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La vie infernale

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– Oui, je consens à vous assister, monsieur, reprit-il… D’abord, parce que votre cause me paraît juste, ensuite parce que vous êtes l’ami de M. de Coralth… Toutefois, je mets à mon assistance une condition: c’est que vous suivrez aveuglément mes avis…

L’intéressant jeune homme étendit la main, et, faisant un effort, réussit à répondre:

– Tout ce que vous voudrez!.. parole sacrée!.. Voilà comme je suis…

– Vous devez comprendre, poursuivit le marquis, que du moment où je me mêle d’une affaire, il faut qu’elle réussisse… L’opinion a l’œil sur moi et j’ai mon prestige à garder. C’est une grande marque de confiance que je vous donne, monsieur, car, en vous appuyant de mon influence, je deviens en quelque sorte votre parrain… Or, je ne puis accepter la plus grosse part de responsabilité que si j’ai la direction absolue de l’affaire…

– Naturellement…

– Ainsi, j’estime que nous devons ouvrir le feu aujourd’hui même… L’important est de gagner de vitesse votre père, cet homme terrible dont votre mère vous a menacé.

– Ah!.. mais oui!..

– Je vais donc m’habiller et me rendre à l’hôtel de Chalusse savoir ce qui s’y est passé… Vous, monsieur, vous allez courir chez Mme d’Argelès, et vous la prierez poliment, mais fermement, de vous fournir les moyens de faire valoir vos droits… Si elle consent, très-bien! Si elle refuse, nous irons demander à un homme de loi la marche à suivre… En tout cas, rendez-vous ici à quatre heures…

Mais cette perspective de revoir Mme d’Argelès ne souriait guère à M. Wilkie…

– C’est que… je passerais volontiers la main, fit-il… N’y aurait-il pas moyen d’envoyer quelqu’un à ma place?..

Heureusement M. de Coralth savait comment la remonter.

– Auriez-vous donc peur?.. fit-il.

Peur, lui!.. un homme carré comme un dé!.. «Jamais de la vie!..» On le vit bien à la façon dont il enfonça résolument son chapeau sur sa tête et dont il sortit en tirant la porte très-fort.

– Quel idiot!.. murmura M. de Coralth. Et dire qu’il y en a dix mille à Paris, taillés exactement sur ce joli patron!..

M. de Valorsay hocha gravement la tête:

– Remercions le hasard qu’il soit tel, prononça-t-il… Ce n’est pas un garçon d’esprit et de cœur qui consentirait à jouer le rôle que je lui destine, et qui me livrera la fière Marguerite et ses millions… Ce que je crains, c’est qu’il n’aille pas chez la d’Argelès… Vous avez vu sa répugnance!..

– Oh!.. s’il n’y a que cela à vous inquiéter, tenez-vous en repos… il ira… Il irait au diable si le noble marquis de Valorsay le lui commandait…

M. Fernand de Coralth connaissait son Wilkie…

La crainte d’être soupçonné de «manquer d’estomac» par un gentilhomme tel que M. de Valorsay, eût suffi, non-seulement à lever tous les scrupules, mais encore à le pousser aux dernières extravagances, et à pis que cela, au besoin…

Pour lui, dont M. de Coralth avait été l’oracle, le marquis planant dans les sphères les plus hautes de la «grande vie» devait être un dieu.

Aussi, tout en gagnant d’un bon pas l’hôtel de Mme d’Argelès:

– Tiens!.. pourquoi donc n’irai-je pas chez elle, se disait-il… Je ne lui ai rien fait, moi! Et d’ailleurs elle ne me mangera pas…

Et songeant qu’il aurait à raconter son entrevue, il s’apprêtait à s’y montrer excessivement supérieur et à rester quand même froid et goguenard, tel qu’il avait vu si souvent M. de Coralth.

– Car il vous a un chic, cet excellent bon, pensait-il, non sans une secrète jalousie. Oh!.. mais un chic… et quelle distinction!

Cependant, l’aspect inaccoutumé de la maison ne laissa pas que de le surprendre et de l’intriguer considérablement.

