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La vie infernale

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IX

La vieille histoire du talon d’Achille sera éternellement vraie.

Humble ou puissant, fort ou faible, il n’est personne qui n’ait un défaut à sa cuirasse, un endroit vulnérable par excellence, une certaine place secrète où les blessures sont plus terribles et plus cuisantes.

L’endroit faible de M. Isidore Fortunat, c’était sa caisse.

Le frapper là, c’était l’atteindre aux sources mêmes de la vie. C’était le toucher au point où s’était retiré tout ce qu’il avait de sensibilité.

C’est dans cette bienheureuse caisse, et non dans sa poitrine, que palpitait véritablement son cœur… Par elle, il jouissait ou souffrait, heureux quand elle se gonflait à la suite de quelque brillante opération bien conduite, désespéré s’il la voyait se vider après quelque mauvaise affaire imprudemment engagée.

Cela explique ses tortures, ce dimanche maudit où, congédié brutalement par le spirituel M. Wilkie, il regagnait son logis en compagnie de son employé Victor Chupin.

Cela dit aussi ce qu’il y avait de profondément réel dans cette haine qu’il vouait au marquis de Valorsay et au vicomte de Coralth…

L’un, le marquis, d’un seul coup de filet, lui raflait quarante mille francs en beaux écus vivants et frétillants…

L’autre, le vicomte, venait de lui couper subitement l’herbe sous le pied et lui enlevait la prime magnifique de l’héritage de Chalusse, prime qu’il avait considérée comme acquise et déjà en sac.

Et non-seulement il était volé, dépouillé, escroqué, – il employait ces expressions, – mais il était joué, dupé, roulé, berné!.. Et par qui?.. par des gens qui ne faisaient pas comme lui profession d’être habiles… Lui, l’homme d’affaires impeccable, être victime de vulgaires «amateurs!»

Comme du vitriol versé sur une plaie vive, le fiel de l’amour-propre déchiré exaspérait la blessure saignante de sa cupidité.

En pareille occurrence, les menaces d’un tel homme avaient une effrayante portée… L’argent est froid, dit-on, mais il est dur, et c’est pour cela que ses vengeances sont implacables.

Et c’est en ce moment, lorsque M. Isidore Fortunat venait de jurer avec d’épouvantables blasphèmes la perte du marquis de Valorsay et du vicomte de Coralth, c’est à cette heure précise que sa gouvernante, l’austère Mme Dodelin lui remit la lettre de Mlle Marguerite…

Il la lut avec un sentiment d’immense stupeur, par trois fois, en se frottant les yeux, et tout haut comme s’il eût eu besoin de se prouver qu’il était bien éveillé.

« – Mardi, répétait-il, après-demain… chez vous… entre trois et quatre heures… il faut que je vous parle!..»

Si étrange était son attitude, tant de passions diverses et violentes bouleversaient son visage habituellement impassible, que Mme Dodelin, brûlant de curiosité, restait plantée devant lui, bouche béante, sans haleine, regardant de tous ses yeux, écoutant à pleines oreilles…

Il s’en aperçut, et d’un ton furieux:

– Que faites-vous là?.. C’est se moquer! Vous m’épiez, je crois! Retournez donc voir à votre cuisine si j’y suis…

Elle s’enfuit, effrayée et lui-même passa dans son cabinet.

La réflexion faisant son œuvre, son cœur bondissait de joie, et il ricanait méchamment à l’espoir d’une revanche prochaine.

– Elle a du flair, grommelait-il, cette petite, et aussi de la chance… Elle choisit pour s’adresser à moi le jour où j’ai résolu de la défendre et de réhabiliter son amoureux, cet imbécile d’honnête homme qui s’est laissé déshonorer par les plus vils gredins… Je me proposais de me mettre à sa recherche, elle vient à moi… J’allais lui écrire, elle m’écrit… Qu’on dise donc après qu’il n’y a pas une Providence!..

Comme beaucoup de gens, M. Fortunat croyait pieusement à la Providence, quand les événements tournaient à son gré…

Dans le cas contraire, il la niait.

