Za darmo

La vie infernale

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Toute la soirée de la veille, une partie de la nuit et depuis son lever, elle n’avait cessé de remuer dans son imagination des «projets de coupe» et des combinaisons de couleurs et d’étoffes… Et au prix d’une grosse migraine, elle avait fini par concevoir une de ces toilettes qui font sensation, dont on parle dans les chroniques, et que décrivent «de chic,» pour la plus grande béatitude de la province, toutes les baronnes de Sainte-Agathe et toutes les vicomtesses de Villaflor des journaux de modes.

– Imaginez, disait-elle toute brûlante de la flamme de l’inspiration, représentez-vous une robe fleur de thé parsemée de petites fleurettes brodées sur un fond de grosse soie chinoise écrue… Un grand volant de Valenciennes la garnira dans le bas. Je poserai dessus une tunique de crêpe de Chine gris-perle bordée d’un effilé de toutes les nuances de la robe et formant panier par derrière.

Mais que de peines, de soins, de tracas, avant de mener à bonne fin un chef-d’œuvre si compliqué!.. Que de conférences avec le couturier, avec le fleuriste, avec le passementier… Que de tâtonnements, d’hésitations, d’erreurs inévitables!

Ah!.. ce n’était pas s’y prendre trop tôt, et il n’y avait plus une minute à perdre…

Aussi, Mme de Fondège, qui était déjà en toilette et qui même avait envoyé chercher une voiture, offrit-elle à Mlle Marguerite de l’accompagner.

Et assurément, elle estimait la proposition séduisante… Courir les magasins de nouveautés, même quand on ne peut ou qu’on ne veut rien acheter, est un petit supplice de Tantale très à la mode… C’est «un chic» importé d’Amérique par quelques «grandes dames» pour le désespoir des pauvres commis en soierie… Vers une heure, quand le temps est beau, quantité de spirituelles jeunes femmes se répandent dans les boutiques et demandent à voir des étoffes… c’est toujours plus amusant que de surveiller sa maison…

Et quand elles rentrent le soir, après avoir fait déplier inutilement deux cents mètres de soie, elles sont contentes, elles n’ont pas perdu leur journée.

Même, les plus intelligentes ne reviennent pas toujours les mains vides de ces expéditions… Une douzaine de gants ou une pièce de dentelle s’égarent si aisément dans les plis d’un manteau!..

Et cependant, à la grande surprise de «la générale,» Mlle Marguerite refusa.

– J’ai tant de choses à mettre en ordre, ajouta-t-elle, sentant bien qu’un prétexte était indispensable.

Mais Mme Léon qui n’avait pas pour rester les mêmes raisons que sa «chère demoiselle,» s’offrit bravement.

Elle avait des relations dans plusieurs magasins, affirma-t-elle, chez un marchand de dentelles de la rue de Mulhouse, notamment, et avec sa recommandation, on ne pouvait manquer de conclure des marchés très-avantageux…

– Soit, répondit Mme de Fondège, je vous emmène… mais alors courez vite faire un brin de toilette pendant que je mettrai mon chapeau!..

Elles quittèrent la salle en même temps, et derrière elles Mlle Marguerite sortit précipitamment, tout oppressée d’un espoir qu’elle osait à peine s’avouer…

Le front appuyé contre la cloison, l’œil à l’étroite fissure, elle vit sa dévouée gouvernante se hâter de changer de robe, jeter un châle sur ses épaules, choisir son plus joli chapeau, et, après un coup d’œil à la petite glace, s’élancer dehors en criant:

– Me voici, madame la comtesse, je suis prête!..

Et l’instant d’après elles sortirent ensemble…

Au bruit de la porte d’entrée qui se refermait, Mlle Marguerite eut comme un éblouissement…

Si elle avait bien vu, si elle ne se trompait pas, Mme Léon avait oublié la clef de la commode dans la poche de la robe qu’elle venait de quitter…

C’est avec un battement de cœur qui allait jusqu’à suspendre sa respiration qu’elle ouvrit la porte de communication et pénétra dans la chambrette de la gouvernante…

D’un pas rapide, elle s’approcha du lit, où était jetée la robe, la prit, et d’une main frémissante palpa la poche…

La destinée se déclarait pour elle!.. La clef y était… La lettre était à sa discrétion.

