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La vie infernale

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Et tout en regagnant la rue de Flandre, il marmottait:

– Prendre les vingt sous de cette pauvre créature, qui n’a peut-être pas mangé son content, jamais de la vie! On est un homme ou on ne l’est pas!..

Il faut le dire: en aucune occasion, l’argent ne lui avait procuré de jouissance comparable à l’intime satisfaction qu’il éprouvait.

Il se sentait grandir dans sa propre estime, en songeant qu’il mettait au service du bien toutes les facultés et toute l’énergie qu’il dépensait jadis au profit du mal…

Être l’artisan du salut de Pascal Férailleur, cette pure victime des plus lâches coquins, n’était-ce pas, jusqu’à un certain point, racheter le crime qu’il avait commis autrefois!

Et cependant il était une circonstance qui dépassait son entendement.

Comment un de ces aventuriers qui tout à coup surgissent dans le beau monde de Paris, qu’on accepte parce qu’ils s’imposent, sans qu’on sache qui ils sont ni d’où ils viennent, comment un misérable tel que le vicomte de Coralth avait-il pu seulement entamer l’honneur de Pascal Férailleur?

Eh quoi!.. la réputation d’un honnête homme est donc en quelque sorte à la merci du premier intrigant qu’il gêne!..

Le monde est-il donc si mal fait, qu’une ignoble comédie de cinq minutes pèse plus, dans les balances faussées de l’opinion, que toute une vie de courage, d’honneur et de probité!..

On voit de ces exemples aux époques où les plus gens de bien, loin de s’affirmer hardiment en face des coquins, descendent, sous prétexte de sociabilité, à toutes sortes de concessions, qui sont autant de dangereuses lâchetés…

Quand les hommes honnêtes ce tiennent cois, le monde est aux impudents!..

Tout entier à ces réflexions, Chupin n’était point tenté d’ouvrir la réponse qu’il portait pour en prendre connaissance.

Les mêmes sentiments s’agitaient en lui, qui l’avaient empêché de tirer du fils de Mme Paul des renseignements plus précis…

Arriver à la vérité par la seule force de sa pénétration!.. Il y avait là de quoi tenter sa jeune vanité.

Or, qu’avait-il besoin de recourir à un acte qui peut se justifier, sans doute, que l’intérêt de la légitime défense excuse et absout, mais qui n’en est pas moins fâcheux en lui-même et hasardé?..

Lui était-il indispensable de violer le sceau de cette lettre pour en connaître le contenu?

Les quelques mots échangés entre Mme Paul et le sieur Mouchon, le conseiller aux proverbes, ne lui avaient-ils pas appris, à n’en pouvoir douter, qu’il portait un ultimatum et qu’il y était signifié au vicomte de Coralth d’avoir à l’exécuter dans les délais indiqués, sous peine d’un scandale mortel pour lui?

Les certitudes de Chupin à cet égard étaient si positives, que déjà il se creusait la cervelle à imaginer comment tirer parti de ces découvertes pour le plus grand profit de Pascal et de Mlle Marguerite…

Mettre aux prises la jalousie de Flavie, la femme abandonnée, et l’orgueil offensé de la baronne Trigault, évoquer l’infamant passé de Coralth et l’en écraser, cela semblait à Chupin indiqué par les événements mêmes.

Mais par quelles combinaisons amener un dénoûment bruyant, terrible, affreusement scandaleux, qui fût l’éclatante réhabilitation de Pascal, voilà ce qu’il cherchait avec l’ardeur d’un dramaturge qui, ayant trouvé le sujet d’une pièce, le tourne et le retourne dans son esprit, pour en tirer tout ce qu’il peut donner.

Avec de telles pensées, la route, au retour, devait lui paraître plus courte qu’à l’aller, et c’est presque sans s’en apercevoir qu’il arriva rue d’Anjou-Saint-Honoré, devant la maison de M. de Coralth.