– Si la petite a de l’aplomb, poursuivit-il, et elle me paraît n’en pas manquer, si son amoureux a de la «poigne,» le Valorsay et le Coralth seront en liquidation fin courant, au plus tard… Et dame!.. pas de concordat!.. Et s’il faut dépenser dix mille francs pour les couler, et que ni Mlle Marguerite, ni M. Férailleur ne les aient, eh bien!.. je les leur avancerai… à cinq… sans commission… Je les dépenserais de ma poche, au besoin!.. Ah!.. mes fistons, nous avons voulu rire!.. Doucement!.. Je demande la remise à huitaine pour voir qui rira le dernier!..

Il s’interrompit; Victor Chupin, qui était resté en arrière pour payer la voiture, venait d’entrer dans le cabinet.

– Vous m’avez remis vingt francs, m’sieu, dit-il à son patron, j’ai donné quatre francs vingt-cinq centimes au cocher, voici le reste…

– Gardez cela pour vous, Victor, fit M. Fortunat.

Quoi! quinze francs soixante-quinze centimes!

En tout autre circonstance, cette magnificence insolite eût arraché à Chupin une prodigieuse grimace de satisfaction…

Ce jour-là, il n’eut pas un sourire; il glissa distraitement l’argent dans sa poche, et c’est à peine si du ton le plus froid il balbutia:

– Merci!..

Tout à son idée, le dénicheur d’héritages ne remarqua pas ce détail:

– Nous les tenons, Victor, reprit-il… Je vous ai dit que Coralth et Valorsay me payeraient leur trahison, l’échéance est proche… tenez, lisez cette lettre…

Il la lut attentivement d’un air capable, et quand il eut achevé:

– Eh bien!.. demanda M. Fortunat.

Mais Chupin n’était pas un garçon à émettre un avis à la légère.

– Excusez-moi, m’sieu, dit-il, mais pour vous répondre, il faudrait connaître l’affaire. Je n’en sais que ce que vous m’en avez dit, ce n’est guère, et ce que j’ai deviné, pas grand chose, total, rien du tout…

M. Fortunat se recueillit un moment.

– Votre réflexion est juste, Victor, prononça-t-il enfin… Jusqu’ici, ce que je vous avais expliqué suffisait; maintenant que j’attends de vous des services plus sérieux, je dois tout vous apprendre, tout ce que je crois savoir, du moins, de cette affaire… Cela vous donnera la mesure de ma confiance en vous…

Et aussitôt, en effet, il raconta à Chupin ce qu’il connaissait de l’histoire de M. de Chalusse, du marquis de Valorsay et de Mlle Marguerite… C’était, à bien peu de chose près, la vérité…

Mais s’il avait pensé que ces confidences le hausseraient dans l’estime de son employé, il s’était singulièrement abusé.

Chupin avait assez d’expérience et de bon sens pour juger les choses… Il discerna fort bien que le beau mouvement d’honnêteté de M. Fortunat venait surtout d’une déception et d’une pique d’amour-propre, et que, s’il n’eût pas été lésé, il eût laissé sans le moindre soulèvement de conscience le marquis de Valorsay accomplir en paix son œuvre d’infamie…

Cependant son mobile visage garda le secret de ses impressions… D’abord il n’avait pas mission de dire à M. Fortunat son fait, et en second lieu il estima le moment peu opportun pour une déclaration de principes.

Lors donc que son patron s’arrêta:

– Comme cela, s’écria-t-il vivement, il s’agit de pincer les coquins… j’en suis! Et ce n’est pas pour me flatter, m’sieu, mais je puis vous être crânement utile… Est-ce des détails sur le passé du vicomte de Coralth, qu’il vous faut?.. Voilà!.. C’est que je le connais, le brigand, et à fond!.. Il est marié, je vous l’ai dit, avant huit jours je vous amènerai sa femme… je ne sais pas où elle est, mais elle tient un bureau de tabac, cela me suffit… Elle vous contera comment il est vicomte… Lui, vicomte!.. Oh! là, là… as-tu fini tes manières!.. Vicomte! comme moi… Je vous en apprendrai de drôles, allez, je vous le promets…

– Soit!.. mais le plus pressé serait de savoir comment il vit en ce moment, et de quoi?

– Pour sûr, ce n’est pas de son travail… Mais, minute, on s’informera… Le temps de rentrer chez moi me changer et me «faire une tête,» et je me mets après lui… Et que je sois pendu si, avant mardi, je ne vous reviens pas avec un rapport complet.

