Za darmo

La vie infernale

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Le baron attendit une minute, et voyant que les yeux de Mme d’Argelès restaient obstinément fermés:

– Voilà ton œuvre, misérable, dit-il à M. Wilkie.

Et le saisissant de nouveau, aussi aisément qu’il l’avait abattu, il le remit sur ses pieds en disant d’un ton plus calme, bien que n’admettant pas de réplique:

– Réparez le désordre de vos vêtements et hâtez-vous…

La précaution n’était pas superflue.

Le baron Trigault n’y allait pas de main morte quand il s’y mettait, et M. Wilkie était sorti fort dépenaillé de ses redoutables étreintes… Sa cravate était arrachée, sa chemise était toute froissée et déchirée, et son gilet à cœur, un de ces délicieux gilets ouverts jusqu’à la ceinture et retenus par un seul bouton, pendait piteusement. Il obéit sans souffler mot, assez difficilement parce que ses mains tremblaient comme la feuille, mais enfin il obéit.

Et dès qu’il eût achevé:

– Maintenant, prononça le baron, sortez! Ne remettez jamais les pieds ici, vous me comprenez bien, n’est-ce pas, jamais!

Sans répondre, M. Wilkie gagna d’un pas raide celle des deux portes du salon qui donnait sur le palier…

Mais une fois qu’il l’eût entr’ouverte, il recouvra la parole:

– Je ne vous crains pas, prononça-t-il avec une violence frénétique; vous avez abusé de votre force, c’est une lâcheté… Mais cela ne se passera pas ainsi… Ah! mais non!.. Vous me rendrez raison… Je découvrirai votre adresse, allez, et demain vous recevrez mes témoins… M. Costard et M. Serpillon… Je suis l’insulté, je choisis l’épée!

Un effroyable juron du baron précipita quelque peu le départ de M. Wilkie…

Il passa lestement sur le palier, et tenant la porte de façon à la tirer sur lui à la moindre alerte:

– Oui, poursuivit-il à pleine voix, et de façon à être entendu de tous les domestiques, oui, il faudra me rendre raison… sinon, des claques!.. Costard et Serpillon rédigeront un procès-verbal qu’on enverra au Figaro… On ne me la fait pas celle-là… Tiens!.. est-ce ma faute à moi, si Mme d’Argelès est une demoiselle de Chalusse, et si elle veut me voler ma fortune!.. A demain… à vous mes témoins… à elle un huissier… Vous ne me faites pas peur, voilà ma carte!..

Et en effet, avant de se retirer et de fermer la porte, il lança au milieu du salon une de ces fameuses cartes où on lisait: Wilkie, de l’école des haras.

Le baron ne songeait guère à la ramasser, tout préoccupé de Mme d’Argelès… Renversée sur son fauteuil, la tête en arrière, les paupières fermées, les bras pendants, elle semblait morte.

Que faire?.. Le baron n’osait appeler les domestiques… n’étaient-ils pas déjà trop avant dans la confidence… Il allait s’y résigner pourtant, quand ses regards tombèrent sur le petit aquarium établi dans un des angles du salon…

Il y trempa son mouchoir et se mit alternativement à mouiller les tempes de Mme d’Argelès et à lui frapper dans les mains.

La fraîcheur de l’eau ne tarda pas à la ranimer. Elle tressaillit, une convulsion la secoua, et enfin elle ouvrit les yeux en murmurant:

– Wilkie…

– Je l’ai chassé! répondit le baron.

Pauvre femme!..

En revenant à la vie, elle reprenait conscience de l’horrible réalité.

– C’est là mon fils, prononça-t-elle, mon fils… mon Wilkie!..

D’un geste désespéré, elle étreignait son front, comme si elle eût espéré écraser, anéantir sa pensée dans son cerveau.

– Et je croyais ma faute expiée, poursuivit-elle; je me disais que Dieu m’avait cruellement punie… Pauvre folle… Le châtiment, Jacques, le voilà!.. Ah!.. les femmes comme moi n’ont pas le droit d’être mères!

Une larme chaude roulait le long de la joue couperosée du baron.

Pauvre millionnaire!.. Il n’y avait pas un gémissement de Mme d’Argelès qui ne trouvât en lui un douloureux écho.

