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La vie infernale

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XI

Mlle Marguerite connaissait Pascal Férailleur…

Foudroyé en plein bonheur par une catastrophe inouïe, il avait eu des heures de délire et d’horrible défaillance, mais il était incapable du lâche abandon de soi dont l’accusait M. Fortunat.

Elle lui rendait justice, la généreuse fille, quand elle disait:

– S’il est résigné à vivre, ce ne peut être qu’à cette condition de consacrer sa vie, tout ce qu’il a d’intelligence, de force et de volonté à confondre l’infâme calomnie…

Et cependant, elle ne connaissait pas toute l’étendue du malheur de Pascal…

Pouvait-elle supposer qu’il se croyait peut-être abandonné par elle, et renié, le malheureux, depuis ce billet que l’estimable Mme Léon lui avait porté à la porte du jardin de l’hôtel de Chalusse?..

Comment eût-elle su de quels doutes, de quels soupçons poignants l’âme de Pascal avait été déchirée, après les flétrissantes insinuations de la Vantrasson?

Il est vrai de dire qu’à sa mère seule il devait d’avoir échappé au suicide, sombre folie qui obsède les désespérés…

Et c’est encore à sa mère, cette incomparable gardienne de l’honneur, qu’il dut sa résolution, le matin où il alla frapper à la porte du baron Trigault.

Là, son courage devait rencontrer sa première récompense.

Aussi n’était-il plus le même homme, quand il sortit de cet hôtel princier de la rue de la Ville l’Évêque, où il était entré le cœur serré par l’angoisse.

Il était tout étourdi encore des scènes étranges dont il avait été l’involontaire témoin… Les secrets qu’il avait surpris, les confidences qui lui avaient été faites, tourbillonnaient dans son esprit… mais il espérait.

Une lueur de salut brillait à l’horizon, chétive encore et vacillante, mais enfin une lueur… Peut-être tenait-il le fil précieux qui le guiderait hors du dédale d’iniquité et d’ignominie où on l’avait enfermé.

D’ailleurs, il ne serait plus seul à combattre.

Un honnête homme, rompu aux luttes de la vie, expérimenté et vaillant, puissant par sa réputation, par ses relations et par sa fortune, venait de lui promettre solennellement son concours.

Grâce à cet homme, que le malheur faisait un ami plus sûr que les années, l’accès lui était ouvert près du misérable qui lui avait pris l’honneur pour lui prendre après la femme qu’il aimait…

Il savait maintenant les défauts de la cuirasse du marquis de Valorsay, où le frapper, et comment; et c’est cent mille francs à la main qu’il comptait se glisser dans son intimité pour y surprendre des preuves irrécusables de son infamie.

Grande était la hâte de Pascal d’apprendre à sa mère l’heureuse issue de sa visite. Mais diverses démarches, indispensables pour ses projets ultérieurs, le réclamaient impérieusement, et il était près de cinq heures quand il put regagner son pauvre logis de la route de la Révolte.

Lorsqu’il arriva, Mme Férailleur rentrait, ce qui ne le surprit pas médiocrement, car il ne savait pas qu’elle eût à sortir… Le fiacre qu’elle avait pris pour ses courses était encore devant la porte et elle n’avait pas eu le temps de retirer son châle et son chapeau…

A la vue de son fils, elle eut une exclamation de joie… Elle avait trop l’habitude de lire sur sa physionomie le secret de ses pensées pour qu’il eût besoin de lui rien dire, et avant qu’il eût ouvert la bouche:

– Tu as réussi!.. s’écria-t-elle.

– Oh!.. mère, bien au-delà de mes espérances.

– Je l’avais donc bien jugé, ce digne homme, qui était venu t’offrir ses services rue d’Ulm?..

– Oui, certes, oui!.. Jamais, quoi que je fasse, je ne pourrai reconnaître sa générosité et son abnégation. Si tu savais, mère chérie, si tu savais…

– Quoi?..

Il l’embrassa, comme s’il eût voulu s’excuser de ce qu’il allait dire, prévoyant qu’elle en serait affectée, et vivement:

– Eh bien!.. Marguerite est la fille de la baronne Trigault…

Mme Férailleur se rejeta en arrière aussi violemment que si elle eût vu se dresser un reptile.

