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La vie infernale

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C’est avec une curiosité craintive que Mme d’Argelès examinait le baron… Il y avait bien des années qu’elle ne lui avait vu, à lui le fanfaron du scepticisme, cette exaltation sincère…

– Soit, fit-elle, je suis prête à suivre vos conseils… mais après?

– Quoi!.. vous ne voyez pas où j’en veux venir?.. Après… vous disparaîtrez. Je connais cinq ou six journalistes, ce sera bien le diable si je ne persuade pas à l’un d’eux que vous êtes morte sur un grabat d’hôpital… Ce sera le sujet d’une chronique touchante et surtout morale… «Encore une étoile qui file! diront les journaux… Ainsi finissent misérablement toutes ces malheureuses dont le luxe scandalise les femmes honnêtes…»

– Et que deviendrai-je?

– Une femme respectée, Lia. Vous passerez en Angleterre, vous vous installerez dans quelque joli cottage des environs de Londres et vous vous y créerez une personnalité nouvelle… Le produit de la vente de votre mobilier suffira bien un an à vos besoins et à ceux de Wilkie… Au bout de ce temps, vous réunirez les actes indispensables, vous ferez constater votre identité et vous réclamerez la succession du comte de Chalusse…

Mme d’Argelès se dressa tout d’une pièce.

– Jamais!.. s’écria-t-elle, jamais!..

Évidemment le baron crut qu’il avait mal entendu, qu’il comprenait mal.

– Quoi!.. balbutia-t-il, vous voulez abandonner à l’État ces millions qui vous appartiennent légitimement?

– Oui, je le veux… il le faut…

– Vous sacrifierez l’avenir de votre fils…

– Non… ce que je ne puis faire, moi, Wilkie le fera… plus tard.

– Mais c’est de la folie…

A l’abattement de Mme d’Argelès, une agitation fébrile succédait; la colère crispait ses traits, et ses yeux, mornes et éteints d’ordinaire, flamboyaient…

– Ce n’est pas folie, s’écria-t-elle, mais vengeance!..

Et comme le baron stupéfait ouvrait la bouche pour l’interroger:

– Laissez-moi finir, interrompit-elle, et après vous me jugerez… De mon passé, je vous ai tout dit, avec une franchise absolue, oui, tout… sauf ceci: Je suis mariée, monsieur le baron, mariée légitimement, liée par une chaîne que rien ne peut plus briser, et mon mari est un misérable, et vous seriez épouvanté si vous connaissiez sa scélératesse.

Oh!.. ne hochez pas la tête… je ne saurais être soupçonnée d’exagération lorsque je parle ainsi de celui que j’ai tant aimé.

Car je l’ai aimé, hélas!.. jusqu’à la démence, jusqu’à l’oubli de moi-même, de ma famille, de l’honneur, des devoirs les plus sacrés…

Je l’ai aimé jusqu’à ce point de le suivre, lorsqu’il avait les mains chaudes encore du sang de mon frère!..

Ah!.. le châtiment ne devait pas se faire attendre, et il fut effroyable, comme la faute.

Cet homme pour qui j’avais tout abandonné, tout foulé aux pieds, dont j’avais fait mon Dieu, savez-vous ce qu’il me disait, le troisième jour de notre fuite!..

– Il faut, en vérité, que vous soyez plus sotte qu’une oie d’avoir oublié de prendre vos bijoux et vos diamants…

Oui, voilà ce qu’il me dit, brutalement et d’un air furieux… Je le jugeai, dès lors, et je pus mesurer la profondeur du précipice où je devais rouler.

Cet homme, qui m’avait enivrée de passion, ne m’aimait pas… Chez lui, tout avait été calcul et spéculation… C’est froidement qu’il avait employé des mois à me séduire… Il ne voyait de moi que la fortune de ma famille… Oh!.. il ne me l’a pas caché.

– Si vos parents ne sont pas des monstres, me répétait-il sans cesse, ils finiront bien par consentir à notre union… Il vous donneront une bonne dot, nous la partagerons, je vous rendrai votre liberté et nous serons très-heureux chacun de notre côté…

Voilà pourquoi il voulut absolument m’épouser… J’y consentis à cause de mon fils… Mon père et ma mère étaient morts, il espérait me déterminer à réclamer la part qui me revenait de la fortune paternelle… Quant à la réclamer lui-même, il n’osait… Il est lâche, il avait peur de mon frère…

Mais moi, j’avais juré que jamais il n’aurait un centime de ces richesses qu’il convoitait, et ni ses menaces… ni les coups ne purent me déterminer à faire valoir mes droits.