Il l’avait suée, l’affreuse agonie qui mouillait le front de cette pauvre mère!.. Lui aussi, le fanfaron de vice, le pilier des tripots, Trigault le joueur, comme on disait, il s’était écrié désespéré: «Est-ce donc là mon enfant!..»

Il cacha son émotion, cependant, et d’un ton de fausse gaieté:

– Bast!.. fit-il; Wilkie est jeune, il s’amendera!.. Nous avons tous été ridicules à vingt ans, que diable!.. Nous avons tous posé pour l’homme fort et coûté des nuits cruelles à nos mères!.. Laissez passer le temps, il mettra du plomb dans la cervelle de cet étourneau… Sans compter que votre Patterson ne me paraît pas sans reproches… Comme teneur de livres, il n’avait peut-être pas son pareil; comme précepteur, c’était le dernier des niais… Il bourre votre garçon d’avoine, je veux dire d’argent; il lui met la bride sur le cou, et il s’étonne après qu’il ait fait des sottises… Le surprenant serait qu’il n’en eût pas fait… Ainsi, reprenez courage et ne mettez pas les choses au pis, ma chère Lia.

Mais elle, secouant tristement la tête:

– Croyez-vous donc, répondit-elle, que mon cœur n’ait pas plaidé la cause de ce malheureux? Je suis sa mère, il est hors de mon pouvoir de cesser de l’aimer, quoi qu’il fasse… Quoi qu’il ait fait, je suis prête à donner une goutte de sang par larme que je lui épargnerais. Mais je ne suis pas aveugle, hélas!.. Je l’ai jugé… Wilkie n’a pas de cœur.

– Eh! chère amie, savez-vous de quels conseils détestables on l’avait grisé avant de vous l’expédier?

Mme d’Argelès se leva à demi, et d’une voix haletante:

– Quoi!.. s’écria-t-elle, espéreriez-vous me persuader cela!.. Des conseils!.. Il se serait donc trouvé un homme pour lui dire: «Tu iras chez cette infortunée, qui est ta mère, tu exigeras qu’elle publie et qu’elle signe son déshonneur et le tien, et si elle refuse, tu l’insulteras et tu la battras!..» Vous savez mieux que moi, baron, que ce n’est pas possible!.. Chez les êtres les plus vils, quand tous les sentiments honnêtes se sont abîmés dans la fange, il en est un qui surnage, l’amour pour la mère… On a vu des forçats au bagne économiser sur les centimes de «la fatigue,» se priver de leur quart de vin, vendre leur ration pour envoyer quelques secours à leur mère… tandis que lui…

Elle s’arrêta, non qu’elle fût épouvantée de ce qu’elle allait dire, mais parce qu’elle était épuisée, le souffle lui manquait.

Elle haleta un moment, et plus bas:

– D’ailleurs, ajouta-t-elle, celui qui l’envoyait lui avait recommandé le calme, le sang-froid, la circonspection… je m’en suis bien aperçue au début… Ce n’est qu’à la fin, après une révélation imprévue, qu’il s’est emporté, qu’il a perdu toute mesure… L’idée que les millions de mon frère lui échapperaient l’a rendu fou… Oh!.. cet argent fatal et maudit.

Alors elle ne se souvenait plus d’avoir regardé froidement des joueurs se ruiner à sa table de baccarat.

Où étaient-ils les soirs où, harcelée par les lettres de M. Wilkie, trouvant la gagnotte légère, elle avait aiguillonné de ses railleries l’amour-propre des pontes…

N’avait-elle pas été dans «le mouvement!..» Il le fallait bien. Ne s’était-elle pas pliée à ce qui est la convention des viveurs de la haute vie?.. Ne lui était-il pas arrivé de demander à l’un de ses habitués: « – Est-il vrai que vous espériez encaisser M. votre père fin courant?» N’avait-elle pas ri quand un autre lui disait: « – Voilà trois fois que je renouvelle maman, c’est ruineux; les pompes funèbres devraient avoir des huissiers spéciaux pour les récalcitrants…» Car il est chic de dire de ces choses et plus chic de les penser, cela montre une âme fière et dégagée de préjugés bourgeois…

Mais Mme d’Argelès oubliait…

– Celui qui a conseillé Wilkie, continua-t-elle, voulait qu’il employât les voies judiciaires… C’est si vrai qu’il lui avait fait copier un article du Code… A ce trait seul, j’ai reconnu l’homme d’affaires…

Le baron la regarda d’un air surpris.