Ayant à comparaître devant M. Moulinet, le concierge, il éteignit tant qu’il put la flamme de son regard, et c’est grimé de son air le plus candide qu’il entra.

O surprise! M. Moulinet et son épouse n’étaient pas seuls dans leur loge.

Florent était là, en train de prendre le café avec eux.

Et même, le digne valet s’était dépouillé des élégances empruntées à son maître, et avait revêtu son gilet rouge.

Il semblait d’une humeur massacrante, et son dépit était réellement bien légitime.

De chez M. de Coralth chez la baronne, il n’y avait qu’un saut; mais il est des fatalités!.. La baronne, en recevant la lettre des mains de sa femme de chambre, avait fait courir après Florent pour lui dire d’attendre, qu’elle voulait lui parler… et elle avait eu l’inconvenance de lui laisser croquer le marmot plus d’une heure…

Si bien que de fil en aiguille, comme il disait, il avait manqué le dîner des femmes charmantes qui lui avaient donné rendez-vous, et que de désespoir il était revenu partager la soupe de ses amis les concierges…

– Vous avez la réponse? demanda-t-il à Chupin.

– La voici.

Ayant glissé la lettre de Mme Paul dans la poche d’estomac de son tablier, Florent venait de compter à son commissionnaire les trente sous stipulés, quand on entendit au dehors le cri traditionnel…

– Porte, s’il vous plaît!..

C’était le coupé bleu de M. de Coralth.

Le vicomte descendit légèrement, sous le porche, et apercevant son domestique, dévoré d’impatience, il s’approcha en disant:

– Mes commissions?

– Elles sont faites.

– Vous avez vu Mme la baronne?..

– Elle m’a fait attendre deux heures pour me dire que M. le vicomte ne devait pas s’inquiéter, qu’elle avait un moyen sûr pour demain…

M. de Coralth parut respirer plus librement.

– Et la… débitante de tabac? poursuivit-il.

– Voici ce qu’elle m’a donné pour monsieur…

D’une main fiévreuse, le vicomte prit la lettre, l’ouvrit, la parcourut d’un regard, et aussitôt, saisi d’une colère folle, furieuse à ce point de lui faire oublier qu’il se donnait en spectacle, il se mit à la froisser rageusement, cette lettre, à la mordre, à la déchirer en menus morceaux en mugissant des blasphèmes à étonner un charretier…

Puis, soudain, la conscience de son imprudence lui revenant, il se maîtrisa, et éclata de rire, d’un rire forcé, en disant:

– Ah!.. les femmes!.. Les coquines! Elles vous feraient perdre la tête!..

Et jugeant l’explication suffisante:

– Venez me déshabiller, dit-il à Florent; il faut que je sorte de bonne heure demain…

Cet ordre ne devait pas être perdu pour Chupin, et dès sept heures le lendemain, il montait la garde devant la porte de M. de Coralth…

Et ainsi, pendant la journée du lundi, il put le suivre chez M. de Valorsay, puis chez un homme d’affaires, puis chez M. Wilkie, chez la baronne Trigault dans l’après-midi, et enfin, le soir, chez Mme d’Argelès…

Là, mêlé aux domestiques, empressé à ouvrir les portières des voitures qui s’arrêtaient devant l’hôtel, il recueillit quelque chose de l’affreuse scène qui venait d’avoir lieu entre la mère et le fils…

Il vit sortir M. Wilkie, les vêtements en désordre, puis le vicomte de Coralth dont il reprit la trace et qu’il vit courir chez le marquis de Valorsay d’abord, puis une fois encore chez M. Wilkie, où il resta presque jusqu’au jour.

De la sorte, quand le lendemain, mardi, sur les deux heures, il se présenta chez M. Fortunat, Chupin tenait presque tous les fils – croyait-il – des honteuses intrigues que menait de front le vicomte…

Le «dénicheur d’héritages» savait son employé intelligent, mais non tant que cela, certainement, et ce n’est pas sans une secrète envie qu’il écouta le rapport circonstancié et parfaitement clair qu’il lui fit…

– C’est que j’ai été moins heureux que vous, lui dit-il, quand il eut terminé…

Mais il n’eut pas le temps de dire en quoi ni comment…

Juste comme il commençait, Mme Dodelin parut, annonçant que la jeune dame que monsieur attendait était là…

– Faites entrer!..s’écria M. Fortunat en se levant vivement. Qu’elle entre!..