Dieu sait de quelles brutalités j’avais été victime, lorsque j’eus le bonheur de lui échapper, ainsi que Wilkie… Il nous a bien cherchés depuis quinze ans, il n’a pas pu retrouver notre trace… Mais il n’a pas cessé de surveiller mon frère, j’en suis sûre, mes pressentiments ne sauraient me tromper.

Que je suive votre conseil, monsieur le baron, que je demande à être envoyée en possession de la fortune de mon frère, mon mari aussitôt reparaît et, notre contrat à la main, il s’empare de tout…

Je l’enrichirais donc! Oh! non, jamais, à aucun prix!.. J’aimerais mieux mourir de misère… Je verrais avant Wilkie mourir de faim!..

Mme d’Argelès s’exprimait sans emphase aucune, mais de cet accent de violence contenue qui trahit des années de rages dévorées en secret et les plus inébranlables résolutions…

Qu’on pût modifier ses volontés et la ramener à des avis plus sages et surtout plus pratiques, il ne fallait pas l’espérer…

Le baron n’eut même pas l’idée de le tenter… Ce n’était pas de la veille qu’il connaissait Mme d’Argelès, et il avait éprouvé la trempe de son énergie… Elle outrait encore le trait dominant de sa famille, cet entêtement proverbial des Chalusse que la Vantrasson signalait à M. Fortunat.

Elle garda le silence un moment, comme si elle eût été étouffée des aveux que lui arrachait la nécessité, puis d’un ton ferme:

– Je n’en suivrai pas moins une partie de vos conseils, monsieur le baron, reprit-elle. Dès ce soir je vais écrire à M. Patterson d’appeler Wilkie près de lui… Avant quinze jours j’aurai vendu mon mobilier et disparu. Je resterai pauvre… Mon opulence est bien plus fausse qu’on ne croit… N’importe!.. Mon fils est un homme, il apprendra à gagner sa vie.

– Ma caisse est à votre disposition, Lia…

– Merci, mon ami, merci mille fois, je ne saurais accepter vos offres… Quand Wilkie n’était qu’un enfant, je ne dis pas… Maintenant, je gratterais la terre avec mes ongles plutôt que de lui donner un louis venant de vous… il me semblerait toujours qu’il y lirait votre nom… Vous me jugez pleine de contradictions?.. Peut-être!.. En tout cas je ne suis plus ce que j’étais hier… Le malheur a déchiré l’épais bandeau que j’avais devant les yeux… Je vois ma conduite, maintenant, et je la juge… Pour mon fils comme pour moi, j’ai été coupable et folle… Je pouvais me réhabiliter par lui, il sera peut-être déshonoré par moi…

Elle respira fortement, comme si tout son sang eût afflué à sa poitrine, et d’une voix étouffée:

– Wilkie travaillera pour lui et pour moi. S’il est fort, il nous sauvera!.. S’il est faible, eh bien! nous périrons!.. Mais c’est assez de lâchetés comme cela et de transactions honteuses… Il ne sera pas dit que j’aurai sacrifié à mon fils l’honneur d’un honnête homme et le bonheur de la fille de mon frère… Je vois où est le devoir, je saurai m’y attacher d’une étreinte invincible…

De la tête et du geste, le baron approuvait.

– Bien! fit-il, très-bien!.. Seulement, laissez-moi vous dire que tout n’est pas perdu… Le Code a des armes pour les causes justes… Peut-être y a-t-il un moyen de conquérir votre héritage sans que votre mari en puisse rien toucher…

– Hélas! j’ai consulté autrefois; on m’a répondu que j’étais prise et bien prise… Cependant, voyez, informez-vous… J’ai confiance en vous, je sais que vous ne voudriez pas me forcer la main; mais hâtez-vous… Le pire malheur serait moins affreux que mes angoisses…

– Je me hâterai… M. Férailleur est, m’a-t-on dit, un avocat habile, je lui parlerai.