– Quel homme d’affaires?.. demanda-t-il.

– Celui qui est venu me trouver, mon ami, cet Isidore Fortunat… Ah! que n’êtes-vous allé lui proposer de l’argent…

Positivement le baron avait oublié jusqu’à l’existence de l’honorable patron de Victor Chupin…

– Vous vous trompez, Lia, répondit-il, M. Fortunat n’est pour rien dans tout ceci…

– Eh!.. qui donc aurait parlé!..

– Votre ancien allié, le misérable à qui vous avez laissé sacrifier Pascal Férailleur, M. le vicomte de Coralth.

Au souffle de colère qui l’enflamma à cette seule idée Mme d’Argelès, retrouvant une partie de ses forces, se dressa…

– Oh! si je croyais cela!.. s’écria-t-elle.

Puis, toutes les raisons qu’avait le baron de haïr M. de Coralth se présentant à son esprit, elle se rassit en murmurant:

– Non! vos rancunes vous égarent… il n’aurait pas osé.

Ses réflexions, le baron les devina.

– Ainsi, prononça-t-il, vous êtes persuadée que c’est une vengeance personnelle que je poursuis!.. Vous croyez que la crainte du ridicule ou de l’odieux m’empêchant de frapper M. de Coralth en mon privé nom, je cherche à l’écraser au nom d’un autre!.. Peut-être y a-t-il eu quelque chose comme cela dans le principe… aujourd’hui, non!.. Du moment où j’ai eu juré à M. Férailleur de tout tenter pour sauver la jeune fille qu’il aime, Mlle Marguerite… la fille de ma femme!.. de ce moment, j’ai fait abnégation de moi… Quant à douter de la trahison de M. de Coralth, pourquoi?.. Vous m’avez bien promis de le démasquer, vous? S’il vous a trahie, livrée, vendue, ma pauvre Lia, il n’a fait que prendre les devants.

Elle baissa la tête, sans répondre… Cela aussi, elle l’avait oublié…

– Vous devriez pourtant le savoir, reprit le baron, quand j’affirme, c’est que j’ai mieux que des présomptions. Ce n’est pas pour rien que j’ai observé M. de Coralth en votre absence…

Voyant qu’on vous remettait une carte, il a blêmi… pourquoi? C’est qu’il savait… La conclusion se tire d’elle-même. Ce n’est rien. Après que vous avez été sortie, ses mains tremblaient comme la feuille, et il n’était plus à son jeu… Lui, le joueur circonspect par excellence, il risquait ses louis, ses louis!.. à tort et à travers. Plutôt que de rester inoccupé, ce qui eût pu trahir son trouble, il tenait des bancos extravagants… il courait après son argent…

 

La main lui étant arrivée, ce fut bien pis. La veine le favorisait et il faisait les plus étranges écoles… Ayant un sept en mains, par exemple, et après avoir donné une figure à l’adversaire, il prenait une carte.

Tant et tant qu’on finit par remarquer le désordre de sa cervelle, et que de divers côtés on lui demandait en riant s’il était malade, ou s’il avait un peu trop dîné… C’est ce dont tout le monde témoignerait au besoin…

Encore, ce n’a-t-il pas été tout: il était manifestement sur les charbons, le traître, et malgré une incontestable puissance sur soi, il suait l’angoisse par tous les pores… A chaque claquement de la porte, il devenait vert, comme s’il se fût attendu à vous voir paraître vous ou Wilkie, ou tous deux ensemble…

Enfin, dix fois je l’ai surpris, prêtant l’oreille, comme s’il eût espéré à force d’attention ou par la seule puissance magnétique de sa volonté, entendre ce que vous et votre fils disiez…

D’un seul mot, à ces instants-là, je pouvais lui arracher un aveu!..