C’était une répugnante action qu’elle allait commettre… Voler une clef, forcer un meuble, violer le secret d’une correspondance… cela révolta si terriblement sa fierté, qu’un moment elle demeura en suspens.

L’instinct de la conservation devait étouffer ses scrupules… N’y allait-il pas de son honneur et de l’honneur de Pascal, et de leur avenir à tous deux, de leur amour et de leur bonheur!..

– Hésiter serait non plus loyauté mais duperie, murmura-t-elle…

Et d’une main hardie, elle engagea la clef dans la serrure…

Non sans quelques difficultés, car il était tout disloqué, le tiroir s’ouvrit…

Et très en vue, sur les nippes que l’estimable gouvernante avait eu le temps de ranger dans la commode, la lettre apparut.

Mlle Marguerite s’en empara d’un mouvement fiévreux, la déplia et lut:

«Chère Madame Léon…»

– Oh!.. murmura-t-elle, le nom en toutes lettres!.. Voilà une imprudence qui rendrait les dénégations difficiles.

Et elle reprit:

«Votre lettre, que je reçois à l’instant, me confirme ce que m’avaient déjà appris mes domestiques, c’est-à-dire que deux fois en mon absence, samedi soir et dimanche matin, vous vous êtes présentée à l’hôtel pour me parler…»

Ainsi, la pénétration de Mlle Marguerite l’avait bien servie…

Toute cette histoire de parents haut placés à visiter n’était qu’un prétexte imaginé par l’honnête gouvernante pour assurer sa liberté!..

Le marquis, cependant, continuait:

«Je regrette d’autant plus de ne m’être pas trouvé chez moi, que j’ai à vous donner des instructions de la dernière importance.

«Nous touchons, sachez-le, au moment décisif. J’ai combiné une mesure qui effacera complétement et à tout jamais le souvenir de ce maudit P. F., si tenté qu’on daigne se rappeler de lui après le petit désagrément que nous lui avions ménagé chez la d’Argelès…»

P. F… Ces initiales, manifestement désignaient Pascal Férailleur.

Mlle Marguerite avait donc eu raison de répondre de lui comme d’elle-même!..

Il était innocent et elle tenait une irrécusable preuve de son innocence…

Valorsay, le misérable, avouait, et avec quelle impudente désinvolture, son lâche et abominable crime.

Mais elle poursuivit:

«Le coup de théâtre est monté, qui, à moins d’un contretemps hors de toutes les probabilités, doit jeter l’enfant entre mes bras…»

Un frisson d’horreur secoua les épaules de Mlle Marguerite.

L’enfant… c’était elle, évidemment.

«Grâce au concours d’un de mes amis, ajoutait la lettre, je puis placer cette fière personne dans une position terrible, très-périlleuse, et d’où elle ne sortirait probablement pas seule… Mais, au moment où elle se croira perdue, j’interviendrai, je la sauverai, et ce sera bien le diable si la reconnaissance n’opère pas le miracle qu’il me faut…

«Tout ira bien… Cependant tout irait mieux encore si le médecin qui a soigné M. de C… à ses derniers moments, et dont vous m’avez parlé, le docteur Jodon, si j’ai bonne mémoire, consentait à nous donner un coup d’épaule… Quelle espèce d’homme est-ce?.. Si c’était un homme accessible aux séductions de quelques billets de mille francs, je dirais dès aujourd’hui: L’affaire est dans le sac…

«Votre conduite, jusqu’ici, est un chef-d’œuvre qui sera recompensé au-delà de vos espérances… Vous savez, chère dame, si je suis ingrat!.. Laissez les F… continuer leur manége, et même ayez l’air de les favoriser… Je ne les crains pas… Je parierais que j’ai vu clair dans leur jeu et que j’ai deviné pourquoi ils veulent que la petite épouse M. leur fils… Le jour où ils me gêneraient, je les briserais comme verre…

«Malgré les explications que je vous donne pour votre gouverne, il est indispensable que je vous voie… Je vous attends donc, après-demain mardi, entre trois et quatre heures. Surtout ne manquez pas de m’apporter les renseignements que je vous demande relativement au docteur Jodon.