– La fille de la baronne!.. bégaya-t-elle. Mon Dieu!.. que dis-tu là… Deviens-tu fou, Pascal?..

– Je te dis la vérité, mère… écoute-moi:

Et rapidement, d’une voix profondément troublée, il raconta tout ce qu’il avait appris rue de la Ville-l’Evêque, adoucissant toutefois, autant qu’il le pouvait sans altérer la vérité, ce que la conduite de Mme Trigault avait de trop décidément odieux…

Atténuations inutiles… L’indignation et le dégoût de Mme Férailleur n’en étaient pas moins manifestes.

– Cette femme est une abominable créature!.. prononça-t-elle froidement, lorsque son fils eut terminé.

Pascal ne répondit pas. Il sentait bien que sa mère n’avait que trop raison, et cependant il souffrait cruellement de l’entendre s’exprimer ainsi.

La baronne était la mère de Marguerite, après tout.

– Ainsi donc, poursuivit Mme Férailleur qui s’animait peu à peu, cela est bien vrai, il existe de telles créatures qui n’ont rien de leur sexe, pas même l’instinct de la maternité des bêtes… Je suis une honnête femme, moi… je ne dis pas cela pour me glorifier, je n’y ai pas de mérite… Ma mère était une sainte et j’aimais mon mari… Ce qu’on appelle le devoir a été pour moi le bonheur… Je puis parler. Je n’excuse pas une faute, mais je me l’explique. Oui, je puis comprendre qu’une femme jeune, belle, courtisée, seule au milieu de Paris, perde la tête et oublie l’honnête homme qui s’est expatrié et qui brave mille dangers pour lui conquérir une fortune… Le mari est un imprudent, qui expose à ce péril terrible son honneur et son bonheur. Mais que cette femme ayant faibli, ayant eu un enfant, l’abandonne lâchement, le perde comme il en coûterait de perdre un chien, voilà ce qui passe mon entendement… Je concevrais plutôt l’infanticide… Il faut que cette femme n’ait ni cœur, ni entrailles, ni rien d’humain… pour avoir pu vivre, pour avoir pu dormir avec cette pensée, qu’il y avait, de par le monde, un enfant à elle, la chair de sa chair, perdu de par le monde, en butte à toutes les horreurs de la misère, de la honte et de l’abandon… Et elle a des millions… et elle habite un palais… et elle ne songe qu’à la toilette et au plaisir!.. Comment, à toute seconde du jour, ne se demande-t-elle pas: «Où est ma fille, à cette heure, et que fait-elle?.. De quoi vit-elle?.. A-t-elle un asile, des vêtements, du pain? Au fond de quels cloaques a-t-elle roulé? Peut-être jusqu’ici a-t-elle vécu de son travail, et peut-être en ce moment même, l’ouvrage lui manquant et le pain, s’abandonne-t-elle!..» Grand Dieu!.. comment osait-elle sortir?.. Comment à chacune de ces malheureuses que la faim souvent livre à la débauche, et qu’elle voyait passer, ne se disait-elle pas: «Celle-là peut-être est ma fille…»

Pascal se sentait blêmir, remué jusqu’au fond de lui-même par la véhémence extraordinaire de sa mère… Il frémissait à cette idée que peut-être elle allait s’écrier:

– Et toi, mon fils, tu épouserais la fille d’une telle femme!..

Car il n’ignorait pas les opinions de sa mère et qu’elle s’était attachée d’une invincible étreinte à ces austères traditions qui, dans les vieilles familles de la bourgeoisie, se transmettaient de mère en fille, comme le mot d’ordre de l’honneur du foyer, traditions impitoyables et aveugles…

– La baronne se savait adorée de son mari, hasarda-t-il… Apprenant son retour, elle a été terrifiée, elle est devenue folle…

– La défendrais-tu donc!.. s’écria Mme Férailleur… Penses-tu véritablement qu’on puisse racheter une faute par un crime…

– Non, certes, mais…

– Peut-être jugerais-tu plus sévèrement la baronne si tu savais ce qu’a souffert sa fille, si tu savais quels ont été ses misères et ses périls depuis le moment où sa mère l’a furtivement exposée sous une porte, près des Halles, jusqu’au jour où son père, M. de Chalusse, l’a recueillie… C’est un miracle de Dieu qu’elle n’ait pas péri…

D’où Mme Férailleur tenait-elle ces détails? Voilà ce que se demandait Pascal sans trouver une réponse seulement admissible.