Un sourire satisfait errait sur les lèvres de M. Fortunat.

– Bien, Victor, approuva-t-il, très-bien! Je vois que vous me servirez avec votre zèle et votre intelligence ordinaires… Comptez que vous serez payé comme jamais vous ne l’avez été. Tant que vous vous occuperez de cette affaire, vous aurez dix francs par jour, et je vous réglerai à part votre nourriture, vos voitures et tous vos frais…

La proposition était superbe, et cependant, loin de paraître ravi, Chupin hocha la tête d’un air grave.

– Vous savez si je tiens à la monnaie, m’sieu, commença-t-il…

– Trop, Victor, mon garçon, trop…

– Pardon, c’est que j’ai des charges, m’sieu… Vous connaissez mon intérieur – il disait ce mot superbement – vous avez vu ma bonne femme de mère, tout cela coûte…

– Bref, vous trouvez que je ne vous offre pas assez…

– Au contraire, m’sieu… mais vous ne me laissez pas finir!.. J’aime l’argent, n’est-ce pas? Eh bien!.. pour cette affaire, je ne veux pas être payé… Je ne veux ni appointements ni frais, ni un centime, ni rien… Je vous servirai, mais pour moi, pour mon plaisir, gratis… «à l’œil.»

M. Fortunat ne put retenir une exclamation de surprise… Littéralement les bras lui tombaient…

Chupin, qui avait au gain l’âpreté d’un vieil usurier, Chupin l’avidité même, refuser de l’argent!.. cela ne s’était jamais vu et ne se reverrait plus…

Lui, cependant s’animait peu à peu, des rougeurs fugitives montèrent à ses joues plombées et d’une voix rauque, il poursuivait:

– C’est mon idée, comme cela!.. J’ai huit cents «balles» sous un carreau de ma chambre, en or… un an de sueur… je les mangerai s’il faut jusqu’au dernier centime. Et quand je verrai le Coralth tombé plus bas que la boue, je dirai: «Voilà qui est bien!» et je jouirai pour plus de cent mille francs… Si vous aviez un «embêtement» qui vous revînt la nuit, quand vous ne dormez pas, vous donneriez bien quelque chose, pas vrai, m’sieu, pour vous en débarrasser… Eh bien! c’est mon cauchemar, ce brigand-là… Il faut voir à en finir.

 

M. de Coralth qui avait beaucoup d’expérience, eût été certainement effrayé, s’il eût vu ce singulier ennemi qu’il ne connaissait pas… Ses yeux, d’un bleu pâle et indécis, habituellement, avaient en ce moment l’éclat de l’acier, et ses poings se crispaient dans le vide…

– C’est lui, continua-t-il d’un air sombre, qui est cause de tout… Je vous l’ai conté, m’sieu, j’ai fait un mauvais coup dans le temps… Sans un miracle du bon Dieu, je tuais un homme, le roi des hommes!.. Eh bien! si M. André s’était cassé les reins en tombant de son cinquième, mon Coralth serait aujourd’hui le duc de Champdoce à la place du vrai!.. Et on le laisserait «se la couler douce,» rouler carrosse et «épater» le monde!.. Ah! ce ne serait pas à faire!.. Des gars comme ça, il n’y en a que trop, qui font du tort à la salubrité publique… Minute, Coralth, mon vieux, je suis à toi, je te vais servir!.. D’abord, je lui dois ça et je paye mes dettes, moi!.. Quand M. André m’a tiré du pétrin, et vrai comme il fait jour, je méritais d’avoir le coup {cou?} coupé, il ne m’a pas fait de conditions… Il m’a seulement dit: «Si tu n’es pas pourri jusqu’aux moëlles, tu seras honnête, désormais!..» Et il fallait le voir, disant cela, tout démoli encore de sa chute, l’épaule entortillée et pâle comme une guenille… Cré nom!.. je me sentais petit devant lui, comme un ver de terre!.. Alors je me suis juré que je lui ferais honneur… Et quand il me vient de mauvaises idées, car il m’en vient, ou quand «la soif me galope,» je me dis: «De quoi! attends un peu, je vais te payer une chopine, moi, et… et m’sieu André, donc!» Et ça me coupe la soif comme avec la main. J’ai son portrait à la maison, et, tous les soirs, avant de me mettre dans les toiles, je lui raconte ma journée… et, vrai, il y a des fois où je crois qu’il me rit… C’est bête comme tout, peut-être bien, mais je ne suis pas honteux… M’sieu André et ma pauvre bonne femme de mère, voilà mes deux béquilles, et je ne crains plus les faux pas!..

