Za darmo

La vie infernale

Tekst
iOSAndroidWindows Phone
Gdzie wysłać link do aplikacji?
Nie zamykaj tego okna, dopóki nie wprowadzisz kodu na urządzeniu mobilnym
Ponów próbęLink został wysłany

Na prośbę właściciela praw autorskich ta książka nie jest dostępna do pobrania jako plik.

Można ją jednak przeczytać w naszych aplikacjach mobilnych (nawet bez połączenia z internetem) oraz online w witrynie LitRes.

Oznacz jako przeczytane
Czcionka:Mniejsze АаWiększe Aa

– Ah!.. chère demoiselle, fit-elle effrontément, j’ai tant de chagrin que j’en perds la tête… Toujours est-il que par bonté d’âme je me suis hasardée dans le jardin… et à peine y étais-je qu’il m’a semblé voir courir quelque chose de blanc, comme Mirza… je me suis élancée après… rien. J’ai appelé: Mirza!.. Mirza!.. rien encore… J’ai cherché sous les arbres… toujours rien… Il faisait noir comme dans un four, la peur m’a pris, une peur si terrible que je crois bien que j’ai crié au secours et je suis rentrée en courant comme une folle…

Qui l’eût entendue eût juré qu’elle disait la vérité pure.

Malheureusement pour elle, son attitude, au début, avait eu l’accablante signification d’un aveu.

Mlle Marguerite ne s’y était pas trompée, et s’était dit:

– Je suis sur la trace de quelque abominable action.

Seulement, elle restait assez maîtresse d’elle-même pour ne rien laisser paraître de ses soupçons… Opposant à la duplicité de la femme de charge une dissimulation bien permise dans sa situation, elle parut se contenter de la fable qui lui était contée.

– En vérité, ma pauvre Léon, prononça-t-elle bonnement, vous êtes par trop poltronne; c’est honteux!..

La femme de charge hocha la tête.

– Je sais bien que je suis ridicule, répondit-elle, mais que voulez-vous, mademoiselle, on ne se refait pas. La frayeur ne se raisonne point… Qu’est-ce que cette forme blanche que j’ai vue comme je vous vois?..

Persuadée que son mensonge passait comme une lettre à la poste, elle l’enjolivait, et elle osa ajouter:

– Même, chère demoiselle, je tremblerai toute la nuit si on ne visite pas le jardin… Je vous en prie, ordonnez aux domestiques d’y faire une ronde… Il y a tant de mauvais gars à Paris!

En tout autre circonstance, Mlle Marguerite eût rejeté bien loin cette ridicule prière, mais résolue à jouer cette hypocrite qui pensait la duper:

– Soit! répondit-elle.

Et mandant M. Casimir et Bourigeau, le concierge, elle leur commanda de prendre une lanterne et de se livrer aux plus minutieuses investigations…

Ils obéirent d’assez mauvaise grâce, n’étant pas ce qui s’appelle des braves, mais enfin ils obéirent, et comme de raison ne trouvèrent rien.

– N’importe!.. déclara Mme Léon, me voici tranquille maintenant.

Tranquille, elle l’était en effet, après avoir eu, selon son expression, une si «fameuse souleur,» qu’elle avait failli lâcher son secret.

– Je l’ai échappée belle, pensait-elle. Que serais-je devenue, mon doux Jésus! entre Mlle Marguerite et l’autre, si la vérité se fût découverte!.. On se connaît en malices heureusement, et la pauvre innocente ne se doute de rien…

Mme Léon se hâtait trop de chanter victoire.

Non-seulement Mlle Marguerite soupçonnait une trahison, mais elle en était à chercher par quels moyens se procurer des preuves.

Que la doucereuse femme de charge lui eût nui cruellement en quelque chose, elle n’en doutait pas.

Ce qu’elle ne concevait pas, c’est comment Mme Léon avait pu lui nuire.

Il y avait longtemps qu’elle s’épuisait en conjectures inadmissibles, lorsque tout à coup elle tressaillit de joie. Elle avait trouvé; elle venait de songer à la petite porte du jardin.

– La coquine sera sortie par là, pensa-t-elle.

