Za darmo

La vie infernale

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II

L’intérieur de l’hôtel Trigault, par sa somptuosité, répondait dignement aux magnificences extérieures…

Dès le seuil, éclatait le luxe du millionnaire insouciant et prodigue, curieux de la difficulté vaincue, jaloux de l’impossible et ne marchandant jamais ses caprices.

Le vestibule, pavé de mosaïques précieuses, était transformé en serre et tout encombré de fleurs renouvelées chaque matin… Des plantes rares ou bizarres grimpaient le long des murs après des treillis d’or ou pendaient du plafond dans des vases de vieux chine authentique… Et de ce fouillis de verdure, surgissaient quelques marbres exquis, signés de noms illustres.

Sur un canapé de joncs vernis, jouant le banc rustique, deux grands diables de valets de pied, luisants et brillants comme des sous neufs, se détiraient et bâillaient à se démettre la mâchoire.

– Dites donc, vous autres, demanda le domestique qui conduisait Pascal, peut-on parler à M. le baron?

– Pourquoi?..

– C’est que monsieur que voici aurait quelque chose à lui dire.

Les deux valets toisèrent ce visiteur inconnu, l’estimèrent un de ces personnages qui n’existent pas pour des laquais de bonne maison, et finalement éclatèrent de rire.

– Ma foi!.. fit le plus âgé, en voilà un qui tombe comme marée en carême… Annonce-le, va, et tu feras fièrement plaisir à Madame… Il y a bien une demi-heure que Monsieur la tanne comme il n’est pas possible… Cré nom! est-il tannant, cet homme-là, quand il s’y met!..

La plus intense curiosité brilla dans l’œil de l’introducteur de Pascal, et d’un air mystérieux:

– Pourquoi donc est-ce qu’il la tracasse? demanda-t-il. Toujours à propos de son Fernand, sans doute… ou d’un autre?..

– Non… Ce matin c’est à cause de M. Van Klopen.

– Le tailleur de Madame?

– Tout juste!.. Monsieur et Madame étaient en train de déjeuner ensemble, – une fois n’est pas coutume, – quand voilà que M. Van Klopen se présente, la bouche enfarinée et est reçu… A part moi, je me dis: «Aïe!.. aïe!.. gare le grabuge!..» J’ai un nez, pour ces choses-là, sans pareil… Effectivement, le couturier n’était pas entré depuis cinq minutes, que nous entendons la voix de Monsieur qui montait, qui montait! Je me suis dit en moi-même: «V’lan… c’est le tailleur qui présente sa facture!..» Ça, voyez-vous, ça me connaît… Madame criait bien le plus qu’elle pouvait, mais ouitche!.. quand Monsieur s’en mêle, il n’y en a que pour lui… Non, il n’y a pas de cocher de fiacre pour jurer comme lui!..

– Et M. Van Klopen?

– Oh! lui, il est habitué à ces scènes-là… Quand on l’a bien invectivé, il fait comme les caniches qui sortent de l’eau, il se secoue les oreilles et tout est dit… Il se fiche un peu de Monsieur!.. Il a fourni sa marchandise, n’est-ce pas?.. Il faut bien qu’on la lui paye tôt ou tard…

– Comment!.. On ne l’a donc pas payé?

– Je ne sais pas, il est encore là.

Un terrible bruit de vaisselle qu’on brise, interrompit cette édifiante conversation.

– Allons, bon!.. fit un des valets de pied, voilà Monsieur qui casse pour deux ou trois cents francs de porcelaines… Il faut être riche, mes enfants, pour se passer des colères de ce prix-là!..

– Dame! observa l’autre, à la place de Monsieur, je ne serais pas content… Est-ce que ça vous irait que votre femme se fit habiller par un monsieur qui la mesurerait en long et en large?.. Moi, je dis que c’est indécent. Je ne suis qu’un domestique, mais nom d’un chien!..

– Bast!.. c’est la mode!.. D’ailleurs M. le baron s’inquiète bien de cela?.. Un homme qui passe sa vie à courtiser la dame de pique!..

– Avec cela que Madame, de son côté…

Il s’arrêta court, les autres lui avaient fait signe de se taire.