Schébel, le philosophe allemand, qui a écrit une théorie de la volonté en quatre tomes, était moins fort que Chupin.

– C’est pour dire, m’sieu, reprit-il, que vous pouvez garder votre argent… Je suis honnête, moi, et les honnêtes gens doivent se prêter la main gratis, comme les compagnons d’un même devoir… Il ne s’agirait pas de Coralth que cela m’irait encore de trimer pour ce pauvre mâtin qu’on voudrait faire passer pour un filou… Comment l’appelez-vous déjà?.. Férailleur… drôle de nom!.. Mais c’est égal, on le tirera d’affaire et il épousera sa particulière… D’abord, moi je suis de la noce, je passe chez mon tailleur, la main aux dames et… en place pour le quadrille!..

Et il ricanait d’un rire inquiétant, qui découvrait ses dents aiguës à trancher du fer.

Mais l’énergie des plus terribles rancunes vibrait sous son âpre ironie, et M. Fortunat ne conçut aucune appréhension.

Il était sûr que ce volontaire de la haine le seconderait mieux «à l’œil,» comme il disait, que l’auxiliaire le plus chèrement payé…

– Voilà donc qui est convenu, dit-il, je puis compter sur vous, Victor…

– Comme sur vous-même, m’sieu, à l’heure ou à la course.

– Et vous espérez avoir des renseignements positifs mardi?

– Avant… si le guignon ne s’en mêle pas.

– Très-bien… Je vais de mon côté me préoccuper de M. Pascal Férailleur… Quant aux petites affaires de Valorsay, je les sais mieux que lui-même… Il faut que nous soyons prêts à entrer en campagne quand Mlle Marguerite viendra, et selon ce qu’elle nous apprendra, nous agirons…

Chupin avait déjà pris son chapeau, mais au moment de sortir:

– Bêta! s’écria-t-il, j’oubliais le principal… Où demeure le Coralth?

– Malheureusement je l’ignore…

Selon sa coutume, dans les circonstances épineuses, Chupin se mit à gratter furieusement ses cheveux jaunes.

– Mauvaise affaire… grommelait-il. Des vicomtes comme celui-là ne se font pas afficher sur le Bottin… Enfin, je le trouverai toujours…

Ce qui n’empêche pas qu’il se retira très-contrarié.

– Pas de chance au bâtonnet, pensait-il, tout en gagnant d’un bon pas son domicile. Je vais perdre ma soirée à chercher l’adresse de mon brigand… A qui la demander?.. Au concierge de Mme d’Argelès?.. La connaît-il?.. Au domestique de M. Wilkie?.. Ce serait dangereux.

Il songeait à aller rôder autour de l’hôtel de M. de Valorsay, et à offrir quelque chose adroitement à l’un des valets, quand en traversant le boulevard, la vue du restaurant Brébant fit jaillir dans sa cervelle l’idée qu’il cherchait en vain.

– A moi la pose! gronda-t-il, mon homme est pincé!..

Et aussitôt, sûr de son projet, il entra dans le café le plus voisin.

– Un bock, garçon!.. commanda-t-il, et tout ce qu’il faut pour écrire.

C’était un souvenir de certaine industrie inavouable qu’il avait jadis exercée, qui venait de fournir à Victor Chupin un moyen de sortir d’embarras.

En tout autre occasion, il eût hésité à employer un expédient aussi hasardé, mais le caractère de ses adversaires justifiait tout, le temps pressait et il n’avait pas le choix des ressources…

Dès que le garçon l’eut servi, il avala son verre de bière pour aider l’inspiration, et prenant la plume, il écrivit de sa plus belle écriture qui n’était pas belle:

«Mon cher vicomte.

«Voici les cent francs que j’ai perdus hier soir au piquet… A quand ma revanche?..