Tout cela était si plausible, que Mme d’Argelès paraissait à demi-convaincue…

– Ah! que n’avez-vous prononcé ce mot… murmura-t-elle…

Lui sourit, d’un sourire perspicace et méchant, qui eût épouvanté M. de Coralth, s’il lui eût été donné de le voir…

– Pas si jeune! répondit-il… Ce n’est pas quand les nasses sont tendues qu’on rabouille l’eau pour effaroucher le poisson… Notre nasse, à nous, c’est la succession de Chalusse… laissez faire… le Coralth et le Valorsay viendront s’y prendre… Le plan n’est pas de moi, mais de M. Férailleur… Celui-là, sacrebleu, est un homme… et si Mlle Marguerite est digne de lui, ce sera un fier couple!.. Sans s’en douter, votre fils nous a peut-être rendu ce soir un immense service…

– Hélas!.. balbutia Mme d’Argelès, je n’en suis pas moins perdue, le nom de Chalusse n’en est pas moins déshonoré…

Elle voulait reparaître dans ses salons… elle dut renoncer à cette idée, sa physionomie seule eût trahi quelque scène terrible.

Mais les domestiques avaient entendu M. Wilkie, et les indiscrétions ont presque l’instantanéité du télégraphe.

Cette nuit-là même, dans les cercles de Paris, cette nouvelle étrange courait qu’on ne jouerait plus chez la d’Argelès, qu’elle était une demoiselle de Chalusse et la tante, par conséquent, de Mlle Marguerite, cette belle jeune fille recueillie par M. et Mme de Fondège.

VII

Se confier à des étrangers… plus encore à des ennemis acharnés…

S’abandonner à de doucereux imposteurs, qu’on sait intéressés à notre perte, dont on a mesuré la scélératesse, et qu’on croit capables de tout…

Se mettre froidement et après mûres réflexions à la discrétion de redoutables hypocrites…

Affronter d’un œil calme et le sourire aux lèvres tout ce que l’inconnu a de mystérieux périls; braver les plus dangereuses séductions, les conseils perfides, les patelinages savamment calculés, des piéges et des embûches de toutes sortes, des violences, peut-être…

Cela exige une force d’âme peu commune, la plus superbe confiance en son énergie, le mépris du danger et l’inébranlable résolution de triompher ou de périr…

Tel est l’héroïsme qu’eut Mlle Marguerite, une jeune fille de vingt ans, le soir où elle quitta l’hôtel de Chalusse, pour accepter l’hospitalité de M. et Mme de Fondège.

Et pour comble, elle emmenait Mme Léon, sachant qu’elle avait tout à craindre de cette douce personne, et que c’était un espion du marquis de Valorsay qu’elle traînait à sa suite.

Pourtant, quelle que fût sa vaillance, au moment de monter dans la voiture du général le cœur faillit lui manquer.

Il y avait de la détresse dans le dernier regard dont elle embrassa la façade de l’hôtel, les objets familiers et le visage connu des domestiques…

Tout, elle regrettait tout de cette maison, la grande cour sablée, le large perron, les deux platanes, le joli pavillon d’entrée, et le vieux chien de garde qui tirait sur sa chaîne pour venir lui lécher les mains…

Il lui semblait découvrir quelque chose d’amical sur la figure de ceux qui lui déplaisaient le plus autrefois, de M. Casimir, le valet de chambre, par exemple, ou des époux Bourigeau, les concierges…

Et personne pour l’encourager!..

Si, cependant!.. A la fenêtre du premier étage, le front contre la vitre, elle reconnut le seul ami qui lui restât au monde, celui qui l’avait défendue, encouragée et soutenue… celui qui lui avait promis son appui et ses conseils, celui qui, dans le lointain de l’avenir lui avait montré le succès…

– Serais-je donc lâche?.. pensa-t-elle; serais-je donc indigne de Pascal?..

Et elle s’élança dans la voiture en se disant le mot des résolutions décisives:

– Le sort en est jeté!

Le général voulut absolument qu’elle prît une place du fond, près de Mme de Fondège, et lui même s’assit sur la banquette de devant, à côté de Mme Léon.

La route fut lente et triste.

La nuit venait; c’était l’heure où le grand mouvement de Paris commence, la voiture, à chaque coin de rue, était arrêtée par un encombrement.

