Za darmo

La vie infernale

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Avant-hier, écoutez-bien cela, mon gendre est venu me demander cent mille écus… et comme je les lui refusais, il m’a menacé, si je ne les lui donnais pas, de publier des lettres écrites par ma fille, par sa femme, à je ne sais quel cabotin!.. Épouvanté, j’ai payé… Puis, le soir même, j’ai appris que le mari et la femme, ma fille et mon gendre, étaient d’accord pour cet ignoble chantage… Oui, j’en ai eu la preuve irrécusable… Sortant d’ici et ne devant pas rentrer de la journée chez lui, mon gendre a télégraphié à sa femme la bonne nouvelle… Dans sa joie, il s’est trompé d’adresse, et c’est ici que le télégramme a été apporté. Je l’ai ouvert, et j’ai lu: «Bébé chérie, papa beau-père a coupé dans le pont, j’ai décroché la timbale, il a casqué!..» Oui, voilà ce qu’il a osé écrire et remettre aux employés, signé de son nom, à l’adresse de sa femme…

L’épouvante gagnait Pascal…

Il se demandait s’il n’était pas dupe de quelque cauchemar absurde, si c’était bien vrai, ce qu’il entendait, bien réel…

C’est qu’il n’avait pas idée des drames abominables qui se jouent parfois au fond de ces hôtels dont le passant admire et envie les splendeurs…

Du moins, croyait-il la baronne terrassée, et pensait-il qu’il allait l’entendre tomber aux genoux de son mari.

Erreur!.. Le son de voix de cette «femme forte» lui apprit que, bien loin de s’humilier, elle se révoltait.

– Que fait donc votre gendre que vous ne fassiez! s’écria-t-elle… C’est bien à vous de le blâmer, vraiment, vous qui traînez votre nom dans tous les tripots de l’Europe, vous…

– Malheureuse!.. interrompit le baron, malheureuse!..

Mais se maîtrisant aussitôt:

– C’est vrai, répondit-il, avec une ironie navrante, c’est vrai, je joue… On dit: «Ce gros baron Trigault, quel drôle de corps, toujours les cartes à la main!..» Mais vous savez bien, vous, que j’ai le jeu en horreur, que je l’exècre… Seulement, lorsque je joue, j’arrive quelquefois à oublier… Il faut bien que j’oublie, n’est-ce pas?.. J’avais d’abord essayé de boire, mais l’alcool me glaçait… j’avais la nausée sans l’ivresse. Alors j’ai eu recours aux cartes, et quand l’enjeu est considérable et de nature à compromettre ma fortune, je perds la conscience de mon malheur!

La baronne eut un petit ricanement sec comme la détente d’un ressort d’acier, et d’un ton de railleuse commisération:

– Pauvre baron! fit-elle. C’est sans doute aussi pour oublier que vous passez tout le temps où vous ne jouez pas près d’une certaine Lia d’Argelès… Elle est fort bien, cette dame; je l’ai aperçue au bois plusieurs fois…

– Ah! taisez-vous! s’écria le baron, taisez-vous!.. N’insultez pas une malheureuse qui vaut mieux que vous…

Et sentant qu’il était à bout, qu’il cessait d’être maître de soi:

– Tenez, poursuivit-il d’une voix rauque, ne me bravez pas davantage… Sortez, ou je ne réponds plus de rien!..

Pascal entendit remuer une chaise, le parquet cria, et presque aussitôt une femme traversa rapidement le fumoir…

Comment ne l’aperçut-elle pas? cela tint à la place où il était, et aussi à ce qu’elle devait être extraordinairement agitée, malgré ses bravades…

Mais il la vit, lui, et il eut comme un éblouissement.

– Quelle ressemblance, mon Dieu!.. murmura-t-il.

III

C’était comme une apparition étrange, inconcevable, et Pascal Férailleur se défendait en vain d’un mystérieux effroi, quand des pas pesants et mal assurés firent de nouveau craquer le parquet de la salle à manger.

Ce bruit lui rendit la conscience de la réalité.