«Ton ami, VALORSAY.»

Cette lettre achevée, il la relut par trois fois, très-inquiet de savoir si c’était bien là le style qu’emploient des gens «très-chic» qui se renvoient de l’argent… Franchement, il doutait… Ainsi sur le brouillon, il avait écrit «bezigue,» et sur la copie, il l’avait remplacé par «piquet,» qui lui avait paru un jeu aristocratique.

– Mais bast!.. se dit-il, on n’y regardera pas de si près!

Et comme la lettre était sèche, il la plia et la glissa dans une enveloppe en y joignant un billet de cent francs qu’il tira d’un vieux portefeuille.

Sur l’enveloppe, il écrivit:

A Monsieur le vicomte de Coralth,
En Ville

Ces mesures prises, il paya sa consommation, et d’un pied fiévreux courut jusqu’au restaurant Brébant. Deux garçons flânaient devant la porte, et leur montrant la lettre:

– Connaissez-vous ce nom?.. demanda-t-il poliment. Un monsieur qui sortait de chez vous a laissé tomber cela, j’ai couru après lui pour le lui rendre… impossible de le rejoindre…

Les deux garçons examinèrent l’adresse.

– Coralth… répondirent-ils, nous ne connaissons que lui… ce n’est pas un client, mais il vient ici quelquefois…

– Et où demeure-t-il?

– Pourquoi?

– Pour lui porter cette lettre, donc!

Les garçons haussèrent les épaules…

– Laissez donc, firent-ils, ce n’est pas la peine de vous déranger.

C’était là que Chupin, qui avait prévu l’objection, les attendait…

– Excusez, fit-il, c’est qu’il y a de l’argent dans la lettre.

Et entre-bâillant l’enveloppe, il montra le billet de cent francs.

Dès lors, pour les garçons, la question changea.

– C’est différent, prononça l’un d’eux, du moment qu’il y a de l’argent, vous devez rendre… Mais vous seriez bien bon de courir… Remettez cela ici, au comptoir, et la première fois que le vicomte viendra, on le lui rendra…

Un frisson courut le long de l’échine de Chupin, il vit son billet perdu.

– Ah! je la trouve mauvaise, s’écria-t-il. Laisser ma trouvaille ici?.. Jamais de la vie!.. Et cette petite récompense honnête, qui donc l’aurait?.. Un vicomte, c’est toujours généreux, celui-là est capable de me mettre vingt francs dans la main… C’est pourquoi je veux son adresse.

L’objection était de nature à toucher les garçons, ils trouvèrent que le «jeune homme» avait raison, mais ils ignoraient l’adresse de M. de Coralth et ne voyaient nul moyen de se la procurer.

– A moins cependant, observa l’un d’eux, que le chasseur ne la sache…

Le chasseur, appelé, se souvint qu’une fois il était allé chercher un pardessus chez M. de Coralth.

– J’ai oublié son numéro, déclara-t-il, mais je suis sûr qu’il demeure rue d’Anjou, presque au coin de la rue de la Ville-l’Évêque…

Le renseignement ne brillait pas par sa précision, mais il devait suffire à un Parisien pur sang tel que Victor Chupin.

– Bien des merci de l’obligeance, m’sieu, dit-il au chasseur… Avec vos indications, un aveugle de naissance n’irait peut-être pas tout droit chez M. de Coralth, mais, moi, j’y vois clair, et j’ai une langue… Et vous savez, s’il y a une récompense, comptez sur moi, je repasserai payer une tournée…

– Et si vous ne dénichez pas votre individu, ajoutèrent les garçons, rapportez le billet de banque ici, on le lui rendra.

– Naturellement!.. répondit Chupin, qui prononçait «turellement»… Jusqu’au plaisir, messieurs…

Et il s’éloigna à grandes enjambées.

– Revenir… grommelait-il, plus souvent! Tas de farceurs, j’ai vu le moment où ils posaient la main sur mon «image de changeur!»

Mais la frayeur qu’il avait eue s’était dissipée, et tout en prenant au plus court pour gagner le faubourg Saint-Denis, il s’applaudissait du succès de son stratagème.

– Car voilà mon vicomte pincé, pensait-il… La rue d’Anjou-Saint-Honoré n’a pas cent numéros, et quand je devrais aller de porte en porte, ce serait vite fait!..