Devant la porte, trois immenses voitures de déménagement, remplies à rompre, stationnaient…

Dans la cour de l’hôtel, on apercevait deux voitures pareilles qu’une douzaine de déménageurs en bras de chemise étaient en train de charger.

– Eh!.. eh!.. murmura M. Wilkie, j’ai joliment bien fait de venir!.. Ça, c’est une vraie veine!.. Elle allait filer comme un caissier.

Aussitôt, s’avançant vers un groupe de domestiques, en grande conférence sur le perron, de son accent le plus impérieux, il demanda:

– Mme d’Argelès!..

Les gens tout d’abord échangèrent des regards stupéfaits.

Ce visiteur, ils le remettaient parfaitement, ils savaient à cette heure qui il était, et ils ne comprenaient pas qu’après l’odieuse scène de la nuit il eût l’audace, l’impudeur de se présenter…

– Madame est là, lui répondit enfin l’un d’eux, d’un ton moins que poli, et je vais lui demander si elle consent à vous recevoir… Attendez-moi là…

Il s’éloigna, et M. Wilkie demeura au bas du perron, se redressant dans son faux-col, effilant fièrement sa mince moustache… en réalité très-embarrassé de son personnage…

C’est que les domestiques ne se gênaient aucunement pour le toiser, et il lui était impossible de ne pas lire dans leurs yeux toutes sortes de menaces, et le plus parfait mépris… Ils ricanaient très-haut, se le montraient du doigt, et il put recueillir cinq ou six épithètes d’une énergie toute biblique, lesquelles ne pouvaient s’adresser à d’autres qu’à lui…

– Drôles, pensait-il, bouillant de colère, coquins!.. Ah! si j’osais!.. Ah! s’il n’était pas défendu à un gentleman tel que moi de se commettre avec cette vile canaille… quels coups de canne!..

Le valet qui était allé prévenir Mme d’Argelès reparaissant, mit fin à son supplice…

– Madame veut bien vous recevoir, lui dit grossièrement cet homme… Ah! si j’étais à sa place!.. Enfin, arrivez…

Il s’élança sur les talons du valet, et fut conduit à une pièce dont les tentures, les rideaux et les meubles avaient déjà été enlevés…

Là était Mme d’Argelès, occupée à entasser dans une grande malle du linge et divers effets d’habillement…

Par une sorte de prodige, elle avait survécu, l’infortunée, à l’épouvantable crise qui eût dû la tuer… Mais elle n’en avait pas moins reçu le coup de la mort, il ne fallait que la regarder pour en être sûr…

Elle était si extraordinairement changée, que sur le premier moment M. Wilkie se demanda si c’était bien elle qu’il avait devant les yeux…

C’était une vieille femme, désormais… On lui eût donné plus de cinquante ans, maintenant qu’elle apparaissait telle que l’avaient faite vingt années de tortures, de désillusions et de regrets, les larmes, les nuits sans sommeil, d’incessantes angoisses, et à la fin l’indigne conduite de son fils…

Jamais, sous ses vêtements noirs, on n’eût reconnu cette Lia d’Argelès, qui, la veille encore, mollement étendue sur les coussins de sa victoria, étalait autour du lac l’insolence de ses toilettes.

Rien ne restait de la mondaine fringante, que ses cheveux d’un blond ardent, qu’elle était condamnée à garder tels qu’elle les avait obtenus à force de teintures, comme des stigmates flétrissants de son passé…

Elle se redressa péniblement lorsque entra M. Wilkie, et de cette voix sans expression qui est celle des désespérés:

– Que voulez-vous de moi?.. interrogea-t-elle.

Lui, comme toujours, au moment de réaliser ses plus heureuses conceptions, se sentit quelque peu suffoqué.

– Je venais, répondit-il, pour causer de notre affaire, vous savez!.. Et puis, v’lan!.. voilà que vous déménagez.

– Je ne déménage pas.

– Allons donc! ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là… Et ces voitures qui sont dans la cour?

– Elles vont porter tous les meubles qui garnissaient cet hôtel rue Drouot, à la salle des ventes…

L’intelligent jeune homme eut un moment de stupeur.

– Quoi! s’écria-t-il, lessive générale, vous vendez tout?..

– Oui.

– Épatant, parole d’honneur!.. Mais après?