Le baron Trigault était entouré de domestiques exceptionnels, la présence d’un étranger gênait leurs épanchements.

C’est pourquoi l’un d’eux, après avoir demandé à Pascal sa carte, lui ouvrit une porte et le poussa dans une petite pièce, en disant:

– Je vais prévenir M. le baron; attendez là…

Là… c’était une sorte de fumoir, tendu de cachemire à dessins fantastiques, à couleurs éclatantes, entouré d’un divan très-bas surchargé de coussins, le tout recouvert d’une étoffe pareille à la tenture.

Dans ce fumoir, comme dans le vestibule, l’œil était étonné par une incroyable profusion de choses rares et précieuses: armes, coupes, statues, tableaux…

Mais Pascal, déjà confondu par la conversation des domestiques, n’eut pas le loisir de s’arrêter à inventorier.

Par une porte ouverte, faisant face à celle par où il était entré, de grands éclats de voix dominés par des jurons lui arrivaient.

Le baron Trigault, la baronne et le fameux couturier Van Klopen étaient réunis dans la pièce voisine, cela était clair.

Et avec la meilleure volonté de n’être pas indiscret, Pascal ne devait pas perdre un mot de ce qu’ils disaient.

C’était une femme – la baronne évidemment – qui parlait, et le tremblement de sa voix claire et sèche trahissait une violente irritation péniblement contenue.

– Ce n’est pas la peine d’être la femme d’un des hommes les plus riches de Paris, disait-elle, pour se voir ainsi disputer et marchander le nécessaire.

Une voix d’homme, avec un accent germanique des plus prononcés, celle de Van Klopen, le Hollandais, reprit:

– Oui, le strict nécessaire, on peut l’affirmer… Et si, avant de se mettre en colère, monsieur le baron avait pris la peine d’examiner ma petite note, il aurait vu…

– Rien! Vous m’ennuyez!.. Je n’ai pas de temps à gaspiller en sottes discussions: on m’attend au cercle pour le whist.

Cette fois, c’était le maître de la maison, le baron Trigault, qui parlait.

Pascal reconnut et sa voix saccadée et ses façons de dire.

– Que M. le baron me permette seulement de lui lire le détail, reprit le couturier. C’est l’affaire d’une minute.

Et comme si le juron qui lui répondit eût été un consentement, il commença à lire:

– Nous disons en juin: un costume hongrois, avec pardessus et ceinture; deux robes à traîne, avec entre-deux et garnitures de dentelles; une pèlerine Médicis; un costume Jockey; un costume Walk-Over; une amazone; un Retour du Derby, ouaté; deux robes du matin; un costume Velléda; une robe de soirée…

– J’ai été forcée d’aller beaucoup aux courses, au mois de juin, observa la baronne.

Mais déjà l’illustre tailleur pour dames continuait:

– En juillet, nous avons: deux vestes du matin, une Promenade sur la plage, un costume Marinière, une Bergerette Watteau, une Baigneuse Pompadour avec fourniture d’étoffe pour ombrelle et bottines pareilles, un Bain de mer, un Chic de Trouville garni de dentelles, une robe de chambre, une mante Médicis ajustée, deux Soirées du Casino, un costume de bain…

– Et certes, fit la baronne, à Trouville, où j’ai passé le mois de juillet, j’étais loin d’être des plus élégantes…

L’autre poursuivit.

– Le mois d’août est un peu plus chargé; nous avons une robe de matin, un chemin de fer en drap avec garnitures…

Et il allait, il allait, à perdre haleine, estropiant les noms ridicules qu’il donnait à ses élucubrations, interrompu seulement, tantôt par un coup de poing frappé sur la table, tantôt par un jurement qui échappait au baron.

Debout dans le fumoir, Pascal était pétrifié…

Il ne savait qu’admirer le plus de l’impudence de Van Klopen, qui osait lire une telle facture, de la démence de la femme qui avait commandé tout cela, ou de la patience du mari qui sans doute allait payer…

Enfin, après une énumération qui semblait ne pas devoir finir, le couturier dit:

– Et c’est tout!..

– C’est tout, prononça la baronne comme un écho.