Il trouva sa mère en train de tricoter, comme toujours, quand il rentra.

C’était le seul travail que sa cécité, presque complète, lui permît, et elle s’y employait avec acharnement.

– Ah!.. te voilà, Toto, fit-elle joyeusement; je ne t’espérais pas sitôt… Sens-tu la bonne odeur?.. Comme tu dois être très-fatigué, ayant passé la nuit, je t’ai mis le pot-au-feu…

Comme toutes les fois lorsqu’il rentrait, Chupin embrassa la digne femme avec cette tendresse respectueuse qui avait si fort surpris M. Fortunat.

– Tu es toujours trop bonne!.. fit-il. Et moi, malheureusement, je ne puis rester dîner avec toi.

– Tu me l’avais promis, cependant.

– C’est vrai, m’man, mais les affaires, vois-tu, les affaires…

La brave femme hocha la tête.

– Toujours des affaires!.. fit-elle.

– Dame!.. quand on n’a pas dix mille francs de rentes!..

– Oui, tu es devenu travailleur, Toto, et cela me rend bien heureuse, mais tu es trop ardent après l’argent, et cela me fait peur…

– C’est-à-dire que tu crains que je fasse quelque chose qui ne soit pas honnête… Eh bien! et toi donc, m’man, et m’sieu André… crois-tu que je vous oublie?

La brave femme se taisant, il passa dans la soupente qu’il appelait pompeusement sa chambre, et rapidement il échangea son costume, – le plus neuf et le plus beau qu’il eût, – contre un vieux pantalon à carreaux, une blouse de laine noire et une casquette de toile cirée.

Et quand il eut achevé et donné à ses cheveux un certain tour, véritablement il fut méconnaissable.

Au lieu et place de l’employé de M. Fortunat apparaissait un de ces louches garnements qui font leur journée de six heures du soir à minuit, autour des cafés et des théâtres, et qui, tant que le jour dure, battent des cartes grasses dans les bouges des barrières.

C’était l’ancien Chupin qui ressuscitait… Toto Chupin tel qu’on l’avait connu avant sa conversion.

Et lui-même, se donnant un dernier coup d’œil dans le petit miroir suspendu au-dessus de sa table, fut étonné de sa physionomie…

– Cristi! murmura-t-il, je marquais mal, dans ce temps-là!

Il avait pris toutes sortes de précautions pour ne faire aucun bruit en s’habillant, mais en vain. Sa mère, avec cette prodigieuse acuité d’ouïe des aveugles, avait suivi tous ses mouvements aussi sûrement que si elle eût été près de lui, y voyant…

– Tu viens de te changer, Toto? demanda-t-elle.

– Oui, m’man…

– Pourquoi as-tu mis ta blouse, mon fils?

Si accoutumé qu’il fût à l’étrange perspicacité de sa mère, il fut stupéfait… Mais il ne songea pas à nier… Elle n’eût eu qu’à étendre la main pour s’assurer qu’il mentait.

– C’est pour une course que j’ai à faire, répondit-il.

Le visage si doux de l’aveugle était devenu sévère.

– Tu as donc besoin de te déguiser?.. prononça-t-elle.

– Mais, m’man…

– Tais-toi, mon fils!.. Quand on veut n’être pas reconnu, c’est qu’on va faire quelque chose de mal… Depuis que ton patron est venu ici, tu me caches quelque chose… Ne sais-tu donc pas que je ressens tout ce qui se passe en toi!.. Prends garde, Toto!.. Depuis que j’ai entendu la voix de cet homme, je suis sûre qu’il est capable de te pousser à quelque crime, comme les autres, autrefois…

 

L’aveugle prêchait un converti.

Depuis deux jours, le «pisteur d’héritages» se montrait sous un aspect si étrange, que Chupin, à part soi, s’était promis de changer de patron.

– Je te jure de le «lâcher,» m’man, déclara-t-il, ainsi, rassure-toi.

– Bien!.. Mais en ce moment, où vas-tu?

Il n’était qu’un moyen de rassurer complétement la digne femme, c’était de lui tout confier.

Ainsi fit Chupin, avec la dernière franchise.