– Je quitterai Paris…

– Bah!.. Et où irez-vous?..

Elle eut un geste d’insouciance navrante, et doucement:

– Je ne sais, répondit-elle… J’irai là où personne ne me connaîtra, là où il me sera possible de cacher ma honte.

Jugeant l’entretien mal engagé, M. Wilkie n’insista pas.

– Halte-là!.. pensa-t-il, si je continue elle va me faire encore la morale, et il n’en faut pas!..

Mais, d’un autre côté, une terrible inquiétude l’agitait:

Cette vente soudaine, ce départ, qui ressemblait à une fuite, cet accueil glacé, quand il s’attendait aux plus violents reproches; tout cela ne trahissait-il pas de la part de Mme d’Argelès l’inébranlable résolution de s’obstiner dans sa résistance.

– Diable! reprit-il, je ne la trouve pas drôle… Qu’est-ce que je vais devenir quand vous ne serez plus là?.. Comment réclamerai-je l’héritage du comte de Chalusse?.. C’est que je le veux, cet héritage, il m’est dû, j’y tiens, je vous l’ai dit. Et quand il y a quelque chose sous ce front-là…

Il s’interrompit, incapable de supporter plus longtemps les regards dont l’écrasait Mme d’Argelès.

– Rassurez-vous, prononça-t-elle d’un ton amer, je vous laisserai les moyens de faire valoir vos droits à la succession de mes parents…

– Ah!.. comme cela…

– Vos menaces m’obligent à prendre ce parti si contraire à mes intentions… J’ai compris que vous ne reculeriez devant aucun scandale…

– Dame!.. quand il s’agit de je ne sais combien de millions!..

– J’ai réfléchi ensuite que, sur la pente dangereuse où je vous vois lancé, rien ne peut plus vous arrêter qu’une grande fortune… Pauvre, réduit à gagner votre pain chaque jour, rebelle au travail et peut être incapable, qui sait en quels bourbiers vous rouleriez?.. Avec vos goûts, vos ridicules et vos vices, qui peut dire à quelles infamies vous demanderiez de l’argent!.. Avant longtemps, on vous verrait sur ces bancs de la police correctionnelle où sont allés s’échouer tant de vos pareils, et c’est par votre flétrissure que j’aurais de vos nouvelles… Riche, au contraire, vous aurez sans doute l’honnêteté des gens qui, ne manquant de rien, ne sont pas exposés aux terribles suggestions du besoin… honnêteté facile, dont il n’y a pas à se glorifier… Qui dit vertu, en effet, suppose la tentation, une lutte et la victoire…

 

Quoique ne comprenant pas très-bien, M. Wilkie voulait présenter une objection, mais déjà Mme d’Argelès poursuivait:

– Je suis donc allée ce matin même chez mon notaire, je lui ai tout dit, et à cette heure, ma renonciation à la succession du comte de Chalusse doit être enregistrée au greffe du tribunal…

– Comment, votre renonciation!.. Ah! mais non… Ah! mais…

– Laissez-moi achever, si vous ne comprenez pas… Du moment où je renonce à cette succession, c’est à vous, mon fils, qu’elle revient…

– Vrai!..

– Oh!.. soyez tranquille, je ne veux pas vous tromper… Ce que je voudrais, c’est que le nom de Lia d’Argelès ne fût pas prononcé… Je vous remettrai les pièces qui vous sont nécessaires, mon contrat de mariage et votre extrait de naissance.

C’était la joie, maintenant, qui suffoquait M. Wilkie.

– Et quand me donnerez-vous ces titres? bégaya-t-il.

– Vous les aurez avant de sortir d’ici… Mais il faut que je vous parle…

XIV

Si bouleversé qu’il fût et tout en désordre, M. Wilkie ne cessait de penser à M. de Coralth et au marquis de Valorsay.

Qu’eussent-ils fait, à sa place, et comment modeler son maintien sur l’attitude probable de ces deux parfaits miroirs de la «haute vie?»

Évidemment ils eussent affiché cet air impassible et insolemment ennuyé qui est l’expression la plus sublime et le dernier mot de la distinction.