S’en assurer était aisé. Cette petite porte n’était pas précisément condamnée, mais il y avait des mois, des années peut-être, qu’on ne l’avait utilisée. Rien n’était donc plus simple que de vérifier si elle avait été ou non ouverte depuis peu.

– Et je le vérifierai avant une heure!.. se dit Mlle Marguerite.

Cette résolution prise, elle feignit de s’assoupir, observant entre ses longs cils Mlle Léon, qui, après s’être bien tournée et retournée sur son fauteuil, commençait à fermer les yeux.

Bientôt il fut évident que l’estimable femme de charge dormait profondément.

Alors Mlle Marguerite se leva, sortit de la chambre sur la pointe du pied, et gagna le jardin après s’être munie d’allumettes et même d’un bout de bougie.

Du premier coup, elle comprit qu’elle avait deviné juste.

La petite porte venait d’être ouverte et refermée, cela sautait aux yeux. Les toiles d’araignées qui avaient comme scellé les verroux étaient déchirées et arrachées, la rouille qui avait pour ainsi dire soudé la clef dans la serrure était brisée, enfin, sur la poussière amassée le long de la poignée, était visible l’empreinte d’une main…

– Et j’ai confié mes plus chers secrets à cette méchante femme! pensa Mlle Marguerite. Folle que j’étais… imprudente!..

Fixée désormais, elle éteignit sa bougie.

Mais, ayant tant fait, elle voulut pousser jusqu’au bout cette sorte d’enquête, et elle ouvrit la petite porte.

Devant, du côté de la rue alors, il y avait un assez large espace tout couvert de terre détrempée par les dernières pluies, et qui n’était point sèche encore.

Sur cette terre, à la seule lueur du réverbère voisin, Mlle Marguerite distingua des traces de pas, des piétinements fort nettement accusés.

A la seule disposition de ces empreintes, un observateur eût reconnu que là avait eu lien une sorte de lutte; il en eût recherché la cause, et infailliblement fût arrivé à la vérité…

Mlle Marguerite ne pouvait discerner cela.

Seulement elle comprit ce qu’eût compris un enfant, à savoir que deux personnes avaient stationné là, assez longtemps…

Pauvre jeune fille!.. Quelques heures plus tôt elle n’avait pas aperçu Pascal assis devant l’hôtel de Chalusse. Nul pressentiment ne lui dit que les pas qu’elle voyait là étaient ceux de Pascal.

Dans sa pensée, l’homme qui était venu causer à cette porte avec Mme Léon ne pouvait être que M. de Fondège, ou le marquis de Valorsay… c’est-à-dire que Mme Léon était chargée de l’espionner et rendait compte de ses moindres paroles…

Son premier mouvement fut tout de colère, et elle se dit qu’elle allait confondre et chasser cette misérable hypocrite.

Mais pendant le temps qu’il lui fallut pour regagner la chambre de M. de Chalusse, une inspiration lui vint, que n’eût pas désavouée un diplomate retors.

Elle se dit que Mme Léon démasquée n’était plus à craindre. Dès lors, pourquoi s’en séparer!.. L’espion qu’on connaît peut, sans s’en douter, devenir un utile auxiliaire.

– Pourquoi ne me servirais-je pas de cette malheureuse? pensait Mlle Marguerite. Ce que je ne voudrais pas qu’on sût, je le lui cacherais, et avec un peu d’adresse je lui ferais rapporter à ceux qui l’emploient tout ce que je jugerais utile à mes desseins. En la surveillant, je saurais vite ce qu’on veut de moi… Et qui sait si par elle je n’aurais pas l’explication de cette fatalité qui me poursuit.

Quand Mlle Marguerite revint prendre sa place près du lit du comte de Chalusse, sa résolution était froidement et irrévocablement fixée.

Non-seulement elle ne se séparerait pas de Mme Léon, mais encore elle lui témoignerait, en apparence, plus de confiance que jamais.

Assurément cette comédie répugnait à la loyauté naturelle de son caractère, mais sa raison le lui disait: On ne combat utilement les scélérats qu’avec leurs propres armes, et elle avait à défendre son honneur, sa vie, son avenir…

Et ce plan de conduite qu’elle se traçait, elle était femme à le suivre strictement, patiemment, sans que rien pût l’en distraire ni l’en détourner. Son énergie était de celles que le temps fortifie, loin de les détremper. Elle était capable de s’éveiller chaque matin, durant des années, avec la même volonté que la veille.