– Je ne te comprends pas, mère, balbutia-t-il.

Elle le regarda dans les yeux, et plus doucement:

– Il est donc vrai, interrogea-t-elle, que tu ne sais rien du passé de Mlle Marguerite, qu’elle ne t’en a rien dit?

– Je sais qu’elle a été très-malheureuse.

– Jamais elle ne t’a parlé du temps où elle était apprentie…

– Je lui ai entendu dire qu’elle avait travaillé de ses mains pour vivre…

– Eh bien! moi, je suis mieux instruite.

La stupeur de Pascal devenait presque de l’effroi.

– Toi! ma mère, fit-il, toi!..

– Oui, moi… Je reviens de l’hospice où elle a été recueillie et élevée, et j’y ai parlé à deux religieuses qui se souviennent encore d’elle… Il n’y a pas une heure que j’ai quitté ses anciens maîtres d’apprentissage…

Debout, en face de sa mère, la main convulsivement crispée au dossier de la chaise sur laquelle il s’appuyait, Pascal semblait se roidir à l’avance contre la douleur de quelque coup terrible…

Le passé avec ses émotions poignantes s’effaçait… Toutes ses facultés exaltées jusqu’au délire s’absorbaient dans l’angoisse présente…

Sa vie n’était-elle pas en jeu!.. Selon ce qu’allait dire Mme Férailleur, il serait sauvé ou condamné sans appel, sans recours en grâce, sans espoir…

– Voilà pourquoi tu es sortie, mère?.. balbutia-t-il.

– Oui.

– Sans me prévenir…

– Était-ce donc utile?.. Quoi! tu aimes une jeune fille, toi, mon fils, tu lui as juré à mon insu qu’elle serait ta femme, et tu trouves surprenant que je fasse tout au monde pour savoir qui elle est et si elle n’est pas indigne de nous… C’est le contraire qui serait étrange…

– L’idée de ces démarches t’est venue si subitement!..

D’un mouvement imperceptible, Mme Férailleur haussait les épaules, comme si elle se fût étonnée d’avoir à répondre à des objections puériles.

 

– Ne te rappelles-tu donc plus, prononça-t-elle, les flétrissantes allusions de la mégère qui nous sert, de la Vantrasson?..

– Mon Dieu!..

– De même que toi, j’avais pénétré ses odieuses insinuations, et pour m’être efforcée de te rassurer, je n’en étais pas moins bouleversée… C’est pourquoi, dès que tu as été parti, j’ai interrogé ou plutôt j’ai laissé parler cette mauvaise femme, et j’ai appris que Mlle Marguerite a été apprentie chez un beau-frère de son mari, un nommé Greloux, qui était relieur autrefois, rue Saint-Denis, et qui maintenant vit de ses rentes… C’est chez ce relieur que Vantrasson a connu Mlle Marguerite, et sa surprise en la revoyant à l’hôtel de Chalusse a été immense…

Pascal ne respirait plus; il lui semblait que le battement de ses artères s’arrêtait…

– Avec un peu d’adresse, continuait Mme Férailleur, j’ai obtenu de la Vantrasson l’adresse des Greloux, j’ai envoyé chercher un fiacre et je m’y suis fait conduire…

– Et tu les as vus…

– Grâce à un mensonge que je ne me reproche pas trop, j’ai pénétré près d’eux et j’y suis restée une heure.

Ce qui épouvantait Pascal, c’était le ton glacé de sa mère. Sa lenteur le torturait, et cependant il n’osait la presser…

– Ces Greloux, poursuivit-elle, m’ont semblé ce qu’on est convenu d’appeler d’assez braves gens, incapables je le crois d’une action que punit le code, et très-fiers de leurs sept mille livres de rente… Il se peut qu’ils aient été attachés à Mlle Marguerite, ce qui est sûr c’est que dès que j’ai eu prononcé son nom ils se sont répandus en protestations d’affection… Le mari, particulièrement, m’a paru garder d’elle un souvenir ressemblant à de la reconnaissance…

– Ah!.. tu vois, mère, tu vois!..

