Za darmo

La vie infernale

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Lui écoutait, les yeux attachés au chaton de sa bague, selon sa coutume dans les conjonctures qu’il estimait difficiles.

– Tout cela est grave, prononça-t-il, très-grave… La lumière se fait, peu à peu… Vous aviez peut-être raison… Peut-être M. Férailleur est-il innocent… Et cependant, pourquoi fuir, pourquoi passer à l’étranger?..

– Ah!.. monsieur, la fuite de Pascal n’est qu’une feinte, il est à Paris, caché quelque part, un pressentiment me le crie, j’en suis sûre, et je sais un homme qui me le retrouvera… Une seule chose me confond: son silence… Disparaître ainsi sans un mot, sans me donner signe de vie…

D’un geste, le juge de paix l’arrêta.

– Je ne vois rien là de surprenant, fit-il, du moment où votre gouvernante est l’espion du marquis de Valorsay… Qui vous dit qu’elle n’a pas intercepté ou détruit quelque lettre?

Mlle Marguerite pâlit, et ses yeux noirs étincelèrent.

– Grand Dieu! s’écria-t-elle, quelle n’était pas mon aveuglement!.. Je n’avais pas songé à cela! Oh! la misérable!.. Et ne pouvoir l’interroger et lui arracher l’aveu de son crime!.. Être condamnée, si je veux arriver à la vérité, à rester avec elle en apparence ce que j’étais par le passé!..

Mais le juge de paix n’était pas homme à laisser s’égarer une enquête qu’il entreprenait.

– Revenons à Mme de Fondège, dit-il, et résumons sa conversation. Elle redoute extrêmement de vous voir courir le monde… Est-ce par affection? Non. Pourquoi, alors? C’est ce qu’il faudra chercher. Secondement, il paraît lui être indifférent que vous acceptiez son hospitalité ou que vous entriez au couvent.

– Elle me pousserait plutôt vers le couvent…

– Eh bien!.. que conclure de là?.. que les Fondège ne tiennent aucunement à s’emparer de vous et à vous faire épouser leur fils… S’ils n’y tiennent pas, c’est qu’ils sont sûrs, positivement, indiscutablement, que les valeurs disparues n’ont pas été détournées par vous… Or, je vous le demande, d’où vient cette certitude absolue?.. Simplement de ce qu’ils savent où sont les millions… et s’ils le savent…

– Ah!.. monsieur, c’est qu’ils les ont volés!..

Le vieux juge se taisait.

Il avait retourné en dedans le chaton de sa bague – signe d’orage, eût dit son greffier – et si maître qu’il fût de l’expression de son visage, on pouvait y suivre les phases d’un violent combat intérieur.

– Eh bien, oui, mon enfant, prononça-t-il enfin, oui ma conviction est que les Fondège ont entre les mains les millions que vous aviez vus dans le secrétaire de M. de Chalusse et que nous n’y avons plus retrouvés… Comment, par quel prodige de ruse et de scélératesse s’en sont-ils emparés?.. C’est ce que je ne puis concevoir… Le sûr, c’est qu’ils les ont, ou la logique n’est plus la logique.

Il demeura pensif un moment, les sourcils contractés par l’effort de la réflexion, et plus lentement il reprit:

– En vous découvrant toute ma pensée, je vous donne, à vous, jeune fille, presqu’une enfant, une preuve d’estime et de confiance dont peu d’hommes me sembleraient dignes. C’est que je puis me tromper et qu’un magistrat ne doit pas accuser sans être trois fois sûr… Ce que je viens de vous dire, Mlle Marguerite, vous devez l’oublier…

Toute remuée par l’accent du juge, elle le regardait d’un air de stupeur profonde.

– Vous me conseillez d’oublier! murmura-t-elle, vous voulez que j’oublie!..

– Oui!.. Vos légitimes soupçons, vous devez les cacher au plus profond de votre cœur, jusqu’au moment où vous aurez réuni assez de preuves pour confondre les misérables… Certes, découvrir et rassembler d’irrécusables preuves de ce mystérieux détournement est difficile… Ce n’est pas impossible, avec le temps, cet infaillible divulgateur des crimes… Et vous pouvez compter sur moi… je vous aiderai de toutes les forces de ma vieille expérience… Il ne sera pas dit que j’aurai laissé écraser une pauvre fille, lorsque je vois une chance de la sauver…

Des larmes, bien douces cette fois, tremblaient dans les longs cils de Mlle Marguerite. Le monde n’était donc pas composé uniquement de coquins!..