Un soupçon, d’ailleurs, étrange et mal défini, s’était emparé de son esprit, et devait suffire à dissiper ses scrupules et à dompter ses défaillances.

Cette nuit-là, pour la première fois, elle crut découvrir une mystérieuse relation entre le malheur de Pascal et le sien.

Était-ce bien le hasard seul qui les frappait ainsi tous deux en même temps et de la même façon?..

Par la seule intensité de ses réflexions, elle découvrit pour ainsi dire, au fond de son intelligence, cette maxime fatale, qui a causé tant d’erreurs judiciaires: «Cherche à qui le crime profite et tu trouveras le coupable.»

Or, à qui eût profité le crime abominable qui avait déshonoré Pascal, sans la mort inattendue de M. de Chalusse, sans la fermeté de Mlle Marguerite?.. Au marquis de Valorsay, évidemment, à qui la fuite de Pascal eût laissé le champ libre…

Toutes ces pensées étaient bien faites pour écarter le sommeil des yeux de la pauvre fille, mais elle avait vingt ans, mais la journée lui avait apporté d’écrasantes émotions et c’était la seconde nuit qu’elle passait. La fatigue l’emporta, elle s’endormit.

Et au matin, vers les sept heures, Mme Léon fut obligée de la secouer pour la tirer de l’espèce de léthargie où elle était tombée.

– Mademoiselle, disait la femme de charge de sa voix mielleuse, chère demoiselle, éveillez-vous bien vite!

– Qu’y a-t-il?..

– C’est… Ah!.. mon Dieu!.. Comment vous dire cela… C’est l’administration des pompes funèbres qui envoie ses employés disposer tout pour le… pour la cérémonie.

En effet, les ouvriers de la suprême besogne venaient d’arriver. Leurs pas lourds retentissaient dans le vestibule, et on les entendait, dans la cour, manœuvrer leur lugubre attirail de traverses et de draperies.

Tout gonflé d’importance, M. Casimir dirigeait le travail, parlant haut, selon sa coutume, indiquant d’un geste impérieux où il voulait qu’on accrochât les tentures noires semées de larmes d’argent et ornées des armes des Durtal de Chalusse.

C’est que le brillant valet de chambre se sentait devenir un personnage, en butte qu’il était depuis la veille aux flagorneries des représentants de toutes ces industries qui, à Paris, vivent de la mort.

Combien elles sont nombreuses, ces industries, on ne se le figure guère.

Un homme meurt-il dans une maison!.. Deux heures après, tout le commerce funèbre en est informé, et le défilé commence.

 

Les courtiers des embaumeurs accourent les premiers avec des prospectus qui donnent le frisson, suivis de près par les commis des marbriers-sculpteurs, porteurs d’albums superbes où se trouvent des projets de monuments de tout genre, enrichis d’inscriptions séantes pour toutes les variétés de la douleur.

C’est un siége en règle. L’un vient pour le terrain et l’autre de la part d’un spéculateur qui céderait volontiers un «bon caveau.» Un troisième demande qu’on lui confie l’impression des lettres qu’il se chargerait se faire porter à domicile. Certains magasins de deuil font pleuvoir des prospectus accompagnés d’échantillons, et il se présente même des messieurs qui offrent des vêtements noirs sur mesure, coupe élégante, tout ce qui se fait de mieux, livrables en vingt-quatre heures…

Et malheur à l’infortuné près de qui pénètrent ces courtiers sinistres… Il vient de perdre un être cher, et son cœur se brise… que leur importe à eux!.. Ils ne lui feront pas grâce d’une syllabe de leur boniment… Ne faut-il pas que le commerce marche?..

Avec M. Casimir, le commerce avait marché.

Le juge de paix lui ayant donné carte blanche, il jugea convenable, ainsi qu’il le dit au concierge Bourigeau, de «tailler dans le grand.»

Ce qu’il se garda de dire, par exemple, c’est que de tous les courtiers qu’il favorisa d’une commande, il exigea une commission honnête. Les cent et quelques francs que lui avait fait gagner Chupin l’avaient mis en goût.