Mme de Fondège seule maintenait la conversation vivante, et sa voix aigre dominait le bruit des roues.

Elle vantait les grandes qualités du défunt comte de Chalusse et félicitait Mlle Marguerite de sa bonne détermination.

Ce n’étaient guère que des phrases banales qu’elle cousait les unes aux autres, mais il n’était pas un des mots qu’elle prononçait qui ne trahit une satisfaction profonde, presque la joie d’une victoire inespérée…

Par moments, le général se penchait à la portière, pour voir si le fourgon de l’hôtel de Chalusse, qui portait les bagages de Mlle Marguerite suivait…

Enfin, on arriva rue Pigalle, où demeuraient M. et Mme de Fondège…

Le général descendit le premier, présenta la main successivement à sa femme, à Mlle Marguerite et à Mme Léon, et fit signe au cocher qu’il pouvait se retirer…

Mais le cocher ne bougea pas.

– Pardon, excuse, bourgeois, fit-il, mais c’est que le patron m’a dit comme ça… m’a recommandé…

– Quoi?..

– De vous réclamer… vous savez bien… la journée, trente-cinq francs… sans compter le petit pourboire.

– C’est bien… on passera payer demain.

– Faites excuse, bourgeois, mais si ça vous était égal ce soir… le patron dit comme cela, que le compte est assez élevé…

– Comment, drôle?

Mais Mme de Fondège, déjà engagée sous la porte cochère de sa maison, revint vivement sur ses pas, et tirant son porte-monnaie:

– Tenez, dit-elle au cocher, voici trente-cinq francs.

L’homme se pencha vers sa lanterne, pour compter l’argent, et reconnaissant qu’il n’avait que la somme juste:

– Eh bien!.. et mon pourboire, demanda-t-il.

– Je ne donne rien aux insolents, répondit le «général».

– Ah! pratique de malheur! jura le cocher. On prend des fiacres, quand on n’a pas de quoi se payer des voitures de grande remise… Je te conduirai encore, va, meurt-de-faim!..

Mlle Marguerite n’en entendit pas davantage: Mme de Fondège l’entraînait par les escaliers en lui disant:

– Vite, hâtons-nous, le fourgon qui apporte vos effets est en bas… Il faut savoir si le logement que je vous destine, à vous et à votre bonne gouvernante, vous convient…

Arrivée devant la porte du second étage, Mme de Fondège chercha dans sa poche son passe-partout; ne le trouvant pas; elle sonna.

Un grand diable de domestique, à l’air remarquablement impudent, vêtu d’une livrée étincelante, vint ouvrir, armé d’un vieux et sale flambeau de fer battu, où agonisait et empestait un bout de chandelle.

– Comment! s’écria Mme de Fondège, l’antichambre n’est pas encore éclairée!.. C’est se moquer!.. Qu’avez-vous donc fait en mon absence? Allons, dépêchons… Allumez la lanterne!.. Dites à la cuisinière que j’ai quelqu’un à dîner! Appelez ma femme de chambre. Qu’on prépare la chambre de M. Gustave… Descendez voir si le «général» n’a pas besoin de vous pour aider à monter les bagages de ces dames…

Embarrassé de choisir entre tant d’ordres contradictoires, le domestique ne choisit pas.

Il posa son chandelier infect sur une des consoles de l’antichambre, et gravement, sans mot dire, gagna le couloir conduisant à la cuisine.

– Évariste!.. criait Mme de Fondège, cramoisie de colère, Évariste, insolent!..

Et comme il ne daignait pas répondre, elle s’élança à sa poursuite… Et bientôt des profondeurs de l’appartement, une altercation de la dernière violence s’éleva, le domestique se répandant en injures, la maîtresse exaspérée ne sachant que crier: «Je vous chasse, vous êtes un insolent, je vous chasse.»

Debout dans l’antichambre, près de Mlle Marguerite, la digne Mme Léon semblait aux anges.

