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La vie infernale

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Ce ne fut pourtant qu’après plusieurs minutes encore qu’il parut s’apercevoir du temps écoulé, et aussitôt, craignant sans doute que Pascal ne s’impatientât:

– Je suis véritablement fâché, monsieur, prononça-t-il, de vous faire droguer ainsi, mais on attend le travail que j’achève…

– Oh!.. continuez, monsieur le marquis, répondit Pascal, continuez… Par extraordinaire j’ai un peu de temps à moi… J’en serai quitte, d’ailleurs, pour déjeuner plus vite.

C’était une politesse… Le marquis crut devoir y répondre, et tout en lisant et en annotant tour à tour, il daigna expliquer sa besogne.

– C’est un métier de rogne-papier que je fais là, reprit-il… J’ai vendu, il y a quelques jours, sept de mes chevaux de courses, dont deux hors ligne, et l’acquéreur, comme de raison, en me versant le prix convenu, a reçu l’état exact et légalisé des performances de chacun d’eux… leur biographie, autrement dit… Mais voici que ce monsieur n’est pas satisfait, et il s’est mis en tête d’exiger de moi la collection des journaux de sport qui relatent les engagements, les victoires, ou les défaites de ceux de mes chevaux qu’il a achetés… On n’est pas stupide à ce point… Il est vrai que j’ai affaire à un étranger, à un de ces nababs, à peine barbouillés de civilisation, qui tous les ans viennent à Paris fondre leurs lingots et qui, par leurs prodigalités idiotes, font hausser le prix du toutes choses jusqu’à nous rendre la vie impossible, à nous autres Parisiens, qui ne voulons pas comme eux flamber notre fortune en deux ans… C’est la peste de notre ville et de notre temps, ces gens-là qui, à de rares exceptions près, ne savent employer leurs millions qu’à enrichir une douzaine de drôlesses cosmopolites, des escrocs, des restaurateurs et des maquignons.

C’est d’une mine approbative que Pascal écoutait cette sortie; mais il ne songeait, en vérité, qu’à cet étranger, Kami-Bey, qu’il avait vu chez le baron, il n’y avait pas une demi-heure, et qu’il avait entendu se plaindre amèrement de n’avoir que des rosses, alors qu’il pensait avoir acheté des chevaux de prix… Et il se disait:

– Kami-Bey serait-il cet acquéreur exigeant?.. Pourquoi le marquis, acculé comme il l’est, n’aurait-il pas hasardé quelqu’une de ces bonnes escroqueries qui conduisent leur homme droit en police correctionnelle?..

En matière de sport, on pouvait soupçonner Valorsay d’une grande indépendance de conscience… N’était-il pas accusé déjà d’avoir, par une fraude indigne, fait perdre l’argent de ceux qui pariaient pour son cheval Domingo?

Enfin, après un moment de silence, le marquis poussa un grand soupir.

– C’est fini! murmura-t-il en liant avec une ficelle les journaux qu’il avait mis de côté.

Il sonna ensuite, et un domestique étant accouru:

– Tenez, lui dit-il, portez ceci au prince Kami, au Grand-Hôtel, et hâtez-vous…

Les pressentiments de Pascal ne l’avaient pas trompé. Il ne sourcilla pas, cependant…

Mais en lui-même:

– Voilà qui est bon à savoir, pensa-t-il. Avant ce soir j’aurai ouvert une petite enquête de ce côté…

Décidément, l’orage se massait au-dessus de la tête du marquis de Valorsay… Le savait-il? Assurément il en avait le soupçon… Mais il s’était juré qu’il tiendrait bon jusqu’à la fin… Il ne voyait pas, du reste, que tout fût perdu, et, comme tous les grands joueurs, il se disait que, tant qu’il aurait un enjeu à exposer, il pouvait espérer ramener la fortune…

Il s’était levé, en s’étirant, comme après une tâche désagréable, et s’adossant à la cheminée:

– Maintenant, monsieur Mauméjan, commença-t-il, abordons l’affaire qui vous amène…

Son air dégagé, son ton léger, étaient admirablement joués… mais un observateur ne s’y fût pas trompé, non plus qu’à la façon dont il ajouta négligemment:

– Vous m’apportez des fonds de la part de M. le baron Trigault?