– Quant à la femme, on eût dit qu’elle regrettait surtout la meilleure apprentie, la plus honnête fille, et la plus robuste travailleuse qu’elle eût rencontrée en sa vie… Et même, d’après ses récits, j’affirmerais qu’elle n’était pas sans abuser de la pauvre enfant, et qu’elle en faisait sa servante autant que son ouvrière…

Des larmes brillaient dans les yeux de Pascal, mais il respirait.

– Quant à Vantrasson, reprit Mme Férailleur, il est certain qu’il avait jeté les yeux sur l’apprentie de sa sœur…

– Oh!..

– Cet homme, devenu depuis un redoutable scélérat, n’était encore qu’un mauvais sujet, c’est-à-dire un ivrogne et un débauché sans foi ni loi… Il crut que la pauvre petite ouvrière, elle avait alors treize ans, serait trop heureuse de devenir la maîtresse du frère de sa patronne… Repoussé vaillamment, il fut blessé dans son amour-propre, et obséda si indignement l’infortunée, qu’elle dut se plaindre à sa patronne… laquelle, il faut le dire à sa honte, traita ces infamies d’enfantillages… puis à Greloux lui-même qui, ravi sans doute de se débarrasser d’un beau-frère qui le grugeait, le chassa.

A cette idée qu’un être vil et bas, tel que ce Vantrasson, avait osé offenser de ses odieuses poursuites la femme qui était dans son cœur comme une madone dans un sanctuaire, Pascal était transporté de rage…

– Le misérable! grondait-il, le misérable!

Mme Férailleur, sans paraître remarquer la colère de son fils, continuait:

– Les Greloux ont prétendu que depuis que leur ancienne apprentie est «dans les grandeurs,» selon leur expression, ils ne l’ont plus revue… En quoi ils m’ont menti… Ils l’ont revue au moins une fois, le jour où elle est allée leur porter 20,000 francs qui ont été le noyau de leur fortune… Ils ne se sont pas vantés de cela…

– Chère Marguerite, murmurait Pascal, chère Marguerite!..

Puis, tout haut:

– Mais où as-tu appris ces détails, chère mère? demanda-t-il.

– A l’hospice où Mlle Marguerite a été élevée et où les Greloux l’avaient prise… Là aussi, je n’ai recueilli que des éloges… «Jamais, m’a dit la supérieure, je n’ai eu une enfant si bien douée, d’un meilleur cœur, d’une si vive intelligence.» On n’avait à lui reprocher qu’une réserve précoce, et un respect de soi qui avait les façons du plus farouche orgueil… Cependant, elle n’a pas plus oublié l’hospice qu’elle n’avait oublié ses anciens patrons… Une première fois, la supérieure a reçu d’elle une somme de 25,000 fr., et, il n’y a pas un an, 100,000 francs dont le revenu doit être, chaque année, consacré à doter une orpheline…

Pascal triomphait.

– Eh bien!.. ma mère, s’écria-t-il, eh bien!.. Ai-je raison de l’aimer!..

Mais Mme Férailleur ne répondant pas, une douloureuse appréhension le saisit…

– Tu gardes le silence, fit-il; pourquoi? Le jour béni où il me sera permis d’épouser Marguerite, t’opposeras-tu à notre mariage?..

– Non, mon fils, rien de ce que j’ai appris ne me donne ce droit…

– Ce droit!.. Ah! vous êtes injuste, ma mère!..

– Injuste, moi!.. Ne t’ai-je donc pas fidèlement rapporté tout ce qu’on m’a dit, alors même que cela devait, je le sentais bien, enflammer ta passion!..

– C’est vrai, mais cependant…

Mme Férailleur hochait tristement la tête.

– Penses-tu donc, interrompit-elle, que je puisse sans un chagrin cuisant te voir choisir la compagne de ta vie hors du cercle de la famille et des conventions sociales!.. Ne comprends-tu pas mes inquiétudes quand je pense que tu vas épouser la fille d’une femme telle que la baronne Trigault, une malheureuse que sa mère ne peut ni reconnaître ni avouer, puisque sa mère est mariée.

– Eh! ma mère, est-ce sa faute?..