– Fort heureux!.. s’écria le baron; c’est fort heureux, en vérité. C’est-à-dire qu’en quatre mois il a passé sur le dos de ma femme sept cents mètres environ de soie, de velours, de satin, de mousseline, etc…

– Les robes aujourd’hui exigent beaucoup d’étoffe… M. le baron doit comprendre que les biais, les ruches, les volants…

– Naturellement!.. Total: vingt-sept mille francs.

– Pardon!.. Vingt-sept mille neuf cent trente-trois francs quatre-vingt-dix centimes.

– Mettons vingt-huit mille… Eh bien! M. Van Klopen, si jamais vous êtes payé de cette fourniture… ce ne sera pas par moi.

Si Van Klopen s’attendait à ce dénoûment, Pascal le pressentait si peu, qu’une exclamation lui échappa, qui à tout autre moment eût trahi sa présence dans le boudoir.

Ce qui lui semblait surtout incompréhensible, c’était le sang-froid gouailleur du baron, succédant sans transition à un accès de fureur dont les violences avaient retenti jusque dans le vestibule.

– Ou il est extraordinairement maître de soi, pensait Pascal, ou cette scène cache un mystère que je ne soupçonne même pas.

Cependant, le couturier insistait… mais le baron, au lieu de lui répondre, se mit à siffler, et blessé de ce manque d’égards:

– J’ai eu affaire, s’écria-t-il, aux gentilshommes du plus grand monde, – il prononçait: ti blis crant monte, – aucun d’eux, jamais, n’a refusé de me payer les toilettes de sa femme.

– Oui dà!.. Eh bien! moi, je ne les paye pas… voilà la différence… Vous imagineriez-vous, par hasard, que moi, baron Trigault, j’ai travaillé comme un nègre vingt années durant, à la seule fin de subventionner votre aimable et utile industrie?.. Rayez cela de vos papiers, m’sieu le tailleur pour dames et demoiselles!.. Qu’il y ait des maris assez bêtes pour se croire engagés vis-à-vis de vous par les folies de leurs femmes… c’est possible… moi je ne suis pas de cette trempe. Je donne à Mme Trigault huit mille francs par mois pour sa toilette… c’est raisonnable… qu’elle s’arrange avec et vous aussi. Que vous ai-je dit, l’an passé, en vous soldant une facture de quarante mille francs? Que je ne reconnaîtrais aucune des dettes de ma femme… Et j’ai fait plus que vous le dire, je vous l’ai fait signifier par mon huissier.

 

– Je me rappelle, en effet…

– Alors, que me chantez-vous, avec votre facture!.. C’est à ma femme que vous avez ouvert un compte, adressez-vous à elle… et flanquez-moi la paix!..

– Madame la baronne m’avait promis…

– Tâchez qu’elle tienne ses promesses.

– Il en coûte cher, pour tenir son rang, et les plus grandes dames, c’est connu, sont forcées de s’endetter…

– C’est leur droit… Mais ma femme n’est pas une grande dame… Elle est tout bonnement Mme Trigault, baronne par la grâce des écus de son mari et d’un digne prince allemand qui avait besoin d’argent… elle n’a en conséquence, aucune espèce de rang à soutenir…

Il fallait que la baronne attachât à ce que Van Klopen fût payé une importance énorme, car, dissimulant le dépit que lui devait causer cette scène humiliante, elle descendit jusqu’à l’excuse, jusqu’à la prière.

– J’ai été un peu vite, peut-être, prononça-t-elle, mais du moment où je le reconnais, payez, monsieur, cette fois encore…

– Non!

– Si ce n’est pour moi, que ce soit pour vous.

– Rien.

Au ton du baron, Pascal comprit que sa femme n’ébranlerait pas une résolution irrévocablement arrêtée.

Tel dut être l’avis de l’illustre couturier, car il revint à la charge, lançant la réserve de ses arguments.