Pour s’échapper de chez M. de Fondège et accourir au rendez-vous qu’elle avait donné à M. Fortunat, Mlle Marguerite n’avait pas eu besoin de mentir, ni même de chercher des prétextes.

Dès le matin, «le général» avait décampé pour essayer ses chevaux et ses voitures, et il avait annoncé qu’il déjeunerait à son cercle.

A l’issue du déjeuner, Mme de Fondège, que ses couturières et son tapissier réclamaient, s’était pareillement envolée, en prévenant qu’elle ne serait pas de retour avant l’heure du dîner.

Enfin, sur les midi, Mme Léon s’était tout à coup rappelé que sa noble famille la réclamait impérieusement… Elle s’était habillée en hâte, et était sortie, pour se rendre évidemment chez le docteur Jodon, et, de là, chez M. le marquis de Valorsay…

Les domestiques, à leur tour, se sentant débarrassés pour quelques heures de toute surveillance, avaient tiré chacun de son côté, laissant la maison seule, peu préoccupés des visiteurs qui pouvaient venir sonner…

De la sorte, Mlle Marguerite avait pu s’esquiver sans que personne s’en aperçût, ce qui lui laissait cette latitude, pour le cas où on la verrait rentrer, de dissimuler la durée de son absence…

Un fiacre remontait la rue Pigalle au moment où elle sortit, elle le prit…

Certes, la démarche qu’elle faisait lui coûtait cruellement.

N’allait-elle pas être forcée, elle jeune fille, elle si réservée naturellement, de se confier à un étranger, de lui révéler ses sentiments les plus intimes, de lui ouvrir son âme, toute pleine de son amour pour Pascal Férailleur!..

Et cependant, elle se sentait plus calme et plus maîtresse de soi que la veille, quand elle se présentait à la photographie Carjat pour demander un fac-simile de la lettre de M. de Valorsay.

C’est que les événements l’entraînaient dans leur évolution rapide, que l’implacable nécessité ne lui laissait pas la faculté d’hésiter, et qu’elle s’animait à la lutte, à mesure qu’elle voyait s’accroître les chances de succès…

Certaines considérations, d’abord inaperçues, contribuaient à la rassurer…

 

Ce M. Fortunat, cet agent secret de M. le comte de Chalusse, la connaissait déjà, puisque c’était lui qui, après des mois d’investigations, avait fini par la découvrir à l’hospice des Enfants-Trouvés…

Un vague pressentiment lui disait que cet homme en savait sur son passé plus long qu’elle-même, et qu’il pourrait, s’il le voulait, lui apprendre le nom de sa mère, le nom de cette femme que le comte redoutait, et qui sans pitié l’avait abandonnée…

Enfin, il est un fait positif, c’est que l’esprit se familiarise avec les situations les plus excessives, jusqu’à trouver presque naturels les événements les plus en dehors de toutes prévisions et même de toute vraisemblance.

N’importe! Son cœur battit plus vite, et elle se sentit pâlir quand, sur l’invitation de Mme Dodelin, elle pénétra dans le cabinet du «traqueur d’héritages.» D’un rapide coup d’œil, elle embrassa le cadre et les personnages.

Le confortable cossu du bureau la surprit, elle avait compté sur un bouge… La distinction relative et les façons d’homme du monde de M. Fortunat la déconcertèrent; elle s’attendait à rencontrer une manière d’intrigant subalterne crasseux et grossier. Enfin, Victor Chupin, debout près de la cheminée, en blouse, avec ses pantalons effiloqués, tortillant sa casquette pour se donner une contenance, l’inquiéta.

