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La vie infernale

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Elle s’était jusqu’alors tenue dans le vague, donnant à entendre seulement que ses parents n’avaient pas eu ses malheurs, qu’ils étaient restés haut placés, si elle était tombée, et qu’elle avait fort à faire de se dérober à leurs bienfaits…

Peu importe!.. Mlle Marguerite était résolue à ne s’étonner de rien.

– Courez avertir vos parents, ma chère Léon, répondit-elle, sans la moindre nuance de raillerie, c’est bien le moins que votre dévouement ne vous cause aucun préjudice…

Mais en elle-même elle pensait:

– Cette affreuse hypocrite va rendre compte de notre journée au marquis de Valorsay… Cette famille, c’est le futur prétexte de ses sorties…

Le général s’était esquivé, les domestiques commençaient à desservir, Mlle Marguerite suivit Mme de Fondège au salon.

C’était une pièce très-vaste, haute de plafond, éclairée par trois fenêtres et plus somptueuse encore que la salle à manger.

Meubles, tapis, tentures, tout était peut-être d’un goût contestable, éclatant, voyant, à effet, mais riche, très-riche, excessivement riche… Si la garniture de la cheminée n’avait pas coûté plus de sept à huit mille francs, elle resplendissait pour vingt-cinq mille… Et le reste était à l’avenant.

Les soirées étaient fraîches, Mme de Fondège avait fait allumer du feu… Elle s’assit au coin de la cheminée, sur une chaise longue, et lorsque Mlle Marguerite eut pris place en face d’elle:

– Ça, ma bien chère enfant, commença-t-elle avec une certaine solennité, causons.

Mlle Marguerite s’attendait à quelque communication importante, aussi ne fut-elle pas médiocrement surprise, quand après une minute employée à recueillir ses idées, «la générale» poursuivit:

– Vous êtes-vous préoccupée de votre deuil?

– De mon deuil, madame?..

– Oui. Je veux dire, avez-vous pensé aux toilettes que vous allez porter?.. C’est important, ma chère fille, plus que vous ne pensez… On fait en ce moment des costumes de crêpe, ruchés et bouillonnés, qui sont d’une extrême distinction… J’en ai vu, surtout à la Scabieuse, qui vous iraient à ravir… Après cela, vous me direz peut-être qu’un costume, pour un deuil récent, surtout avec des bouillonnés, est un peu risqué… cela dépend des goûts… La duchesse de Veljo en avait un onze jours après la mort de son mari; elle laissait, avec cela, une partie de ses cheveux, qui sont superbes, tomber sur ses épaules, à la pleureuse, c’était tout à fait touchant… Elle était à croquer!..

Parlait-elle sincèrement?.. Il n’y avait pas à en douter. Sa figure, toute bouffie de colère, quand «le général» s’était avisé de demander du vin de bordeaux, avait repris son expression habituelle, et même s’éclairait peu à peu.

– Du reste, chère enfant, poursuivit-elle, je me mets à votre disposition pour courir les magasins… Et si vous ne tenez pas à votre couturière, je vous conduirai chez la mienne, qui travaille comme un ange… Mais que je suis folle! vous vous habillez certainement chez Van Klopen… Moi, je prends peu chez lui, et seulement dans les grandes occasions. Entre nous, je le trouve un peu cher…

Ce n’est pas sans quelque peine que Mlle Marguerite dissimulait un sourire.

– Je dois vous avouer, madame, répondit-elle, que j’ai gardé de mon enfance l’habitude de faire presque toutes mes robes moi-même.

«La générale» leva les bras au ciel.

– Vous-même!.. répéta-t-elle plusieurs fois, comme pour se bien convaincre qu’elle n’avait pas mal entendu, vous-même!.. C’est incompréhensible… Comment, vous, la fille d’un homme qui possédait cinq ou six cent mille livres de rentes!.. Après cela, je sais bien, ce pauvre M. de Chalusse était certes un digne et excellent homme, mais il avait des idées étranges, bizarres…

– Excusez-moi, madame, ce que j’en faisais était pour mon plaisir…

Voilà ce qui dépassait l’entendement de Mme de Fondège.