– Eh bien!.. reprit-elle, quand il eut fini, tu vois avec quelle facilité tu te laisserais entraîner!.. Comment as-tu pu te charger de faire ce honteux métier d’espion, toi qui sais où il peut conduire!.. C’est la protection du bon Dieu qui t’a sauvé cette fois-ci d’une action que tu te serais reprochée toute la vie… Les intentions de ton patron sont bonnes, maintenant; elles étaient criminelles, quand il t’a commandé de suivre cette Mme d’Argelès… Pauvre femme!.. elle s’était sacrifiée pour son fils, elle se cachait de lui, et tu travaillais à la trahir!.. Pauvre créature… Ah! qu’elle a dû souffrir et comme je la plains!.. Être ce qu’elle est et se voir dénoncée à son fils!.. Moi qui ne suis qu’une malheureuse, je serais morte de honte!..

Chupin se mouchait à faire trembler les vitres, ce qui était sa manière de dissimuler son émotion quand elle allait jusqu’aux larmes…

– Tu parles comme une bonne femme de mère que tu es, s’écria-t-il enfin, et je suis plus fier de toi que si tu étais la plus belle dame et la plus riche de Paris, parce-que tu es la plus honnête et la plus vertueuse, et je ne serais qu’un lâche, «un feignant,» le dernier des propre-à-rien, si je te causais un chagrin… Et si jamais on me prend «à filer» quelqu’un d’un pied, je veux qu’on me coupe l’autre… Mais pour cette fois…

– Pour cette fois, va, Toto, je suis tranquille…

Il partit le cœur plus léger, et bientôt ne songea plus qu’à la mission dont il était chargé.

Ce n’était pas par pure fantaisie qu’il avait changé de costume. Son imprudence de la nuit précédente, chez Brébant, devait avoir fixé sa physionomie dans la mémoire du vicomte de Coralth, et au moment de s’attacher à ses pas, il importait de dérouter autant que possible ses investigations…

Cependant, il arrivait à la rue d’Anjou-Saint-Honoré, il commença bravement ses recherches.

Elles ne furent pas heureuses tout d’abord. Partout où il entrait pour demander le vicomte, on lui répondait qu’on ne le connaissait pas.

Il avait déjà visité la moitié de la rue, lorsqu’il arriva à une des plus belles maisons, devant laquelle stationnait, toute pleine de pots de fleurs, une de ces voitures basses et plates qu’emploient les jardiniers…

Un vieux homme, qui parut à Chupin être le concierge de la maison, et un domestique en gilet rouge déchargeaient les pots du fleurs et les rangeaient en ligne sous la porte cochère. La voiture vide, elle partit. Aussitôt Chupin s’avança, et, s’adressant au concierge:

– M. le vicomte de Coralth? demanda-t-il.

– C’est ici… Que lui voulez-vous?..

Ayant prévu cette question, Chupin avait préparé une réponse.

– Bien sûr, fit-il, je ne viens pas le chercher pour lui payer la goutte… Mais voilà la chose: Je traversais le passage de la Madeleine, une femme superbe m’appelle et me dit: «M. de Coralth demeure dans la rue d’Anjou, mais je ne sais pas son numéro. Je ne peux pas aller le demander de porte en porte, allez-y, et si vous me rapportez ici son adresse, vous aurez cent sous!..» Voilà les cent sous gagnés.

Servi par sa vieille expérience parisienne, Chupin avait si bien choisi le prétexte qu’il fallait, que ses deux auditeurs éclatèrent de rire…

– Eh bien!.. père Moulinet, s’écria le domestique à gilet rouge, qu’en dites vous? Est-ce pour avoir votre adresse que des femmes superbes donneraient cent sous?..

– Pour ça, non!.. Mais ce n’est pas à vous non plus qu’une femme enverrait des fleurs comme celles que voilà… toutes fleurs rarissimes!..

Chupin se retirait en saluant; le concierge l’arrêta.

– Vous qui faites si bien les commissions, lui dit-il, nous épargneriez-vous la peine de monter tous ces pots au second, si on vous offrait un bon verre de vin?..

Nulle proposition ne pouvait être plus agréable à Chupin…

Si porté qu’il fût à s’exagérer ses moyens et la fécondité de ses ressources, jamais il ne s’était flatté de l’espoir de franchir le seuil de M. de Coralth.