Mais aucune de ses impressions ne se fit jour… Pas un des muscles de son noble et beau visage ne bougea, son œil resta fier et clair…

Et c’est d’une voix dont l’émotion intérieure n’altérait en rien le timbre sonore et pur, qu’elle dit:

– Je suis la pupille de M. le comte de Chalusse, monsieur, Mlle Marguerite… Vous avez, je le suppose, reçu ma lettre?

Lui s’inclinait, déployant toutes les grâces qu’il portait dans le monde où il cherchait à se marier, et d’un geste plus prétentieux qu’élégant, il avançait un fauteuil et invitait Mlle Marguerite à s’asseoir…

– Votre lettre m’est parvenue, en effet, mademoiselle, répondit-il, et je vous attendais, flatté et honoré de votre confiance… Pour tout autre que vous, ma porte était même défendue…

La jeune fille s’assit, et il y eut un moment de silence, chacun observant l’autre, et cherchant à s’en faire une opinion. Lui, un peu troublé, et ayant peine à comprendre que cette belle jeune fille si imposante pût être la petite apprentie qu’il avait vue autrefois chez le relieur, avec son grand sarrau de serge, les cheveux ébouriffés et tout poudrés de rognures de papier.

Elle, fâchée d’avoir à s’adresser à cet homme, car plus elle l’examinait, plus il lui semblait découvrir dans toute sa personne quelque chose de louche et de suspect, et elle eût préféré quelque cynique gredin à cette espèce de gentleman doucereux, verni d’hypocrisie…

Ce qu’elle attendait, avant de rien dire, c’était que M. Fortunat congédiât ce jeune garçon en blouse, dont elle ne s’expliquait pas la présence, et qui, pétrifié par une sorte d’extase muette, attachait obstinément sur elle des yeux où se peignaient un ébahissement énorme et la plus vive admiration…

Mais bientôt, lasse d’attendre en vain:

– Je suis venue, monsieur, commença-t-elle, pour vous entretenir de choses graves et qui exigent le plus profond secret.

Chupin comprit, car il rougit jusqu’aux oreilles, et fit un pas pour sortir.

D’un geste cordial son patron le retint.

– Restez, Victor…

Et se retournant vers Mlle Marguerite:

– Vous n’avez rien à craindre de la discrétion de ce brave garçon, mademoiselle, prononça-t-il… J’ai dû le mettre au courant de tout; et déjà il s’est employé fort activement, et non sans d’heureux résultats, à votre service.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, balbutia la jeune fille.

Le plus agréable sourire voltigeait sur les lèvres du «dénicheur d’héritiers.»

– C’est que je me suis déjà occupé de vous, mademoiselle, dit-il. Une heure après la réception de votre lettre, j’étais déjà en campagne.

– Cependant je ne vous disais rien…

– De ce que vous attendiez de moi, c’est vrai. Mais je me suis permis de le soupçonner…

– Ah!..

– C’est ainsi… J’ai cru deviner que vous comptez sur mon expérience, sur mes faibles talents, pour réhabiliter un innocent odieusement calomnié, M. Pascal Férailleur, avocat…

Elle se dressa tout d’une pièce, et véritablement bouleversée et effrayée:

– Comment savez-vous cela!.. s’écria-t-elle.

M. Fortunat avait quitté son fauteuil, et debout, adossé à la cheminée, dans la pose qu’il estimait lui être le plus avantageuse, le pouce dans l’entournure de son gilet, d’un ton de prestidigitateur expliquant ses merveilles, il répondit:

– Eh! mon Dieu!.. Rien de si simple… Pénétrer les intentions des personnes qui daignent m’honorer de leur confiance, est l’essence même de la difficile et délicate profession que j’exerce… Ainsi donc, mes hypothèses sont justes, vous ne dites pas le contraire?..

Elle ne disait rien. Le premier saisissement passé, elle s’épuisait à chercher une explication plausible des informations de M. Fortunat… Car pour être dupe de son étalage de perspicacité, elle ne l’était aucunement.