– Incroyable! murmurait-elle, invraisemblable!.. Mais pour les modes, malheureuse enfant; pour les modes, comment faisiez-vous!..

L’énorme importance qu’elle attachait à cela était si manifeste que Mlle Marguerite ne put tenir son sérieux:

– Probablement, répondit-elle, je ne suivais la mode que de fort loin… Ainsi, la robe que je porte en ce moment…

– Est ravissante, mon enfant, et vous va divinement, c’est la vérité… Seulement, pour être franche, je vous dirai que cela ne se porte plus, oh! mais plus du tout… Aussi ferons-nous faire tout autrement les robes que vous allez vous acheter…

– Mais j’en ai plus qu’il ne m’en faut, madame.

– Noires?..

– Je porte presque toujours du noir…

Jamais, évidemment, «la générale» n’avait rien ouï de pareil.

– Soit, dit-elle, cela ira à la rigueur pour vos premiers mois de deuil… mais après? Pensez-vous, pauvre mignonne, que je vous laisserai vous cloîtrer comme au temps où vous viviez à l’hôtel de Chalusse?.. Mon Dieu!.. avez-vous dû vous ennuyer dans cette grande maison, seule, sans société, sans amis…

Une larme trembla entre les cils de Mlle Marguerite.

– J’étais heureuse en ce temps-là, madame, murmura-t-elle…

– A ce que vous croyez!.. Vous reviendrez de cette erreur… Quand on ignore absolument ce qu’est le plaisir, on ne se rend pas compte de l’ennui qu’on éprouve… Je suis sûre que, sans vous en douter, vous avez été très-malheureuse près de M. de Chalusse.

– Oh! madame…

– Chut, chut!.. je sais ce que je dis… Attendez que je vous aie présentée dans le monde, avant de me vanter votre solitude… Pauvre mignonne!.. Je parierais qu’elle ne sait pas ce que c’est qu’un bal? Non!.. J’en étais sûre… et elle a vingt ans!.. Heureusement je suis là, moi, et je saurai remplacer votre mère, et nous rattraperons le temps perdu!.. Belle comme vous l’êtes, mon enfant, car vous êtes divinement belle, vous serez la reine partout où vous paraîtrez… Voyons, est-ce que cette idée ne fait pas battre ce petit cœur si froid? Ah! le mouvement, les fêtes, le bruit, les toilettes merveilleuses, l’éclat des diamants, l’admiration des hommes, le dépit des rivales, la conscience de sa beauté, il n’y a que cela pour emplir la vie d’une femme. C’est peut-être du vertige, mais ce vertige-là, c’est le bonheur.

Était-elle sincère?..

Entreprenait-elle froidement une séduction?.. Espérait-elle, après avoir ébloui cette pauvre jeune fille, la dominer par les goûts qu’elle lui aurait inspirés?..

Par un phénomène fréquent chez les natures cauteleuses, il y avait tout ensemble chez elle une très-réelle franchise et un profond calcul. Ce qu’elle disait, elle le pensait, et il lui était utile de le dire; son intérêt la poussait dans le sens de ses goûts.

Vingt-quatre heures plus tôt la fière et loyale Marguerite lui eût imposé silence. Elle lui eût dit que ces grossières séductions n’atteindraient jamais les hauteurs de son âme, et qu’elle n’aurait jamais que dégoût et mépris pour ces vulgaires bonheurs.

Mais, résolue à paraître dupe, elle dissimulait ses impressions sous une sorte d’attention ébahie, surprise et presque honteuse de trouver tout à coup à son service tant de duplicité.