Or, il avait compris, sans grands efforts d’imaginative, que le domestique à gilet rouge était au service du vicomte, et que c’était chez le vicomte qu’il s’agissait de monter les fleurs…

Cependant, il sut dissimuler sa satisfaction, qui eût pu paraître singulière.

– Un verre de vin!.. fit-il d’un ton maussade… Vous en mettrez bien deux…

– Eh!.. je mettrai la bouteille entière, mon garçon, si le cœur vous en dit, répondit le domestique, avec cette facilité charmante des gens qui font leurs générosités aux dépens d’autrui.

– Alors, s’écria Chupin, j’en suis!..

Et se chargeant de plusieurs pots, avec cette dextérité des gamins qui gagnent leur vie au marché aux fleurs, il ajouta:

– Montrez-moi le chemin.

Le domestique et le concierge le précédèrent dans l’escalier, sans rien porter, comme de raison, et arrivés au second étage, ayant ouvert une porte, ils dirent:

– C’est ici, entrez!..

Chupin se doutait bien que M. de Coralth devait être mieux logé qu’il ne l’était, lui, rue du Faubourg-Saint-Denis, mais c’est à peine s’il avait l’idée du luxe qui éclatait dans l’antichambre.

La lanterne, pendue au plafond lui parut une pure merveille, et les banquettes lui semblaient bien autrement superbes que le canapé de M. Fortunat.

– Le brigand ne s’amuse pas à des coquineries de deux sous… pensa-t-il. Monsieur travaille dans le grand genre… Décidément, ça ne pouvait pas durer, cette vie-là!

Il s’agissait de renouveler les fleurs des jardinières de toutes les pièces, et aussi celles d’une petite serre très-habilement prise moitié sur le balcon, moitié sur une jolie pièce tendue de soie à grands ramages, qui servait de fumoir. Or, le concierge et le domestique se bornant à surveiller Chupin et à lui donner des ordres, il se trouva visiter tout l’appartement.

Il admira le salon encombré de précieux bibelots; la salle à manger en vieux chêne; la chambre à coucher, toute capitonnée, avec son lit monté sur une estrade comme un trône, et une sorte de bibliothèque avec de grandes armoires pleines de livres richement reliés.

Tout cela était beau, somptueux, magnifique; Chupin admirait mais n’enviait pas ce luxe. Il se disait que si jamais il arrivait à amasser honnêtement une grande fortune, son appartement serait tout autre. Il eût souhaité plus de simplicité, quelque chose de plus mâle, moins de velours et de satin, de tapis, de tentures, de glaces, de capitons…

Ce sentiment ne l’empêchait pas de se récrier à chaque pièce où il entrait, et il avait l’art de donner tant de naïveté à son admiration, que le domestique, flatté comme s’il eût été le propriétaire, mit une sorte de vanité à lui tout faire examiner.

Il lui montra la cible devant laquelle tous les matins, pendant une heure, M. le vicomte s’exerçait avec un pistolet de salon… car M. le vicomte était de première force au pistolet, et, à vingt pas, logeait huit balles sur dix dans le goulot d’une bouteille.

Il lui exhiba les épées de combat de M. le vicomte, car à l’épée M. le vicomte était aussi fort qu’au pistolet, il prenait tous les jours une leçon d’une heure d’un des meilleurs maîtres d’armes de Paris et ses duels avaient toujours été heureux.

Il lui fit voir encore le costume de chambre de velours bleu de M. le vicomte, ses pantoufles fourrées et jusqu’aux chemises soutachées de soie qu’il mettait pour se coucher…

Mais ce fut le cabinet de toilette qui émerveilla et stupéfia Chupin.

Il resta béant, lorsqu’il vit l’immense table de marbre blanc, avec ses trois cuvettes, ses éponges, ses boîtes, ses pots, ses flacons, ses godets de toutes sortes; quand il compta les brosses par douzaines, molles ou dures, pour la tête, la barbe, les mains, pour les frictions et pour oindre de cosmétique la moustache et les sourcils…

Jamais il n’avait vu rassemblés tant d’instruments bizarres, d’argent ou d’acier, pinces, couteaux, canifs, ciseaux, grattoirs, limes, bistouris…