Tout plein de cette idée, et enflammé de la plus louable émulation, il se campa sur une des malles, les jambes croisées, affectant de comprimer un bâillement et grommelant entre ses dents:

– Bon!.. encore des phrases et du mélodrame. C’est ça qui ne va pas être drôle!

Tout entière aux souvenirs qu’elle allait évoquer, Mme d’Argelès ne remarqua pas l’impertinence de M. Wilkie…

– «Oui, il faut que je vous parle, reprit-elle enfin d’une voix haletante, et que pour vous plus que pour moi, je vous dise qui je suis et à travers quelles circonstances douloureuses je suis arrivée jusqu’à ce jour, qui pour moi est la fin de tout…

«Vous connaissez ma famille… Je vous apprendrai, car vous devez l’ignorer, que notre maison allait de pair avec les plus illustres de France, par son ancienneté, par l’éclat de ses alliances et aussi par sa fortune…

«Lorsque j’étais jeune fille, mes parents habitaient le faubourg Saint-Germain, le vieil hôtel de Chalusse, véritable palais, entouré d’un de ces jardins immenses comme il n’y en a plus à Paris, un véritable parc, ombragé d’arbres séculaires…

«Certes, toutes les satisfactions de l’argent et de l’orgueil étaient à ma portée… et cependant, ma jeunesse fut misérable…

«C’est à peine si j’ai connu mon père, que l’ambition dévorait, et qui s’était jeté corps et âme dans le tourbillon de la politique… Ma mère, soit qu’elle ne m’aimât pas, soit qu’elle crut déroger en montrant quelque sensibilité, avait élevé entre elle et moi comme un mur de glace… Mon frère était trop occupé de ses plaisirs pour songer à une fillette sans conséquence…

«Je vivais donc seule, entièrement livrée à moi-même, abandonnée aux dangereuses inspirations de l’isolement, trop fière pour accepter l’intimité des subalternes, sans autres consolations que mes livres, livres sévèrement triés par le directeur de ma mère, et que cependant on eût dit choisis pour exalter mon esprit jusqu’au délire et peupler mon imagination de chimères…

«Et avec cela, je n’entendais parler que des moyens de laisser toute la fortune à mon frère, pour qu’il pût soutenir l’éclat du nom, et de la nécessité de me marier à quelque vieux gentilhomme qui me prendrait sans dot ou de me faire prononcer mes vœux dans un de ces couvents aristocratiques, qui sont le refuge et la prison des filles nobles pauvres ou sacrifiées…

«Je ne prétends pas excuser mon inexcusable faute, je l’explique…

«Je me jugeais la plus à plaindre des créatures, et je l’étais puisque je le croyais, lorsque je rencontrai Arthur Gordon, votre père…

«C’est à une fête chez le comte de Commarin que je l’aperçus pour la première fois.

«Comment lui, qui était un aventurier, avait-il réussi à forcer les barrières dont s’entoure la société la plus exclusive et la plus jalouse de ses relations qui soit au monde, c’est ce que je ne me suis jamais expliqué…

«Ce qui n’est que trop certain malheureusement, c’est qu’au moment où nos regards se rencontrèrent, je fus bouleversée jusqu’au plus profond de moi-même… Je sentis que je ne m’appartenais plus.

«Ah! pourquoi Dieu ne permet-il pas que le visage des hommes reflète quelque chose de leur âme!..

«Lui, si corrompu et si misérablement hypocrite, il avait une de ces physionomies qui respirent la noblesse et la franchise, cette gravité triste et attirante des hommes qui n’ont pas eu à se louer de la destinée, et dans toute sa personne quelque chose de mystérieux et de fatal.

«C’est que déjà les tempêtes furieuses de toutes les passions avaient bouleversé son existence… Il n’avait pas vingt-six ans, et déjà il avait commandé un bâtiment négrier et s’était battu, au Mexique, à la tête d’une de ces bandes qui font de la politique un prétexte de meurtre et de pillage.

«Quelles impressions je ressentis à sa vue, il ne le devina que trop.