– Et pour cet homme, qui est venu me voir, ce Fortunat, que faire?

Le baron se recueillit un moment.

– Le plus sûr serait de ne pas bouger, prononça-t-il enfin… S’il a de mauvais desseins, votre visite ou une lettre ne feraient que les précipiter…

A l’air dont Mme d’Argelès secouait la tête, il était aisé de voir qu’elle n’espérait guère…

– Tout cela finira mal! murmura-t-elle.

C’était un peu l’avis du baron; mais est-ce bien charitable de retirer d’avance aux malheureux le courage dont ils auront besoin aux heures décisives.

– Bast! fit-il d’un ton léger, la veine va sans doute tourner… elle tourne toujours! Le bon Dieu, que diable! ne peut pas éternellement favoriser les mêmes, surtout quand ces mêmes sont des coquins! C’est pourquoi je parierais!..

Le timbre de la pendule, lui coupant la parole, le fit bondir hors de son fauteuil.

– Deux heures!.. s’écria-t-il avec une expression d’inquiétude visible, et Kami-Bey qui m’attend! Je n’ai pas, certes, gaspillé mon temps ici, mais je devrais être au jeu depuis midi… Kami est capable de me soupçonner de vouloir faire Charlemagne… Ces Turcs sont étonnants! Il est vrai que je lui gagne en ce moment 280,000 francs.

Il assura son chapeau sur sa tête, et ouvrant la porte:

– Allons, à bientôt, chère dame, dit-il, et surtout n’interrompez en rien vos habitudes… notre succès dépend surtout de la sécurité des autres!..

Ce conseil, Mme d’Argelès le trouvait si juste, qu’une demi-heure plus tard elle sortait en voiture et se faisait conduire au bois, bien éloignée de se douter qu’elle traînait après sa victoria l’espion de M. Fortunat, Victor Chupin.

Pousser jusque chez Wilkie au retour était une imprudence… A rôder, telle qu’une ombre honteuse, autour de la maison de son fils, elle risquait d’éveiller des soupçons, la pauvre femme ne s’abusait pas… Mais ses anxiétés furent plus fortes que sa raison…

Elle donna l’ordre à son cocher de toucher rue du Helder, et elle y arriva juste à point pour livrer son secret à Victor Chupin, assez à temps pour recevoir de M. Wilkie la plus grossière insulte.

L’ouragan l’écrasa, et cependant elle essaya d’y voir une preuve des sentiments honnêtes de son fils, une preuve de son mépris pour ces malheureuses dont le flot, chaque soir, grossit sur l’asphalte des boulevards…

 

Mais si son énergie restait indomptable, ses forces, après tant de secousses, trahissaient sa volonté.

En rentrant à son hôtel, se sentant défaillir, elle fut obligée de se coucher… Elle grelottait de froid, et cependant il circulait dans ses veines comme des bouffées de flammes.

Le médecin, qu’elle fit appeler, lui déclara que cela ne serait rien, mais qu’il importait qu’elle gardât le lit et qu’elle se tînt bien chaudement… Et comme c’était un homme perspicace, il ajouta, non sans un sourire malicieux, que tout excès est nuisible, celui du plaisir comme les autres…

C’était un dimanche, Mme d’Argelès put obéir au médecin et défendre sa porte pour tout le monde, le baron excepté.

Et encore, redoutant que cette défense ne parût extraordinaire, elle commanda à son concierge de répondre à quiconque se présenterait qu’elle était à la campagne et ne serait de retour que le lendemain, pour sa réception accoutumée…

C’est que cette soirée, Mme d’Argelès ne pouvait la remettre.

Qu’eussent dit, en trouvant la porte close, les habitués qui jouaient chez elle tous les lundis depuis des années!.. Elle s’appartenait moins encore que la comédienne, elle n’avait pas le droit de pleurer ni de souffrir seule…

Vers sept heures du soir donc, le lundi, défaillante de corps et d’âme, elle se leva, et on l’habilla, on la coiffa, on la para. Elle choisit entre toutes ses robes, cette robe de couleur sombre qu’elle portait à cette soirée où Pascal Férailleur avait été sacrifié… Comme elle était plus pâle que de coutume, elle mit plus de rouge et exagéra l’ombre de ses traits pour que ses yeux parussent moins plombés…

Et à dix heures, les premiers joueurs qui entrèrent dans ses salons illuminés la trouvèrent, comme toujours, pelotonnée dans une chaise longue au coin de la cheminée, son éternel et accueillant sourire figé aux lèvres.