«Sur quoi, chère dame, toutes mes amitiés. V…»

Et en post-scriptum il y avait:

«En venant, mardi, rapportez aussi cette lettre: nous la brûlerons ensemble… N’allez pas vous imaginer que je me défie de vous… C’est qu’il n’y a rien de perfide comme les paperasses…»

Durant plus d’une minute, Mlle Marguerite demeura écrasée de l’impudence du marquis de Valorsay, tout étourdie de cette lettre obscure et si claire à la fois et dont chaque ligne était une menace pour l’avenir…

La réalité dépassait ses pires appréhensions.

Mais elle secoua cette torpeur, comprenant toute la gravité de sa situation, combien les instants étaient précieux, et qu’il importait de prendre un parti sur-le-champ. Terrible fut alors son indécision. Que résoudre, que faire?

Remettrait-elle simplement la lettre à sa place, et continuerait-elle, comme si rien n’était, son rôle de dupe?.. Non, ce n’était pas possible… Il y eût eu de la démence à se dessaisir ainsi de cette preuve flagrante de l’infamie du marquis.

D’un autre côté, garder la lettre, c’était provoquer une enquête et un esclandre… M. de Valorsay serait atteint mais non terrassé, et on ne saurait rien de ces projets qui nécessitaient l’intervention du médecin.

L’idée lui vint d’abord de courir chez son vieil ami le juge de paix… Mais le trouverait-elle?.. Il demeurait fort loin et le temps pressait…

Alors elle songea à se rendre chez un homme d’affaires, chez un notaire, chez un juge… Elle montrerait la lettre, on en prendrait copie… Mais non, ce moyen ne valait rien, le marquis aurait ensuite la ressource de nier…

Elle se désespérait, elle s’accusait d’ineptie, quand une inspiration, soudaine comme l’éclair déchirant la nuit, illumina son cerveau.

– O Pascal! nous sommes sauvés!.. s’écria-t-elle.

 

Aussitôt, sans plus réfléchir, elle jeta un manteau sur ses épaules, noua au hasard un chapeau sur sa tête, et sans rien dire à personne sortit.

Malheureusement elle ne connaissait pas le quartier, et quand elle arriva à l’angle de la rue Pigalle et de la rue Notre-Dame-de-Lorette, l’embarras la prit.

Tremblant de s’égarer, elle entra chez l’épicier dont le magasin occupe le coin, et d’une voix troublée:

– Voudriez-vous, monsieur, demanda-t-elle, m’indiquer un photographe aux environs…

Sa physionomie égarée donnait à cette demande une telle singularité, que l’épicier la toisa pour s’assurer qu’elle ne se moquait pas de lui.

– Vous n’avez qu’à descendre la rue Notre-Dame-de-Lorette, répondit-il enfin, et dans le bas, à main gauche, vous trouverez la photographie Carjat.

– Merci!..

L’épicier s’avança jusque sur le seuil de son magasin pour la suivre des yeux.

– Voilà, pensait-il, une jeune dame qui n’a pas la tête bien solide.

Ses allures, en effet, étaient si extraordinaires et si précipitées, qu’on se retournait sur son passage… Elle le remarqua, et faisant effort sur elle-même ralentit sa marche.

Aussi bien, elle approchait de l’endroit qu’on lui avait indiqué… Bientôt, de chaque côté d’une porte cochère, elle aperçut des cadres pleins de portraits, et au-dessus le nom qu’on lui avait dit: E. Carjat.

Elle entra… A droite de la vaste cour, sur la porte d’un élégant pavillon, un homme était debout, Mlle Marguerite s’approcha de lui, et demanda:

– M. Carjat?

– C’est ici, répondit l’homme. Madame vient pour une photographie?

– Oui.