– Ai-je dit que ce fût sa faute? Non… Je prie Dieu, seulement, que jamais tu ne te repentes d’avoir choisi une femme dont le passé restera toujours un impénétrable mystère!..

Pascal était devenu fort pâle…

– Ma mère!.. fit-il d’une voix tremblante, ma mère!..

– Je veux dire, poursuivit l’impassible vieille femme, que tu ne sauras jamais du passé de Mlle Marguerite que ce qu’elle t’en apprendra. Tu sais les ignobles allégations de Vantrasson… On a dit qu’elle était la maîtresse, et non la fille du comte de Chalusse… Qui sait quelles immondes perfidies te préparent les méchants… Et quel serait ton recours si jamais un doute te venait?.. La parole de Mlle Marguerite… Est-ce assez?.. Maintenant, oui… mais plus tard! Je voudrais que la femme de mon fils ne pût pas même être soupçonnée… et elle, il n’est pas une circonstance de sa vie qui n’offre prise aux calomnies les plus atroces…

– Eh!.. que m’importe la calomnie! elle n’effleurera jamais ma foi… Les malheurs que tu reproches à Marguerite sont à mes yeux sa glorification…

– Pascal!..

– Quoi! parce qu’elle a été malheureuse, je la repousserais… je lui ferais un crime de sa naissance… je la mépriserais parce que sa mère est méprisable! Non, Dieu merci, nous ne sommes plus au temps de ces préjugés barbares, où les enfants naturels, victimes des fautes de leur mère, étaient voués à la réprobation…

Mais les idées de Mme Férailleur étaient de celles que nul raisonnement n’ébranle.

– Je ne discute pas, mon fils, interrompit-elle, mais prends garde… A force de vouloir rendre les enfants irresponsables, tu briseras le lien le plus fort qui attache les femmes au devoir… Si le fils de la chaste et vertueuse épouse n’a sur le fils de la femme adultère aucun avantage, celles que la pensée seule de leur enfant maintient dans le devoir finiront par se dire: «A quoi bon!..»

C’était la première fois qu’un nuage s’élevait entre le fils et la mère…

Atteint dans le vif de ses sentiments les plus intimes et de ses plus chères croyances, Pascal était bien près de se révolter, et des flots de paroles amères montaient à ses lèvres.

Il eut cependant assez de raison pour se contenir.

– Marguerite seule, pensa-t-il, peut triompher de ces préjugés implacables. Que ma mère la voie, et elle reconnaîtra son injustice!..

Et comme il avait peur de ne pas rester maître de lui, il balbutia quelques vagues excuses, et brusquement gagna sa chambre; brisé de corps et d’esprit, il se jeta tout habillé sur son lit…

Il eût été mal venu, il ne le sentait que trop, de maudire les principes arriérés de Mme Férailleur… Quelle mère jamais s’était élevée aux hauteurs de son dévouement! Et qui sait!.. c’était peut-être dans les rigides préjugés dont elle était imbue, que cette simple et héroïque bourgeoise puisait son énergie, son enthousiasme du bien et ses haines vigoureuses du mal, et cette virilité d’esprit que nul malheur ne déconcertait…

Elle lui avait promis qu’elle ne s’opposerait pas à son mariage… N’était-ce pas déjà de sa part une concession immense, un sacrifice qui avait dû lui coûter cruellement!

Et dans le fait, où trouver une mère qui ne compte pas parmi les jouissances sublimes de la maternité, le soin de chercher une épouse pour son fils, et de lui choisir entre toutes, la jeune fille qui sera la compagne de sa vie, la gardienne fidèle de l’honneur du foyer, l’ange des bons et des mauvais jours!

Ainsi il songeait, quand sa porte s’ouvrant bruyamment, il sauta à terre d’un bond.

– Qu’est-ce?

C’était la Vantrasson qui venait annoncer à Monsieur que le dîner était servi, un dîner qu’elle avait confectionné elle-même, car Mme Férailleur, au moment de sortir, lui avait commandé de rester.

A la seule vue de l’hôtesse du «Garni modèle,» Pascal sentit monter à son cerveau des bouffées de rage folle, et il lui fut donné de mesurer la portée de certaines observations de sa mère.