Il y avait une quarantaine de personnes déjà, et le jeu s’animait, quand Mme d’Argelès vit entrer le baron… Rien qu’à ses yeux, elle crut deviner qu’il apportait d’heureuses nouvelles.

Et, en effet, pendant qu’elle lui serrait la main:

– Tout va bien… murmura-t-il. J’ai revu M. Férailleur, c’est un rude mâtin… Je ne donnerais pas dix sous de la partie de Valorsay et de Coralth.

Mieux que toutes les prescriptions, cette phrase devait rendre des forces à Mme d’Argelès. Elle lui donna la liberté d’esprit dont elle fit preuve, quand M. de Coralth vint lui présenter «ses hommages.» Car il eut cette impudence de venir, autant pour dissiper les soupçons que pour voir, ainsi qu’il le disait, l’effet de son brûlot.

Le calme de Mme d’Argelès dut le confondre… Ignorait-elle encore? dissimulait-elle?.. Indécis et inquiet, au lieu de se mêler aux groupes de causeurs, il alla s’asseoir au jeu, à une place d’où il ne perdait pas un mouvement de la pauvre femme.

Les deux salons étaient pleins, le baccarat se corsait, tout le monde paraissait en joie, quand un peu après la demie de minuit, un domestique traversa rapidement le salon, murmura quelques mots à l’oreille de Mme d’Argelès et lui remit une carte…

Elle la prit, cette carte, y jeta les yeux, et un cri lui échappa, rauque, terrible, si effrayant, que cinq ou six joueurs en quittèrent le jeu…

– Qu’y a-t-il?..

Elle voulait répondre et ne pouvait… ses mâchoires remuaient, elle ouvrait la bouche, pas un son ne sortait… On la devinait livide, sous son rouge et à l’éclat de ses yeux fixes; on eût dit que la folie dansait dans son cerveau.

Un curieux, sans penser à mal, essaya de prendre la carte qu’elle serrait entre ses mains crispées; elle le repoussa d’un geste si terrible qu’il faillit tomber…

– Qu’a-t-elle? demandait-on de tous côtés, qu’a-t-elle?..

Grâce à un effort suprême, elle put répondre: «Rien!..»

Puis, s’accrochant à la tablette de la cheminée, elle réussit à se dresser…

Et d’un pas raide, se tenant aux murs, elle sortit!..

VI

Ce n’était pas tout que de livrer à M. Wilkie le secret de sa naissance. Encore fallait-il, selon son aimable expression, lui apprendre la manière de s’en servir.

C’est à quoi s’appliqua le vicomte de Coralth, avec un luxe de recommandations qui trahissait le peu de confiance que lui inspirait la perspicacité de son client.

– La d’Argelès, pensait-il, est fine comme l’ambre; elle va jouer à ce jeune idiot une comédie où il ne verrait que du feu, s’il n’était prévenu.

Il le prévint donc, et le styla en associé intéressé au succès pour plus d’un demi-million.

M. Wilkie devait faire ceci ou cela, dire telle chose, répondre telle autre, se défier des larmes, ne pas se laisser décontenancer par les grands airs, prendre, selon les circonstances, telle ou telle attitude…

Le vicomte en eut pour une heure d’explications et de conseils, au grand déplaisir de M. Wilkie, lequel, à la fin, trouvait qu’on le traitait par trop en petit garçon, et protestait qu’il n’était pas un naïf, que diable!.. qu’il s’en tirerait admirablement, sachant tout comme un autre conduire sa barque à l’occasion.

Cela n’empêcha pas M. de Coralth de poursuivre, jusqu’à ce qu’enfin, persuadé qu’il avait prévu toutes les éventualités et qu’il n’oubliait rien, il se leva.

– C’est bien tout, fit-il avec une nuance d’inquiétude… J’ai tracé le plan, à vous l’exécution. Et du sang-froid, ou nous sommes joués.

L’autre, fièrement, se redressa.