– Alors que madame prenne la peine de passer, elle n’attendra pas longtemps, il n’y a guère que quatre ou cinq personnes à faire poser.

Quatre ou cinq personnes!.. Combien cela exigerait-il de temps, une demi-heure, deux heures? Mlle Marguerite n’en avait même pas l’idée.

Ce qu’elle savait, c’est qu’elle n’avait pas une seconde à perdre, c’est que Mme Léon pouvait rentrer en son absence et tout découvrir… Et pour comble, elle se rappelait maintenant qu’elle n’avait même pas fermé le tiroir de la commode!..

– Je ne puis attendre, fit-elle d’un ton bref, il faut que je parle à M. Carjat, à l’instant…

– Cependant, madame…

– A l’instant, vous dis-je. Allez le prévenir… qu’il vienne!..

Son accent était si impérieux, il y avait tant de despotisme dans son regard, que l’homme n’hésita plus… Il la fit entrer dans un petit salon en lui disant:

– Que madame veuille bien s’asseoir, je vais avertir monsieur…

Elle s’assit… ses jambes fléchissaient. Elle commençait à se rendre compte de l’étrangeté de sa démarche, à douter du résultat et à s’étonner de sa hardiesse.

Mais elle n’eut pas le temps de préparer ce qu’elle voulait dire. Un homme, encore jeune, portant moustache et royale, vêtu d’un veston de velours, entra, et, s’inclinant devant elle, d’un air quelque peu surpris:

– Vous désirez me parler, madame?.. fit-il.

– J’ai à vous demander, monsieur, un service immense.

– A moi?

Elle sortit de sa poche la lettre de M. de Valorsay, et la lui montrant:

– Je viens, monsieur, reprit-elle, vous supplier de me photographier la lettre que voici… mais tout de suite, là, devant moi, vite, bien vite!.. Il y a l’honneur de deux personnes dans chacune des minutes que je perds!..

La violence était visible, que se faisait pour parler Mlle Marguerite… Ses joues s’empourpraient et elle tremblait comme la feuille…

Cependant, son attitude restait fière, la flamme des inspirations généreuses brillait dans ses grands yeux noirs, et on sentait à son accent la sérénité d’une âme forte, résolue de lutter jusqu’aux plus terribles extrémités pour une cause noble et juste.

Ce contraste frappant, ce combat entre les pudiques timidités de la jeune fille et la virile énergie de l’amante, lui prêtaient un charme étrange et pénétrant dont l’artiste n’essaya même pas de se défendre.

Si insolite que fut la requête, il n’hésita pas.

– Je suis prêt à faire ce que vous désirez, madame, répondit-il en s’inclinant.

– Oh!.. monsieur, comment reconnaître jamais…

Il ne l’écoutait plus.

Ne pouvant retourner dans la salle où cinq ou six clients attendaient, non sans impatience, leur tour de poser, il venait d’appeler un de ses employés et lui commandait d’apporter bien vite l’appareil dont il avait besoin.

Mlle Marguerite s’était interrompue, mais dès qu’il eut achevé de donner ses instructions:

– Peut-être vous hâtez-vous trop, monsieur, commença-t-elle… Vous ne m’avez pas permis de m’expliquer, et c’est peut-être l’impossible que je souhaite… Je suis venue au hasard, sans renseignements, m’en remettant à une inspiration… Avant de vous mettre à l’œuvre, il faut savoir si ce que vous ferez peut répondre à mes intentions…

– Parlez, madame.

– Les épreuves que vous obtiendrez seront-elles bien conformes au modèle?..

– En tout.

– L’écriture sera pareille, trait pour trait?

– Ce sera la même, absolument.

– De telle sorte que si on venait à présenter une de vos photographies à la personne qui a écrit la lettre…

– Cette personne ne pourrait pas plus renier son écriture que si on lui présentait sa lettre même…

– Et l’opération ne laissera aucune trace?..

– Aucune.

Un sourire de triomphe passa sur les lèvres de Mlle Marguerite.