Il souhaita le pouvoir de Dieu pour anéantir cette affreuse mégère… Et pourquoi?.. Hélas!.. parce qu’elle était la femme de Vantrasson, et que disposée naturellement à trouver simple et naturel tout ce qui était lâche et infâme, elle avait dû ajouter foi aux ignobles vanteries de son mari.

Vantrasson n’était qu’un abject calomniateur, Pascal en était sûr, mais ce misérable rencontrait des êtres aussi avilis que lui pour le croire… Et se sentir impuissant à punir!.. Le malheureux connut le plus atroce supplice que puisse endurer l’homme qui aime…

Tout entier à ces sombres pensées, Pascal, tant que dura le repas, garda un farouche silence…

Il était à table, il mangea machinalement parce que sa mère emplissait son assiette, mais il eût été bien embarrassé à la fin de dire ce qui lui avait été servi… Et cependant, ce modeste dîner était excellent. La mégère du «Garni modèle» était véritablement une cuisinière remarquable, et, pour la première fois, elle s’était surpassée…

Même, elle fut piquée dans sa vanité de cordon-bleu de ne pas recevoir les compliments qu’elle espérait… A quatre ou cinq reprises, impatientée, elle demanda: «N’est-ce donc pas bon, cela?» et comme on lui répondit tout sèchement: «Très-bon…» elle se jura qu’elle ne prodiguerait plus ses talents pour de si pitoyables connaisseurs…

C’est que Mme Férailleur, de même que son fils, se taisait, et se hâtait de manger…

Visiblement, il lui tardait d’être débarrassée de la Vantrasson… Aussi, dès que le maigre dessert fut servi:

– Vous pouvez vous retirer, lui dit-elle, je rangerai tout.

Fort irritée du caractère taciturne de «ces gens-là,» l’hôtesse du «Garni modèle» sortit, et bientôt on l’entendit tirer brutalement sur elle la porte de la rue…

Alors Pascal respira longuement; comme si sa poitrine eût été soulagée d’un poids énorme… Tant que la Vantrasson avait été là, il n’avait pour ainsi dire pas osé lever les yeux, tant il avait peur de rencontrer le regard de cette mégère dont la doucereuse hypocrisie voilait mal l’impudente méchanceté! Il craignait de ne pouvoir résister à la tentation de l’étrangler.

Mais Mme Férailleur devait se méprendre à la physionomie bouleversée de son fils, et dès qu’ils furent seuls:

– Tu ne m’as pas pardonné ma franchise? commença-t-elle.

– Eh!.. puis-je t’en vouloir, chère mère, lorsque je sais que tu ne songes qu’à mon bonheur… Mais comment ne serais-je pas attristé de tes prétentions!..

D’un geste, Mme Férailleur interrompit son fils.

– Ne revenons pas sur cette discussion! prononça-t-elle. Mlle Marguerite aura été la cause innocente d’un des grands chagrins de ma vie, mais je n’ai aucune raison de la haïr… J’ai d’ailleurs toujours su rendre justice aux personnes même que j’aime le moins… Je te l’ai déjà montré, je vais peut-être t’en donner une preuve éclatante…

– Une preuve?..

– Oui!..

Elle sembla se recueillir, et après un moment:

– Ne m’as-tu pas dit, mon fils, reprit-elle, que l’éducation de Mlle Marguerite n’a pas eu à souffrir de l’abandon de son enfance?..

– Et c’est la vérité, ma mère…

– Elle a eu le courage de se donner une certaine instruction?..

– Marguerite sait tout ce qu’une jeune fille d’une intelligence supérieure peut apprendre en quatre ans, quand elle est extraordinairement malheureuse, et que l’étude est son seul refuge et son unique consolation…

 

– Si elle t’adressait un billet, il serait écrit en français, il ne fourmillerait pas de fautes d’orthographe?

– Oh!.. par exemple!.. s’écria Pascal.

Une inspiration soudaine l’arrêta, court… Il se précipita vers sa chambre, et la minute d’après, il reparut, tenant à la main un paquet de lettres qu’il jeta sur la table en disant:

– Tiens, ma mère, lis!..