– C’est lui, pensa-t-il, c’est le baron… il vient. S’il me trouve ici, je suis perdu: jamais il ne consentira à m’aider… Un homme ne pardonne pas à un autre homme d’avoir entendu ce que je viens d’entendre…

Pourquoi ne pas fuir, disparaître?.. La carte portant le nom de Mauméjan, ne serait pas une preuve de sa visite… Il reverrait le baron plus tard, un autre jour, ailleurs qu’à son hôtel, pour n’être pas reconnu par les domestiques…

Toutes ces réflexions traversèrent son esprit comme l’éclair, et déjà il prenait son élan, quand un cri rauque le cloua sur place.

Le baron Trigault était debout dans le cadre de la porte de communication.

Son émotion, comme il arrive à tous les gens de forte corpulence, se trahissait par d’affreux désordres… Son visage était littéralement décomposé, il avait les lèvres plus blanches qu’un linge, et l’œil injecté comme après un coup de sang…

– Comment êtes-vous là?.. demanda-t-il d’une voix étranglée.

– Vos domestiques m’ont fait entrer.

– Qui êtes-vous?

– Quoi!.. monsieur, vous ne me reconnaissez pas!..

Pascal, dans son trouble, oubliait que le baron ne l’avait vu que deux fois… Il oubliait sa barbe coupée, ses vêtements presque misérables, toutes ses précautions pour se rendre méconnaissable.

– Je n’ai jamais connu personne du nom de Mauméjan, dit le baron.

– Eh!.. Monsieur, ce nom n’est pas le mien… Avez-vous donc oublié l’honnête homme qui, chez Mme d’Argelès, est tombé dans le piége infâme que lui avait tendu le vicomte de Coralth?

Le baron se frappa le front.

– C’est vrai, fit-il, c’est vrai, je vous remets maintenant.

Et, torturé par le souvenir de l’affreuse explication qui venait d’avoir lieu:

– Depuis combien de temps êtes-vous ici? interrogea-t-il.

Fallait-il mentir ou confesser la vérité?..

Pascal hésita, mais son hésitation ne dura pas la dixième partie d’une seconde.

– Je suis ici depuis une demi-heure environ, répondit-il.

Un flot de sang empourpra les joues livides du baron, ses yeux étincelèrent et, à son geste menaçant, il fut aisé de voir que la tentation le prenait de se précipiter, pour l’étrangler, sur cet homme qui avait surpris les secrets honteux et terribles de son intérieur.

Mais ce fut le dernier effort de son énergie…

La scène atroce qu’il venait de subir l’avait brisé, et c’est d’une voix défaillante qu’il dit:

– Alors, vous n’avez pas perdu… un mot de ce qui… se disait de l’autre côté?

– Pas un.

Le baron s’affaissa sur le divan.

– Ainsi donc, murmurait-il, je ne suis plus seul à savoir… L’œil d’un étranger a plongé jusqu’au fond de l’abîme où je suis… Le secret de mes misères et de mon désespoir ne m’appartient plus!..

– Oh!.. monsieur, interrompit Pascal, monsieur!.. Avant de repasser le seuil de votre hôtel, j’aurai tout oublié… sur ce qu’il y a de sacré au monde, je vous le jure!

Il étendait la main comme pour prêter serment, et cette main loyale, le baron la saisit et la pressa avec une effusion douloureuse, en disant:

– Je vous crois!.. vous êtes un homme d’honneur, vous… Il ne m’a fallu que vous voir chez vous pour en être sûr… Vous ne rirez pas de mon malheur, vous, ni de mes souffrances.

Il devait souffrir atrocement, en effet, car de grosses larmes roulaient lentement le long de ses joues.

– Que vous ai-je donc fait, ô mon Dieu!.. poursuivait-il, pour me châtier si cruellement… J’ai toujours été bon et humain, cependant, et secourable pour qui m’implorait!.. Seul, je suis seul!.. J’ai une femme et une fille, et elles me fuient, elles me haïssent… Elles souhaitent ma mort, qui leur livrerait la clef de ma caisse… Quelle torture!.. Dire que pendant des mois je n’osais pas manger chez moi, ni chez mon gendre, oui, voilà où j’en étais… Je craignais le poison, je ne touchais plus à un plat qu’après avoir vu ma fille ou ma femme y goûter… Pour éviter un crime, j’ai dû avoir recours à des précautions inouïes… J’ai dû placer ma fortune de telle sorte que si je mourais subitement il n’en reviendrait pas un sou à ma famille… Dès lors on a intérêt à ce que je vive!..