– Ah!.. vous êtes bon, vous, monsieur, dit-elle, vous êtes bon!..

– Assurément! interrompit-il avec une bienveillante brusquerie… Mais il faudra, mon enfant, vous aider vous-même… Songez-y bien; si les Fondège se doutent de vos… c’est-à-dire de nos soupçons, tout est perdu. Répétez-vous cela à tout moment de la journée… et soyez impénétrable, car les gens qui n’ont ni la conscience ni les mains nettes sont ombrageux.

Il n’avait nul besoin d’insister sur ce point. Il le comprit, et changeant brusquement de ton:

– Avez-vous quelque projet? demanda-t-il.

A lui, elle pouvait, elle devait tout dire.

Elle se redressa donc, vibrante d’énergie, et d’une voix ferme:

– Ma résolution est prise, monsieur, sauf toutefois votre approbation. D’abord, je garde Mme Léon près de moi… au titre qu’elle voudra, peu m’importe. Par elle, sans qu’elle s’en doute, je saurai les menées de M. de Valorsay et peut-être même ses espérances et son but… En second lieu, j’accepte l’hospitalité que m’offrent le général et sa femme… Près d’eux je serai au centre même de l’intrigue et dans une position unique pour recueillir les preuves de leur infamie.

Le vieux juge eut une exclamation de plaisir.

– Vous êtes une vaillante fille, mademoiselle Marguerite!.. s’écria-t-il, et prudente en même temps… Oui, c’est bien ainsi qu’il faut agir.

Il n’y avait plus qu’à régler les conditions du départ de Mlle Marguerite.

Elle possédait de très-beaux diamants et des bijoux du plus grand prix; devait-elle les garder?

– Certes, ils sont bien à moi, dit-elle. Mais après les indignes accusations dont j’ai été l’objet, je ne puis consentir à les emporter, il y en a pour une somme trop considérable… Je vous les laisserai, monsieur, à l’exception de ceux dont je me sers habituellement… Si plus tard le tribunal me les restitue, eh bien!.. je les reprendrai… et non sans plaisir, je l’avoue à ma honte.

Et le juge s’inquiétant de la façon dont elle vivrait et de ses ressources:

– Oh!.. j’ai de l’argent, répondit-elle. M. de Chalusse était la générosité même, et moi j’ai des goûts assez simples… En moins de six mois, sur ce qu’il me donnait pour ma toilette, j’ai économisé plus de huit mille francs… C’est la sécurité pour plus d’un an.

Le juge de paix lui expliqua alors, que presque certainement le tribunal lui allouerait une certaine somme à prendre sur cette fortune immense, désormais sans possesseur connu.

Le comte, qu’il fût ou non son père, – là n’était pas la question, – se trouvait être en fait, son «tuteur officieux…» et elle, encore qu’elle fût émancipée, pouvait être considérée comme une mineure.

Elle avait donc à invoquer le bénéfice de l’article 367 du Code civil, lequel dit expressément:

«Dans le cas où le tuteur officieux mourrait, sans avoir adopté son pupille, il sera fourni à celui-ci, durant sa minorité, des moyens de subsister dont la quotité et l’espèce… seront réglées, soit aimablement… soit judiciairement.»

– Raison de plus, prononça Mlle Marguerite, pour renoncer à mes parures.

Restait à décider comment elle donnerait de ses nouvelles à son vieil ami. Ils cherchèrent et trouvèrent un moyen de correspondance qui devait déjouer la plus exacte surveillance du général et de sa femme.

– Et maintenant, fit le juge de paix, remontez vite chez vous… Qui sait ce que pense Mme de Fondège de votre absence?..

Mais Mlle Marguerite avait une requête à présenter.

Elle avait vu très-souvent entre les mains de M. de Chalusse, un petit cahier relié où il notait l’adresse des gens avec qui il était en relations. L’adresse de M. Fortunat devait s’y trouver.

Elle demanda donc et obtint du juge de paix la permission de rechercher ce répertoire. Elle le trouva, et à sa grande joie, à la lettre F, elle lut:

Fortunat (Isidore), agent d’affaires, 28, place de la Bourse.

– Ah!.. je suis sûre à cette heure de retrouver Pascal, s’écria-t-elle.