C’était bien là ce qu’elle avait pensé. Sur ces conditions reposait le plan de défense qu’elle avait soudainement conçu…

Et pourtant un doute encore faisait ombre à ses espérances… Elle était bien décidée à le lever, mais au moment d’interroger, toutes sortes de scrupules inquiétants la retenaient… C’était le secret de ses projets qu’elle allait livrer…

La nécessité lui fit surmonter les hésitations et d’une voix un peu altérée:

– Encore une question, monsieur, reprit-elle… Je suis une pauvre ignorante, excusez-moi et instruisez-moi… Cette lettre que je tiens sera rendue demain à son auteur, et il la brûlera… Si, plus tard, un… procès survenait et qu’il me fallût prouver certaines choses qu’on nierait et qu’établit cette lettre, les juges admettraient-ils comme preuve une de vos photographies?

L’artiste fut un moment à répondre.

Maintenant, il s’expliquait la démarche de Mlle Marguerite et l’importance qu’elle attachait à un fac-simile… mais cela donnait une gravité imprévue au service qu’il allait rendre et jusqu’à un certain point, estimait-il, engageait, non précisément sa responsabilité, mais sa conscience.

A une époque où le «chantage» de plus en plus, devient une industrie courante, où l’abominable trafic des correspondances compromettantes se fait presque au grand soleil, il était naturel qu’il hésitât à fournir à une inconnue le moyen de conserver une lettre, une preuve, que son auteur – elle-même l’avouait – se proposait de détruire…

Il réfléchissait donc, et en même temps il enveloppait Mlle Marguerite d’un regard perspicace, comme s’il eût espéré lire jusqu’au fond de sa conscience…

Était-il possible qu’avec ce front noble et pur, avec ces yeux où brillait la franchise, cette belle jeune fille méditât quelque lâche et ténébreuse perfidie…

Non, il ne pouvait le croire… A qui donc se fier si une telle physionomie mentait…

Une objection le détermina.

Il songea qu’il resterait forcément maître des épreuves, et il se dit que selon le contenu de la lettre il les livrerait ou les anéantirait…

– Mes fac-simile feraient certainement preuve en justice, madame, répondit-il, et même, ce ne serait pas la première fois qu’un tribunal rendrait un arrêt sur des pièces photographiées par moi…

Cependant l’employé était revenu rapportant l’appareil, et avec son aide le photographe le monta et le déposa dans le petit salon.

Puis, lorsque tout fut prêt:

– Veuillez me donner la lettre, madame, demanda-t-il.

Elle eut une seconde de perplexité, oh! rien qu’une seconde…

La loyale et bienveillante figure de l’artiste lui disait que celui-là ne la trahirait pas, qu’il lui donnerait plutôt secours et assistance…

Elle tendit donc la lettre du marquis de Valorsay, en prononçant, d’un air de dignité triste:

– C’est mon honneur et mon avenir, monsieur, que je remets entre vos mains… Et je suis sans inquiétude, je ne crains rien.

Lui comprit ce qui avait dû se passer en elle, qu’elle n’osait lui demander le secret, ou qu’elle l’avait jugé inutile…

Il eut pitié, et ses derniers soupçons s’envolèrent.

– Je lirai cette lettre, madame, dit-il, mais je serai le seul à la lire, je vous en donne ma parole… Personne que moi ne verra les épreuves.

Émue, elle lui tendit la main, qu’il serra, et dit simplement:

– Merci… c’est m’obliger deux fois que de m’obliger ainsi…

Obtenir d’une lettre un fac-simile absolument parfait, est une opération délicate et parfois assez longue.

Au bout de vingt minutes, cependant, le photographe possédait deux clichés qui lui promettaient des épreuves superbes.