Il se dressa d’un air égaré, et saisissant le bras de Pascal qu’il serra à le briser:

– Et ce n’est rien encore! continua-t-il d’une voix rauque. Cette femme, la mienne… vous avez tout entendu, n’est-ce pas… il vous a été donné de mesurer la profondeur de son infamie et de sa scélératesse… Eh bien!.. je l’aime.

Pascal recula d’un pas, et la stupeur lui arracha une exclamation…

– Oh!..

– Cela vous confond, n’est-ce pas?.. C’est incompréhensible, en effet, inouï, monstrueux… mais c’est ainsi. C’est pour satisfaire ses goûts de luxe que j’ai voulu être riche à millions… Si j’ai acheté un titre qui est pour moi un ridicule de plus, c’est que je voulais contenter sa vanité… Quoi qu’elle ait fait, je ne puis cesser de voir en elle la chaste et belle jeune femme des premiers mois de notre mariage. C’est lâche, absurde, misérable… je le sais bien… mais c’est plus fort que moi, que ma volonté, que ma raison. Je l’aime jusqu’à la passion, jusqu’au délire, on ne peut pas s’arracher le cœur!..

Ayant dit, il se laissa retomber sur le divan et sanglota. Était-ce bien là ce trivial et jovial baron Trigault, que Pascal avait vu chez Mme d’Argelès… l’homme à la mine prospère, à l’aplomb superbe, au verbe haut, à la plaisanterie cynique, le coureur de tripots, l’ami de toutes les femmes faciles!..

Hélas, oui!.. Mais le baron que connaissait le monde n’était qu’un comédien, et celui-ci était le véritable…

Au bout de cinq ou six minutes, cependant, il réussit à se maîtriser, et d’un ton relativement calme:

– Mais c’est trop s’occuper d’un mal incurable, fit-il… Parlons de vous, M. Férailleur. A quoi dois-je l’honneur de votre visite?

– A vos offres de l’autre jour, monsieur, à l’espoir que j’ai que vous m’aiderez à confondre la calomnie et à me venger de ceux qui m’ont perdu…

– Oh!.. oui, je vous aiderai, s’écria le baron, et de tout mon pouvoir.

Mais l’expérience venait de lui rappeler le danger de parler les portes ouvertes, il se leva, ferma celles du fumoir, et revenant à Pascal:

– Expliquez-vous, monsieur, fit-il; en quoi puis-je vous être utile?

 

Ce n’est pas sans certaines appréhensions que Pascal s’était présenté chez le baron Trigault; mais, après ce qu’il avait entendu, il ne devait plus hésiter, ni craindre, il pouvait parler en toute sécurité.

– Je ne vous apprendrai rien, monsieur le baron, commença-t-il, en vous disant que M. de Coralth avait glissé dans le jeu les cartes préparées qui m’ont fait gagner… cela est de toute évidence… Quoi qu’il advienne, je me vengerai… Mais avant de le frapper, je veux atteindre l’homme dont il était le vil instrument.

– Quoi!.. vous supposez…

– Je ne suppose pas… je suis sûr que M. de Coralth agissait pour le compte d’un misérable qui n’avait pas le courage de son infamie!..

– Possible!.. Je ne vois guère de scélératesse qui puisse l’effrayer… Mais qui donc l’a employé à cette œuvre abominable de déshonorer un honnête homme!..

– Le marquis de Valorsay.

A ce nom, le baron bondit sur son divan.

– Impossible! s’écria-t-il, absolument impossible!.. M. de Valorsay est incapable de la lâcheté dont vous l’accusez… Que dis-je? il est au-dessus même du soupçon. Voici bien des années que je le vois, et jamais je n’ai connu un homme plus loyal, plus honnête, plus brave. Pour tout dire, il est de mes amis, nous nous voyons presque tous les jours, et je l’attends aujourd’hui même.

– C’est cependant lui qui a poussé M. de Coralth.

– Mais pourquoi?.. Dans quel but?..

– Pour épouser une jeune fille que j’aime… Elle… m’aimait, il a reconnu que j’étais un obstacle, il m’a supprimé, plus sûrement que s’il m’eût fait assassiner. Mort, elle m’eût pleuré… déshonoré, elle me repousse.