– S’il en est ainsi, fit-il, je me verrai, à mon grand regret, obligé de manquer au respect que je dois à M. le baron et forcé de lui envoyer du papier timbré…

– Envoyez, mon cher, envoyez…

– Je ne puis croire que M. le baron souhaite un procès…

– Erreur!.. Un procès m’irait admirablement. Ce me serait enfin une occasion de crier bien haut ce qu’est votre commerce!.. Pensez-vous que les maris ne sont pas las d’être considérés par leurs femmes uniquement comme des machines à pièces de cent sous!.. Vous tirez trop sur la ficelle, mon cher, elle cassera… Ce que l’on n’ose pas dire, je le clamerai, et nous verrons bien si je ne réussis pas à organiser une petite croisade…

Il s’animait au bruit de ses paroles, la colère lui revenait, et c’est d’une voix de plus en plus haute qu’il poursuivit:

– Ah! vous voulez pratiquer le chantage au scandale… C’est votre système… avec moi il ne réussira pas. Vous me menacez de plaider… plaidons. Pardieu! je me charge d’égayer Paris… C’est que je connais le dessous de vos cartes, m’sieu le tailleur pour dames et… demoiselles… Je sais les parties fines qu’abrite votre enseigne… Ce n’est pas toujours pour causer chiffons que les femmes s’arrêtent chez vous en revenant du bois… Vous vendez des étoffes, mais vous débitez aussi du madère, du porto et d’excellents cigares… et il y en a qui, en sortant de chez vous, ne marchent pas très-droit et empestent le tabac et l’absinthe… Oui, plaidons!.. j’aurai un avocat qui saura dire à quels rôles les femmes s’exercent chez vous, et qui révélera, preuves en main, comment, grâce à vos soins, les clientes gênées arrivent à trouver de l’argent ailleurs que dans la caisse de leur mari… On en a condamné pour excitation à la débauche, qui ne l’avaient, sacrebleu! pas mérité tant que vous.

Dame!.. quand on le prend sur ce ton avec M. Van Klopen, il n’est pas content du tout.

– Et moi, s’écria-t-il, je dirai partout que le baron Trigault règle ses créanciers en injures, quand il a perdu tout son argent au jeu!..

Le tapage d’une chaise renversée, apprit à Pascal que le baron venait de se dresser et avec violence.

– Tu diras ce que tu voudras, malpropre drôle, cria-t-il, mais non chez moi… Allons dehors, ou je sonne…

– Monsieur!..

– Dehors, dehors!.. ou je n’aurai pas la patience d’attendre mes domestiques.

Il dut joindre aussitôt l’action à la parole, saisir Van Klopen au collet et le jeter dans le vestibule, car on entendit comme un trépignement de lutte, des jurements de charretier, deux ou trois cris de femme et de rauques exclamations allemandes.

Puis une porte claqua si violemment que l’hôtel entier en trembla, et que dans le fumoir une magnifique horloge appuyée contre la cloison, sonna…

Cette scène, pour Pascal, tenait du prodige.

Comment imaginer qu’un créancier sortit avec sa facture impayée de cet hôtel princier!..

Mais, de plus en plus, il comprenait qu’entre le baron Trigault et sa femme il devait y avoir tout autre chose que ce compte de vingt-huit mille francs.

Qu’était cette somme pour ce joueur passionné qui, sans sourciller, gagnait ou perdait une fortune dans sa soirée!..

Évidemment, certainement, il y avait dans ce ménage quelque plaie incurable, un de ces secrets flétrissants ou terribles qui fait du mari et de la femme deux ennemis, d’autant plus acharnés qu’ils sont rivés à une chaîne impossible à briser… Et sans doute une bonne partie des injures jetées à la face de Van Klopen avait dû retomber sur la baronne.

Toutes ces réflexions traversant l’esprit de Pascal comme l’éclair, lui montraient vivement l’horrible fausseté de sa situation dans ce fumoir.

Le baron, si bien disposé pour lui, dont il attendait un service immense, ne le repousserait-il pas, ne deviendrait-il pas même son ennemi lorsqu’il saurait que sa conversation avait été surprise, si involontairement que ce fût…

Quel hasard exposait Pascal à ce danger? Comment le valet de pied qui lui avait demandé sa carte ne l’avait-il pas remise?.. Voilà ce qu’il ne s’expliquait pas.

Que faire, cependant?