Pascal hocha la tête, et d’un accent contrarié:

– J’ai le regret de vous apprendre que non, monsieur le marquis, répondit-il.

Ce fut comme une lourde pierre, tombant sur le crâne dégarni de M. de Valorsay… Il devint plus blanc que sa chemise, et même chancela, comme si sa mauvaise jambe, celle dont il souffrait aux changements de temps, eût refusé tout service.

– Comment, non! balbutia-t-il, c’est une plaisanterie, sans doute!..

– Ce n’est que trop sérieux!

– J’avais la parole du baron…

– Oh!.. la parole!..

– Enfin, j’avais toujours une promesse formelle!..

– Il est quelquefois impossible de tenir ce que l’on promet, monsieur le marquis…

Les conséquences de ce manque de parole devaient être terribles; pour M. de Valorsay, ce pouvait être la fin de tout.

Il n’en essaya pas moins de dissimuler… Il se dit que laisser voir à cet homme d’affaires combien le coup était effroyable, ce serait lui livrer le secret de sa profonde détresse, confesser sa ruine absolue, renoncer à la lutte, désarmer, s’avouer vaincu, terrassé, perdu…

Rassemblant donc en un effort exorbitant toute son énergie, il maîtrisa ses émotions, et réussit à paraître, non désespéré, mais seulement irrité et très-contrarié…

– Bref, reprit-il d’une voix altérée, pas de fonds! Je comptais sur cent mille francs ce matin… Rien!.. Comme c’est gracieux… Ah! le baron ne se doute guère de l’embarras où il me met…

– Pardonnez-moi, monsieur, il s’en doute si bien, qu’au lieu de vous prévenir par un simple billet, il m’envoie pour vous présenter ses sincères regrets… Véritablement, lorsque je l’ai quitté, il y a une heure, il était désolé… Il m’a surtout recommandé de vous bien expliquer qu’il n’y a eu rien de sa faute… Il comptait sur deux rentrées très-importantes, qui toutes deux, comme par un fait exprès, lui ont manqué… Hier, il a couru toute la soirée sans parvenir à rassembler les fonds.

Un peu remis du premier étourdissement, bien que fort pâle encore, le marquis dardait sur Pascal un regard soupçonneux.

Il n’était pas sans savoir de quelles doucereuses excuses les gens bien élevés enveloppent leurs refus pour en masquer l’amertume.

– Ainsi, fit-il d’un ton où perçait l’ironie, le baron est gêné.

– Franchement, je le crois.

– Pauvre baron!.. Ah!.. je le plains… oui considérablement.

Grave et froid comme un article du Code, Pascal semblait n’avoir point vu l’effet du message qu’il apportait, le trouble affreux du marquis et la contrainte qu’il s’était imposée.

– Vous pensez railler, monsieur, prononça-t-il, moi je jurerais que le baron est en ce moment très à court d’argent…

– Allons donc!.. Un homme qui a sept ou huit millions…

– Je parierais pour dix, au moins.

– Raison de plus.

Pascal haussa dédaigneusement les épaules.

– Il m’étonne, monsieur le marquis, fit-il d’un ton dogmatique, de vous entendre parler ainsi… L’énormité du revenu ne constitue pas l’aisance, mais bien la façon dont on l’emploie… Par le temps de folies qui court, tous les gens riches sont gênés… Que donnent au baron ses dix millions? Cinq cent mille livre de rentes au plus! C’est un joli denier et je m’en contenterais… Mais le baron joue, et Mme la baronne est la femme la plus élégante de Paris… Ils aiment la grande vie l’un et l’autre, et leur maison est montée comme celle d’un prince… Chez eux, du premier janvier à la saint Sylvestre la chandelle brûle par les deux bouts… Que sont cinq cent mille francs avec un train pareil!.. Leur situation doit être celle de plusieurs millionnaires de ma connaissance, qui, vers les fin du trimestre et en attendant l’échéance de leurs rentes, portent bravement leur argenterie au Mont-de-Piété…