Et après avoir une fois encore remercié le juge de paix, dissimulant sous l’air le plus abattu qu’elle put prendre ses grandes espérances, elle regagna sa chambre.

– Comme vous avez été longtemps, bon Dieu! lui dit Mme de Fondège.

– J’ai eu beaucoup d’explications à donner, madame.

– On vous tourmente, ma pauvre petite!

– Oh! indignement…

Ce mot fournissait à «la générale» l’occasion de revenir tout naturellement à ses conseils.

Mais Mlle Marguerite n’était pas si simple que de se laisser convaincre, comme cela, tout à coup; elle éleva bien des objections et discuta longtemps avant d’en arriver à déclarer à Mme de Fondège qu’elle serait trop heureuse d’accepter la protection et l’hospitalité qu’elle lui avait offertes…

Et encore, n’était-ce pas sans conditions… Ainsi, elle prétendait payer une pension, ne voulant pas être une charge… Elle tenait aussi à garder près d’elle sa gouvernante, trop attachée, disait-elle, à cette chère Léon pour s’en séparer.

La digne femme de charge assistait à cette conversation. Un instant, elle avait craint que Mlle Marguerite ne soupçonnât ses honnêtes manœuvres… ses craintes s’envolèrent. Et même, intérieurement, elle se félicita de sa rare habileté.

Tout était entendu, conclu, scellé par un baiser, lorsque, sur les quatre heures, le général reparut.

– Ah!.. mon ami, lui cria sa femme, quel bonheur!.. Nous avons une fille!..

Il ne fallait rien moins que cette nouvelle pour le remettre. Au bruit sourd des pelletées de terre tombant sur le cercueil de M. de Chalusse, il s’était presque trouvé mal au cimetière, et même cette défaillance d’un homme orné de si terribles moustaches avait beaucoup surpris.

– Oui, c’est un grand bonheur!.. répondit-il. Mais, sacré tonnerre!.. je n’avais jamais douté du cœur de cette chère mignonne.

 

Sa femme et lui, néanmoins, dissimulèrent mal une grimace, quand le juge de paix leur apprit que leur «chère fille aimée» n’emportait pas ses diamants.

– Sacrebleu!.. gronda le général, je reconnais son père à ce trait!.. Voilà de la délicatesse, ou je ne m’y connais pas!.. Beaucoup de délicatesse!.. trop, peut-être.

Mais le juge de paix lui ayant dit que le tribunal, sans doute, ordonnerait la restitution des diamants, son visage s’éclaira, et il descendit veiller de sa personne aux malles et aux effets de Mlle Marguerite, que M. Casimir faisait charger sur un des fourgons de l’hôtel…

Puis le moment du départ vint.

Mlle Marguerite répondit aux adieux des domestiques, ravis d’être débarrassés de sa présence, et, avant de monter en voiture, elle attacha un long et douloureux regard à cette princière demeure de Chalusse, qu’elle avait eu le droit de croire sienne, et qu’elle quittait sans doute pour toujours!..

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

LIA D’ARGELÈS

I

Se venger!..

Telle est la première, l’unique pensée, lorsqu’on se voit victime d’une injustice atroce, de quelque guet-apens infâme où s’engloutissent l’honneur et la fortune, le présent, l’avenir et jusqu’à l’espérance.

Les tourments qu’on endure ne peuvent être atténués que par l’idée qu’on les rendra au centuple.

Et rien ne semble impossible en ce premier moment, où des flots de haine montent au cerveau en même temps que l’écume de la rage monte aux lèvres, nul obstacle ne semble insurmontable, ou plutôt on n’en aperçoit aucun.

C’est plus tard, quand les facultés ont repris leur équilibre, qu’on mesure l’abîme qui sépare la réalité du rêve, le projet de l’exécution.

Et quand il faut se mettre à l’œuvre, à beaucoup le découragement arrive. La fièvre est passée, on se résigne… On maudit, mais on n’agit pas… On s’engourdit dans son opprobre immérité… On s’abandonne, ou désespère… on se dit: à quoi bon!

Et l’impunité des coquins est une fois de plus assurée.