– D’ailleurs, poursuivait Mme de Fondège, une jeune fille à marier ne doit pas s’enfermer chez elle… Ce n’est pas chez soi qu’on trouve un parti… Et il faut se marier… Le mariage est la seule fin raisonnable de la femme, puisque c’est son émancipation…

«La générale» allait-elle donc remettre en avant son fils?.. Mlle Marguerite le crut presque… Mais elle était trop fine pour cela. Elle se garda bien de prononcer le nom du lieutenant Gustave…

– Sans compter, reprit-elle, que l’hiver sera des plus brillants et commencera de bonne heure. Dès le 5 novembre, la comtesse de Commarin donne une fête qui fera courir tout Paris… Le 7, on dansera chez la vicomtesse de Bois-d’Ardon… Le 11, nous aurons concert et ensuite bal, chez la baronne Trigault, vous savez, la femme de cet original si riche qui passe sa vie au jeu…

– C’est la première fois que j’entends prononcer ce nom…

– Vraiment!.. et vous habitiez Paris… C’est à n’y pas croire… Sachez donc, chère ignorante, que la baronne Trigault est une des femmes les plus distinguées et les plus spirituelles de Paris, et celle, à coup sûr, qui se met le mieux… Je suis sûre que son compte annuel chez Van Klopen ne se solde pas avec cent mille francs… c’est tout dire, n’est-ce pas?..

Et avec un sentiment d’orgueil très-réel et bien légitime, elle ajoute:

– La baronne est mon amie, je vous présenterai.

Engagée sur ce terrain, Mme de Fondège ne devait pas tarir de sitôt…

Visiblement, c’était une de ses prétentions d’être excessivement lancée, de connaître tout Paris et d’être l’intime de toutes les femmes de la société qui doivent à leur luxe, à leurs extravagances ou à pis encore cette «famosité» qui impose aux imbéciles…

Ce qui est sûr, c’est que nulle mieux qu’elle ne savait le fin mot de toutes les anecdotes qui, chaque jour, amusent le tapis parisien…

L’écouter une heure, c’était être au courant de la chronique scandaleuse…

Incapable de s’intéresser à ces fastidieux commérages, Mlle Marguerite n’osait cependant s’y soustraire, et elle feignait une attention bien loin de son esprit, lorsque la porte du salon s’ouvrit brusquement…

Évariste, le domestique congédié, se montra, souriant de son plus impudent sourire.

– Mme Landoire est là, dit-il, qui désirerait parler à Mme la comtesse…

A ce nom, «la générale» tressauta, comme si elle eût été mordue par un aspic.

– Qu’elle attende, fit-elle vivement, je suis à elle à la minute…

Inutile précaution, la visiteuse parut.

C’était une grande femme brune, sèche comme un cotret, et de façons horriblement communes.

– Enfin, on vous trouve, dit-elle d’une voix rude, et ce n’est pas malheureux… Voilà quatre fois que je viens pour ce billet…

Mme de Fondège l’interrompit du geste, et lui montrant Mlle Marguerite:

 

– Attendez du moins que je sois seule, prononça-t-elle, pour me parler de vos affaires…

Mme Landoire haussa les épaules.

– Et si vous n’êtes jamais seule!.. grogna-t-elle. Je voudrais pourtant en finir, moi.

– Suivez-moi dans ma chambre, et nous terminerons.

Mais c’était une trop favorable occasion d’échapper à «la générale» pour que Mlle Marguerite ne s’empressât pas de la saisir.

Elle demanda la permission de se retirer, assurant, ce qui était la vérité, qu’elle tombait de fatigue.

Et après avoir reçu de Mme de Fondège un baiser maternel, accompagné d’un «dormez bien, ma chère fille aimée,» elle gagna sa chambre.

Par un rare bonheur, grâce à la sortie de Mme Léon, elle se trouvait seule et ne craignait pas d’être épiée…

Elle tira donc d’une de ses malles un buvard de voyage, et lestement elle écrivit à l’ancien agent du comte de Chalusse, à M. Isidore Fortunat pour lui annoncer que le mardi suivant elle se rendrait chez lui.

– Je serais bien maladroite, pensait-elle, si demain, en allant à la messe, je ne trouvais pas moyen de jeter cette lettre à la poste sans être vue…

Elle s’était hâtée, bien lui en prit…

Son buvard était à peine en place, que Mme Léon rentra, l’air aussi contrarié que possible.

– Eh bien!.. demanda Mlle Marguerite d’un ton de naïveté admirablement joué, avez-vous vu votre famille?..

– Ne m’en parlez pas, ma chère demoiselle, tous mes parents étaient absents… ils étaient au spectacle.