– Ce n’est pas à moi qu’on en fait voir!.. affirma-t-il.

– Surtout, ne perdez pas une minute.

– Pas de danger…

– Et vous savez… quoi qu’il arrive, mon nom ne sera pas prononcé, sinon…

– Bien! bien…

– Enfin, dès qu’il y aura du nouveau…

– Je vous avertirai.

– A mon cercle, n’est-ce pas?..

– Oui… et ne vous tourmentez pas; c’est une affaire dans le sac…

– Ainsi soit-il!..

C’est avec un gros soupir de satisfaction, que M. Wilkie vit enfin s’éloigner son «grand ami.» Il avait besoin d’être seul pour s’abandonner sans vergogne à ses ébahissements, pour cuver à son aise l’ivresse de vanité qui emplissait sa cervelle.

Plus de chétive pension de vingt mille francs! Plus de dettes, de gêne, de convoitises inassouvies… Des millions!.. Il lui semblait les voir, les tenir, les sentir glisser en flots d’or entre ses doigts!..

Et les chevaux qu’il aurait, les voitures armoriées, les jockeys, les maîtresses, tout cela dansait dans sa tête une effroyable sarabande.

Un éclair d’envie qu’il lui semblait avoir surpris dans l’œil de M. de Coralth mettait le comble à son bonheur… Être envié déjà par ce brillant vicomte, son modèle et son idéal, quelle gloire! et que serait-ce donc plus tard?..

Le renom de Mme d’Argelès avait d’abord jeté une ombre sur sa joie, mais cette ombre, à la réflexion, s’était dissipée… Il n’avait pas de préjugés et ne souffrait pas personnellement de la situation de cette femme, qui était sa mère… Restait donc le monde… Mais, bast! le monde n’a guère de préjugés non plus, et jamais il ne s’informe des parents des millionnaires… La société ne demande de passeport qu’aux indigents… Enfin, quoi qu’eût fait Mme d’Argelès, elle n’en était pas moins une demoiselle de Chalusse, c’est-à-dire l’héritière d’un des plus grands noms de France…

Ainsi réfléchissait M. Wilkie, tout en s’habillant avec plus de soins encore que de coutume.

Il avait été choqué de cette idée que Mme d’Argelès essaierait peut-être de le renier, et il tenait à paraître devant elle avec tous ses avantages… Sa toilette fut longue.

Cependant, un peu après midi, il était prêt. Il s’adressa dans la glace un dernier sourire, hérissa sa moustache blonde et partit…

Même, il partit à pied, ce qui était une concession aux idées absurdes, selon lui, de M. de Coralth…

L’aspect de l’hôtel d’Argelès, rue de Berry, le disposa bien, mais lui enleva quelque peu de son triomphant aplomb.

– Mâtin! grommela-t-il, c’est très-chic, ici!..

Sur la porte, deux domestiques, le concierge en bas de soie, et Jobin, l’homme de confiance, tout de noir habillé, causaient.

M. Wilkie s’approcha d’eux, et de son plus grand air, mais non sans un léger tremblement dans la voix, demanda:

– Mme d’Argelès?

– Madame est à la campagne, répondit le concierge, et ne sera de retour que ce soir… Si Monsieur veut laisser sa carte…

– Oh! inutile, je repasserai…

C’est que M. de Coralth lui avait surtout recommandé de ne se pas annoncer, d’arriver autant que possible inopinément chez Mme d’Argelès, de ne pas lui laisser surtout le temps de se reconnaître et de se préparer. Et il avait fini par comprendre que c’était peut-être là autant de précautions utiles au succès…

N’importe, cette première déconvenue le dépita extraordinairement… Que faire et comment tuer le temps, pendant tout une après-midi, bouleversé comme il l’était, dévoré d’anxiété et d’impatience, incapable de tenir en place…

Une voiture passait, il la prit et se fit conduire au bois; puis il revint au boulevard, fit une partie de billard avec un des co-propriétaires de Pompier de Nanterre, qui le crut ivre, et finalement, dîna le plus longtemps possible au café Riche…

Il achevait de humer son café quand huit heures sonnèrent. Lestement il prit son chapeau, enfila ses gants et courut à l’hôtel d’Argelès.