Un abattement pareil attendait Pascal Férailleur, le matin où, pour la première fois, il s’éveilla dans ce pauvre appartement de la route de la Révolte où il était venu se cacher sous le nom de Mauméjan…

Pour longtemps encore ce devait lui être un moment affreux que celui où, chaque matin, en se réveillant, il rapprenait pour ainsi dire son désastre…

Accoudé sur son oreiller, pâle, la sueur au front, il examinait les côtés politiques et pratiques de sa tâche, et des difficultés se dressaient devant lui, qui lui paraissaient plus difficiles à écarter que des montagnes.

Une effroyable calomnie l’avait terrassé… il pouvait tuer le lâche calomniateur, mais après!.. Comment atteindre et étouffer la calomnie elle-même!..

– Autant vaudrait, pensait-il, essayer de serrer dans sa main une poignée d’eau, autant vaudrait essayer d’arrêter, en étendant les bras, le vent empesté qui apporte une épidémie…

C’est qu’aussi l’espérance sublime qui l’avait un moment enflammé, s’était éteinte.

Depuis cette lettre fatale qui lui, avait été remise par Mme Léon, il voyait Marguerite perdue pour lui sans retour… Dès lors, à quoi bon lutter!.. Quel serait le prix de sa victoire si, par miracle, à force de patience et d’énergie il triomphait?.. Marguerite perdue, que lui importait le reste…

Il se disait cela, et en même temps il se sentait pénétré d’un désespoir d’autant plus profond qu’il était calme, et pour ainsi dire réfléchi.

Ah! s’il eût été seul au monde!.. Mais il avait sa mère, il se devait à cette femme énergique dont la voix, une fois déjà, avait fait tomber de ses mains l’arme du suicide.

– Je me débattrai donc, je lutterai puisqu’il le faut, murmura-t-il, en homme qui d’avance prévoit l’inutilité de ses efforts…

Il s’était levé, cependant, et il achevait de s’habiller quand on frappa doucement à la porte de sa chambre.

– C’est moi, mon fils! fit au dehors la voix de Mme Férailleur.

Pascal s’empressa d’ouvrir.

– Je viens te chercher, lui dit sa mère, parce que cette femme de ménage dont tu m’as parlé hier soir, Mme Vantrasson, est en bas, et avant de l’accueillir je désire ton avis.

– Cette femme ne te plaît donc pas, chère mère!..

– Je veux que tu la voies.

Il descendit et se trouva en présence d’une grosse femme, blême, aux lèvres minces et aux yeux fuyants, qui le salua d’une révérence obséquieuse.

C’était bien Mme Vantrasson en personne, l’hôtesse du «Garni-Modèle,» qui demandait à occuper au service d’autrui trois ou quatre heures qu’elle avait de libres, disait-elle, dans la matinée.

Certes, ce n’était pas pour son agrément qu’elle se décidait à entrer en condition, sa dignité de commerçante en souffrait cruellement… mais il faut manger.

Les locataires n’affluaient pas au «Garni-Modèle,» malgré les séductions de ce titre, et ceux qui y couchaient par hasard, réussissaient toujours à voler quelque chose. L’épicerie ne rendait pas, et les quelques sous que laissait de temps à autre un ivrogne, Vantrasson les empochait… pour aller boire chez un concurrent. Il est connu que ce que l’on boit chez soi est amer.

Si bien que n’ayant crédit ni chez le boulanger, ni chez le boucher, ni la fruitière, Mme Vantrasson en était réduite, a certains jours, à se sustenter uniquement des produits de sa boutique, figues moisies ou raisins secs avariés, qu’elle arrosait de torrents de mêlé-cassis… sa seule consolation ici-bas.

Mais ce n’était pas «un régime,» ainsi qu’elle le confessait… De là cette résolution de chercher «un ménage» qui lui assurât le déjeuner quotidien et quelque argent, qu’elle se jurait bien de ne pas laisser voir à son digne époux.

– Quelles seraient vos conditions?.. demanda Pascal.

Elle parut se recueillir, compta sur ses doigts, et finalement déclara qu’elle se contenterait du déjeuner et de quinze francs par mois, à la condition toutefois qu’elle irait seule aux provisions.

Car c’est là que nous en sommes.

La première question d’une cuisinière qui se présente dans une maison est invariablement celle-ci: «Ferai-je le marché?» En bon français, cela signifie: «Aurai-je du moins quelques facilités pour voler?» Chacun sait cela, et nul ne s’en étonne… c’est dans les mœurs.

Et c’est là-dessus que se débattent les conditions; la cuisinière proclamant hautement et du plus beau sang-froid qu’elle prétend voler, les maîtres hasardant quelques timides objections.