– Ah!..

– De sorte que dès demain matin, à la première heure, il me faudra courir jusque chez eux… Vous comprenez combien c’est important!..

– Oui, en effet, je comprends…

Mais la digne femme de charge, intarissable d’ordinaire, était peu en train de causer ce soir-là… Elle embrassa sa chère demoiselle et passa dans sa chambre…

– Allons, pensa Mlle Marguerite, elle n’a pas rencontré M. de Valorsay, et comme elle ne sait quel personnage jouer, comme elle est très-embarrassée, elle est furieuse!..

Elle-même eût eu à résumer ses impressions de la soirée, et à se tracer une ligne de conduite, mais véritablement, ainsi qu’elle l’avait assuré, ses forces, après deux nuits passées sur un fauteuil, étaient à bout.

Elle se dit donc que mieux valait prendre du repos, que son esprit le lendemain en serait plus lucide, et après une fervente prière où revint plusieurs fois le nom de Pascal Férailleur, elle se coucha…

Et cependant, avant de s’endormir, elle put recueillir une dernière observation:

Les draps de son lit étaient neufs!..

Si Mlle Marguerite fût née à l’hôtel de Chalusse, si elle eût grandi insouciante et heureuse à l’ombre de la tendresse d’un père et d’une mère, si elle eût toujours été défendue des réalités tristes de la vie par une immense fortune, elle eût été perdue sans ressources… Comment éviter des dangers qu’on ignore!..

Mais elle devait aux hasards de son enfance la science amère de la vie réelle, et son maître avait été le maître cruel des robustes et des forts: le malheur…

Livrée à elle-même, dès l’âge de treize ans, et dans le milieu le plus dissolu, habituée à tout craindre, à tout soupçonner, et à ne compter que sur elle seule, elle était devenue étrangement défiante et perspicace.

Elle savait voir et entendre, délibérer et agir…

Véritablement naïve, elle était cependant capable de ruse, comme tous ceux qui ont eu à se débattre dans des situations infimes.

De craintes, elle n’en avait aucunes, de celles du moins qu’eût eues l’héritière légitime d’une grande maison. Deux hommes, le marquis de Valorsay et le fils de M. de Fondège, le lieutenant Gustave, convoitaient sa main, et l’un d’eux, le marquis, était, croyait-elle, capable de tout… elle ne s’en inquiétait seulement pas…

C’est qu’elle avait été bien autrement en danger, autrefois, lorsqu’elle était apprentie, et que le frère de sa patronne, le sieur Vantrasson, l’obsédait de sa passion… et cependant elle n’avait pas péri!..

Le mensonge était certes ce qui répugnait le plus à sa nature loyale, mais elle y était condamnée… Quelle arme avait-elle, hormis la duplicité, seule contre tant d’ennemis et enlacée par une double intrigue, dont elle ne comprenait même pas encore toute la portée…

C’est dire de quels regards attentifs et profonds, le lendemain, elle étudia le logis de ses hôtes, s’efforçant de reconstruire leur existence et de pénétrer leurs habitudes et leurs mœurs d’après ce qui les entourait.

Et, certes, l’étude était instructive:

La maison du «général» était bien l’intérieur parisien, tel qu’il devient fatalement avec la rage toujours croissante du luxe, la fureur de hausser son train au train des millionnaires, et la passion si noble et si intelligente à la fois d’humilier et d’écraser le voisin!

Bien-être, confort, aisance, tout dans l’appartement avait été impitoyablement sacrifié à l’étalage, à ce que le monde pouvait voir…

La salle à manger était magnifique, le salon superbe, mais c’étaient les seules pièces sérieusement meublées de la maison…

Tout le reste était vide, froid, nu, désolé… La vanité y avait «instrumenté» à la façon des huissiers, enlevant tout ce qui n’était pas strictement indispensable… Et les quelques meubles qui traînaient comme au hasard semblaient moins un mobilier que les épaves dédaignées d’un encan après saisie…

Mme de Fondège avait, il est vrai, dans sa chambre, une assez belle armoire à glace, un meuble dont n’eût pas su se passer l’amie de la fringante baronne Trigault, mais son lit, détail navrant, n’avait pas de rideaux…

Après cela, les mœurs et les habitudes de la femme et du mari s’expliquaient naturellement…

Comment ce dénûment extrême, trop réel sous leur fausse opulence, ne les eût-ils pas épouvantés?.. Pouvaient-elles n’être pas sinistres, les réflexions qui les hantaient dans ce logis dévasté!..