– Valorsay est donc fou de cette jeune fille?

– Elle lui est, je pense, parfaitement indifférente.

– Eh bien, alors?..

– Seulement, elle possède des millions…

Cette explication, on le voyait, était loin d’ébranler le baron Trigault.

– Le marquis, répondait-il, a cent cinquante ou deux cent mille livres de rentes en beaux biens au soleil; voilà sa justification. Avec cette fortune et son nom, en position de choisir entre toutes les héritières de France, pourquoi irait-il s’adresser à la femme que vous aimez!.. Ah! s’il était pauvre, si sa fortune était compromise, s’il sentait, comme mon gendre, le besoin de redorer son blason…

Il s’arrêta; on frappait à la porte… Il cria d’entrer, et un valet parut qui lui dit:

– M. le marquis de Valorsay désirerait entretenir M. le baron.

C’était l’ennemi!.. Une convulsion de rage crispa le visage de Pascal, mais ce fut tout. Il ne bougea pas, il ne prononça pas une parole.

– Priez M. le marquis de m’attendre à côté, dans la salle à manger, dit le baron, je le rejoins à l’instant.

Et le domestique s’étant retiré:

– Eh bien!.. M. Férailleur, demanda-t-il, devinez-vous mes intentions?

– Je le crois, monsieur… Vous voulez probablement me mettre à même d’entendre l’entretien que vous allez avoir avec M. de Valorsay.

– Juste… Je laisserai la porte ouverte. A vous d’écouter.

Ce mot «écouter» avait été, certes, prononcé sans amertume, sans reproche, et cependant Pascal ne put s’empêcher de rougir et de baisser la tête.

– Je veux vous prouver, poursuivit le baron, que vos soupçons s’égarent. Fiez-vous à mon adresse pour vous le démontrer… Je saurai conduire la conversation comme un interrogatoire, de telle sorte qu’après le départ du marquis vous serez bien forcé de confesser que vous vous trompiez…

– Ou vous reconnaîtrez que j’avais raison, monsieur.

– Soit! Personne n’est à l’abri d’une erreur, et je ne suis pas têtu.

Il se levait, Pascal le retint.

– Je ne sais déjà, monsieur, prononça-t-il, comment vous témoigner ma gratitude, et cependant… si j’osais… si je ne craignais d’abuser, je vous demanderais encore un service.

– Parlez, monsieur Férailleur.

– Alors, voici: Je ne connais pas le marquis de Valorsay… Si, au lieu de laisser la porte grande ouverte, vous la laissiez seulement entre-bâillée, j’entendrais aussi distinctement et je pourrais regarder, voir…

– Entendu!.. répondit le baron.

Et ouvrant la porte de communication, il parut dans la salle à manger, la main amicalement tendue, et disant de sa meilleure voix:

– Excusez-moi, cher ami, de vous avoir laissé seul… On m’a remis votre lettre ce matin, et je vous attendais, mais il m’est survenu une affaire… Vous allez bien, d’ailleurs?..

A l’entrée du baron, le marquis de Valorsay s’était vivement avancé vers lui.

Ou il avait imaginé un nouveau plan et l’espoir lui revenait, ou il avait sur lui-même une terrible puissance. Jamais il n’avait paru plus calme. Jamais son visage n’avait mieux exprimé l’insouciance hautaine, la satisfaction de soi et le dédain des autres, qui sont le comble de la distinction.

Il était mis avec plus de recherche encore que d’ordinaire, avec un goût parfait, du reste, et son valet de chambre s’était surpassé en le coiffant… on eût juré qu’il avait encore beaucoup de cheveux.

S’il éprouvait quelque émotion intérieure, elle ne se trahissait que par la roideur de sa coquine de jambe droite, la jambe cassée à la Marche.

– C’est à vous qu’il faut demander comment va la santé, dit-il au baron, vous paraissez tout agité, votre cravate est à demi dénouée…

Et montrant à terre des débris de porcelaines brisées:

– Déjà en voyant cela, je me demandais s’il était arrivé quelque accident.

– La baronne s’est trouvée mal en déjeunant, et cela m’a un peu ému… Mais ce n’est rien… elle est remise déjà, et vous pouvez compter sur elle demain pour applaudir votre victoire aux courses de Vincennes. Elle a je ne sais combien de centaines de louis engagés sur vos chevaux.