– Je vais aux provisions moi-même, osa déclarer Mme Férailleur.

– Alors, répliqua Mme Vantrasson, ce sera trente francs.

Pascal et sa mère s’étaient consultés du regard; cette mégère leur déplaisait également, il ne s’agissait plus que de l’éconduire, ce qui était facile.

– Trop cher!.. dit Mme Férailleur, je n’ai jamais donné plus de quinze francs.

Mais la Vantrasson n’était pas femme à se décourager ainsi, sachant bien que si elle laissait échapper cette place, elle n’en retrouverait pas facilement une autre.

Des gens étrangers au quartier, des nouveaux venus ignorant la réputation du «Garni-Modèle,» pouvaient seuls introduire chez eux l’hôtesse de cet honorable établissement.

Elle se mit donc à insister, et pour attendrir Pascal et sa mère, entama son histoire, c’est-à-dire une histoire de fantaisie où mêlant assez adroitement le faux au vrai, elle se donnait pour une victime de la concurrence, des démolitions, de la rareté de l’argent, et aussi de la barbarie de ses parents.

Car elle appartenait, affirmait-elle, ainsi que son mari, à une très-honorable famille… on pouvait s’en assurer. La sœur de Vantrasson était mariée à un nommé Greloux, relieur autrefois, rue Saint-Denis, qui s’était retiré des affaires après fortune faite.

Comment les Greloux ne les avaient-ils pas aidés et sauvés de la faillite?.. C’est qu’il ne faut rien attendre de bon des parents, gémissait-elle; ils vous jalousent et vous caressent, si vous réussissez; mais si vous échouez, ils vous repoussent…

Loin de rendre la Vantrasson intéressante, ces doléances donnaient à sa physionomie déjà ingrate quelque chose de faux, de suspect et d’inquiétant.

– Je vous l’ai dit, interrompit Mme Férailleur, c’est quinze francs… à prendre ou à laisser.

La mégère se récria. Elle consentait à rabattre cinq francs de ses prétentions, mais plus… impossible.

Fallait-il regarder à dix francs pour s’assurer un trésor comme elle, une femme établie, honnête, qui n’avait pas sa pareille pour la propreté, et comparable au caniche pour le dévouement à ses maîtres.

– Sans compter, ajoutait-elle, que j’ai été une fine cuisinière, dans mon temps, et que je n’ai pas trop perdu… Monsieur et Madame seraient contents de moi, car j’ai vu plus d’un gros seigneur se lécher les doigts de mes sauces quand j’étais au service de M. de Chalusse…

Pascal et sa mère ne purent s’empêcher de tressaillir à ce nom, mais c’est d’un ton d’indifférence bien jouée que Mme Férailleur dit:

– M. de Chalusse?..

– Oui, madame… un comte… et si riche qu’il ne connaissait pas sa fortune… S’il était encore de ce monde, je n’en serais pas réduite à servir les autres… Mais il est mort, et même on l’enterre aujourd’hui…

Elle eut un sourire gros de réticences, et d’un air mystérieux:

– Étant allée hier à l’hôtel de Chalusse, pour solliciter un secours, j’ai appris ce grand malheur… Vantrasson, mon mari, était venu avec moi, et même, pendant que nous causions avec le concierge, il a reconnu… oh! mais très bien, rien qu’en la voyant traverser le vestibule; une personne qui dans le temps jadis… Enfin, cela ne me regarde pas… C’est une belle demoiselle, maintenant, haute comme les nues, et défunt M. le comte la faisait passer pour sa fille… C’est tout de même ont drôle de chose que la vie du monde!..

Pascal était devenu plus blanc que le plâtre de la muraille. Ses yeux flamboyaient. Mme Férailleur frémit.

– Soit! dit-elle à la Vantrasson, vous aurez vos vingt-cinq francs… A cette condition pourtant que si parfois j’ai besoin de vous le soir, vous viendrez sans récriminations… Ces jours-là, je vous donnerai le dîner.

Et sortant cinq francs de sa poche, elle les mit dans la main de l’hôtesse du «Garni-Modèle» et ajouta:

– Voici votre denier à Dieu.

L’autre lestement empocha l’argent; toute surprise, par exemple, de cette brusque décision qu’elle n’espérait guère et ne sachant à quoi l’attribuer.

