sont à moi!.. Allons, avouez que le plan est admirable!..

– Admirable, soit, mais terriblement compliqué… Quand il y a tant de rouages à une machine, toujours il s’en trouve un qui se détraque…

 

– Bast!..

– D’autre part, il vous faut je ne sais combien de complices… Mauméjan, le docteur, Mme Léon, Vantrasson… je ne parle pas de moi. Tous ces gens-là manœuvreront-ils avec la précision voulue?..

– Tous sont aussi intéressés que moi au succès…

– Puis, nous avons des ennemis… La d’Argelès, Fortunat…

– La d’Argelès va disparaître. Si Fortunat bouge, je le paye, Mauméjan m’a promis de l’argent.

Mais M. de Coralth avait gardé pour la fin son argument le plus fort.

– Et Pascal Férailleur?.. fit-il. Vous l’oubliez…

Non, le marquis de Valorsay ne l’oubliait pas… On n’oublie pas l’homme dont on a brisé la vie en le déshonorant lâchement… Mais c’est d’un ton d’insouciance bien éloignée de son esprit qu’il répondit:

– Le pauvre diable, à cette heure, doit être en route pour l’Amérique.

Le vicomte tristement hocha la tête.

– Voilà ce que je cherche en vain à me persuader, fit-il. Savez-vous que Pascal a été chassé du Palais et rayé du tableau des avocats?.. S’il ne s’est pas brûlé la cervelle ce jour-là, marquis, c’est qu’il lui restait un espoir de réhabilitation… Ah! si vous le connaissiez comme moi, vous ne seriez pas si tranquille!..

Le bruit de la porte, s’ouvrant brusquement, lui coupa la parole.

Déjà le marquis fronçait le sourcil; l’inquiétude remplaça la colère, quand il vit apparaître Mme Léon, ronge et tout essoufflée.

– Et pas un fiacre!.. gémissait-elle. C’est comme un sort!.. Je suis venue à pied, et j’ai couru tout le long de la route… Aussi, je suis crevée…

Sur quoi, elle se laissa tomber sur un fauteuil.

M. de Valorsay était devenu fort pâle.

– Ah! remettez vos simagrées à un autre jour, dit-il brutalement. Qu’y a-t-il? Parlez.

La digne femme de charge leva les bras au ciel, et d’un accent plaintif:

– Des tas d’histoires!.. gémit-elle. D’abord, Mlle Marguerite a écrit deux lettres… A qui? impossible de le savoir. Secondement, elle est restée hier plus d’une heure dans le salon, avec le fils du «général,» le lieutenant Gustave, et en se quittant, ils se sont donné une poignée de main, comme une paire d’amis, en disant: «C’est convenu.»

– Si ce n’est que cela!

– Minute, vous allez voir… Ce matin, Mademoiselle est allée avec Mme de Fondège chez la baronne Trigault. Que s’est-il passé? Il faut que ce soit terrible, car on a ramené Mademoiselle comme morte, dans une voiture du baron…

– Vous entendez, vicomte, fit M. de Valorsay.

– Très-bien! j’aurai l’explication demain.

– Enfin, reprit Mme Léon, voilà le bouquet: Ce soir, sur les cinq heures, je revenais de faire une commission, quand il me semble voir mademoiselle sortir et remonter la rue Pigalle… Moi qui la croyais couchée, je me dis: «C’est drôle.» Je hâte le pas… C’était bien elle. Naturellement je la suis… Et qu’est-ce que je vois? Mademoiselle qui s’arrête à causer avec une espèce de vaurien en blouse. Ils ont échangé un billet, et dare dare Mademoiselle est rentrée. Et me voilà… Sûr, elle trame quelque chose… Que faire?..

Si M. de Valorsay fut effrayé, il n’en parut rien sur son visage.

– Merci de votre empressement, chère dame, prononça-t-il; mais tout cela n’est rien… Rentrez bien vite, vous recevrez demain mes instructions…