Le marquis eut un geste de cordial regret.

– Par ma foi! fit-il, Mme la baronne joue de malheur!.. Je ne cours pas à Vincennes, j’ai déclaré forfait. Je ne fais plus courir…

– Allons donc!

– C’est ainsi… J’ai été amené à cette détermination irrévocable par l’infâme calomnie qu’on débite sur mon compte.

Ce n’était rien, cette réponse, et cependant elle troubla en quelque chose l’assurance du baron Trigault.

– On vous calomnie!.. murmura-t-il.

– Abominablement!.. Dimanche dernier, le meilleur cheval de mon écurie, Domingo est arrivé mauvais troisième… Domingo était grand favori… vous voyez d’ici les déceptions!.. Alors, savez-vous ce qu’on a prétendu?.. On a dit que je pariais sous-main contre mon propre cheval, que j’avais intérêt à ce qu’il fût battu, par conséquent, et que je m’étais entendu avec mon jockey… Cela se fait tous les jours, je le sais, ce n’en est pas moins une infamie!..

– Qui donc a dit cela?..

– Eh!.. le sais-je!.. Le sûr, c’est qu’on l’a crié partout et qu’on l’a même imprimé, mais avec des formes si discrètes qu’il n’y avait pas moyen d’en demander raison. C’eût été se reconnaître. On est allé jusqu’à dire que cette supercherie me rapportait une somme énorme, et que, pour parier, j’avais employé comme prête-noms Rochecotte, Kervaulieu, Coralth et deux encore…

Le baron eut un soubresaut si violent que M. de Valorsay le remarqua, mais il n’en comprit pas la cause.

Vivant dans le monde de la baronne Trigault et connaissant ses histoires, il pensa que le nom de Coralth avait irrité le baron, et il s’en voulut de l’avoir prononcé.

– Ainsi, continua-t-il vivement, ne soyez pas surpris si la semaine prochaine vous voyez annoncer la vente de mon écurie de courses…

– Quoi!.. vous allez vous défaire…

– De tous mes chevaux, oui, baron… J’en ai dix-neuf, ce sera bien le diable si je n’en tire pas huit ou dix mille louis!.. Domingo seul vaut plus de quarante mille francs…

Parler de vendre, de se défaire de quelque chose qu’on possède, parler de l’argent qu’on espère réaliser… voilà qui sonne mal aux oreilles! Qui dit vente, dit besoin d’argent, c’est-à-dire insuffisance du revenu, c’est-à-dire ruine prochaine… Le baron eut mille peines à retenir certain claquement de langue qui lui était habituel quand on lui offrait, au jeu, quelque valeur douteuse.

– Tant que les chevaux de courses n’ont été qu’un luxe de grand seigneur, poursuivait le marquis, je me le suis passé… Du moment où ils deviennent une simple spéculation, un peu moins hasardeuse que celles de la Bourse, je me retire… Une écurie de courses, maintenant, se monte par actions, comme une raffinerie… je n’en suis plus. Un particulier ne lutte pas contre une société… il lui faudrait une fortune comme la vôtre, baron… et encore!..

Était-ce bien M. de Valorsay qui parlait ainsi, de l’air le plus sérieux!.. Le baron en était un peu plus que surpris.

– Cela vous fera toujours une économie de cinquante, ou soixante mille francs par an, observa-t-il.

– Dites du double, et vous serez encore au-dessous de la vérité… Eh!.. cher baron, en seriez-vous encore à apprendre qu’il n’y a rien de si ruineux qu’une écurie!.. C’est pis que le jeu, et les femmes, en comparaison, sont une économie réelle… Ninette me coûte moins cher que Domingo, son cocher, son entraîneur et ses palefreniers. Mon homme d’affaires prétend que les vingt-trois mille francs de prix que j’ai gagnés en 1867 me reviennent à près de cent mille écus.

Se vantait-il, disait-il vrai?.. Toujours est-il que le baron, qui connaissait bien sa vie, se livrait à un rapide calcul mental.