Du moins n’épargna-t-il pas sa peine pour que tout fût magnifique, et c’est seulement lorsqu’il jugea tout en place dans la cour qu’il monta près de Mlle Marguerite.

– Je viens prier mademoiselle de se retirer chez elle, dit-il.

– Moi! pourquoi?..

Il ne répondit pas, mais du doigt montra le lit où gisait le corps de M. de Chalusse, et la pauvre jeune fille comprit que l’heure était venue de l’éternelle séparation…

Elle se leva, non sans effort, et lentement, tout d’une pièce, elle s’approcha du lit.

La mort avait rendu au visage de M. de Chalusse son expression accoutumée, et effacé toutes les traces de ses dernières convulsions… on eût dit qu’il dormait.

Longtemps Mlle Marguerite le contempla, bien longtemps, comme si elle eût voulu graver pour toujours dans sa mémoire ces traits qu’elle ne reverrait plus.

– Mademoiselle, insista M. Casimir, mademoiselle!.. ne restez pas là…

Elle l’entendit, et aussitôt, rassemblant toutes ses forces, elle se pencha sur le lit, embrassa M. de Chalusse et sortit.

Mais elle avait trop tardé, et lorsqu’elle traversa le palier, elle se heurta presque à des ouvriers qui montaient, portant sur l’épaule une longue caisse de fer-blanc, et deux autres caisses de chêne.

Et au moment où elle arrivait à sa chambre, une odeur de charbon et de résine qui l’y suivit lui apprit qu’on soudait le cercueil renfermant la dépouille mortelle de M. de Chalusse, de son père…

Ainsi, aucun de ces terribles détails qui avivent la douleur, qui sont comme de l’huile bouillante sur une plaie vive, ne lui était épargné!.. Mais elle avait tant souffert depuis deux jours qu’elle arrivait à une sorte d’insensibilité morne, et que l’exercice de ses facultés était comme suspendu.

Plus blanche et plus froide qu’une statue, elle se laissa tomber plutôt qu’elle ne s’assit sur un fauteuil, ne s’apercevant seulement pas que Mme Léon, qui l’avait suivie, s’agitait beaucoup autour d’elle et lui parlait.

L’estimable femme de charge était inquiète, et non sans raison.

Il avait été convenu qu’à défaut de parents, M. de Fondège, le plus vieil ami de M. de Chalusse, ferait les honneurs de l’hôtel aux personnes invitées aux funérailles, et il avait juré, sacrebleu! qu’il serait sous les armes de grand matin, et qu’on pouvait compter sur lui…

Or, l’heure fixée pour la cérémonie approchait, déjà quelques personnes étaient arrivées, et M. de Fondège ne paraissait pas.

– C’est inconcevable, répétait Mme Léon, et même inquiétant… Le général qui est l’exactitude même! Lui serait-il arrivé quelque accident!..

Dans son impatience, elle était allée s’établir à la fenêtre, d’où elle dominait la cour, et elle nommait à haute voix tous les gens qu’elle connaissait parmi ceux qui entraient.

Il en entrait beaucoup. M. de Chalusse ne voyait presque plus personne, pendant les dernières années de sa vie, mais il avait été très-répandu autrefois, et il avait laissé dans le monde le meilleur souvenir.

Il portait en outre un trop grand nom pour qu’on ne tînt pas à dire qu’on avait été son ami et à le prouver en l’accompagnant au moins jusqu’à l’église.

Cette dernière considération devait être puissante à une époque où on se fait une notoriété, rien qu’en suivant les enterrements dont les journaux rendent compte.

Enfin, un peu avant la demie de neuf heures, Mme Léon s’écria:

– Le voici!.. Vous m’entendez, mademoiselle, voici le général.

La minute d’après, en effet, – juste le temps de monter l’escalier quatre à quatre, – on frappa doucement à la porte de la chambre, la femme de charge ouvrit, et M. de Fondège parut «en grande tenue,» selon son expression.

– Ah!.. je suis en retard! s’écria-t-il tout d’abord; mais sacrebleu! ce n’est pas ma faute!..