N’importe!.. ce dénoûment l’enchantait si fort qu’elle voulût entrer en fonctions à l’instant même, et pour se débarrasser d’elle, Mme Férailleur fut obligée de l’envoyer chercher ce qui était nécessaire pour le déjeuner…

Puis, dès qu’elle fut seule avec son fils:

– Eh bien!.. Pascal!.. fit-elle.

Mais l’infortuné semblait changé en statue; voyant qu’il ne répondait ni ne bougeait, elle poursuivit d’un ton sévère:

– Est-ce donc ainsi que tu tiens tes résolutions et tes serments!.. Tu prétends mener à bonne fin une tâche toute de patience, de ruse et de dissimulation, et au premier événement imprévu, ton sang-froid t’abandonne et tu perds la tête… Sans moi, tu te trahissais devant cette femme… Renonce à nous venger, résigne-toi au triomphe du marquis de Valorsay, si ton visage doit être comme un livre ouvert où chacun lira le secret de tes pensées et de tes desseins!..

Pascal hochait la tête d’un air désespéré.

– Tu n’as donc pas entendu, mère… balbutia-t-il.

– Quoi?..

– Ce qu’a dit cette mégère!.. Cette personne… dont elle parlait… que son mari a reconnut… c’est… ce ne peut être que Marguerite.

– Je le crois.

Il recula, stupéfié.

– Tu le crois!.. balbutia-t-il, et tu me le dis ainsi, froidement, sans émotion, comme si c’était une chose naturelle, possible même… Tu n’as donc pas compris le sens honteux des insinuations de cette abjecte vieille!.. Tu n’as donc pas vu son sourire hypocrite et l’infernale méchanceté qui éclatait dans ses yeux!.. Pourquoi l’avoir interrompue!.. Qui sait quelle abominable calomnie montait à ses lèvres!

Malheureux!.. Il pressait son front entre ses mains, comme s’il l’eût senti prêt d’éclater.

– Et je n’ai pas écrasé cette infâme vieille, répétait-il, je ne l’ai pas foulée aux pieds!..

Ah! si elle n’eût suivi que les inspirations de son cœur, Mme Férailleur se fût jetée au cou de son fils, elle l’eût pressé entre ses bras, elle eût mêlé ses larmes aux siennes. L’austère raison l’arrêta… Dans le cœur de cette simple bourgeoise parlait haut ce fier sentiment du devoir qui soutient les humbles héroïnes du foyer, bien supérieures aux tapageuses aventurières dont l’histoire enregistre le nom.

 

Elle comprit que Pascal devait être non consolé mais excité, et s’armant de courage:

– Connais-tu exactement le passé de Mlle Marguerite? demanda-t-elle. Non, n’est-ce pas… Tout ce que tu sais c’est que sa vie a été très-agitée… c’est une raison pour qu’elle prête beaucoup à la calomnie…

Il n’y avait au monde que Mme Férailleur, à pouvoir s’exprimer ainsi impunément devant Pascal.

– En ce cas, ma mère, prononça-t-il, vous avez eu tort d’interrompre Mme Vantrasson, elle vous eût probablement appris beaucoup de choses…

– Je l’ai arrêtée, c’est vrai, et renvoyée… tu sais pourquoi. Mais elle est à notre service, maintenant, et quand tu seras calme, quand tu auras ta raison, rien ne t’empêchera de la faire parler… Il se peut que cela te serve de savoir qui est ce Vantrasson, et où et comment il avait connu Mlle Marguerite.

La honte, la douleur, la rage arrachaient des larmes à Pascal.

– Mon Dieu, répétait-il, mon Dieu! en être réduit à cet excès de misère d’entendre ma mère douter de Marguerite!

Lui ne doutait pas.

Il eût pu entendre les plus monstrueuses accusations, sans que le soupçon l’effleurât seulement de ses ailes de chauve-souris.

Mme Férailleur eut assez de puissance sur elle-même pour hausser les épaules.

– Eh mon Dieu!.. fit-elle, confonds la calomnie, je ne demande pas mieux, mais n’oublie pas que nous avons nous-mêmes à nous réhabiliter… Travaille à écraser tes ennemis, cela sera plus profitable à Mlle Marguerite que de vaines menaces et de stériles gémissements… Tu avais juré, ce me semble, de ne plus te plaindre, mais d’agir…

C’en était trop, et le fouet de cette ironie devait imprimer au cerveau de Pascal la secousse dont il avait besoin. Chancelant, il fut remis sur pied, d’aplomb.