Et lui, enchanté de l’effet qu’il produisait, continuait:

– Réservez votre surprise pour ce qu’il me reste à vous apprendre, mademoiselle, car j’ai découvert bien d’autres choses encore…

Tenez, c’est votre bon ange qui vous a inspiré l’idée de recourir à moi… Vous frémirez quand vous saurez de quels dangers vous avez été menacée… Mais, maintenant, plus rien à craindre: je veille… Je suis là, et je tiens tous les fils de l’audacieuse intrigue ourdie contre vous… Car c’est à vous, à votre personne, à votre fortune qu’on en voulait… C’est à cause de vous seule que M. Férailleur a été lâchement frappé… Et je puis vous dire, moi, le nom des misérables qui l’ont perdu… L’idée du crime vient de celui qui y avait le plus puissant intérêt, le marquis de Valorsay… L’instrument a été un scélérat qui se fait appeler le vicomte de Coralth, et dont Chupin que voilà, vous dira le vrai nom et le passé honteux… Vous aviez distingué M. Férailleur, il fallait qu’il disparût… M. de Chalusse n’avait-il pas promis votre main à M. de Valorsay?.. Ce mariage était la ressource suprême du marquis, la planche qui sauve l’homme qui se noie… car il en est à ses dernières gorgées, le misérable!.. On le croit riche, il est ruiné… Oui, ruiné de fond en comble, ruiné à ce point qu’il songeait à se brûler la cervelle le jour où l’espoir lui vint de vous épouser…

– Allons, bon!.. pensa Chupin, voilà le patron parti.

C’était vrai.

Il suffisait de ce nom de Valorsay pour mettre en mouvement toute la bile de M. Fortunat. Au souvenir seul de cet ancien client, il perdait absolument son sang-froid, c’est-à-dire sa qualité maîtresse.

Sa passion venait de trahir ses calculs… Que se proposait-il au début?.. De surprendre Mlle Marguerite, de frapper son imagination, puis de la laisser venir, de la faire parler sans rien dire, et de rester quand même le maître de la situation.

Et pas du tout, il se livrait…

Il s’en aperçut, mais il était trop tard pour reculer, il le comprit bien à l’ardent regard que la jeune fille dardait sur lui.

– Comment le marquis de Valorsay n’a-t-il pas encore fait le plongeon?.. C’est pour moi un prodige… Déjà, il y a six mois, ses créanciers menaçaient de l’exécuter… De quelles espérances les berce-t-il, depuis la mort de M. de Chalusse?.. C’est ce que je ne puis pénétrer… Ce qui est certain, mademoiselle, c’est que le marquis n’a pas renoncé à la prétention d’être votre mari, et que pour y arriver, tous les moyens lui seront bons, tous, vous m’entendez…

Parfaitement maîtresse d’elle-même, désormais, Mlle Marguerite écoutait d’un visage aussi impassible que s’il se fût agi d’un autre…

Et M. Fortunat s’étant arrêté:

– Je savais tout cela, fit-elle d’un ton glacé…

– Quoi!.. vous saviez…

– Oui. Seulement, il est une circonstance qui passe mon entendement… Ma dot seule tentait M. de Valorsay, n’est-ce pas? Pourquoi persiste-t-il à vouloir m’épouser, maintenant que je n’ai plus de dot?

Peu à peu, le «traqueur d’héritages» avait perdu sa pose avantageuse.

– Voilà, répondit-il, ce que je me suis demandé tout d’abord… Et j’ai, je le crois, trouvé la raison… Oui, je parierais que le marquis a entre les mains une lettre de feu M. de Chalusse, un acte, un testament, une pièce quelconque, enfin, établissant votre naissance, et par suite vos droits à la succession…

– Et ces droits, il les ferait valoir s’il était mon mari?..

– Naturellement…

De même que M. Fortunat, le vieux juge de paix n’avait trouvé que cette explication plausible de la conduite le M. de Valorsay.