Il les considéra d’un air satisfait; puis, rendant la lettre à Mlle Marguerite:

– Avant trois jours les fac-simile seront prêts, madame, et si vous voulez me dire à quelle adresse je dois les envoyer…

Elle tressaillit à ces mots, et vivement:

– Ne les envoyez pas, monsieur, fit-elle, gardez-vous en bien… Mon Dieu!.. tout serait perdu si on venait à savoir… Je viendrai les chercher, ou je les enverrai prendre…

Et, sentant bien que confiance oblige:

– Mais je ne me retirerai pas, monsieur, ajouta-t-elle, sans me faire connaître… Je suis Mlle Marguerite de Chalusse…

Et elle sortit, laissant l’artiste tout surpris de l’aventure et ébloui de sa beauté…

Il y avait à ce moment un peu plus d’une heure qu’elle avait quitté la maison de M. de Fondège…

– Comme le temps passe!.. murmurait-elle, en hâtant le pas autant qu’il lui était possible sans se faire remarquer, comme le temps passe!..

Néanmoins, si pressée qu’elle fût de rentrer, elle s’arrêta et perdit cinq minutes dans un magasin de mercerie de la rue Notre-Dame-de-Lorette, où elle acheta des rubans noirs et quelques menus objets de deuil.

Ne lui faudrait-il pas expliquer et justifier sa sortie, si les domestiques, ainsi que c’était possible et même probable, venaient à en parler?..

Elle pensait à tout.

Mais le cœur lui battait à rompre sa poitrine, en montant l’escalier du «général,» et l’angoisse suspendait sa respiration, quand elle sonna…

C’est que le succès de son expédition et de tous ses projets était subordonné à une circonstance indépendante de son action, et contre laquelle toute son habileté ne pouvait rien…

Que Mme de Fondège et Mme Léon fussent rentrées, et la soustraction de la lettre était découverte!

Heureusement, ce n’est pas en une heure qu’on achète les matériaux d’une toilette comme celle que rêvait «la générale…» Ces dames étaient encore dehors et Mlle Marguerite retrouva tout dans l’état où elle l’avait laissé…

Soigneusement elle replaça la lettre dans le tiroir, le referma et remit la clef dans la poche de la robe de Mme Léon.

Alors, elle respira, et, pour la première fois depuis six jours, elle eut un mouvement de joie…

Désormais, sans que le marquis de Valorsay s’en doutât, elle le tenait… Quoi qu’il entreprît contre elle, quelle que fût la trame savante qu’il avait ourdie pour la perdre, et paraître ensuite la sauver, elle ne le craignait plus…

Il brûlerait sa lettre le lendemain, et penserait ainsi anéantir toutes les preuves de son infamie… Et pas du tout, elle, au moment décisif, quand le marquis croirait triompher, elle tirerait pour ainsi dire cette lettre du néant, et l’en écraserait. Et c’était elle, une jeune fille, qui jouait ce fourbe insigne!..

– Je n’ai pas été indigne de Pascal, se disait-elle avec une douce trépidation d’orgueil.

Mais Mlle Marguerite n’était pas de ces faibles qu’un sourire de la destinée enivre et qui, imprudents, s’endorment dans la vanité d’un premier succès…

La fièvre de l’action tombée, elle eût été disposée à s’amoindrir plutôt qu’à s’exagérer l’avantage qu’elle venait de remporter.

C’est qu’elle voulait la victoire complète, éclatante…

C’était peu, à ce qu’il lui semblait, de démasquer le marquis de Valorsay, elle était résolue à pénétrer jusqu’au plus profond de ses desseins, décidée à lui arracher le secret de son acharnement à la poursuivre…

Puis, elle avait beau se sentir une arme formidable, elle ne pouvait se défendre d’appréhensions sinistres en songeant aux menaces de la lettre du marquis.

«Grâce au concours d’un de mes amis, écrivait-il, je puis placer cette fière personne dans une position terrible, très-périlleuse, et d’où elle ne sortirait probablement pas seule…»

 

Cette phrase ne devait plus sortir de la mémoire de Mlle Marguerite.

Qu’était-ce que ce danger suspendu au-dessus de sa tête, d’où viendrait-il, comment et sous quelle forme?.. Quelle machination abominable n’y avait-il pas à attendre du misérable qui avait froidement déshonoré Pascal?.. Comment l’attaquerait-il, elle?.. S’en prendrait-il à sa réputation de jeune fille ou à sa personne?.. Devait-elle trembler d’être attirée dans quelque guet-apens ignoble, et abandonnée aux outrages d’abjects scélérats!..