Ah! s’il eût pu se retirer sans bruit; gagner la cour sans être remarqué et disparaître sans laisser de traces, il n’eût pas hésité… Mais était-ce praticable!.. Sa carte de visite ne le trahirait-elle pas… Ne saurait-on pas tôt ou tard qu’il s’était trouvé dans le fumoir en même temps que M. Van Klopen dans la salle à manger!..

En tous cas, la délicatesse, d’accord avec son intérêt, lui commandait de ne pas rester plus longtemps le confident involontaire du baron et de sa femme…

Il se mit donc à remuer bruyamment un meuble, et à tousser avec affectation, le plus haut possible, ce qui en tout pays signifie:

– Prenez garde… je suis là!..

Il ne réussit pas à attirer l’attention.

Et cependant, le silence était profond, on entendait distinctement le craquement des bottes du baron Trigault arpentant la pièce voisine, il entendait clairement une main impatiente et nerveuse, tambourinant une marche sur la table.

S’il voulait échapper aux involontaires confidences du baron et de sa femme, ne pas s’exposer à surprendre malgré lui d’autres secrets, Pascal n’avait plus qu’un moyen: se montrer brusquement.

Et il allait s’y résigner, quand il lui sembla qu’on ouvrait la porte qui, du vestibule, donnait dans la salle à manger.

Il prêta l’oreille, mais il n’entendit que des paroles confuses, auxquelles le baron répondit:

– C’est bien, il suffit!.. Je suis à lui.

Pascal respira.

– On vient de lui remettre ma carte, pensa-t-il, je puis rester, il va venir…

Le baron dut, en effet, se disposer à sortir, car sa femme lui dit:

– Encore un mot! avez-vous bien réfléchi?

– Oh! parfaitement.

– Vous êtes résolu à me laisser exposée aux avanies de mon tailleur.

– Van Klopen est un homme trop charmant pour vous causer le moindre chagrin.

– Vous braverez l’humiliation d’un procès?..

– Allons donc!.. Vous savez bien que votre couturier ne plaidera pas… malheureusement. Et d’ailleurs, où serait l’humiliation, je vous prie?.. J’ai une femme qui a perdu la tête… est-ce ma faute?.. Je m’oppose à d’absurdes prodigalités… n’ai-je pas raison?.. Si tous les maris avaient le courage que je me sens, nous aurions vite fait fermer boutique à tous ces marchands finauds qui exploitent votre vanité, Mesdames, et qui se servent de vous comme de poupées, comme de réclames vivantes, pour propager des modes absurdes qui les enrichissent…

Le baron fit deux ou trois pas pour sortir, Pascal l’entendit fort bien, mais la femme aussitôt reprit avec une extrême vivacité:

– La baronne Trigault, dont le mari a sept ou huit cent mille livres de rentes, ne peut cependant pas aller vêtue comme une simple bourgeoise.

– Je n’y verrais nul inconvénient.

– Oh! je sais… Seulement vos idées ne sont pas les miennes… Je ne me donnerai jamais ce ridicule de me singulariser parmi les femmes de mon monde, parmi mes amies!..

– En effet!.. ce serait dommage!.. Car il faut en parler de vos amies…

L’exclamation froissa la baronne, car il y avait une emphase extraordinaire dans la façon dont elle répondit:

– Je n’ai pour amies que des femmes de la plus haute société… des grandes dames!

Le baron dut hausser terriblement les épaules, et d’un ton écrasant d’ironie et de mépris:

– Des grandes dames!.. s’écria-t-il, qui donc appelez-vous ainsi?.. Des écervelées qui ne savent qu’inventer pour se faire montrer du doigt et pour qu’on parle d’elles!.. des insensées qui se piquent de dépasser les filles en audace, en extravagance et en effronterie, et qui plument, ma foi, leur mari aussi lestement que les filles plument leurs amants!.. Des grandes dames, toutes ces cabotines de haut parage, qui boivent, qui soupent, qui fument, qui courent les bals masqués, qui parlent argot, qui disent: «Il ne faut pas me la faire à la vertu,» ou «à Chaillot les gêneurs,» ou «on la connaît, je me la brise!..» Des grands dames, ces idiotes qui prennent pour un murmure approbateur les huées de la foule et le décri public pour une flatteuse renommée… Une femme n’est grande que par ses vertus… et la première de toutes, la pudeur manque absolument à vos illustres amies…

– Monsieur, interrompit la baronne d’une voix étranglée par la colère, vous vous oubliez… vous me…

Mais le baron était lancé.