L’excuse pouvait n’être pas vraie; elle était vraisemblable. N’est-il pas prouvé qu’à cette heure, grâce à la rage de luxe, de plaisirs et de toilettes qui brouille les cervelles, presque tous les ménages de la haute vie parisienne sont au-dessous de leurs affaires…

Un procès récent n’a-t-il pas révélé ce fait étrange, fantastique, inouï, que des gens notoirement riches de plus de cent mille livres de rentes avaient gardé six mois un cocher qui les volait effrontément, parce qu’en six mois ils n’avaient pas trouvé le moyen de disposer de huit cents francs qu’ils lui devaient et qu’il fallait payer avant de le mettre à la porte…

M. de Valorsay connaissait cela, mais une inquiétude terrible le poignait.

Avait-on eu vent de sa déconfiture, le bruit en courait-il? Était-il arrivé jusqu’aux oreilles du baron Trigault?..

Voilà ce qu’il lui importait d’éclaircir.

– Résumons-nous, monsieur Mauméjan, dit-il. Le baron n’a pu me procurer pour ce matin les fonds qu’il m’avait promis, quand me les procurera-t-il?

Pascal ouvrit des yeux démesurés, comme s’il eût entendu une question de l’autre monde, et de l’air le plus innocent:

– Mais je présume, répondit-il, que M. le baron ne s’occupe plus de ces cent mille francs… Cette opinion résulte pour moi de ses dernières paroles… «Ce qui me console un peu, m’a-t-il dit, c’est que le marquis de Valorsay est très-riche et très-répandu… Je lui connais dix amis qui seront ravis de lui rendre ce petit service…»

Jusqu’à ce moment, et c’était là surtout ce qui l’avait soutenu, M. de Valorsay s’était bercé de cet espoir qu’il ne s’agissait que d’un retard…

La certitude que le refus était bien définitif, l’accabla.

– On sait ma ruine!.. pensa-t-il.

Et se sentant défaillir, machinalement il se versa un grand verre de vin de Madère, qu’il avala d’un trait…

Le vin, pour un moment, lui prêta une énergie factice… Mais avec le sang, la colère folle, furieuse, envahit son cerveau, il perdit toute mesure, et se dressant la face empourprée:

– C’est une infamie, s’écria-t-il, une ignoble lâcheté, et le sieur Trigault mériterait une sévère correction… On ne tient pas un galant homme trois jours dans l’eau, pour après le payer d’une grimace de singe… S’il m’eût répondu: non, carrément, je me serais mis en mesure, et ne me trouverais pas dans un embarras d’où je ne sais comment sortir… Jamais un gentilhomme n’eût osé cette vilenie, qui pue le comptoir, le boutiquier, le rogneur de vieux sous… Voilà ce qu’il en coûte d’admettre dans la société ces ridicules parvenus, sous prétexte qu’ils ont de l’argent… les marchands de cochons en ont eux aussi!.. On les décrasse, on leur apprend à se laver les mains, à se moucher et à marcher sur un parquet, on les croit éduqués à demi, et pas du tout!.. A la première occasion le fabricant de cirage reparaît…

 

Certes il en coûtait à Pascal d’entendre toutes ces injures adressées au baron… Elles l’irritaient d’autant plus que c’était lui qui y avait exposé ce digne homme…

Mais un geste, un froncement de sourcil pouvaient compromettre le succès de son entreprise; il sut rester impassible.

– J’avoue, monsieur le marquis, prononça-t-il froidement, que je ne m’explique pas votre emportement… Que vous soyez mécontent, je le conçois, mais de là à vous mettre si fort en colère…

– Ah! c’est que vous ne savez pas…

Il s’arrêta court. Il était temps. La vérité lui montait aux lèvres.

– Quoi? interrogea Pascal.

Mais déjà M. de Valorsay était retombé en garde.

– J’ai, ce soir, une dette à payer, répondit-il à tout hasard, sacrée, qui ne peut se remettre… enfin, une dette de jeu.

– De cent mille francs?

– Non, elle n’est que de vingt-cinq mille…

– Et c’est vous, monsieur le marquis, un homme riche, qui vous inquiétez pour cette bagatelle que le premier venu vous prêtera…

D’un sifflement ironique, M. de Valorsay l’interrompit.