«Deux fois encore je le rencontrai dans le monde… Il ne me parla pas, il affecta de me fuir, mais debout à l’écart, il ne cessa de m’obséder de ses regards enflammés, comme s’il eût espéré ainsi me pénétrer de sa volonté et de ses désirs… Enfin, il osa m’écrire…

«Le jour où je reçus furtivement des mains d’une femme de notre service une lettre dont l’écriture m’était inconnue, je compris que cette lettre était de lui… J’eus peur, et ma première pensée fut de la porter, non à ma mère, en qui je voyais une ennemie, mais à mon père…

«Mon père était absent, je gardai la lettre, je la lus, j’y répondis… et il m’écrivit encore…

«Hélas!.. c’est à ce moment que je fus inexcusable…

«Je savais bien que continuer cette correspondance clandestine était plus qu’une faute… J’étais sûre que jamais ma famille n’accorderait ma main à un homme qui n’était pas noble, et que ces relations ne pouvaient aboutir qu’à l’abîme… Je sentais que je jouais ma réputation, l’honneur intact de notre maison, mon bonheur et ma vie, que je me perdais, en un mot!..

«N’importe je persistai, en proie à une sorte d’ivresse inconcevable, goûtant à tout braver d’âpres et terribles félicités…

«Il ne me laissait d’ailleurs pas le temps de respirer, ni de me reconnaître… Partout, sans cesse, à tous les instants, il se rappelait à moi… Grâce à des miracles d’adresse, d’audace et de séduction, il avait trouvé le secret de vivre en quelque sorte de ma vie, à mes côtés, dans l’hôtel de mon père… Que de fois, au matin, j’ai trouvé pleins de fleurs rares les vases de ma cheminée, sans pouvoir m’expliquer quelles mains les y avaient placées, à quelle heure ni comment, puisque la veille au soir j’avais fermé à double tour la porte de ma chambre.

«Ah!.. le moyen de ne pas croire à une passion qu’on sent incessamment palpiter autour de soi, et dont on se pénètre avec l’air qu’on respire!.. Et comment ne pas s’y abandonner…

«Le but d’Arthur Gordon, je ne l’ai su que plus tard…

«Il était venu à Paris avec l’intention irrévocablement arrêtée de séduire quelque riche héritière, et de forcer la famille à la lui donner avec une grosse dot, en provoquant un de ces scandales déshonorants qui rendent un mariage inévitable…

«Il est des hommes dont c’est l’unique spéculation…

«Lui, en même temps que moi, poursuivait deux autres jeunes filles très-riches, persuadé que sur les trois il y en aurait bien une qui succomberait…

«C’est moi qui la première succombai.

«Une de ces circonstances imprévues qui sont les arretês de la Providence, devait décider de mon sort…

«Plusieurs fois déjà, sur les instantes prières d’Arthur, je l’avais reçu, de nuit, dans un pavillon situé au milieu du jardin, où se trouvaient une salle de billard et une grande pièce où mon frère s’exerçait aux armes avec ses professeurs ou avec ses amis.

«Là, grâce à la liberté dont je jouissais, nous avions tout lieu de nous croire en parfaite sûreté, et notre imprudence allait jusqu’à allumer des bougies…

«Une nuit cependant, je venais de rejoindre Arthur au pavillon, lorsqu’il me sembla entendre derrière moi comme le bruit d’une respiration rauque…

«Je me retournai effrayée… Mon frère était debout sur le seuil…

«Oh!.. alors je compris combien j’étais coupable!.. Je sentis que de ces deux hommes, dont l’un était mon frère et l’autre mon amant, il y en avait un qui ne sortirait pas vivant du pavillon…

«Je voulais parler, dire quelque chose, me jeter entre eux… mais il me fut impossible de faire un mouvement, impossible de prononcer une parole… J’étais comme pétrifiée…

«Ils n’échangèrent d’ailleurs pas un mot.

«Mon frère décrocha deux épées à une panoplie, et il en jeta une aux pieds d’Arthur, en lui disant:

« – Je ne veux pas vous assassiner… défendez votre vie et sauvez-la si vous pouvez!..

«Et comme Arthur Gordon parlementait, et semblait chercher à gagner du temps au lieu de ramasser l’arme qui était à terre devant lui, mon frère le frappa de la sienne au visage, en criant:

« – Maintenant, te battras-tu, lâche!..