– Drôle de maison!.. fit-elle. Voilà qui commence bien…

Mais l’estimable femme de charge était la dernière personne du monde à qui Mlle Marguerite eût laissé voir sa pensée:

– Taisez-vous donc, Léon, prononça-t-elle, c’est nous qui sommes cause de ce désordre, et j’en suis toute honteuse…

La gouvernante dut retenir la méchanceté qui lui montait aux lèvres… Mme de Fondège reparaissait suivie d’une grande fille à l’œil provocant, au nez odieusement retroussé, beaucoup trop bien coiffée, et qui tenait un flambeau allumé.

– Comment m’excuser, madame, commença Mlle Marguerite, de toute la peine que je vous donne…

– Eh!.. chère enfant, je n’ai jamais été si heureuse… Venez, venez voir votre chambre…

Et pendant qu’on traversait plusieurs pièces à peine meublées:

– Ce serait plutôt à moi, continua Mme de Fondège, de vous faire des excuses. Vous allez regretter, je le crains, les splendeurs de l’hôtel de Chalusse… C’est que nous ne possédons pas des millions comme feu votre pauvre père… Nous avons une grande aisance, rien de plus… Mais tenez, vous voici chez vous.

La femme de chambre venait d’ouvrir une porte, Mlle Marguerite entra dans une assez grande pièce à deux fenêtres, tendue d’un méchant papier passé, garnie de rideaux de perse dont le soleil et la poussière avaient mangé les couleurs.

Tout y était dans un épouvantable désordre, et d’une répugnante malpropreté… Le lit était défait, la toilette n’avait pas été lavée, des chaussons de lisière traînaient sur la descente de lit tout éraillée; sur la cheminée, veuve de pendule, une bouteille de bierre vide et un verre étaient restés… Puis à terre, sur les meubles, dans les coins, partout, en quantité, à foison, comme s’il en eût plu, des bouts de cigarettes traînaient…

– Quoi!.. glapit Mme de Fondège, vous n’avez pas fait cette chambre, Justine…

– Ah!.. ma foi!.. je n’ai pas eu le temps…

– Voici cependant plus d’un mois que M. Gustave n’y a couché…

– Je sais bien?.. Mais que Madame se rappelle ce que j’ai couru, depuis un mois… sans compter que j’ai lavé et repassé, puisque la blanchisseuse…

– Il suffit! interrompit Mme de Fondège.

Et se tournant vers Mlle Marguerite:

– Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, chère enfant… Demain, à cette heure-ci, nous vous aurons bâti un de ces chastes nids de mousseline et de fleurs comme en rêvent les jeunes filles.

A la suite de cette chambre, qu’on appelait chez le «général» la chambre du lieutenant, se trouvait une pièce plus petite à une seule fenêtre, qui, dans l’ordonnance de l’appartement, avait dû être disposée pour un cabinet de toilette.

C’est cette pièce qu’on destinait à la femme de charge.

Comparant ce réduit au logis charmant qu’elle occupait à l’hôtel de Chalusse, Mme Léon eut quelque peine à dissimuler une grimace.

Mais il n’y avait pas à hésiter ni même à faire la difficile… Les ordres précis de M. de Valorsay la rivaient près de Mlle Marguerite et elle devait s’estimer heureuse qu’on lui eût permis de la suivre… Que le marquis arrivât ou non à ses fins, il lui avait promis une assez magnifique récompense pour passer sur quelques désagréments…

C’est donc de sa voix la plus douceâtre et toute grimée de fausse humilité, qu’elle déclara cette chambrette trop bonne encore pour une pauvre veuve, que ses malheurs avaient réduite à abdiquer son rang dans la société…

Les évidentes attentions de M. et Mme de Fondège ne contribuaient pas peu, d’ailleurs, à lui faire prendre son mal en patience.

Sans savoir précisément ce que «le général» et sa femme attendaient de Mlle Marguerite, elle était trop fûtée pour ne pas flairer qu’ils en espéraient quelque chose d’important, et sa «chère enfant» l’avait posée comme une de ces confidentes subalternes qu’il est indispensable de ménager et beaucoup.

 

– Ces gens-ci vont me faire une cour assidue, pensait-elle.

Et toute prête à jouer un double rôle entre le marquis de Valorsay et les Fondège, toute disposée même à passer à ces derniers si leurs arguments avaient plus de poids, elle entrevoyait une longue série de prévenances, de cadeaux et de gâteries.