– Croyez cela et buvez de l’eau!.. ricana-t-il. Vous-même venez de le dire, monsieur Mauméjan, nous vivons à une époque où personne n’a d’argent que ceux qui en font le commerce… Les plus riches de mes amis n’en ont pas de trop pour eux, si même ils en ont assez… Ah! le temps est passé des bas de laine qu’on gonflait sournoisement de ses économies… Ils sont murés les vieux placards où on empilait des louis… M’adresserai-je à un banquier?.. Il me demandera deux jours pour réfléchir, il exigera la signature de deux ou trois de mes amis… Si je vais trouver mon notaire, ce sera, ma foi, bien d’autres cérémonies, sans compter les remontrances.

Depuis un moment, Pascal s’agitait sur sa chaise, en homme qui a une proposition en poche, et qui n’attend qu’un joint pour la glisser.

Aussi, dès que M. de Valorsay s’arrêta pour reprendre haleine:

– Ma foi! dit-il, si j’osais…

– Eh bien!..

– Je vous offrirais, monsieur le marquis, de vous trouver ces 25,000 francs.

– Vous?..

– Moi-même.

– Avant ce soir six heures?

– Naturellement…

Le verre d’eau glacée offert au voyageur près d’expirer de soif au milieu des sables du Sahara ne lui procure pas la délicieuse, l’enivrante sensation qu’éprouva le marquis à la proposition de Pascal…

Littéralement, il se sentit revenir à la vie… et de loin.

Faute de vingt-cinq mille francs, ce jour-là même, il sombrait… Les lui trouver, c’était lui obtenir un sursis à un moment où gagner du temps était pour lui le point capital.

Cette offre était de plus une preuve évidente et indiscutable que rien encore n’avait transpiré des inextricables difficultés de sa situation…

– Ah! je l’aurai échappée belle, pensa-t-il, si je m’en tire…

Et cependant son visage sut garder à demi le secret de la joie qui intérieurement l’inondait… Il resta maussade autant qu’il le put, il minauda, il fit des façons… Il tremblait, s’il répondait: «oui» trop vite, de se trahir et de se mettre ainsi complétement à la merci de l’envoyé du baron.

– J’accepterais volontiers vos services, monsieur Mauméjan, prononça-t-il, si je n’y découvrais un inconvénient…

– Et lequel?

– Est-il convenable, quand le baron me joue un tour pendable, que je me rabatte sur son homme de confiance, sur un de ses employés?..

Mais Pascal vigoureusement regimba…

– Permettez, interrompit-il vivement, je ne suis l’employé de personne. M. Trigault est mon client comme trente ou quarante autres, rien de plus… Il me charge de certaines négociations délicates et épineuses, je les conduis de mon mieux, il me paye, et nous sommes quittes et libres chacun de notre côté…

– Ah! comme cela, vous m’en direz tant!..

Au regard dont il enveloppait Pascal, on eût juré qu’un soupçon lui venait… Point.

C’était simplement une idée bizarre, biscornue, et cependant non absolument invraisemblable en soi, qui traversait son esprit.

– Oh!.. pensait-il, le prêteur inconnu dont ce Mauméjan s’offre d’être l’intermédiaire, ne serait-il pas, par hasard, le baron en personne?.. Le digne homme aurait-il imaginé cet ingénieux moyen de m’obliger et de m’extirper en même temps un intérêt plus qu’honnête, qu’il n’eût jamais osé me réclamer en face?

Et pourquoi non! Ne sait-on pas des exemples!

N’est-il pas connu que jamais, au grand jamais, les frères N… les plus austères des financiers, n’ont obligé directement un de leurs amis… Leur père, dont ils ne parlent qu’avec vénération, leur demanderait cent écus pour un mois, qu’ils lui répondraient comme aux autres: «Nous sommes gênés, mais voyez de notre part ce coquin de B…» Et ce coquin de B… qui est le plus charmant des hommes de paille, si le père N… lui présentait de sérieuses garanties, lui prêterait, comme aux autres, de l’argent de ses fils moyennant douze ou quinze pour cent et «oune minouscoule commissioun

Ces idées et ces souvenirs ne contribuèrent pas peu à rendre à M. le marquis de Valorsay son aisance accoutumée…

– Voilà donc qui est dit, fit-il du ton léger de don Juan bernant M. Dimanche, j’accepte, et très-volontiers… Seulement…

– Ah! il y a un seulement!..