Mille souvenirs affreux du temps où elle était apprentie charrièrent tout son sang à son cerveau.

– Je ne sortirai plus sans être armée, pensa-t-elle, et malheur à qui porterait la main sur moi!..

Ah!.. n’importe, le vague de la menace en doublait l’effroi. Il n’est pas de vaillance capable d’envisager froidement un péril inconnu, mystérieux, toujours imminent et qui ne laisse pas de relâche à la pensée:

Et ce n’était pas tout…

Le marquis n’était pas son seul ennemi… Elle avait tout, de même, à redouter des Fondège, ces dangereux hypocrites qui ne l’avaient attirée chez eux que pour l’y égorger plus sûrement…

M. de Valorsay écrivait que les Fondège ne l’inquiétaient pas et qu’il avait vu clair dans leur jeu… Quel était donc leur jeu?.. Ils tenaient à ce qu’elle devînt la femme de leur fils, jusqu’où pousseraient-ils la contrainte?..

Enfin, une suprême terreur achevait de bouleverser son âme, l’instant d’avant pleine de sécurité et d’espérance…

Quand on l’attaquerait, lui laisserait-on le temps de se reconnaître et de faire usage du fac-simile de la lettre!..

– Il faut, pensa-t-elle, que je révèle mon secret à un homme sûr qui me vengerait…

Heureusement, elle avait un ami à qui se confier: le vieux juge de paix…

Déjà elle avait songé à le consulter. Sa conduite, jusqu’ici, avait été à la hauteur des circonstances, mais elle sentait bien qu’à mesure que les événements se précipiteraient, il faudrait pour les dominer une expérience plus mûre que la sienne.

Elle était seule, elle n’avait à se défier d’aucun espionnage immédiat, il y eût eu folie à ne pas profiter des quelques instants de liberté qui lui étaient laissés.

Elle sortit donc son buvard de sa malle, et après s’être barricadée pour éviter une surprise, elle se mit à écrire pour son vieux conseiller le récit des événements qui s’étaient succédé depuis leur dernière entrevue.

Avec une rare précision et une minutieuse abondance de détails, elle lui dit tout. Elle lui transcrivit la lettre de M. de Valorsay en lui donnant assez d’indications pour qu’en cas de malheur il pût en aller retirer les épreuves à la photographie Carjat…

Sa lettre achevée, elle ne la ferma pas.

– S’il survient quelque chose avant que je puisse la jeter à la poste, se disait-elle, je l’ajouterai.

Elle s’était hâtée tant qu’elle avait pu, croyant à tout moment entendre rentrer Mme de Fondège et Mme Léon…

Appréhension bien chimérique, en vérité.

Il était près de six heures, quand les deux «coureuses de magasins» reparurent, harassées à ce qu’elles disaient d’un si étonnant travail, mais rayonnantes…

Outre qu’elle avait acheté tout ce qu’exigeait sa fameuse toilette, «la générale» avait trouvé «un solde» de dentelles d’une rare beauté, et ma foi! elle en rapportait pour quatre mille francs.

– Il est de ces occasions qu’on ne doit pas laisser échapper, disait-elle, en étalant son emplette… Et, d’ailleurs, il en est des dentelles comme des diamants, il est sage d’en acheter tant qu’on peut… cela reste. Ce n’est pas une dépense, c’est un placement.

Raisonnement subtil, qui a coûté cher à plus d’un mari.

La gouvernante, elle, montrait fièrement à sa «chère demoiselle» une superbe confection, dont Mme de Fondège lui avait fait présent!..

– Allons, pensa Mlle Marguerite, l’argent ne coûte guère, dans cette maison!..

C’était même à supposer qu’il ne coûtait rien du tout.

«Le général» étant rentré peu après, amenant à dîner un de ses amis, on se mit à table, et Mlle Marguerite apprit que pas plus que sa femme, le digne homme n’avait perdu sa journée.