«Le reste dura moins qu’un éclair… Arthur se saisit de son épée, et se précipitant sur mon frère la lui enfonça jusqu’à la garde dans la poitrine.

«Je vis cela… Je vis le sang jaillir sur les mains de mon amant. Je vis mon frère chanceler, battre l’air de ses bras et s’affaisser…

«Et moi-même, perdant connaissance, je tombai!..

A voir Mme d’Argelès debout, le buste penché en avant, les traits contractés, la pupille démesurément agrandie, on eût dit que, sa volonté déchirant les brumes du passé, elle percevait distinctement les scènes qu’elle retraçait…

Elle semblait, à vingt ans de distance, en endurer la souffrance et en épuiser l’horreur, et cela donnait à l’émotion de son récit une si poignante intensité, que M. Wilkie se sentait, non précisément touché, mais, ainsi qu’il l’avoua plus tard, «crânement empoigné».

Même il avait cessé de se dandiner gracieusement sur la malle où il s’était assis, et de battre avec ses jambes pendantes une sorte de cadence.

Mais Mme d’Argelès paraissait avoir oublié sa présence.

Elle essuya l’écume rougie de filets de sang qui montait à ses lèvres, et, de la même voix morne, elle reprit:

« – Quand je revins à moi, il faisait jour. J’étais étendue toute habillée sur un lit, dans une chambre, qui m’était inconnue.

«Arthur Gordon se tenait debout au chevet, épiant d’un œil inquiet tous mes mouvements…

«Il ne me laissa pas le temps de l’interroger…

« – Vous êtes ici chez moi, prononça-t-il… Votre frère est mort!..

«Dieu puissant!.. je crus que j’allais mourir, moi-même, je l’espérai, je le souhaitai.

«Lui cependant, malgré mes sanglots, impitoyable, poursuivit:

« – C’est un horrible malheur dont je ne me consolerai de ma vie… Et pourtant, il l’a voulu, vous étiez témoin… Vous pouvez voir encore sur ma joue la balafre sanglante du coup de plat d’épée dont il m’a frappé… Je n’ai fait que me défendre… que nous défendre…

«J’ignorais, à cette époque, ce que sont les règles d’un duel loyal… J’ignorais que Arthur Gordon se jetant sur mon frère à l’improviste, avant qu’il ne fût en garde, l’avait véritablement assassiné…

«Lui comptait sur mon ignorance, pour le succès de la comédie sinistre qu’il jouait, car c’était une comédie…

« – Lorsque j’ai vu votre frère à terre, continua-t-il, éperdu de terreur, ne sachant ce que je faisais, je vous ai soulevée entre mes bras et apportée ici… Mais ne tremblez pas… Je ne saurais oublier que ce n’est pas de votre libre volonté que vous êtes chez moi… Une voiture est en bas, à vos ordres, qui va vous reconduire à l’hôtel de Chalusse chez vos parents… On trouvera une explication pour la catastrophe de cette nuit… La médisance ne peut pas mordre sur la réputation d’une fille de votre nom…

Il s’exprimait d’un ton glacé, de cet accent que doit avoir le condamné, dont le bourreau a pris possession et qui dicte ses volontés dernières…

«Je me sentais devenir folle…

« – Et vous, m’écriai-je, vous!.. que deviendrez-vous!..

«Il hocha la tête, et avec une expression de tristesse farouche:

« – Moi!.. répondit-il, qu’importe!.. Je suis sans doute perdu… Tant mieux. Rien ne m’est plus, du moment où je dois vivre sans vous!..

 

«Ah!.. il connaissait bien mon cœur, cet homme pour qui la séduction n’était qu’un moyen de fortune!.. Il savait bien quelles cordes sa voix puissante faisait vibrer en moi!..

«Saisie de ce vertige qui est celui de la démence, aussi bien que de l’héroïsme, je me jetai sur lui, et l’étreignant entre mes bras:

« – Je serai donc perdue aussi!.. m’écriai-je. Puisque la fatalité nous unit, rien ne nous séparera plus ici-bas que la mort… Je t’aime!.. je suis complice du crime!.. Que le sang de mon frère retombe sur nous deux!..