De là leur vie en dehors et factice, leur perpétuel besoin de mouvement, d’étourdissement, de bruit… De là cette recherche inquiète de tout ce qui pouvait les arracher à ce «chez soi» maudit où ils n’avaient que bien juste de quoi tromper le monde, et pas assez pour en imposer à leurs créanciers…

– Et ils ont trois domestiques, pensait Mlle Marguerite, trois ennemis qui passent les journées à rire des plaies saignantes de leur vanité, et à les aviver au besoin.

C’est que, dès le premier jour, elle vit clair dans la situation du «général» et de sa femme.

Ils n’avaient même pas eu l’habileté des artistes en vanité, qui, à force de se priver du nécessaire, font honneur à leur superflu.

Il était évident que le soir où Mlle Marguerite avait accepté leur hospitalité, leur situation craquait de toutes parts et qu’ils en étaient aux dernières convulsions de la ruine… Est-ce que tout ne le prouvait pas: la réclamation du cocher, l’impudence des domestiques, le refus des fournisseurs de faire crédit d’une bouteille de vin, l’insistance de cette marchande à la toilette, et enfin ces draps neufs dans le lit?

– Oui, se disait Mlle Marguerite, maintenant j’en suis sûre, les Fondège étaient perdus lorsque je suis arrivée… On ne se laisse pas tomber si bas tant qu’on a une dernière ressource… Donc, s’ils se relèvent, si l’argent et le crédit leur reviennent, c’est que le vieux juge a raison, c’est qu’ils ont mis la main sur les millions de Chalusse…

VIII

Ainsi, de ce côté du moins, se trouvait limité et restreint le champ des investigations de Mlle Marguerite.

Le seul bon sens lui disait désormais sa tâche: observer obstinément l’existence de M. et Mme de Fondège, surveiller sans relâche le train de leur maison, noter exactement toutes leurs dépenses…

C’était une affaire d’attention et de chiffres…

Ce premier succès devait beaucoup l’encourager et redoubler sa confiance en elle… Mais elle ne s’abusait pas sur sa portée… C’était énorme et ce n’était rien…

Elle sentait bien que tout ne serait pas dit le jour où elle aurait acquis la certitude morale que «le général» avait volé les deux millions qu’on n’avait pas retrouvés dans le secrétaire du comte de Chalusse…

De ce moment, les véritables difficultés commenceraient.

Alors, elle aurait à rechercher par quels moyens M. de Fondège avait réussi à s’emparer de cette fortune… Le découvrirait-elle?.. Car il fallait bien le reconnaître, ce détournement – si détournement il y avait eu – tenait du prodige…

Et le mystère qui recouvrait cette affaire écarté, tout serait-il fini? Certes, non.

Il lui resterait à recueillir assez de pièces de conviction pour avoir le droit d’accuser hautement et à la face de tous «le général.»

Il lui faudrait des preuves matérielles et indiscutables, avant de dire:

– Un vol a été commis… on m’accusait, j’étais innocente… Le coupable, le voici!..

Que de chemin avant d’en arriver à ce triomphe!

N’importe!

Maintenant qu’elle tenait un point de départ positif et fixé, elle se sentait une assez robuste énergie pour poursuivre pendant des années, lentement, mais incessamment, l’enquête qu’elle s’était imposée…

Ce qui l’inquiétait, c’était de ne pouvoir s’expliquer logiquement la conduite de ses adversaires depuis le moment où Mme de Fondège lui avait demandé sa main pour son fils jusqu’à l’heure actuelle.

Et d’abord, comment avaient-ils eu l’audace ou l’imprudence de l’attirer chez eux, si véritablement ils avaient détourné une de ces sommes immenses qui trahit celui qui les emploie?..