– Que dépense donc Valorsay bon an mal an, comptait-il. Mettons pour son écurie, 250,000 francs…; pour Ninette Simplon, 40,000 francs; pour son train de maison, 80,000 francs…; pour les déplacements et le jeu, 30,000 francs…; pour les cigares, les fantaisies et l’imprévu, 30,000 francs… Tout cela, à vue de nez, fait quelque chose comme 430,000 francs par an!.. Les avait-il?.. Non. Il aurait donc mangé au sac… il serait donc ruiné!.. Diable!..

Le marquis, lui, poursuivait gaiement:

– Vous le voyez, je me range!.. Hein!.. cela vous surprend?.. Et moi, donc!.. Mais il faut faire une fin, n’est-ce pas?.. Je commence à trouver que la vie de garçon n’est pas drôle: il y a des rhumatismes à l’horizon, j’ai l’estomac délabré… bref, je me sens mûr pour le mariage, baron, et… je me marie.

– Vous!..

– Moi-même… Comment!.. vous ne l’aviez pas entendu dire? Il y a trois jours que je l’ai annoncé officiellement en plein cercle.

– J’ignorais!.. Il est vrai que depuis trois jours je n’ai pas mis les pieds au cercle. J’ai lié une partie avec Kami-Bey, vous savez, ce Turc si riche, et comme nous faisons des séances de huit et dix heures, nous jouons chez lui, au grand hôtel, c’est plus commode!..

– Comme cela, je comprends…

N’importe!.. le baron avait l’air d’un homme qui tombe des nues.

– Ah! vous vous mariez, reprit-il… Eh bien!.. je connais une personne qui ne doit pas être ravie.

– Qui donc?..

– Ninette Simplon, parbleu!..

M. de Valorsay éclata de rire.

– Bast! fit-il, qui m’empêchera…

Mais il se reprit aussitôt, et d’un ton dégagé:

– Elle sera vite consolée, dit-il. Ninette Simplon est une fille d’ordre, baron, à ce point que je l’ai toujours soupçonnée d’avoir un livre de recettes en place de cœur… Je lui connais 300,000 francs, pour le moins, en bonnes et sûres valeurs; son mobilier et ses diamants valent autant… pourquoi me regretterait-elle!.. Ajoutez que je lui ai promis cinquante billets de mille francs pour s’essuyer les yeux le jour de ma noce, et vous comprendrez qu’elle voudrait déjà me voir marié!..

En apparence, le baron Trigault accordait au marquis de Valorsay toute son attention, et la plus bienveillante.

En réalité, il ne songeait qu’à Pascal Férailleur, et son œil, à toute minute, se coulait sournoisement vers la porte de communication.

– Quelles doivent être, pensait-il, les réflexions de ce malheureux jeune homme?

C’est que lui-même se sentait singulièrement troublé.

Entré dans la salle à manger, sans l’ombre d’un soupçon, il ne savait plus maintenant que croire, tant Valorsay, en un quart d’heure de conversation, s’était battu en brèche et démoli lui-même.

Libre et maître de sa conduite, le baron n’eût pas poussé plus loin l’interrogatoire si habilement déguisé, où Valorsay se laissait prendre. Ayant toujours à craindre que le monde ne s’occupât de sa vie privée, jamais il ne s’inquiétait de l’existence des autres. Par principe, et plus encore par nécessité, il professait et pratiquait le système de l’indulgence et de l’absolution quand même. Enfin, il lui répugnait beaucoup de tendre un piége à son hôte.

Mais il avait promis à Pascal de tout faire pour découvrir la vérité, et personnellement, il avait un intérêt énorme à ce qu’elle éclatât.

– Je comprends, dit-il au marquis, Ninette Simplon ne vous tracassera pas… Ce que je conçois moins, c’est que vous parliez d’économie à la veille d’un mariage qui va sans doute doubler, pour le moins, votre fortune… Vous n’aliénez pas, j’en suis bien sûr, votre liberté, sans de bonnes et solides raisons, sonnantes et ayant cours…

 

– Erreur!..

– Comment, erreur!..

– A vous, cher baron, je puis l’avouer, la jeune fille que j’épouse n’a pas un sou… Ma future n’a d’autre dot que ses yeux noirs… il est vrai qu’ils sont superbes.

Cela, plus que tout le reste, était renversant, et détruisait, – en apparence du moins – les allégations de Pascal.