Et, frappé de l’immobilité de Mlle Marguerite, il s’avança vers elle, et lui prenant la main:

– Mais vous, chère mignonne, poursuivit-il, qu’avez-vous? Seriez-vous souffrante? vous êtes pâle à faire peur…

Elle réussit à secouer la torpeur qui l’avait envahie, et d’une voix faible:

– Je ne suis pas malade, monsieur, répondit-elle.

– Allons, tant mieux, chère enfant, tant mieux!.. C’est notre petit cœur qui souffre, n’est-ce pas?.. Oui… je comprends cela… Mais vos vieux amis vous consoleront, mille tonnerres!.. Vous avez reçu la lettre de ma femme, n’est-ce pas?.. Eh bien! ce qu’elle vous a dit qu’elle ferait, elle le fera… Et la preuve, c’est que, malgré la fièvre, elle s’est levée… et elle me suit… et la voici!..

XXI

D’un bond, Mlle Marguerite fut debout, vibrante d’indignation, l’œil étincelant, la lèvre frémissante, secouant la tête d’un geste superbe, qui éparpillait à flots sur ses épaules ses admirables cheveux noirs…

Tous les sentiments qui s’agitaient en elle, les soupçons et la colère, la haine et le mépris, gonflaient sa poitrine à la briser…

– Ah!.. voici Mme de Fondège, répéta-t-elle d’un ton d’ironie menaçante, Mme de Fondège, votre femme!..

Recevoir l’hypocrite qui lui avait écrit la lettre de la veille, la complice des misérables qui abusaient de sa détresse et de son isolement, la révoltait…

Son cœur se soulevait de dégoût à la pensée de subir le contact de cette femme, de cette mère, qui sans conscience ni vergogne venait courtiser bassement en elle, pour son fils, les millions qu’elle supposait volés…

Elle allait lui interdire sa porte ou se retirer, quand le souvenir de sa résolution l’arrêta… Ce fut la goutte d’eau froide qui suspend le bouillonnement de la fonte en fusion. Elle comprit son imprudence horrible, qu’elle se perdait, et, grâce à un prodigieux et héroïque effort de volonté, elle se maîtrisa.

– Mme de Fondège est trop bonne, murmura-t-elle d’une voix radoucie, comment lui témoigner jamais toute ma reconnaissance?..

Mme de Fondège dut entendre cela, car elle entrait.

C’était une toute petite femme, courte, épaisse et trop dodue, d’un blond terne, toute marquée de taches de rousseur.

Elle avait de grosses mains, épaisses comme sa taille, le pied large et court, la voix aigre et dans toute sa personne quelque chose de vulgaire qu’accusait davantage sa prétention manifeste aux façons aristocratiques.

Car elle se piquait de grande noblesse, encore que son père eût été marchand de bois, de même qu’elle s’ingéniait et s’épuisait à afficher les dehors du luxe, bien que sa fortune fût problématique et son ménage des plus besogneux.

Et sa mise trahissait ses incessantes préoccupations d’élégance et d’économie, de gêne trop réelle et de feinte prodigalité.

Elle portait un costume de satin noir à trois étages, mais le haut des jupes de dessous, ce qui ne se voit pas, était de bonne et belle lustrine à treize sous le mètre, et ses dentelles n’avaient du Chantilly que l’apparence.

Cependant, sa fureur des chiffons ne l’avait jamais conduite jusqu’à voler dans les magasins de nouveautés, jusqu’à faire, épouse et mère de famille, le métier des filles de la rue, «travers» si commun aujourd’hui que nul ne s’en étonne plus.

Non… Mme de Fondège était une épouse fidèle, dans le sens strict et légal du mot… Mais comme elle s’en vengeait! Elle était «vertueuse,» mais si rageusement qu’on eût juré que c’était contre son gré et qu’elle le regrettait.

Aussi, menait-elle son mari au doigt et à l’œil, durement, brutalement, comme un nègre…

Et lui, si terrible dehors, qui relevait si crânement ses moustaches à la Victor-Emmanuel, qui jurait à faire rougir un hussard ivre, il devenait près de sa femme plus soumis qu’un enfant et résigné comme un mouton.

Il frémissait, quand elle arrêtait sur lui, d’une certaine façon, ses yeux d’un bleu pâle, plus froid que la lame d’un couteau.