– Si c’est le scandale, poursuivit-il, qui sacre grande dame, vous l’êtes… et des plus grandes… Ah! vous êtes célèbre… autant presque que la Fancy… C’est par les journaux que j’apprends vos faits et gestes, vos amusements, vos occupations et les toilettes que vous portez… Impossible de lire le compte rendu d’une première représentation ou d’une course sans y trouver votre nom entre ceux de Fancy, de Cora ou de Ninette Simplon… Je serais, sacrebleu! un mari bien dégoûté si je n’étais pas ravi… et fier surtout! Ah! vous donnez de la besogne aux chroniqueurs…

Avant-hier, la baronne Trigault a patiné, hier elle conduisait elle-même… Aujourd’hui, elle s’est distinguée au tir aux pigeons… Demain, elle se montrera demi-nue dans des tableaux vivants… Après-demain, elle inaugurera une nouvelle nuance de cheveux et jouera la comédie…

C’est encore la baronne Trigault qu’on a remarquée à Vincennes dans l’enceinte du pesage… La baronne Trigault a perdu cinq cents louis… La baronne Trigault se sert du lorgnon avec une adorable impertinence. C’est elle qui a déclaré chic de «boire la goutte» en revenant du bois… Tout ce que fait la baronne est «épatant de chic…» et même les marchands de nouveautés ont donné son nom à une couleur… on dit le bleu Trigault, comble de gloire!.. Il y a aussi les costumes Trigault, car la délicieuse, la spirituelle, l’élégante baronne se met comme personne; ses fidèles, c’est-à-dire cette bande de ridicules crevés qui la suivent partout, le déclarent hautement…

Voilà, ce que moi, honnête mari, je lis tous les jours dans les chroniques…

L’univers entier sait par les journaux, non-seulement comment ma femme s’habille, mais encore comment elle se déshabille et comment elle est faite… qu’elle a le pied exquis, la jambe divine, une main enivrante… Nul n’ignore que ma femme a des épaules éblouissantes et même, vers le haut de l’épaule gauche, un signe mignon et provocant… J’ai eu la satisfaction de lire ce détail hier soir… il y avait bien provocant… C’est charmant, parole d’honneur, et je suis un heureux mari, en vérité!..

Du fumoir, Pascal distinguait les trépignements de rage de la baronne.

– C’est une indignité!.. s’écria-t-elle, vos journalistes sont des impertinents, des…

– Pourquoi donc?.. Les voyez-vous s’occuper des honnêtes mères de famille?..

– Ils ne s’occuperaient pas de moi, si j’avais un mari qui sût me faire respecter.

Le baron eut un éclat de rire nerveux, qui faisait mal à entendre, et trahissait sous son persiflage d’atroces souffrances.

– Est-ce un duel que vous me conseillez?.. fit-il. A vingt ans de distance l’idée vous reviendrait-elle de vous débarrasser de moi?.. Je ne puis le croire… Vous savez bien que vous n’hériteriez pas, que j’ai pris mes précautions… D’ailleurs, vous seriez désolée si les journaux cessaient un seul jour de parler de vous.

Respectez-vous et on vous respectera… Cette publicité dont vous vous plaignez est la dernière ancre de la société en dérive… Ceux que la voix de l’honneur n’arrêterait pas sont retenus par la crainte d’un petit entrefilet dévoilant leurs turpitudes… Quand personne n’aura plus de conscience, les journaux seront la conscience publique… Je trouve cela très-bien… Sur ce, salut…

 

D’après le bruit qui arriva jusqu’à Pascal, la baronne dut se placer devant la porte pour empêcher son mari de passer.

– Eh bien, monsieur, prononça-t-elle, je vous déclare qu’il me faut avant ce soir les vingt-huit mille francs de Van Klopen… Je les veux, j’ai mis dans ma tête que je les aurai, vous me les donnerez.