– Est-ce bien vous qui parlez! fit le baron. Vous, un homme positif et pratique, vous donnez dans les grands sentiments…

– Mon Dieu! oui…

Ne voyant nul inconvénient à laisser paraître sa stupeur, le baron ouvrait des yeux énormes.

– Ah ça, fit-il, vous adorez donc votre future…

– Adorer est faible.

– Il me semble que je rêve!..

Valorsay haussa les épaules de l’air d’un homme qui a pris son parti d’un ridicule qu’on lui découvre, et d’un ton habilement nuancé de sentimentalité et d’ironie:

– Je sais, dit-il, que mon aventure est du dernier bouffon et qu’on se moquera de moi outrageusement au cercle… Ma foi!.. tant pis!.. j’ai toujours eu le courage de mes opinions. Je suis amoureux, mon cher baron, ni plus ni moins qu’un lycéen… Amoureux à ce point d’aller le soir rôder autour de la maison de ma belle dans l’espoir de l’entrevoir… Comment cela m’a pris, le diable m’emporte si je saurais le dire!.. Le sûr, c’est que je suis pris. Je me croyais usé, fané, flétri, blasé, fini, je me vantais d’être invulnérable… Ah bien oui!.. Un beau matin je me suis éveillé avec un cœur de vingt ans dans la poitrine, un cœur qui au moindre regard battait la chamade et m’envoyait au visage des flots de pourpre… Naturellement, j’ai essayé de me raisonner, je me suis fait honte… A quoi bon! Mieux je me démontrais ma folie, plus je m’y obstinais… Après cela, peut-être la folie n’est-elle pas si grande… On ne rencontre pas deux fois une beauté si parfaite unie à tant de grâces pudiques, tant de noblesse et de passion, tant de candeur et une intelligence si vive… Je me propose d’abandonner Paris… Ma femme et moi voyagerons d’abord en Italie, nous reviendrons ensuite nous établir à Valorsay, comme deux tourtereaux… Parole d’honneur, je me fais une délicieuse image de la vie calme que nous mènerons là-bas… Un vieux corrompu comme moi ne méritait pas tant de bonheur. Décidément, je suis né sous une heureuse étoile!

Moins préoccupé, il eût distingué le son rauque d’un blasphème étouffé, derrière la porte, et que là s’amassait un orage qui allait voiler cette étoile dont il parlait.

Moins absorbé par le rôle qu’il jouait, il eût vu passer sur le front de son interlocuteur l’ombre de réflexions étranges et périlleuses pour lui.

C’est que le baron savait observer, c’est qu’il ne trouvait pas d’un bien franc aloi cette exaltation passionnée.

– Je vois votre affaire, mon cher marquis, dit-il, vous aurez rencontré la descendante de quelque grande et illustre famille ruinée…

– Vous n’y êtes pas… Ma future n’a d’autre nom que son prénom de Marguerite.

– C’est tout à fait du roman, alors!..

– Vous l’avez dit, du roman. Connaissiez-vous le comte de Chalusse, qui vient de mourir?..

– Non… mais j’en ai ouï parler très-souvent.

– Eh bien! c’est sa fille que j’épouse, sa fille naturelle.

Le baron tressaillit.

– Permettez! fit-il. M. de Chalusse était effroyablement riche, il était garçon. Comment sa fille, encore que ce ne soit que sa fille naturelle, se trouve-t-elle sans le sou?

– Une fatalité!.. M. de Chalusse est mort subitement; il n’a pu ni lui léguer sa fortune ni la reconnaître…

– Comment n’avait-il pas pris ses précautions?

– Ah! voilà. Il y avait à une reconnaissance des difficultés de toutes sortes, et même des dangers. Mlle Marguerite avait été abandonnée, je devrais dire perdue, par sa mère, à l’âge de cinq ou six mois, et il n’y a pas bien des années que M. de Chalusse, après mille démarches, l’avait enfin retrouvée…

Ce n’était plus pour le compte de Pascal, c’était pour le sien propre, que le baron Trigault écoutait de toute la force de son attention.

– C’est fort curieux, répétait-il, faute de trouver autre chose à dire, c’est fort curieux!..

– N’est-ce pas?.. C’est tout une histoire.