Dès ce premier soir, ses prévisions se réalisèrent et une surprise l’attendait qui la ravit.

Il fut décidé qu’elle mangerait à la table des maîtres, ce qui jamais à l’hôtel de Chalusse ne lui était arrivé.

Mlle Marguerite éleva bien quelques objections qui lui valurent le plus venimeux regard, mais Mme de Fondège tint bon, ne voyant pas, disait-elle gracieusement, pourquoi on se priverait de la société d’une personne aussi distinguée… Que cette faveur lui eût été attirée par son seul mérite, c’est ce dont Mme Léon ne douta pas.

Plus perspicace, Mlle Marguerite crut comprendre que «la Générale» enrageait de prendre ce parti, mais qu’elle y était condamnée par l’impérieuse nécessité de soustraire la femme de charge au contact, c’est-à-dire aux confidences compromettantes de ses gens.

C’est qu’il devait y avoir à cacher dans la maison quantité de ces petits mystères odieux ou ridicules, terribles pour l’honorabilité ou pour l’amour-propre.

Pendant qu’on montait et qu’on installait ses bagages et ceux de Mme Léon, par exemple, Mlle Marguerite surprit Mme de Fondège et sa camériste en grande confidence, chuchotant avec cette volubilité qui trahit un embarras inattendu et pressant…

De quoi donc s’agissait-il?

Sans remords, elle prêta l’oreille, et ces mots: «paire de draps» répétés plusieurs fois, lui donnèrent singulièrement à réfléchir.

– Serait-ce possible!.. pensa-t-elle, n’y aurait-il pas de draps à nous donner…

Elle ne tarda pas d’ailleurs à apprendre quelle opinion avait la femme de chambre de la maison où elle servait. Tout en s’escrimant du balai, de l’éponge et du plumeau, cette fille qu’exaspérait le surcroît d’ouvrage qu’elle se voyait en perspective, ne cessait de grommeler entre ses dents, et de maudire la «baraque où on se crevait de travail, où on ne mangeait pas son soûl, et où encore il fallait attendre ses gages…»

Mais Mlle Marguerite ne devait pas avoir beaucoup le loisir de réfléchir.

Elle s’employait de son mieux à aider la camériste, fort étonnée de voir si peu fière cette belle demoiselle qui avait l’air d’une reine, quand le domestique, cet Évariste, chassé par «la Générale,» une demi-heure avant, parut, et d’un ton insolent prononça les paroles sacramentelles:

– Mme la comtesse est servie!..

Car Mme de Fondège, tant qu’elle pouvait, d’autorité ou par ruse, exigeait ce titre…

Elle s’était improvisée comtesse comme son mari s’était établi général, de son autorité privée et sans plus de difficulté. A la suite de fouilles dans les «archives» de sa famille, déclara-t-elle à ses intimes, elle avait retrouvé la preuve qu’elle et les siens étaient «nobles de race,» un de leurs aïeux ayant eu une grande charge à la cour de François Ier ou de Louis XII, – elle confondait parfois.

Ceux qui ne connaissaient pas son père, le marchand de bois, ne trouvaient à cela rien d’impossible.

Évariste d’ailleurs était mis comme il convient pour annoncer le dîner à une personne de cette qualité.

Valet de pied pour ouvrir la porte dans la journée, et doré alors sur toutes les coutures, ce serviteur à plusieurs fins revêtait à l’heure du dîner l’habit noir sévère du maître d’hôtel.

Et véritablement il lui fallait cette tenue, pour ne pas jurer dans le cadre somptueux de la salle à manger.

Car elle était magnifique, cette salle, avec, ses lourds dressoirs chargés de vaisselles et de porcelaines curieuses, qui lui donnaient un peu l’aspect d’un musée…

A ce point, qu’après s’être assise à table, entre «le général» et sa femme, en face de Mme Léon, Mlle Marguerite se demanda si jusqu’à ce moment elle n’avait pas été abusée par la dangereuse optique de la prévention.

Elle remarqua bien qu’on mangeait dans du ruoltz, et que même les couverts manquaient un peu, mais il est des gens économes qui tiennent leur argenterie sous clef. Le service de porcelaine était d’ailleurs très-beau, marqué au chiffre du «général,» et surmonté de la couronne comtale de sa femme…

Le dîner, il est vrai, était détestable, servi avec profusion, mais mal… On eût dit le coup d’essai de quelque infime gâte-sauce.