– Ils sont fous à lier, pensait-elle, ou ils me croient aveugle, sourde et plus naïve qu’il n’est permis de l’être.

Secondement, pourquoi paraissaient-ils tant tenir à ce qu’elle épousât leur fils, le lieutenant Gustave?..

– Se prépareraient-ils ainsi, songeait-elle, un moyen de défense pour le cas où tout viendrait à se découvrir?..

Elle avait à redouter aussi la défiance des Fondège.

Habiles, il leur était aisé de se débarrasser à la sourdine de leur passif… Rien ne leur était si facile que d’augmenter leur dépense d’une façon trop insensible pour qu’elle pût le constater.

L’événement ne devait pas tarder à dissiper ses appréhensions.

De ce jour-là même, et quoique ce fût un dimanche, il fut manifeste qu’un nuage d’or avait crevé au-dessus de la demeure du «général.»

Tout l’après-midi, la sonnette ne «refroidit» pas, selon l’expression de Mme Léon, et ce fut une interminable procession de fournisseurs de tous genres, comme si M. de Fondège eût convoqué le ban et l’arrière-ban de ses créanciers.

Ils arrivaient d’un air furieux et arrogant, le chapeau rivé sur la tête, la parole brève, en gens qui ont fait leur deuil de ce qui leur est dû, mais qui prétendent se rembourser en grossièretés.

On les introduisait près de «la générale,» dans le salon, ils y restaient entre cinq et dix minutes, et ils se retiraient la mine ravie, un sourire obséquieux aux lèvres, l’échine arrondie en cerceau, le chapeau traînant à terre.

Donc ils étaient payés…

Et pour que Mlle Marguerite sût bien à quoi s’en tenir, il lui fut donné d’assister au règlement de la facture du loueur de voitures.

Dieu sait de quelles hauteurs Mme de Fondège le reçut…

– Ah! vous voici, s’écria-t-elle de sa voix la plus rude, dès qu’il parut… C’est donc vous qui dressez vos cochers à insulter vos pratiques!.. Bon moyen pour attirer une clientèle brillante… Quoi! je loue chez vous au mois une voiture à un cheval, et parce qu’un jour je prends une voiture à deux chevaux, vous me faites réclamer la différence. On fait payer d’avance, mon cher, quand on est si défiant.

Lui, qui avait dans sa poche une facture de près de quatre mille francs, écoutait en homme qui médite une réponse foudroyante.

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre.

– Lorsque j’ai à me plaindre des gens que j’emploie, reprit-elle, je les congédie et je les remplace… Il est de ces choses, et l’insolence est du nombre, que je ne pardonne pas… Remettez-moi votre note…

L’homme, aussitôt, d’un visage où se peignaient en traits comiques le doute, la crainte et l’espoir, tira son interminable mémoire de sa poche…

Mais quand il vit les billets de banque, lorsqu’il vit qu’on le payait sans conteste, sans rien vérifier, discuter ni rabattre, il fut saisi d’une respectueuse stupeur et sa voix soudainement devint plus douce que miel.

Une créance douteuse qui rentre, donne, assure-t-on, à un commerçant, plus de joie mille fois que cinquante créances sûres… La vérité de cette observation apparut.

Mlle Marguerite put croire que le loueur allait conjurer «Mme la comtesse» de lui faire la grâce de remettre à plus tard ce «petit payement.»

 

Le négociant parisien est ainsi fait. Intraitable s’il soupçonne son débiteur gêné, il s’humanise dès qu’il le trouve en mesure, rengaine son mémoire et fait des façons…

Si bien qu’à beaucoup, pour ne pas donner d’argent, il suffit d’en montrer…

L’abnégation du loueur n’alla pas jusque-là, mais il supplia «Mme la comtesse» de ne le pas quitter pour un malentendu, car c’était un malentendu, il le jurait sur la tête de ses enfants; son cocher n’était qu’un imbécile et un butor, un ivrogne et même un mal-appris; il allait le chasser ignominieusement en rentrant…

«La générale» fut inflexible; elle le congédia en disant:

– Je ne m’expose jamais à ce qu’on me manque deux fois!