– Oh! oh! gronda le baron, il vous faut, vous voulez…

Il s’arrêta, réfléchissant sans doute, et après un moment:

– Eh bien!.. soit!.. reprit-il, je vous donnerai cette somme… mais plus tard. Si cependant, ainsi que vous le dites, elle vous est indispensable aujourd’hui même, il est un moyen de vous la procurer… Engagez pour trente mille francs de diamants… je vous y autorise, et je vous donne ma parole d’honneur de les dégager avant huit jours. Voyons, voulez-vous engager vos diamants?..

La baronne se taisant, il continua:

– Vous ne répondez pas… Pourquoi?.. Je vais vous le dire. C’est qu’il y a longtemps que presque tous vos diamants sont vendus et remplacés par du strass… C’est que vous êtes criblée de dettes, c’est que vous êtes descendue jusqu’à emprunter les économies de votre femme de chambre, c’est que vous devez trois mille francs à un de mes cochers, c’est que notre maître d’hôtel vous prête de l’argent à trente et quarante pour cent…

– C’est faux…

Le baron eut un petit sifflement dont l’éloquence dut paraître sinistre à sa femme.

– Décidément, fit-il, vous me croyez beaucoup plus bête que je ne le suis réellement… Je ne suis pas souvent ici, c’est vrai… votre vue m’exaspère… mais je sais ce qui s’y passe… Vous me croyez votre éternelle dupe… erreur, j’y vois clair. Ce n’est pas vingt-sept mille et tant de cents francs que vous devez au sieur Van Klopen, c’est cinquante ou soixante mille francs… Mais il se garderait bien de vous les réclamer, le rusé drôle!.. S’il m’a présenté une facture ce matin, c’est que vous l’en aviez prié, et il était convenu entre vous qu’il vous remettrait l’argent que je lui donnerais… Enfin, s’il vous faut à tout prix vingt-huit mille francs, c’est que M. Fernand de Coralth vous les a demandés et que vous les lui avez promis!..

Appuyé contre la cloison du fumoir, immobile, retenant son souffle, les mains sur son cœur pour en comprimer les battements, le cou tendu vers la porte de communication, Pascal Férailleur écoutait.

Il ne songeait plus à fuir, maintenant, ni à se reprocher son indiscrétion forcée. Il oubliait la fausseté de sa situation…

Le nom du vicomte de Coralth, ainsi jeté, tout à coup, au milieu de cette scène affreuse, fut pour lui comme une révélation. Il comprit le sens précis de la conduite du baron. Il s’expliqua sa visite rue d’Ulm, ses encouragements et ses promesses d’assistance…

Pour la première fois, depuis trois jours, un rayon d’espérance éclaira les ténèbres où il se débattait.

– Ma mère avait raison, pensa-t-il, le baron hait ce misérable vicomte d’une haine mortelle, il m’aidera de tout son pouvoir…

Cependant, la baronne s’efforçait de repousser de toute son énergie l’accusation de son mari, la plus flétrissante qui puisse atteindre une femme.

Elle ne savait pas ce qu’il voulait dire, jurait-elle… Que faisait en tout ceci M. Fernand de Coralth!.. Elle sommait son mari de parler plus clairement, d’expliquer ses odieuses insinuations…

Lui, pendant un moment, la laissa dire; puis, tout à coup, d’une voix saccadée:

– Oh!.. assez!.. interrompit-il, assez d’hypocrisie… Pourquoi vous défendre, et à quoi bon!.. Que vous importe une honte ou même un crime de plus!.. Je ne sais que trop ce que je dis, et s’il fallait des preuves… j’en aurais plein les mains avant une heure… Il y a longtemps que je ne suis plus aveugle, il y a vingt ans!.. Rien de vous ne m’a échappé, depuis le jour maudit où j’ai découvert la profondeur de votre scélératesse et de votre infamie, depuis cette exécrable soirée, où je vous ai entendue combiner froidement ma mort!..