Mais Mlle Marguerite se garda bien d’en rien dire… Payée pour être défiante, elle n’était pas sans s’inquiéter du grand intérêt que paraissait lui porter cet homme… Cela ne dissimulait-il pas quelque piége?.. Et elle prenait la résolution que lui n’avait pas su tenir, de le laisser parler et de taire tout ce qu’elle savait.

– Peut-être avez-vous raison, fit-elle, mais ce que vous avancez il faudrait le prouver.

– Je prouverai que Valorsay n’a plus un sou vaillant, qu’il ne vit depuis un an que d’expédients justiciables de la police correctionnelle.

– Oh!..

– J’établirai qu’il a tenté de surprendre la bonne foi de M. de Chalusse par des actes qui constituent de véritables faux… Je démontrerai son entente avec M. de Coralth pour perdre M. Férailleur. Ne sera-ce pas quelque chose, mademoiselle?..

Elle souriait d’une façon vraiment irritante pour la vanité du «chasseur d’héritages.» Et d’un ton d’indulgente incrédulité:

– On dit ces choses-là, murmura-t-elle.

– Et on les fait, reprit vivement M. Fortunat… Quand je promets, moi, c’est que j’ai les moyens de tenir. On devrait se défendre de toucher une plume, quand on médite un mauvais coup… Assurément, personne n’est assez bête pour écrire tout au long le détail de son infamie… Mais on n’est pas toujours sur le qui-vive… On lâche un mot dans une lettre, une phrase dans une autre, une allusion dans une troisième… Et de ces allusions, de ces phrases, de ces mots réunis, coordonnés, ajustés, comparés, on arrive à faire un petit acte d’accusation absolument complet et écrasant d’évidence…

Mais il s’arrêta, béant, averti par la physionomie de Mlle Marguerite de sa nouvelle imprudence.

Elle s’était reculée, et le toisant:

– Vous étiez donc bien avant dans les confidences de M. de Valorsay, monsieur! prononça-t-elle. Jureriez-vous que jamais vous n’avez servi ses desseins?

Témoin muet et oublié de cette scène, Victor Chupin, intérieurement, jubilait.

– Touché!.. pensait-il, dans le noir, en plein. Cristi! voilà une femme!.. Pincé, le patron, enfoncé, roulé!

Le fait est que le «dénicheur d’héritiers» se sentit si bien pris, qu’il n’essaya pas de nier, de nier complétement, du moins…

– J’avoue, répondit-il, que j’ai été assez longtemps le conseil de M. de Valorsay… Tant qu’il m’a parlé de se marier richement pour rétablir sa fortune et de mettre dedans son futur beau-père… Ma foi!.. je n’y ai pas vu grand mal… Ce n’est peut-être pas strictement honnête, mais cela se fait tous les jours… Qu’est-ce qu’un mariage aujourd’hui?.. Une affaire, n’est-ce pas… Or, qu’appelle-t-on une affaire, sinon une opération où chacune des parties cherche à flouer l’autre?.. Le beau-père est dupé, ou le gendre, ou la femme, ils le sont parfois tous les trois, je ne vois pas qu’il y ait là de quoi fouetter un chat… Mais quand j’ai vu poindre l’idée de perdre M. Férailleur, halte-là!.. Ma conscience s’est révoltée… Déshonorer un innocent!.. C’est lâche, c’est bas, c’est sale, c’est canaille!.. Et n’ayant pu empêcher l’infamie, je me suis juré que je la vengerais…

Mlle Marguerite allait-elle accepter cette explication? Chupin en eut peur. C’est pourquoi, s’avançant vivement vers son patron:

– Sans compter, m’sieu, interrompit-il, que ce beau marquis vous a joliment refait, vous un homme si fort… Hein!.. ces quarante mille francs que vous lui avez prêtés, et qui devaient vous en rapporter quatre-vingt mille, comme il vous les a «ratissés!»