Lentement, Mme Férailleur tira ses lunettes de leur étui, et après en avoir fixé les branches sous les épais rouleaux de ses cheveux gris, elle se mit à lire à voix basse…

Cela dura longtemps…

Les coudes sur la table, le front entre ses mains, Pascal appliquait tout ce qu’il avait de pénétration à épier sur la physionomie de sa mère la manifestation fugitive de ses impressions…

Évidemment elle était étonnée… Non, elle ne s’attendait pas à trouver dans les lettres de Mlle Marguerite cette hauteur de sentiments, l’expression d’une énergie égale à la sienne, et jusqu’à un écho de ses préjugés…

Car cette jeune fille étrange partageait les idées étroites de Mme Férailleur… Souvent elle s’était demandé si sa naissance et son passé ne creusaient pas un abîme entre elle et Pascal… Et elle ne s’était sentie rassurée que le jour où le vieux juge de paix, après avoir entendu le récit de sa vie, lui avait dit:

« – Si j’avais un fils, je serais fier qu’il fût aimé de vous!»

Bientôt, il fut clair que Mme Férailleur était émue, elle s’attendrissait, et même, à un moment, soulevant ses lunettes, elle essuya une larme furtive qui fit bondir de joie le cœur de Pascal.

– Ces lettres sont admirables, prononça-t-elle, et jamais jeune fille élevée par une sainte mère n’a mieux exprimé de plus nobles sentiments… Seulement…

Elle s’interrompit, ne voulant pas sans doute blesser son fils, mais comme il la pressait:

– Seulement, ajouta-t-elle, ces lettres ont le tort irrémissible de t’avoir été adressées, Pascal!

Mais ce fut le dernier cri de son intraitable obstination.

– Maintenant, reprit-elle, attends avant de juger ta mère!..

Elle se leva, ouvrit vivement un tiroir, et en sortit un papier sali et froissé qu’elle présenta à son fils en lui disant:

– Lis ceci attentivement.

Ceci, c’était le billet au crayon que Mme Léon avait remis à Pascal, qu’il avait deviné plutôt que lu, à la lueur d’un réverbère, qu’il avait jeté à sa mère, en rentrant, et qu’elle avait gardé…

Il n’avait pas sa tête à lui, le soir où il avait été foudroyé par ce billet si cruel, tandis qu’en ce moment, il jouissait du libre exercice de toutes ses facultés…

Il n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur ces quelques lignes, qu’il se dressa tout d’une pièce, pâle et roide, et, d’une voix profondément altérée, dit:

– Ce n’est pas Marguerite qui a écrit cela!..

L’étrangeté de la découverte devait stupéfier Pascal…

– J’étais donc fou, murmura-t-il, fou à lier!.. La fraude est grossière et saute aux yeux… Comment ai-je pu m’y laisser prendre?..

Et comme s’il eût senti le besoin de se démontrer qu’il ne s’abusait pas, il poursuivit, se parlant à lui-même plutôt qu’il ne s’adressait à sa mère:

– L’écriture est assez celle de Marguerite, c’est vrai, on ne l’a pas trop maladroitement contrefaite… Mais qui ne sait que toutes les écritures au crayon se ressemblent plus ou moins… Ce qui est manifeste, par exemple, c’est que jamais Marguerite, qui est la simplicité même, n’eût employé des phrases aussi prétentieusement boursoufflées que les tirades d’un mauvais mélodrame… Quoi! j’ai pu admettre qu’elle avait pensé et écrit ceci: «On ne trahit pas les serments faits aux mourants, je tiendrai le mien, dût mon cœur se briser…» C’est trop bête, en vérité!.. Et ceci encore: «Oubliez donc celle qui vous aima tant autrefois: elle est maintenant la fiancée d’un autre, et l’honneur lui commande d’oublier jusqu’à votre nom!»

Il déclamait cela, avec une emphase burlesque, qui en faisait mieux ressortir l’absurdité… Il y avait un peu de folie, dans son fait, de cette exaltation, du moins, que communique au cerveau un bonheur inespéré qui, du moins, passe tout ce qu’on pouvait raisonnablement espérer…

– Et que dire des fautes d’orthographe, reprit-il… Tu as vu, mère… commander est écrit avec un seul m, supplier avec un seul p, solennel avec deux l et un seul n… Assurément ce ne sont pas là des oublis qu’on puisse attribuer à la rapidité de la rédaction. L’ignorance est prouvée, puisque la faute est presque toujours la même… Il est clair que c’est une habitude chez le faussaire de ne pas doubler les lettres…

Mme Férailleur écoutait d’un visage impassible…

Toutes ces objections elle les avait tournées et retournées dans son esprit, depuis trois jours qu’elle étudiait ce billet avec l’espoir d’en faire jaillir une lueur.