– Madame n’est pas encore rentrée, répondit le concierge, qui savait que sa maîtresse venait seulement de se lever; mais je ne crois pas qu’elle tarde… et si Monsieur veut…

– Rien du tout!.. répondit brusquement M. Wilkie.

Furieux, cette fois, il se retirait, quand ayant par hasard traversé la rue et levé la tête, il découvrit qu’on allumait les salons du premier étage de l’hôtel… Deux des fenêtres du second étage étaient fortement éclairées.

– Ah!.. je la trouve mauvaise!.. grogna l’intelligent jeune homme. Ce n’est pas à moi qu’on la fait, celle-là!.. Elle y est!..

L’idée lui venait que Mme d’Argelès l’avait fait connaître à ses gens et qu’il était sévèrement consigné à la porte.

– C’est ce que je saurai, pensa-t-il, quand je devrais monter la garde ici jusqu’à demain matin!..

Sa faction durait depuis longtemps, quand un coupé s’arrêta devant l’hôtel d’Argelès dont la porte s’ouvrit comme par enchantement… Le coupé tourna dans la cour, déposa ceux qui s’y trouvaient, sur le perron, et repartit… Une seconde voiture suivit de près, puis une troisième, puis cinq ou six à la file…

– Et on croit, grommelait M. Wilkie, que je vais faire le pied de grue pendant que tout le monde entre!.. Jamais de la vie!.. J’ai une idée..

C’est pourquoi, sans réfléchir davantage, il regagna son appartement, revêtit sa tenue de soirée, et envoya chercher sa voiture au mois.

– Vous allez me conduire rue de Berry, nº… dit-il au cocher; il y a une soirée dans cette maison, vous entrerez dans la cour…

Le cocher obéit, et alors il fut prouvé à M. Wilkie que son idée n’était pas bonne, mais excellente.

Dès qu’il sauta sur le perron, on lui ouvrit la porte vitrée, et il gravit sans encombre un bel escalier recouvert d’un épais tapis et tout garni de fleurs…

Sur le palier du premier étage, devant la porte des salons, plusieurs valets de pied se tenaient… l’un d’eux s’avança pour le débarrasser de son pardessus, mais il le repoussa.

– Je ne veux pas entrer, dit-il durement, je veux seulement parler en particulier à Mme d’Argelès… Elle m’attend, prévenez-la, voici ma carte…

Le domestique hésitait, quand Jobin, l’homme de confiance, flairant peut-être quelque mystère, s’approcha.

– Faites passer la carte de Monsieur, commanda-t-il.

Et ouvrant à gauche de l’escalier un petit salon d’été éclairé par une seule lampe fort grosse, il pria M. Wilkie d’entrer, en disant:

– Que Monsieur prenne la peine de s’asseoir, Madame arrive.

M. Wilkie s’assit, et véritablement il en avait besoin.

Cet hôtel, ce luxe, ces valets, ces lumières, ces fleurs, tout cela l’impressionnait beaucoup plus qu’il ne voulait se l’avouer… Et en dépit de son affectation d’arrogance, il sentait vaciller le superbe aplomb qui lui était habituel, et qui était la fleur la plus délicate de son intelligence…

Même il sentait du côté de la poitrine, à la place du cœur, certains mouvements extraordinaires qui ressemblaient fort à des spasmes et à des palpitations… Pour la première fois, il songeait que cette femme, dont il venait bouleverser l’existence, n’était pas seulement l’héritière des millions du comte de Chalusse, qu’elle était aussi sa mère, c’est-à-dire la bonne fée dont l’invisible protection le suivait partout depuis qu’il était né…

 

La pensée qu’il commettait une action atroce traversa son esprit… Il la repoussa. Il n’y avait plus, d’ailleurs, à reculer, ni même à réfléchir.

Une porte faisant face à celle par où il était entré s’ouvrit. Mme d’Argelès parut…

Mais déjà ce n’était plus la d’Argelès folle de douleur et de honte dont le trouble mortel avait épouvanté ses hôtes.

Pendant la minute de répit que lui avait laissée la destinée, une de ces inspirations lui était venue, dont l’audace, en cas de succès, rétablit les situations les plus compromises.

Elle crut que son salut dépendait peut-être de son sang-froid.