– Et serait-il… indiscret…

– De me la demander? Certes non. M. de Chalusse me l’a racontée, mais fort en gros, vous comprenez, sans détails… Étant jeune, M. de Chalusse s’était épris d’une charmante jeune femme dont le mari, un digne et naïf garçon, était allé tenter fortune en Amérique… Elle résista un peu, étant honnête, mais si peu, que l’année même du départ de son mari, elle mettait au monde une jolie petite fille, qui est Mlle Marguerite… Aussi, pourquoi l’autre s’en allait-il en Amérique?

– Oui!.. balbutia le baron, pourquoi?..

– Tout marchait au mieux, quand M. de Chalusse fut forcé de partir à son tour pour l’Allemagne, où on avait découvert, lui écrivait-on, une sœur à lui, qui s’était enfuie de la maison paternelle, avec on ne sait qui… Il y était depuis quatre mois, quand la poste, un matin, lui apporta une lettre où sa jolie maîtresse lui disait: «Nous sommes perdus, mon mari est à Marseille, il sera ici demain; ne cherchez jamais à me revoir… craignez tout de lui… Adieu!..» Sur cette lettre, M. de Chalusse se jeta dans une chaise de poste et reprit avec une foudroyante rapidité la route de Paris… Il voulait sa fille, il la voulait absolument!.. Il arriva trop tard. A la nouvelle du retour de son mari, la jeune femme avait perdu la tête; elle n’avait plus eu qu’une idée: cacher sa faute, à tout prix. Et de nuit, déguisée, avec mille précautions, elle était allée déposer sa petite Marguerite sous une porte; aux environs des Halles…

Il s’interrompit tout à coup, et vivement:

– Mais qu’avez-vous, cher baron, s’écria-t-il, qu’avez-vous?.. Qu’est-ce qui vous prend?.. Vous trouvez-vous mal?.. Faut-il que je sonne?..

C’est que le baron, en effet, était plus blême que si on lui eût tiré des veines la dernière goutte de sang; un grand cercle bleuâtre, sanguinolent comme une meurtrissure, s’élargissait de plus en plus autour de ses yeux.

Interpellé, il fit un effort, et d’une voix étranglée:

– Ce n’est rien, fit-il… Oh! rien du tout… Un éblouissement… il passe… il est passé!

Mais il se sentait si faible sur ses jambes qu’il s’assit en murmurant:

– Je vous en prie, marquis… continuez, c’est très-curieux, très-curieux.

M. de Valorsay poursuivit:

– Le mari était un garçon naïf, incontestablement, mais c’était aussi, paraît-il, un homme d’une énergie redoutable… Ayant appris que sa femme avait eu un enfant en son absence, il se mit à remuer ciel et terre pour retrouver non-seulement l’enfant, mais encore le père… Il avait fait serment de les tuer l’un et l’autre, et c’était un gaillard à tenir son serment sans plus se soucier de la guillotine que d’une chiquenaude… Et s’il vous faut une preuve de la force de son caractère, la voici: Il eut le courage inouï de ne rien dire à sa femme, de ne pas lui adresser un reproche et de se montrer pour elle ce qu’il était avant son voyage… Mais il l’épiait ou la faisait épier nuit et jour, persuadé qu’elle finirait par commettre quelque imprudence… Elle était fine, heureusement; elle découvrit que son mari savait tout et prévint M. de Chalusse, dont elle sauva ainsi la vie…

Que le marquis de Valorsay ne comprît pas que son récit était la seule cause du trouble où il voyait le baron, cela s’explique.

Quel rapport concevoir entre le richissime baron Trigault et le pauvre diable qui était allé tenter fortune en Amérique!..

Quel rapprochement imaginer entre le partner de Kami-Bey, l’ami de Mme Lia d’Argelès, le joueur enragé, et ce mari si amoureux que dix années durant, il avait poursuivi l’homme qui, en lui volant sa femme, lui avait volé le bonheur de sa vie entière!..

Ce qui d’ailleurs eût dissipé les soupçons du marquis, s’il en eût eu, c’est qu’en arrivant il avait trouvé le baron très-ému, c’est que depuis un moment il le voyait revenir à soi, petit à petit, et se remettre…

Et il continuait, du ton léger et gouailleur qui lui était habituel… Car ne s’étonner ni ne s’émouvoir de rien, se moquer de tout, afficher un mépris profond des sentiments qui agitent le vulgaire, c’est le genre suprême, le goût, le «chic.»