«Qui l’eût observé à ce moment eût assurément vu passer sur son visage le sourire d’une joie infernale…

«Cependant il se défendit…

«Il refusait avec une feinte énergie mon sacrifice… Il ne pouvait, jurait-il, enchaîner ma destinée à la sienne, hasardeuse et fatale, car il était maudit, il le savait bien, et ce dernier malheur, plus horrible que tous les autres, ne le prouvait que trop! Ne serait-ce pas nous préparer à moi de mortels regrets et à lui des remords éternels…

«Mais plus il me repoussait, plus je m’attachais à lui résolument, obstinément. Plus il me démontrait l’horreur du sacrifice, plus je croyais qu’il était de mon honneur de le consommer…

«Si bien qu’à la fin il se rendit, c’est-à-dire qu’il parut se rendre, avec des transports de reconnaissance et d’amour qui devaient achever d’égarer ma raison.

– Eh bien! oui, j’accepte! s’écria-t-il. J’accepte, et devant Dieu qui nous voit, nous entend et nous juge, je jure que tout ce qu’un homme peut faire pour reconnaître le plus étonnant et le plus sublime dévouement, je le ferai.

«Et, se penchant vers moi, il me mit au front un baiser, le premier que j’aie reçu de lui…

« – Mais il faut fuir!.. reprit-il vivement… j’ai mon bonheur à défendre, désormais, je ne veux pas qu’on nous atteigne et qu’on nous sépare… Il faut fuir, sans perdre une seconde, à l’instant même gagner mon pays, l’Amérique… Là nous serons libres… Soyez sûre qu’on nous cherche… Qui nous dit que déjà on n’est pas sur nos traces… Votre famille est toute-puissante, je ne suis rien, nous serions écrasés… On vous cacherait au fond de quelque couvent, et moi, on essaierait peut-être de me faire passer pour un voleur, pour un vil assassin.

«Je ne répondis qu’un mot:

« – Partons!..

«Ce qui arriverait, il ne l’avait que trop prévu.

«Une voiture, en effet, attendait à la porte, mais elle ne devait pas me conduire à l’hôtel de Chalusse… et la preuve, c’est que ses malles et ses bagages y étaient chargés, et que le cocher, ayant reçu d’avance ses instructions, nous conduisit tout droit, et sans qu’on lui dît un mot, à la gare du chemin de fer du Havre.

«Ce n’est que bien des mois après que ces détails, se représentant nettement à mon esprit, m’éclairèrent… Je ne les remarquai pas sur le moment… Étais-je en état de les remarquer? J’étais frappée d’aveuglement… Avec la disposition de moi-même, mon libre arbitre m’échappait.

«Lorsque nous arrivâmes au chemin de fer, un train allait partir… Nous y prîmes place.

«Dieu a dit à la femme: «Pour suivre ton mari, tu abandonneras tout, patrie, maison paternelle, famille, amis…» Je m’efforçais de m’étourdir par de misérables sophismes, je me disais qu’il était mon mari celui que mon cœur, instinctivement, avait choisi entre tous, et qu’il était de mon devoir, de le suivre et de partager sa destinée… Et je fuyais, alors que cependant je croyais laisser un cadavre derrière moi, le cadavre de mon frère…»

Très-positivement M. Wilkie éprouvait une sorte de malaise indéfinissable, si extraordinaire qu’il en oubliait de soigner son attitude et qu’il ne pensait plus à M. de Coralth ni au marquis de Valorsay.

Même sur les derniers mots, il se dressa sur ses jambes, un peu étourdi, et dit:

« – Cristi!.. Épatant!..

Mais déjà Mme d’Argelès continuait:

« – Telle fut la faute, immense, sans excuse, irréparable… Je vous ai tout dit, sincèrement, sans restrictions, sans allégations vaines… Écoutez ce que fut le châtiment…

«Dès le lendemain de notre arrivée au Havre, Arthur Cordon m’avoua que son embarras était extrême… Dans la précipitation de notre fuite, il n’avait pas eu le temps de rassembler les ressources qu’il possédait, me dit-il, à Paris; un banquier de la ville sur lequel il avait compté venait de lui faire défaut, et il n’avait pas assez d’argent pour payer notre traversée jusqu’à New-York.