– Il y en a toujours un… Je dois vous prévenir que rendre ces vingt-cinq mille francs avant deux mois me serait difficile…

C’était le temps qu’il jugeait nécessaire pour arriver à ses fins…

– Qu’importe!.. répondit Pascal, et même, si vous souhaitez un délai plus long…

– Inutile, merci!.. Mais il y a autre chose encore.

– Quoi donc?..

– Que me coûtera cette… négociation?

Cette question, Pascal l’avait prévue, et il avait préparé une réponse dans l’esprit du rôle qu’il avait adopté.

– Cela vous coûtera le prix ordinaire, répondit-il, six pour cent, plus un et demi pour cent de commission…

– Bah!..

– Plus la rémunération de mes peines et soins…

– Allons donc!.. Et à combien la fixez-vous, cette rémunération?..

– A mille francs… Est-ce trop?

Si le marquis eût conservé l’ombre d’un soupçon, il se fût évanoui.

– Eh!.. ricana-t-il, mille francs me semblent honnête!..

Mais il eût bien voulu retirer son rire narquois, lorsqu’il vit comment l’accueillait celui qu’il prenait pour un coureur d’affaires.

Pascal se redressa sur sa cravate blanche, de l’air le plus blessé, et du ton froid d’un homme bien près de reprendre sa parole:

– Il n’y a rien de fait, monsieur le marquis, prononça-t-il, et puisque vous trouvez l’opération onéreuse, renoncez-y.

– Je suis loin de dire cela, interrompit vivement M. de Valorsay, je n’ai même rien pensé de pareil…

L’occasion qu’attendait Pascal d’exposer son programme se présentait enfin, il la saisit…

– D’aucuns prétendent obliger les gens pour leurs beaux yeux seuls, poursuivit-il… Moi, je suis plus franc… Pour que je m’occupe d’une affaire, il faut que j’y trouve mon bénéfice, et selon que je suis plus ou moins indispensable, j’exige des honoraires… Il ne saurait y avoir de tarif fixe pour des services comme les miens… Quand, à deux reprises, j’ai sauvé du plongeon final un gentilhomme que vous devez connaître, je lui ai demandé dix mille francs la première fois, et quinze mille la seconde… Était-ce exagéré?.. J’ai assuré, je puis le dire, le mariage d’un brillant vicomte, en maintenant ses créanciers pendant les trois mois qu’il a fait sa cour… Le lendemain de la noce, il ma remis vingt mille francs… Ne me les devait-il pas?.. Si au lieu d’être simplement un peu à court, vous étiez ruiné, ce n’est pas mille francs que je vous réclamerais… J’étudierais votre situation, et quand j’en aurais reconnu le fort et le faible, selon le parti que je verrais à en tirer, je traiterais avec vous à forfait…

De cette déclaration cynique, il n’était pas une phrase qui ne fût calculée, pas un mot qui ne fût comme un appât tendu aux instincts mauvais du marquis de Valorsay… Et même, Pascal pressé d’arriver vite, s’était peut-être avancé plus que ne l’eût voulu la prudence…

Cependant le marquis ne sourcilla pas.

– Je vois que vous êtes un homme précieux, monsieur Mauméjan, dit-il, et si jamais j’étais ruiné, c’est à vous que je m’adresserais…

Pascal s’inclina d’un air de fausse modestie, radieux au dedans de lui, car il se disait que fatalement à cette heure son ennemi viendrait se prendre au piége…

– Et pour en finir, reprit le marquis, quand aurai-je les fonds?..

– Avant quatre heures.

– Et je n’ai pas à redouter une plaisanterie dans le goût de celle du baron?

– Évidemment non. Quel intérêt avait M. Trigault à vous prêter cent mille francs? Aucun. Moi, c’est autre chose… Le profit que je dois réaliser vous répond de moi… En affaires, monsieur le marquis, défiez-vous des amis… Ayez recours aux usuriers, plutôt… Interrogez tous les gens en déconfiture, et sur cent, quatre-vingt-quinze vous répondront: «Ce qu’il y a de pis, c’est que j’ai été mis dedans par mon meilleur ami.»