Lui aussi il tombait de fatigue, et véritablement il y avait de quoi.

Tout d’abord, il avait acheté les chevaux de cet aimable gentilhomme qui venait de faire «le plongeon,» et il les avait eus pour 5,000 fr., une bouchée de pain, vu leur beauté… Moins d’une heure après, il en avait refusé presque le double d’un amateur célèbre, M. de Breulh-Faverlay… Cette excellente spéculation l’ayant mis en goût, il était allé rôder autour d’un fort beau cheval de selle, et comme on le lui avait laissé pour cent louis, il n’avait pas su résister… Ce n’était pas une folie, certain qu’il était de le revendre avec mille francs au moins de bénéfice quand il voudrait.

– De sorte, remarqua son ami, que si vous achetiez tous les jours un cheval pareil, vous vous feriez, par an, 365,000 livres de rentes…

Était-ce une simple plaisanterie, comme on en fait à ces gens qui ont la manie de se vanter de marchés fabuleux?.. Le mot avait-il une portée plus sérieuse et tout à fait blessante?..

C’est ce que Mlle Marguerite ne put discerner.

Le positif, c’est que «le général» prit gaiement l’observation, et n’en continua pas moins allègrement à donner l’emploi de sa journée…

Ayant les chevaux, il s’était inquiété d’une voiture, et il en avait trouvé une toute neuve, qu’un prince Russe avait laissée pour compte et que pour cette raison le carrossier lui avait vendue à perte… Aussi, pour récompenser ce brave homme, avait-il fait, en outre, l’acquisition d’un coupé.

Enfin, il avait loué, rue Pigalle, à deux pas, une écurie et une remise, et il attendait le lendemain un cocher et un palefrenier.

– Et tout cela, observa gravement Mme de Fondège, nous coûtera moins cher que l’exécrable voiture que nous avions la niaiserie de louer à l’année!.. Oh! je sais ce que je dis, j’ai fait mes calculs… Tous les mois, avec les pourboires et les suppléments, j’en avais pour bien près de mille francs… trois chevaux et un cocher ne nous reviendront pas à cela… Et quelle différence!.. Au moins nous tiendrons notre rang et ne serons pas écrasés par des gens de rien… Je n’aurai plus à rougir des rosses exténuées que le loueur me fournissait, ni à endurer l’insolence des gens qu’il employait… J’avais jusqu’ici reculé devant la première dépense… elle est faite… j’en suis contente. Nous regagnerons cela sur autre chose.

– Sur les dentelles, sans doute!.. pensait Mlle Marguerite, qui toute la soirée eut à subir des projets d’économie pour le moins aussi ingénieux.

Elle était exaspérée, quand vers minuit elle regagna sa chambre, et pour la dixième fois elle répétait:

– Mais pour qui donc me prennent-ils!.. Me supposent-ils donc idiote, qu’ils étalent devant moi ce qu’ils ont volé à mon père, ce qu’ils m’ont volé!.. Que des filous vulgaires se fassent prendre faute de pouvoir se tenir de dépenser follement le produit de leurs vols, on le comprend, mais eux!.. Ils ont perdu la tête.

Depuis un moment déjà Mme Léon était couchée, Mlle Marguerite s’assura qu’elle dormait, et reprenant la lettre au vieux juge de paix, elle y ajouta ce post-scriptum:

P. S. «Impossible de conserver l’ombre d’un doute… D’après mon calcul, M. et Mme de Fondège ont aujourd’hui jeté au vent plus de 20,000 francs…

«Cette impudence ne viendrait-elle pas de la certitude où ils sont qu’il n’existe aucune preuve du crime et qu’on ne peut les attaquer?..

«Cependant, ils m’ont encore parlé de leur fils, le lieutenant Gustave de Fondège, on me le présentera demain…

«Demain, aussi, entre trois et quatre heures, je me rendrai chez l’homme qui peut me découvrir la retraite de Pascal, chez M. Isidore Fortunat… J’espère pouvoir m’esquiver assez facilement, parce qu’à ce moment-là Mme Léon sera chez le marquis de Valorsay. – M…»