C’est pour cette raison sans doute qu’elle avait renvoyé le matin le valet qui lui avait si bien manqué la veille, l’intelligent Évariste. Mlle Marguerite ne le revit pas.

Le dîner fut servi par un nouveau domestique envoyé par le bureau de placement et accepté les yeux fermés pour cette raison majeure que les livrées d’Évariste lui allaient comme un gant…

La cuisinière avait-elle été aussi remplacée? C’est ce dont Mlle Marguerite ne put s’assurer… Ce qu’elle reconnut, par exemple, c’est que ce dîner du dimanche ne ressembla en rien à celui de la veille… La qualité avait remplacé la quantité, et le soin, la profusion… Point ne fut besoin de donner l’ordre de descendre chercher du Château-Laroze à la cave, il se trouva servi au bon moment, tiède à point, et parut être du goût de l’excellente Mme Léon.

En vingt-quatre heures, les Fondège s’étaient si bien rassis dans une opulence réelle, que c’était à se demander s’ils avaient jamais connu les angoisses d’un luxe menteur plus horrible mille fois que la plus noire misère…

– Me serais-je donc trompée!.. se disait Mlle Marguerite, le soir, lorsqu’elle fut retirée dans sa chambre.

Ce qui la confondait, c’est que Mme Léon, personne perspicace s’il en fut, ne paraissait s’être aperçue de rien… Non, rien ne l’avait frappée de ce qui avait semblé à Mlle Marguerite d’insignes imprudences, presque des aveux. Elle trouvait «le général» et sa femme des gens charmants, d’une distinction admirable, et ne cessait de féliciter sa «chère demoiselle» d’avoir accepté leur hospitalité.

– Je me sens comme chez moi, ici, disait-elle, et bien que ma chambre soit un peu petite, quand elle sera arrangée je n’aurai rien à souhaiter.

Mlle Marguerite dormit mal, cette nuit-là… Au moment où il semblait que ses certitudes eussent dû s’affermir, les doutes les plus inquiétants lui venaient… N’avait-elle pas jugé la situation avec une passion aveugle?.. Les Fondège étaient-ils aussi ruinés qu’elle l’avait cru?..

Comme tous les gens qui ont été très-malheureux en leur vie, elle était rebelle aux illusions, et se défiait extrêmement de tout ce qui semblait favoriser ses espérances et ses désirs…

Ce qui la soutenait, c’était le projet d’aller consulter son vieil ami, le juge de paix, et aussi la pensée que l’ancien agent de M. de Chalusse retrouverait Pascal Férailleur…

A cette heure, M. Fortunat devait avoir reçu sa lettre; il l’attendait, sans doute, le mardi, et il ne lui restait plus qu’à imaginer un prétexte pour se procurer deux heures de liberté sans éveiller les soupçons.

Levée de bonne heure, elle achevait sa toilette, quand elle entendit frapper discrètement à celle des portes de la chambre de Mme Léon qui ouvrait sur le corridor.

– Qui est là?.. fit la voix de l’honnête gouvernante.

Ce fut la voix impudente de Justine, la femme de chambre de Mme de Fondège qui répondit:

– C’est une lettre, madame, que le concierge vient de monter… elle est adressée à Mme Léon… C’est bien vous, n’est-ce pas?

Mlle Marguerite reçut comme un coup dans le cœur…

– Mon Dieu!.. pensa-t-elle, une lettre du marquis de Valorsay!..

Que l’estimable gouvernante connût l’envoi de cette missive et qu’elle l’attendit impatiemment, c’est ce dont ne permirent pas de douter son empressement à sauter à terre, car elle était encore au lit, et sa promptitude à ouvrir sa porte.

Et tout aussitôt, on put l’entendre, à travers la cloison, dire à la femme de chambre de sa voix la plus mielleuse:

– Mille remercîments, mon enfant. Ah! vous me tirez d’une fameuse inquiétude… C’est mon beau-frère qui me donne enfin de ses nouvelles… je reconnais son écriture…

Après quoi, la porte se referma.