Il se levait pour prendre congé quand la porte du fumoir s’ouvrit, et un domestique parut qui dit à demi-voix:

– Mme Léon est là, dans le salon, avec M. le docteur Jodon; ils désireraient parler à M. le marquis…

Si bien armé que fût Pascal contre l’imprévu, il changea de couleur au nom de l’estimable femme de charge…

– Tout est perdu, pensa-t-il, si cette créature me voit et me reconnaît.

Par bonheur, le marquis fut trop bouleversé lui-même pour remarquer le trouble, d’ailleurs aussitôt maîtrisé, de l’envoyé du baron Trigault.

– Il est prodigieux, s’écria-t-il, qu’on ne puisse me laisser en repos cinq minutes… J’avais dit que je n’y étais pour personne.

– Cependant, monsieur…

– C’est bien!.. Assez!.. Que ce monsieur et cette dame attendent.

Le domestique sortit, et Pascal, à l’idée de traverser le salon, se sentait défaillir… Comment éviter l’œil perspicace de Mme Léon!

Ce fut M. de Valorsay qui vint à son secours; M. de Valorsay qui se souciait peu des visiteurs qui lui arrivaient.

Et au moment où Pascal s’apprêtait à ouvrir la porte par où il était entré:

– Pas par là! lui dit le marquis. Par ici, venez, ce sera plus court…

Et lui ayant fait traverser sa chambre à coucher, il le guida jusqu’au palier, où il daigna lui tendre la main en disant:

– A bientôt, cher monsieur Mauméjan!

Ce n’est pas sur le moment du péril que les gens de cœur en subissent la pire angoisse; c’est après, quand ils y ont échappé.

Tout en descendant l’escalier de l’hôtel du marquis de Valorsay, Pascal tamponnait de son mouchoir son front moite d’une sueur froide…

– Ah!.. je reviens de loin!.. pensait-il.

Mais plus le danger avait été imminent, plus sa confiance était grande… N’est-ce pas à ces futiles circonstances, décisives dans la vie, qu’on reconnaît si on a ou non pour soi la destinée!..

Il avait d’ailleurs le droit d’être fier de la façon dont il avait joué son personnage, et soutenu un rôle qui répugnait si fort à sa droiture naturelle… Il s’étonnait un peu d’avoir su mentir d’un tel front, et ne laissait pas que d’être confondu de son audace.

Aussi, quelle récompense!.. Il venait, il n’en doutait pas, de passer autour du cou de M. de Valorsay le nœud coulant dont il l’étranglerait plus tard…

Et cependant la visite de Mme Léon l’inquiétait.

– Que vient-elle faire avec un médecin chez le marquis? se demandait-il… Pourquoi ce docteur Jodon?.. Qui est-il?.. A quelle infamie le destine-t-on?..

Un de ces pressentiments qui naissent de la logique même des événements, lui affirmait que ce médecin avait été ou serait un des comparses de la monstrueuse intrigue nouée autour de Mlle Marguerite et de lui.

Mais il n’avait pas le loisir d’appliquer son attention à cette énigme, ni d’en tirer les dernières conséquences probables… L’heure volait, et avant de revenir chez le marquis, il tenait à savoir au juste ce qu’avaient de fondé les soupçons que lui imposait la vente de ces chevaux dont l’acquéreur exigeait une si exacte biographie…

Par le baron, il était certain d’arriver immédiatement jusqu’à Kami-Bey… c’est donc chez le baron qu’il courut…

 

Après la réception plus que cordiale du maître, le matin, il était naturel que les domestiques le traitassent en intime de la maison…

C’est à peine si on lui permit d’expliquer ce qu’il souhaitait…

Ce fut M. le valet de chambre en personne qui se dérangea, et qui le fit asseoir dans un des petits salons du rez-de-chaussée en lui disant:

– M. le baron est occupé, mais il m’en voudrait de ne l’avoir pas dérangé pour monsieur, et je cours le prévenir…

L’instant d’après, le baron arriva, tout essoufflé d’avoir descendu vingt marches.

– Ah! vous avez réussi… s’écria-t-il en voyant la physionomie de Pascal.