Rassemblant donc en un suprême et sublime effort tout ce qu’il y avait en elle d’énergie et de volonté, elle maîtrisa son désespoir et dompta le trouble de ses pensées, pareille à celui qui, côtoyant l’abîme, se raidit contre le vertige.

Et elle réussit à paraître calme, railleuse, hautaine, et de marbre.

– C’est vous, monsieur, demanda-t-elle, qui m’avez fait passer cette carte?

Tout décontenancé, M. Wilkie ne sut que s’incliner, en bredouillant une réponse à peine intelligible:

– Excusez-moi! Désolé, parole sacrée!.. Je vous dérange peut-être.

– Vous êtes, interrompit Mme d’Argelès, d’un ton où le dédain le disputait à l’ironie, vous êtes M. Wilkie, de… «l’école des haras.»

C’est qu’il y avait cela, en effet, sur les cartes de visite de l’intéressant jeune homme. «Etudiant en droit» lui avait paru bourgeois et mesquin, et après de longues méditations, il avait trouvé ce triomphant qualificatif: «de l’école des haras.» De qui? de quoi? comment? Qu’est-ce-que cela voulait dire? Il ne le savait certes pas. Mais il estimait que cela faisait bien et le posait. École des haras, chevaux, courses, jockey, Pompier de Nanterre… tout cela se tenait. La logique des gens d’esprit tels que M. Wilkie est implacable.

– Mon Dieu, oui, répondit-il en appuyant avec affectation sur son nom, je suis M. Wilkie.

– Vous avez à me parler? fit Mme d’Argelès d’un ton sec.

– En effet, je voudrais…

– Eh bien!.. je vous écoute, quoique votre moment soit assez mal choisi, en vérité… J’ai quatre-vingts personnes chez moi. Enfin, parlez!..

Parlez!.. c’était facile à dire. Le malheur est que M. Wilkie ne pouvait articuler une syllabe. Sa langue, sèche, était comme paralysée, il lui semblait que c’était du sable qu’il avait dans la bouche en guise de salive.

D’un mouvement machinal, il passait et repassait le doigt entre son cou et son large faux-col; cela donnait du jeu à sa cravate, les paroles n’en sortaient pas plus aisément de son gosier…

C’est qu’il s’était imaginé Mme d’Argelès tout autre… Il s’était figuré qu’il aurait affaire à quelque farceuse à cheveux jaunes comme il en connaissait…

Et pas du tout; il trouvait une femme extraordinairement fière et imposante, qui pour employer son vocabulaire «l’épatait net.»

– Je vais vous dire, répétait-il, je vais vous dire…

Mais la phrase qu’il cherchait ne venait pas, si bien qu’à la fin, s’impatientant contre lui-même, il s’écria:

– Eh!.. vous savez aussi bien que moi pourquoi je viens!.. Osez donc me dire que vous ne le savez pas!..

Elle le regarda d’un œil, en apparence ébahi, interrogea le plafond, haussa les épaules et dit:

– Décidément, je ne comprends pas… et à moins que ce ne soit une gageure…

Une gageure! M. Wilkie justement se demandait s’il n’était pas dupe d’une forte mystification, si des gens n’étaient pas aux écoutes qui, après s’être bien égayés de sa situation ridicule, apparaîtraient en se tenant les côtes de rire.

Cette inquiétude lui rendit quelque présence d’esprit.

– Eh bien! donc, reprit-il d’une voix étranglée, voilà. Je ne sais rien de mes parents… Ce matin, un homme qui vous connaît bien m’a affirmé que je suis… votre fils. J’ai été comme étourdi sur le premier moment, puis je suis venu dans la journée, mais vous étiez sortie…

Un éclat de rire nerveux de Mme d’Argelès l’interrompit…

Car elle eut l’héroïsme de rire, la malheureuse, tandis qu’elle avait la mort dans l’âme, pendant que les ongles de ses doigts crispés s’enfonçaient jusqu’au sang dans la paume de ses mains…

– Et vous avez cru cela!.. monsieur, s’écria-t-elle… Non, c’est trop drôle, vraiment!.. Moi, votre mère!.. Mais regardez-moi donc, je vous en prie…

Il ne faisait que cela, et de toute la force de sa pénétration…

Le rire de Mme d’Argelès avait été faux au point d’éveiller ses défiances… Toutes les recommandations de Coralth bourdonnèrent à son oreille, et il pensa que le moment était venu de «la faire, comme il le disait, à l’attendrissement.»