Vous vous étiez habituée à vivre librement, pendant que moi, parti avec les premiers chercheurs d’or, je bravais en Californie mille dangers pour vous procurer plus vite le bien-être et le luxe… Fou que j’étais!.. Il n’était pas pour moi de travaux répugnants ni trop rudes, quand je pensais à vous… et j’y pensais toujours. Et j’étais tranquille, j’avais foi en vous… Nous avions une fille, et si une inquiétude me fût venue, je me serais dit que la vue de son berceau chasserait vos pensées mauvaises… L’adultère de la femme qui n’a pas d’enfants peut s’expliquer, celui d’une mère, non!..

Sot, niais, mari stupide que j’étais! Avec quelle fierté joyeuse, à mon retour, après dix-huit mois d’absence, je vous montrais le trésor que je rapportais!.. J’avais deux cent mille francs!.. Je vous disais en vous embrassant: «C’est toi, ma bien-aimée, qui m’as porté bonheur!» Mais je vous gênais!.. Vous en aimiez un autre!.. Et tout en m’abusant de vos feintes caresses, vous prépariez avec un art infernal l’abominable machination qui, si elle eût réussi, me poussait au suicide…

Tenez, je m’estimerais bien vengé si je pouvais vous faire souffrir pendant un seul jour ce que j’ai enduré, moi, durant des mois…

Car ce n’était pas tout!.. Vous n’aviez même pas l’excuse, si c’en est une, d’une passion impérieuse et unique!.. Désabusé, je voulus savoir tout, et j’appris qu’en mon absence vous étiez devenue mère.

Comment ne vous ai-je pas tuée!.. Comment ai-je eu l’effroyable courage de vous taire, de vous dissimuler ce que je savais!.. Ah!.. c’est que j’espérais, en vous épiant, arriver jusqu’au bâtard maudit et jusqu’à votre complice… C’est que je rêvais une vengeance terrible comme l’offense!.. Je m’étais dit qu’un jour viendrait où à tous risques vous voudriez revoir votre enfant, l’embrasser, assurer son avenir!.. Imbécile!.. Vous l’aviez déjà oublié!.. A la nouvelle de mon retour on l’a porté à quelque hospice ou abandonné sous une porte cochère, et tout a été dit… Songez-vous seulement à lui, quelque fois?.. Vous êtes-vous jamais demandé ce qu’il devient, ce qu’il fait, tandis que vous jouissez d’un luxe royal, s’il a même du pain, et dans quels cloaques il a peut-être roulé…

– Toujours cette ridicule accusation, s’écria la baronne.

– Oui, toujours!..

– Eh!.. vous devriez comprendre pourtant que cette histoire d’enfant n’est qu’une calomnie… Je vous l’ai dit quand vous m’en avez parlé, douze ans après… je vous l’ai répété mille fois…

Le baron eut un soupir qui ressemblait à un sanglot et, sans tenir compte des paroles de sa femme:

– Si je me suis résigné à vous laisser vivre sous mon toit, poursuivit-il, c’était pour notre fille… Je tremblais que le scandale d’une séparation ne retombât sur elle! Supplice inutile… Elle n’en est pas moins perdue autant que vous l’êtes vous-même, et perdue par vous!..

– Quoi! vous vous en prenez à moi!..

– A qui dois-je m’en prendre?.. Qui donc l’a entraînée au bal, au théâtre, aux courses, au bois, partout où une jeune fille ne doit pas paraître… Qui donc l’a initiée à ce que vous appelez «la haute vie,» et a même osé s’en faire une sorte de chaperon discret et facile?.. Qui donc est cause que j’ai dû la marier avec un misérable qui déshonore le titre qu’il porte, dont elle s’était éprise, et qui a achevé votre œuvre de démoralisation…

Qu’avez-vous fait de votre fille?.. Ses extravagances lui ont conquis une célébrité parmi ces dévergondées qui ont la prétention de représenter les grandes dames… Elle n’a pas vingt-deux ans, et il ne lui reste plus un préjugé à braver!..

Son mari s’affiche avec des actrices et des coureuses, et elle, de son côté… Enfin, en moins de deux ans, le million de dot donné par moi a été dissipé, fondu, jeté au vent… il n’en reste plus rien… Et à cette heure, ma fille et mon gendre s’entendent pour me soutirer de l’argent!.. Ils appellent cela, entre eux, «carotter papa» ou «taper le beau-père.» Quelle honte!..