Et malheur à lui s’il se hasardait à se rebiffer… Elle le laissait sans un sou en poche, et pendant ces temps de pénitence il en était réduit à emprunter de ci et de là une pièce de vingt francs, qu’il oubliait de rendre généralement.

Un frère de Mme de Fondège, un lieutenant de vaisseau mort au Mexique, l’avait surnommée «Mme Range-à-bord,» et ce sobriquet trivial que les matelots donnent aux officiers despotes et tatillons, peignait merveilleusement son caractère…

Impérieuse, elle l’était à l’excès, et, en outre, irascible, envieuse et rancunière.

Nul autant qu’elle ne fit mentir le proverbe populaire: «Tout gras, tout bon.»

Le fiel et les rages dévorées en secret l’avaient engraissée!..

Mais, en venant à l’hôtel de Chalusse, Mme de Fondège s’était grimée de douceur et de sensibilité; ses yeux avaient des caresses inaccoutumées, et lorsqu’elle entra, elle appuyait son mouchoir sur sa bouche comme pour comprimer des sanglots.

Le général, aussitôt, l’attira vers Mlle Marguerite, et d’un ton à la fois sentimental et solennel:

– Chère Athénaïs, prononça-t-il, voici la fille de mon meilleur et de mon plus vieil ami… Je connais votre cœur… Je sais qu’elle trouvera en vous une seconde mère…

Mlle Marguerite demeurait immobile et glacée… Persuadée que Mme de Fondège allait se précipiter à son cou et l’embrasser, elle s’imposait la plus pénible contrainte pour dissimuler ses sensations.

Elle s’effrayait à tort.

L’hypocrisie de «la générale» était supérieure aux grossières manifestations de Mme Léon.

«La générale» se contenta de lui serrer les mains avec une effusion convulsive, tout en répétant d’un ton pénétré et les yeux levés au ciel:

– Quel malheur!.. Si jeune!.. Tout à coup!.. c’est affreux!..

Et comme elle n’obtenait pas de réponse, d’un air de dignité triste, elle ajouta:

– Je n’ose vous demander toute votre confiance, chère et malheureuse enfant… La confiance ne peut naître que de longues relations et d’une mutuelle estime… Vous apprendrez à me connaître… Ce doux nom de mère, vous me le donnerez quand je l’aurai mérité…

Resté un peu à l’écart, le général écoutait en homme dressé à admirer sa femme et payé pour bien savoir ce dont elle était capable…

– Voilà la glace rompue, pensait-il… ce sera bien le diable si Athénaïs ne fait pas tout ce qu’elle voudra de cette petite sauvage!..

Ses espérances se reflétaient si joyeusement sur sa physionomie, que Mme Léon, qui le guettait du coin de l’œil, en fut toute saisie.

– Ah! doux Jésus!.. se dit-elle, que veulent donc ces gens-ci, et que signifient toutes ces tendresses? Ma foi, tant pis! il faut que je prévienne.

Et persuadée que personne ne l’observait, elle se coula sans bruit jusqu’à la porte et sortit vivement.

Mais Mlle Marguerite veillait.

Résolue à pénétrer l’intrigue encore inexplicable qui s’agitait autour d’elle, et à la déjouer, elle avait compris que tout dépendait de son attention à saisir, pour en profiter, les plus futiles indices.

Or, elle avait surpris le triomphant sourire du général et la grimace d’inquiétude que ce sourire avait arraché à Mme Léon.

Voyant s’éloigner cette dernière furtivement, Mlle Marguerite comprit bien que ce n’était pas sans quelque raison grave.

C’est pourquoi, sans s’inquiéter des convenances:

– Excusez-moi une seconde, dit-elle à M. et à Mme de Fondège.

 

Et les laissant confondus, elle s’élança dehors.

Ah!.. elle n’eut pas besoin d’aller loin. S’étant penchée au-dessus de la rampe, elle aperçut dans le vestibule la femme de charge et le marquis de Valorsay qui causaient, lui flegmatique et hautain comme d’ordinaire, elle assez animée…

Il tombait sous le sens que Mme Léon s’était doutée que le marquis serait parmi les gens arrivés des premiers pour le convoi de M. de Chalusse, qu’elle l’avait fait demander et qu’elle l’avertissait de la présence de Mme de Fondège.