Tel quel, «le général» le savourait avec délices… Il mangeait gloutonnement de tout, le rouge montait à ses pommettes, et le bien-être de la chair largement satisfaite s’épanouissait sur sa physionomie.

– C’est à croire, pensait Mlle Marguerite, qu’il reste sur son appétit, d’ordinaire, et que ceci lui semble un festin.

Et, de fait, il semblait y avoir en lui comme un trop plein de contentement toujours prêt à déborder.

Il retroussait furieusement ses moustaches à la Victor-Emmanuel, et plus que de coutume encore, il faisait ronfler et vibrer sacrrrrrebleu!.. les r de ses jurons terribles.

Il ne pouvait se tenir, évidemment, de se répandre en plaisanteries fort inconvenantes, en présence d’une pauvre fille qui venait de perdre, du même coup, son père et une situation admirable et toutes ses espérances de fortune.

Il lui échappa de dire que la course qu’il avait faite au cimetière avait stimulé son appétit… Il s’émancipa jusqu’à appeler Mme de Fondège du sobriquet dont son frère l’avait affublée autrefois, et qui lui donnait des convulsions: Mme Range-à-bord.

Pourpre de colère jusqu’à la racine de ses rudes cheveux roux, stupéfiée de voir tout-à-coup son mari lui échapper ainsi, suffoquée par la nécessité où elle était de se contraindre, Mme de Fondège avait encore l’héroïsme de sourire, mais ses petits yeux lançaient des éclairs.

Bast!.. «le général» y prenait bien garde!..

Il s’en souciait si peu, il se sentait si bien en veine d’indépendance que le dessert ayant été servi, il se retourna vers son domestique et, après un clignement d’œil que Mlle Marguerite surprit au passage:

– Évariste, commanda-t-il, descendez à la cave me chercher une bouteille de vin de bordeaux.

Le valet à qui on venait de «donner ses huit jours,» devait attendre et guetter une occasion de se venger.

Il eut un de ces sourires niais où perçait la méchanceté ravie, et d’un ton traînard:

– Que Monsieur me donne de l’argent, dit-il, Monsieur sait bien que ni l’épicier ni le marchand de vin d’en face ne veulent plus faire crédit…

M. de Fondège se dressa tout pâle… Mais avant qu’il eût le temps de prononcer une parole, sa femme vint à son secours…

– Vous savez bien, mon ami, lui dit-elle, que je ne confie pas les clefs de ma cave à ce garçon. Évariste, appelez Justine.

La camériste à l’air effronté parut et sa maîtresse lui expliqua où elle trouverait la clef de la fameuse cave.

Et un petit quart d’heure après, apparut une de ces bouteilles comme les épiciers et les marchands de vin en préparent, pour le plus grand ébahissement des simples, bouteilles d’apparences trop vénérables, toutes chargées de mousses et de boues, et couvertes de ces toiles d’araignées que les gamins de Paris vont récolter dans les carrières abandonnées, et qu’ils vendent de 75 centimes à 2 francs la livre, selon «la qualité…»

Mais ce bordeaux ne ramena pas la gaieté. «Le général» ne soufflait plus mot, et son plaisir fut manifeste, quand le café pris, sa femme lui dit:

– Ne vous privez pas de votre cercle, mon ami, j’ai à causer avec notre chère enfant!..

Pour congédier ainsi brusquement «le général,» Mme de Fondège souhaitait donc rester seule avec Mlle Marguerite?

Mme Léon le crut ou feignit de le croire, et s’adressant à la jeune fille:

– Je vais être obligée de vous quitter une couple d’heures, chère demoiselle, dit-elle… J’ai une course indispensable à faire… Ma famille m’en voudrait peut-être si je ne la prévenais pas de notre changement de domicile…

C’était la première fois depuis son entrée à l’hôtel de Chalusse, c’est-à-dire depuis des années, que l’estimable femme de charge parlait en termes si positifs de sa famille – et d’une famille habitant Paris, qui plus est.