– Tout marche à souhait, en effet, monsieur le baron, seulement j’aurais besoin de parler à cet étranger que j’ai vu chez vous ce matin…

– A Kami-Bey?..

– Oui.

Et en dix phrases, il exposa très-nettement la position.

– Décidément, la Providence est avec nous, fit le baron devenu songeur, Kami est encore ici…

– Est-ce possible!..

– C’est réel… Croyez-vous qu’il soit aisé de se dépêtrer de ce diable de Turc!.. Il s’est sans façon invité à déjeuner, et m’a de plus arraché la promesse de jouer deux heures… Si bien que j’étais enfermé avec lui, les cartes à la main, quand on m’a dit que vous étiez là… Venez, nous allons l’interroger.

Ils trouvèrent l’intéressant étranger d’une humeur massacrante…

Kami-Bey gagnait, quand on était venu chercher le baron, et il craignait qu’une interruption ne déroutât la veine.

– Que le diable vous emporte!.. s’écria-t-il de ce ton grossier qu’il avait adopté, et que les flatteurs de ses millions déclaraient le dernier mot du «chic.» On ne devrait pas plus déranger un homme qui joue qu’un homme qui mange…

– Allons, allons, prince, fit doucement le baron, ne vous fâchez pas, je vous donnerai trois heures au lieu de deux. Seulement, j’ai un service à vous demander.

L’étranger, vivement, porta la main à sa poche, d’un mouvement si machinal et si naturel, que ni le baron ni Pascal ne purent garder leur sérieux; et lui-même, comprenant la cause de leur hilarité, éclata de rire.

– Ce que c’est que l’habitude! dit-il. Ah! depuis que je suis à Paris!.. Mais voyons ce dont il s’agit.

Le baron s’assit, et d’un air grave:

– Voilà… répondit-il. Vous nous avez dit, il n’y a pas une heure, qu’ayant acheté des chevaux, vous avez été volé…

– Comme sur un grand chemin.

– Serait-il bien indiscret de vous demander par qui?

La pourpre des joues de Kami-Bey pâlit quelque peu.

– Hum!.. fit-il d’une voix altérée, c’est délicat ce que vous me demandez là… Mon… voleur est, à ce qu’il paraît, un homme terrible, un spadassin, et si je dis quel tour il m’a joué, il est capable de me chercher querelle… Je n’ai pas peur de lui, croyez le bien, seulement mes principes me défendent de me battre… Quand on a comme moi un million de rentes, on ne s’expose pas aux hasards d’un duel…

– Eh! prince, en France on ne fait pas à un escroc l’honneur de croiser le fer avec lui…

– C’est bien ce que mon intendant, qui est Français, m’a dit, mais n’importe!.. D’ailleurs, je ne suis pas assez certain de la chose pour l’ébruiter… Je n’ai pas encore de preuves positives…

Il était clair qu’il avait une peur affreuse, et qu’il importait, avant tout, de le rassurer.

– Voyons, insista le baron, nommez-nous toujours votre homme… Monsieur que voici – et il montrait Pascal – est un de mes bons amis; je vous réponds de lui comme de moi-même; nous allons vous jurer sur l’honneur de ne révéler à personne, sans votre autorisation expresse, le secret que nous vous demandons de nous confier…

– Bien vrai?

– Vous avez notre parole d’honneur, répondirent ensemble le baron et Pascal.

Après avoir, à deux reprises, promené autour de lui un regard inquiet, le digne Turc parut prendre son courage à deux mains:

Mais non!.. il réfléchit, et d’un accent résolu:

– Définitivement, déclara-t-il, mes certitudes ne sont pas assez absolues pour que je risque de compromettre un homme qui appartient au meilleur monde, bien posé, très-considéré, fort riche et qui n’entendrait pas raillerie sur ce chapitre…

Il était clair qu’il ne parlerait pas… Le baron haussa les épaules, mais Pascal bravement s’avança…

– Je vais donc vous dire, prince, prononça-t-il, le nom que vous vous obstinez à nous cacher…

– Oh!

– Seulement je vous ferai remarquer que de ce moment, M. le baron et moi sommes dégagés de notre parole…

– Naturellement.