«Cette détresse me confondit… Mon éducation, comme celle de toutes les jeunes filles de ma condition, avait été absurde… Je ne savais rien de la vie, de ses exigences, de ses misères, de ses difficultés étroites et implacables… Je n’ignorais pas qu’il y a des riches et des pauvres, qu’il faut de l’argent, et que ceux qui n’en ont pas ne reculent devant aucune bassesse pour s’en procurer… Mais tout cela était très-vague dans mon esprit, et je ne soupçonnais pas qu’une question de plus ou moins d’argent pût avoir une importance capitale.

«Aussi, n’allai-je pas au-devant de la requête dont cet aveu était la préface, et Arthur Gordon fut obligé de me demander, en termes brutalement positifs, si par hasard je n’aurais pas emporté quelques valeurs ou tout au moins des bijoux qu’on pourrait vendre…

«Je lui remis tout ce que j’avais sur moi, ma bourse, qui renfermait quelques louis, une bague et mon collier, où pendait une assez belle croix de brillants…

«C’était peu, et le dépit lui arracha une phrase atroce, qui m’effraya, mais dont je ne pénétrai que plus tard toute l’ignominie:

« – Une femme qui court à un rendez-vous d’amour, s’écria-t-il, devrait toujours se munir de tout ce qu’elle possède… On ne sait jamais ce qui peut arriver!..

«…Le manque d’argent nous clouait au Havre, quand Arthur Gordon s’étant mis à battre la ville, rencontra sur le port un de ses anciens camarades, qui commandait un trois-mâts américain.

«Il lui exposa son embarras, et l’autre, qui devait mettre à la voile à la fin de la semaine, lui offrit charitablement notre passage gratuit.

«C’est ainsi que nous quittâmes la France.

«La traversée fut pour moi un long supplice… J’y fis mon premier apprentissage de la honte et du mépris.

«A l’offensante galanterie du capitaine, à la familiarité des seconds, aux regards ironiques des hommes de l’équipage dès que je paraissais sur le pont, je compris que ma position n’était un secret pour personne. Tous ces gens grossiers savaient que j’étais la maîtresse et non la femme de l’homme que j’appelais mon mari, et sans en avoir conscience peut-être, ils me le faisaient cruellement expier…

«Pour comble, la raison reprenait son empire, mes yeux peu à peu s’ouvraient à la lumière, et je commençais à pénétrer le caractère véritable du misérable à qui j’avais abandonné ma vie.

«Cependant il n’avait pas encore cessé complètement de se contraindre.

«Mais souvent, après le repas du soir, il restait à fumer et à boire avec son ami le capitaine, et lorsqu’il me rejoignait, échauffé par l’alcool, il se répandait en théories étranges et effrayantes qui me confondaient…

«Jusqu’à ce qu’une fois, ayant bu plus que de coutume, il oublia entièrement son rôle et se révéla…

«Il déplorait amèrement que notre «aventure» eût fini comme un mauvais mélodrame… Un roman d’amour si bien entamé, disait-il, si habilement «filé,» se dénouer dans le sang!.. Quelle fatalité! Et quand ce malheur était-il arrivé? Juste au moment où il croyait toucher le but, tenir le succès et la récompense de ses peines…

«Quelques semaines encore, et évidemment il eût pris sur moi assez d’empire pour me décider à quitter furtivement la maison paternelle… Le lendemain, scandale énorme, pourparlers avec ma famille, transaction inévitable, et finalement mariage avec une très-grosse dot pour assoupir l’affaire…

« – Et je serais riche, répétait-il, très-riche, je roulerais carrosse sur le pavé de Paris, au lieu d’être ici, sur ce bateau maudit, à manger deux fois par jour de la morue salée… et par charité, encore!..

«Puis, la colère, dans son cerveau, se mêlant aux fumées de l’ivresse, il criait en blasphémant que j’avais cassé le cou à sa fortune, que je n’étais qu’une bête, ayant pris un amant, de n’avoir pas su le cacher… Il avait tout prévu excepté cela… Entre toutes les femmes, il en était une, la seule probablement, dénuée d’intelligence et de rouerie, et c’était à lui précisément qu’elle était échue… Il reconnaissait bien là sa déveine habituelle…