Et c’est froidement qu’il dit:

– C’est juste… Je te remercie de m’avoir rappelé à moi-même, ma mère!..

Elle ne dit mot, mais du fond de son âme, remercia Dieu.

Mère incomparable, elle avait su lire dans le cœur de son fils, et apercevant ses hésitations et ses défaillances, elle avait été épouvantée… Maintenant elle le voyait tel qu’elle le souhaitait…

Et, en effet, il en était déjà à se reprocher son découragement et à s’indigner de sa facilité à se laisser émouvoir. Et, pour première épreuve, il s’imposait de ne pas interroger la Vantrasson avant quatre ou cinq jours… Si elle avait eu quelques soupçons, ce temps devait suffire à les dissiper.

Il parla peu pendant le déjeuner, mais c’est qu’il brûlait de commencer la lutte, il voulait agir et il se demandait comment entrer en campagne.

Avant tout, c’était indiqué, il devait étudier la position de l’ennemi, reconnaître les gens à qui il allait avoir affaire, savoir au juste ce qu’étaient le marquis de Valorsay et le vicomte de Coralth.

Où et par quels moyens obtenir des renseignements exacts et minutieux sur le passé de ces deux hommes? Serait-il donc obligé de les épier à tout hasard et à dérober de ci et de là quelques informations au moins douteuses?.. Cette façon de procéder entraînerait bien des inconvénients et bien des lenteurs.

Il se torturait l’esprit, quand tout à coup lui revint en mémoire ce joueur étrange de la soirée de Mme d’Argelès, ce gros homme essoufflé qui, le lendemain du guet-apens, était venu le trouver rue d’Ulm et lui avait signé un certificat d’honorabilité… Il se souvint qu’en le quittant, ce singulier personnage lui avait dit: «S’il vous faut jamais un coup d’épaule, venez sonner à ma porte…»

– Je vais me rendre chez le baron Trigault, dit-il à sa mère, si tes pressentiments d’hier ne te trompent pas, il nous aidera…

Moins d’une demi-heure plus tard, il se mettait en route…

Il avait revêtu ses plus vieux habits, et avait réussi à se donner cette indéfinissable tournure des gens sans position précise et qui passent leur vie à solliciter. Cet artifice de toilette et le soin qu’il avait pris de faire couper sa barbe et ses cheveux le changeaient si bien qu’il fallait le regarder plusieurs fois et attentivement avant de le reconnaître.

On ne l’eût pas reconnu non plus aux cartes de visite qu’il avait en poche, cartes écrites à la main, par lui, avant de sortir, et où on lisait:

P. Mauméjan,
Homme d’Affaires
Route de la Révolte

L’expérience de la vie de Paris lui avait fait choisir la profession qu’exerçait si honorablement M. Fortunat, qui n’en est pas une, à vrai dire, et qui pourtant ouvre presque toutes les portes.

– Je vais entrer dans le premier café venu, se disait-il, j’y demanderai un Bottin, et j’y trouverai certainement l’adresse du baron Trigault…

Le baron demeurait rue de la Ville-l’Évêque.

Son hôtel, un des plus vastes et des plus magnifiques du quartier, trahissait l’industriel heureux, le financier habile, le propriétaire de mines…

Le luxe éclatait au point de surprendre Pascal, qui se demandait comment le possesseur de cette habitation princière pouvait trouver quelque plaisir à la table de jeu de l’hôtel d’Argelès…

Cinq ou six domestiques flânaient dans la cour, lorsqu’il y arriva. Il marcha droit à l’un d’eux, et le chapeau à la main, demanda:

– M. le baron Trigault.

Il eût demandé le Grand-Turc, que le valet ne l’eût pas toisé d’un air plus étonné… A ce point que, craignant de s’être trompé, il ajouta:

– N’est-ce pas ici qu’il demeure?

L’autre éclata de rire.

– C’est bien ici, répondit-il, et même, – vous pouvez vous flatter d’avoir une rude chance… il y est…

– J’aurais à l’entretenir d’une affaire…

Le domestique appela un de ses collègues:

– Eh! Florestan… M. le baron reçoit-il?

– Mme la baronne n’a rien dit.

Cela parut suffire au valet, et se retournant vers Pascal:

– En ce cas, dit-il, arrivez…