– Alors, votre voleur est M. le marquis de Valorsay.

Kami-Bey eût vu entrer un émissaire de son maître, armé du lacet fatal, qu’il n’eût pas été beaucoup plus troublé.

Il se dressa sur ses grosses petites jambes, la pupille dilatée, agitant les mains d’un geste désespéré.

– Plus bas, donc, malheureux! disait-il d’une voix effrayée, plus bas!

Ainsi, il n’essayait même pas de nier… Le fait devait être considéré comme acquis…

Mais Pascal ne pouvait, avec cela seulement, se tenir pour content.

– Maintenant que nous connaissons le principal, reprit-il, j’espère, prince, que vous serez assez obligeant pour nous apprendre comment la chose est arrivée…

Pauvre Kami!.. Ah! il payait cher sa partie!.. Il suait sang et eau sous son sempiternel fez rouge.

– Hélas!.. répondit-il tristement, rien de si simple… J’avais envie d’une écurie de courses… Ah! ce n’est pas que je sois amateur de sport, croyez-le bien, c’est à peine si je sais distinguer un cheval d’un bourriquet… Seulement, du matin au soir tout le monde me répétait: «Prince, un homme comme vous devrait faire courir…» Je n’ouvrais pas un journal sans y lire: «Un homme comme lui devrait faire courir…» Si bien qu’à la fin, je me suis dit: «C’est vrai, ils ont raison, un homme comme moi doit faire courir…» Là-dessus, me voilà en quête de chevaux… J’en achetais de tous côtés, quand un soir M. de Valorsay me propose de me céder quelques-uns des siens, qui sont connus et qui ont gagné, m’a-t-il dit, dix fois leur valeur… J’accepte, nous prenons rendez-vous pour visiter ses écuries, je les visite, et séance tenante, je choisis et je paye sept chevaux, de ses meilleurs, à ce qu’il me jurait, et pleins d’avenir… Et je les ai payés leur prix, je vous le garantis… Maintenant voilà le tour… Il ne m’a pas livré les chevaux que j’avais achetés… Ceux-là, les vrais, les bons, ont été vendus, à ce qu’il paraît, en Angleterre, sous de faux noms, et moi, je me trouve avoir pour mon argent, des bêtes toutes pareilles aux autres comme taille et comme robe, mais des rosses indignes…

Pascal et le baron Trigault échangeaient des regards stupéfaits…

Le «turf,» il faut bien en convenir, est un admirable champ ouvert à toutes les fraudes. Les âpres convoitises de l’argent s’y mêlant à la fièvre du jeu et aux ardeurs des vanités rivales, y donnent naissance à de prodigieuses manœuvres.

Mais jamais on n’avait ouï parler d’une supercherie aussi audacieuse que celle de Valorsay, ni si impudente…

– Et vous ne vous êtes aperçu de rien, prince?.. interrogea Pascal, d’un ton où certainement il y avait du doute.

– Est-ce que je m’occupe de ces choses-là!..

– Et vos gens?..

– Ah!.. c’est une autre affaire!.. On me dirait que le chef de mes écuries s’est laissé graisser la patte par le marquis, que je n’en serais pas étonné.

– Alors, comment avez-vous découvert la tromperie?..

– Par le plus grand des hasards… Un jockey que je compte m’attacher, a monté autrefois, assez souvent, un des chevaux que je croyais posséder… Naturellement, j’ai voulu lui montrer cette bête… Mais mon homme n’a pas été plus tôt devant la stalle, qu’il s’est écrié: «Ça, tel cheval… jamais de la vie… vous êtes refait, mon prince!» Là-dessus, on a examiné les autres, et la mèche s’est trouvée éventée…

Connaissant mieux que Pascal le caractère de Kami, le baron avait pour suspecter l’exactitude de ses dires des raisons plus fortes.

C’est qu’il n’avait pas pour l’argent le mépris superbe qu’il affectait, ce Turc cousu de millions… La vanité seule déliait les cordons de sa bourse… Il était fort capable d’envoyer à la Fancy un collier de mille louis, sûr que le lendemain le Figaro et le Gaulois enregistreraient sa munificence; il n’eût pas donné secrètement cent sous à une mère de famille mourant de faim…