– Et ces fautes sont d’autant plus remarquables, appuya-t-elle, que cette lettre est tout simplement copiée…

– Oh!..

– Textuellement… Hier soir, pendant que je l’examinais pour la vingtième fois, il me sembla que je l’avais déjà lue quelque part… Où, et en quelle circonstance? C’est ce que j’ai cherché une partie de la nuit inutilement… Mais ce matin, tout à coup, la mémoire m’est revenue, et je me suis rappelée très-nettement un ouvrage dont les ouvrières de notre fabrique faisaient leurs délices, et dont j’avais ri très-souvent… C’est pourquoi ce tantôt, pendant que j’étais en courses, je suis entrée chez un libraire et j’ai acheté ce livre… C’est lui que tu vois là, sur le coin de la cheminée… Prends-le.

Pascal obéit et fut singulièrement étonné de ce volume, dont le titre était ainsi disposé:

INDISPENSABLE
SECRÉTAIRE

– Regarde à la page que j’ai marquée, dit Mme Férailleur à son fils…

Il regarda, et lut:

«(MODÈLE 198). – LETTRE D’UNE JEUNE DEMOISELLE AYANT JURÉ A SON PÈRE MOURANT DE RENONCER A CELUI QU’ELLE AIME ET D’ACCORDER SA MAIN A UN AUTRE.

«Monsieur,

«Suppliée par M… par mon père à l’agonie, je n’ai pas eu le courage de résister… etc., etc

Et cela continuait ainsi, de ligne en ligne, le billet étant la copie exacte, aux fautes d’orthographe près, de la prose idiote, de «l’indispensable secrétaire.»

Le doute, désormais, n’était plus possible.

Il semblait à Pascal que les écaillés lui tombaient des yeux et qu’il voyait se dérouler admirablement distincte et logique en son infamie, la double intrigué ourdie pour creuser un abîme entre Mlle Marguerite et lui…

On l’avait déshonoré, lui, avec l’espoir qu’elle le repousserait et le renierait, on s’était trompé sans doute, et on avait imaginé cette fausse rupture pour le cas où il serait tenté de venir se justifier.

Ainsi, son amour, en dépit de quelques défaillances de courte durée, avait été plus clairvoyant que tous les raisonnements et plus fort que les apparences…

Ainsi, il avait eu raison de dire à sa mère:

– Que Marguerite m’abandonne au moment où je suis si malheureux… Que, avant que je me sois défendu, elle n’ait pas foi en moi plus qu’en tous les misérables qui m’accusent, c’est ce que jamais on ne me persuadera… L’évidence semble être contre moi, la vraisemblance me condamne, peu importe…

Maintenant, certaines circonstances s’accordaient, qui lui avaient paru absolument contradictoires.

Quelques instants plus tôt, il se disait encore: Comment, Marguerite m’écrit que son père, avant de mourir, lui a arraché ce serment qui me désespère, et d’un autre côté le marquis de Valorsay affirme que le comte de Chalusse est mort trop subitement pour avoir seulement le temps de reconnaître sa fille et de lui léguer son immense fortune…

Une de ces allégations, certainement, était mensongère… Laquelle?.. Celle du billet, très-probablement…

Quant au faux, en lui-même, il ne pouvait pas n’être pas l’œuvre de Mme Léon… La certitude à cet égard était complète, indiscutable, absolue…

Et quand il n’y eût pas eu déjà des preuves irrécusables, la circonstance de «l’indispensable secrétaire» l’eût trahie…

Cette infamie expliquait d’ailleurs à Pascal le trouble et le malaise de l’estimable femme de charge, à la petite porte du jardin. Elle frémissait à cette idée qu’elle avait peut-être été épiée et suivie, et que d’un moment à l’autre, Mlle Marguerite pouvait survenir et tout découvrir…