Debout au milieu de sa chambre, pâle et la moiteur au front, Mlle Marguerite écoutait, agitée de cette fiévreuse angoisse qui exalte les facultés jusqu’à leur puissance extrême…

Une voix, au-dedans d’elle-même, plus forte que tous les raisonnements, lui affirmait que cette lettre, dont elle entendait le froissement, mettait en question son honneur, son avenir, peut-être sa vie!..

Mais quel moyen de s’assurer de la réalité de ce pressentiment étrange?..

Si elle eût suivi l’impulsion de son caractère, elle fût entrée brusquement chez la Léon, et sur-le-champ, sans phrases, de gré ou de force, elle eût obtenu ce papier…

Oui, mais agir ainsi, c’était se découvrir, c’était dépouiller ces apparences candides de dupe qui constituaient sa seule force et son unique chance de salut.

Si seulement elle eût pu apercevoir Mme Léon, elle eût tiré quelques indications utiles du mouvement de sa physionomie. Mais impossible, le trou de la serrure était obstrué par la clef…

Elle se désolait, quand un fendillement de la cloison fixa son attention… Si cette fissure traversait toute l’épaisseur du plâtre, cependant… On découvrirait ce qui se passait de l’autre côté.

Tout doucement, sur la pointe du pied, retenant son haleine, elle s’approcha, se pencha, regarda et vit.

Dans son impatience de prendre connaissance de la lettre, l’honorable gouvernante ne s’était pas recouchée. Elle avait fait sauter précipitamment le cachet, et debout, en chemise, les pieds nus sur le parquet, juste en face de l’étroite lézarde, elle lisait…

Elle lisait ligne à ligne, mot à mot, et le froncement de ses sourcils et le pli de sa lèvre trahissaient un violent effort de compréhension et un certain mécontentement.

A la fin, elle haussa les épaules, grommela quelques paroles qu’intercepta la cloison et se mit à s’habiller, après avoir posé la lettre toute ouverte sur la méchante commode qui, avec deux chaises et le lit, comprenait tout le mobilier de son cabinet…

– Mon Dieu!.. priait Mlle Marguerite, mon Dieu! faites qu’elle l’oublie…

Elle ne l’oublia pas…

Étant prête et parée, elle la relut une fois encore, puis elle la serra précieusement dans le second tiroir de la commode, ferma à double tour et mit la clef dans sa poche.

– Je ne saurais donc rien! pensa Mlle Marguerite. Non, c’est impossible! il faut que je sache, je le veux!..

De ce moment, ce fut une idée qui s’empara despotiquement de son esprit. Et telle était son application obstinée à chercher un expédient, qu’elle ne prononça pas dix paroles, et encore de l’air le plus distrait, pendant le déjeuner.

– Je ne suis qu’une niaise si je n’arrive pas jusqu’à ce maudit papier, se répétait-elle… Là, j’en suis sûre, est le mot de l’intrigue abominable dont Pascal et moi sommes victimes…

Sa préoccupation, par bonheur, ne fut pas remarquée… Chacun des convives avait la sienne.

Mme Léon rêvait aux nouvelles qu’elle venait de recevoir, et d’ailleurs son attention était presque exclusivement sollicitée par des perdreaux truffés et une bouteille de Château-Laroze… Car elle était un peu portée sur sa bouche, la chère dame, et même elle le confessait ingénûment, en ajoutant que personne n’est parfait…

«Le général» ne cessait de parler de certaine paire de chevaux qu’il devait aller voir l’après-midi, et qu’il se proposait d’acheter, dégoûté qu’il était, déclarait-il, des loueurs… C’était une excellente spéculation qu’il comptait faire, cet attelage provenant de la déconfiture d’un jeune et spirituel gentilhomme, que le jeu, l’amour d’une blonde un peu âpre à la curée et la plainte d’un bijoutier venaient de conduire en police correctionnelle…

Quant à Mme de Fondège, elle paraissait avoir la tête tournée par les perspectives de la fête prochaine de la comtesse de Commarin… C’est qu’elle n’avait plus que quinze jours pour ses préparatifs…