Il se grima donc d’une hypocrite douleur, et d’un ton amer:

– Ah!.. vous la trouvez drôle, fit-il, eh bien!.. moi pas. C’est que vous ne savez pas ce qu’on enrage de vivre tout seul comme une bête galeuse, sans une âme qui s’inquiète de vous!.. Les autres ont une mère, des sœurs, une famille, des parents! Moi, rien… personne… Ah! si… J’ai des amis tant que mon argent dure…

Il tamponna de son mouchoir ses yeux parfaitement secs, et d’un accent plus lamentable encore:

– Ce n’est pas que je manque de rien, poursuivit-il, on me fait une pension raisonnable… Mais après qu’ils m’ont donné de quoi ne pas crever de faim, mes parents se croient quittes… Moi, je la trouve mauvaise!.. Ce n’est pas moi qui ai demandé à naître, n’est-ce pas?.. Si je les gênais tant que cela, quand je suis venu au monde, que ne me jetaient-ils à l’eau? ils seraient bien débarrassés à cette heure… et moi aussi!..

Pétrifié de stupeur, il s’arrêta court… Mme d’Argelès venait de se laisser glisser à genoux, à ses pieds…

– Grâce!.. balbutiait-elle; Wilkie, mon fils, pardon!..

Hélas!.. l’infortunée succombait sous un rôle trop lourd pour le cœur d’une mère, elle se perdait…

– Tu as souffert cruellement, mon fils, poursuivait-elle; mais moi… moi!.. Va, ce n’est pas sans d’horribles déchirements qu’une mère se sépare de son enfant!.. Mais tu n’étais pas abandonné, Wilkie, ne dis pas cela… N’as-tu donc jamais senti le souffle de mon amour circuler dans l’air que tu respirais?.. Toi, oublié!.. Sache donc que pas un jour depuis des années, ne s’est écoulé sans que je t’aie entrevu… et qu’à toi seul se rapportaient toutes mes pensées et toutes mes espérances… Wilkie!..

Elle s’approchait de lui en se traînant sur les genoux, suppliante, les mains jointes… Mais lui, étonné de cette explosion, étourdi de sa victoire recula…

Et la pauvre femme se méprit à ce mouvement…

– Grand Dieu!.. s’écria-t-elle, battant le parquet de son front, il me repousse, je lui fais horreur… Ah!.. voilà ce que je prévoyais… Malheureux?.. pourquoi es-tu venu? Quel est l’infâme qui t’a envoyé ici, dans cette maison, chez la d’Argelès!.. Nomme-le-moi, Wilkie!.. Comprends-tu maintenant, pourquoi je me cachais de toi… Je t’ai éloigné le jour où j’ai frémi à cette idée atroce de rougir devant toi, devant mon fils!..

Et c’était pour toi, cependant… Moi, je serais morte, c’eut été le repos, tandis que depuis… Mais ton souffle s’éteignait dans ta poitrine, tes pauvres petits bras n’avait plus la force de se nouer autour de mon cou. Alors je me suis écriée:

– Périssent mon corps et mon âme, mais que mon enfant soit sauvé!.. Je croyais ce sacrifice permis à une mère… J’en suis châtiée comme d’un crime!

Je te voulais heureux, mon Wilkie!.. Je me disais que toi, mon orgueil et ma joie, tu planerais libre et fier bien au-dessus de mes hontes… J’acceptais l’ignominie, pourvu que ton honneur fût intact… Je savais combien sont basses les portes de la misère, et je ne voulais pas que mon fils eût jamais à courber le front… Pour t’épargner une éclaboussure, j’aurais lapé la boue sur ton chemin! J’avais comme renoncé à moi-même, et en toi vivait tout ce qu’il y avait de noble et de généreux en moi.

Oh!.. je saurai quel est le misérable lâche qui t’a livré mon secret, et je me vengerai, je serai sans pitié!..

Tu ne devais rien savoir, Wilkie… En me séparant de toi, j’avais fait le serment de ne te revoir jamais, de mourir même sans cette consolation suprême de sentir tes lèvres sur mon front.