M. Fortunat foudroya son employé du regard… Mais quoi! il était trahi, et il n’y avait plus à y revenir… Il était dit que, dans toute cette affaire, il entasserait sottises sur sottises… Mal emmanchée, elle devait mal finir.

– Eh bien!.. Oui, déclara-t-il, c’est vrai, Valorsay m’a indignement volé, j’ai juré que je me vengerais et je me venge… Je n’aurai de repos que le jour où je verrai ce misérable plus bas que la boue…

En vérité, il ne se doutait pas du bien que lui faisait dans l’esprit de Mlle Marguerite, la dénonciation de son employé… Elle fut en partie rassurée, s’expliquant son concours… Elle ne méprisa pas beaucoup plus l’homme, mais elle fut persuadée qu’il la servirait presque loyalement.

 

– J’aime mieux cela, dit-elle… Au moins nous jouerons cartes sur table, monsieur… Que souhaitez-vous? la perte de M. de Valorsay. Je veux, moi, la réhabilitation de M. Férailleur… Nos intérêts sont donc communs… Seulement, avant de rien entreprendre, l’avis de M. Férailleur est indispensable…

– Il nous faudra pourtant nous en passer.

– Et pourquoi?..

– Parce qu’on ne sait ce qu’il est devenu. Parbleu! c’est à lui que j’ai songé tout d’abord, quand j’ai voulu me venger… Je me suis procuré son adresse et j’ai couru rue d’Ulm… Personne!.. Le lendemain même de son malheur, M. Férailleur a vendu ses meubles et est parti avec sa mère.

– Je le sais… et je venais, monsieur, vous demander de vous mettre à sa recherche… Découvrir sa retraite doit être un jeu pour vous…

– Eh! croyez-vous donc que je n’y ai pas songé! Ma journée d’hier s’est consumée en investigations… A force de questionner les gens du quartier, j’ai fini par apprendre que Mme Férailleur est partie de la rue d’Ulm dans le fiacre qui porte le Nº 5,709. Je suis allé attendre le cocher de ce fiacre à son dépôt, et il était une heure du matin quand, il est rentré… Il se souvenait parfaitement de Mme Férailleur, à cause de la quantité de ses bagages… Savez-vous où il l’a conduite?.. A la gare du Havre. Savez-vous ce qu’elle a dit aux employés qui lui ont demandé pour quelle destination étaient ses malles? Elle a répondu qu’elles étaient pour Londres… M. Férailleur, à l’heure qu’il est, est en route pour l’Amérique, et jamais nous n’entendrons parler de lui…

Mlle Marguerite hochait la tête.

– Vous vous trompez, monsieur, fit-elle.

– Je vous rapporte ce que j’ai appris…

– Aussi, je ne discute pas… Ce sont là les apparences… Mais j’ai mieux que des apparences, moi, j’ai la connaissance profonde du caractère de M. Férailleur… Un homme comme lui ne se laisse pas écraser par une calomnie infâme… Il peut sembler fuir, disparaître, se cacher pour un temps… mais c’est afin de mieux assurer la vengeance… Quoi! Pascal, l’énergie même, l’incarnation de la volonté, renoncerait lâchement à son honneur, à la femme qu’il aime et à son avenir!.. Il n’y avait de lui qu’une chose à redouter: un coup de pistolet… S’il ne s’est pas tué, c’est qu’il espère… Il n’a pas quitté Paris, je le sens, j’en suis sûre…

Tout cela ne persuadait pas M. Fortunat, c’était, selon lui, «du sentiment.»

Mais il était là un adolescent dont le cœur s’ouvrait aux espérances de cette belle jeune fille, la plus belle qu’il eût vue, et dont le dévouement et l’énergie le frappaient d’admiration: Chupin.

Il s’avança, l’œil brillant d’enthousiasme; et d’une voix émue:

– Je comprends votre idée, déclara-t-il, oui, M. Férailleur est à Paris. Et que je perde mon nom, qui est Chupin, si avant quinze jours je ne l’ai pas retrouvé!