Toutes ces circonstances étaient bien peu de chose. Mais ce sont les riens qui, le plus souvent, décident de la vie… Ces riens, d’ailleurs, étaient pour Mlle Marguerite autant de lueurs dans les ténèbres, autant de bouts du fil qui pouvait la conduire à la vérité.

Ils lui prouvaient que les intérêts de M. de Fondège et de M. de Valorsay étaient opposés, qu’ils devaient s’exécrer, par conséquent, et qu’avec un peu de patience on pourrait utiliser chacun d’eux contre l’autre…

Ils lui affirmaient aussi que c’était pour le compte de M. de Valorsay que Mme Léon l’espionnait, et que, par suite, il devait connaître depuis assez longtemps l’existence de Pascal Férailleur…

Mais elle n’avait pas le temps de tirer les dernières conséquences de ce qu’elle venait de découvrir… Son absence pouvait éveiller les soupçons de Mme de Fondège et de son mari, et son succès dépendait du plus ou moins d’adresse qu’elle mettrait à paraître dupe…

Elle se hâta donc de rentrer, s’excusant de son mieux… Seulement elle mentait mal, elle ne savait pas, et son embarras l’eût peut-être trahie, si le général, heureusement, ne l’eût interrompue.

– J’ai moi-même à m’excuser de vous quitter, ma chère enfant, dit-il… Mme de Fondège va rester près de vous… Moi, j’ai à remplir un devoir sacré… On m’attend pour la cérémonie, et sans doute on s’impatiente… C’est la première fois de ma vie que je suis inexact…

Le général avait grandement raison de se hâter de descendre…

Cent cinquante personnes, au moins, venues pour le convoi de M. de Chalusse étaient rassemblées dans les vastes salons de l’hôtel, et commençaient à trouver étrange et choquant qu’on les fît attendre ainsi.

Et pourtant, la curiosité tempérait un peu l’impatience.

Il avait transpiré quelque chose des mystérieuses circonstances de la mort du comte, et les gens bien informés racontaient qu’une somme fabuleuse avait été enlevée par une toute jeune fille, Mlle Marguerite. Il est vrai qu’ils ne lui faisaient pas un crime de ce détournement qui révélait une femme positive et forte, et beaucoup, des plus fiers, eussent pris volontiers la place de Valorsay, lequel, à ce qu’on assurait, allait épouser la jolie voleuse et ses millions…

Le plus désolé du retard était encore M. le commissaire ordonnateur des pompes funèbres…

Vêtu de son uniforme de première classe, le bas de soie bien tiré sur son maigre tibia, le manteau vénitien à l’épaule, le claque sous le bras, cherchant partout la famille, MM. les parents, un ami, quelqu’un enfin à qui jeter la phrase sacramentelle qui décide le départ: «Quand il vous fera plaisir!..»

Il parlait de donner le signal, quand M. de Fondège parut… Les amis de M. de Chalusse qui devaient tenir les cordons du poêle, s’avancèrent… Le char funèbre s’ébranla… il y eut une minute de confusion, et enfin le cortége se mit en marche.

Un grand silence se fit, qui donna quelque chose de lugubre au bruit sourd de la porte de l’hôtel se refermant lourdement.

– Allons!.. gémit Mme de Fondège, tout est consommé…

Mlle Marguerite ne répondit que par un geste désolé… Articuler une syllabe lui eût été impossible… les larmes l’étouffaient.

Que n’eût-elle pas donné en ce moment pour être seule, pour s’abandonner sans contrainte à de poignantes émotions.

Hélas!.. la prudence la condamnait à une sorte de comédie sinistre.

Le soin de son honneur et le souci de l’avenir lui faisaient une loi de subir d’un visage impénétrable les consolations menteuses d’une femme qu’elle savait sa plus dangereuse ennemie.

Et certes, «la générale» ne les épargnait pas, ces consolations… Nulle mieux qu’elle ne savait jouer la forte et rude commère qui cache un cœur d’une exquise sensibilité sous ses robustes appas… Et ce n’est qu’après d’assez longues considérations sur l’instabilité des choses humaines qu’elle osa revenir au sujet que trahissait sa lettre de la veille…

– Car il faut, malgré tout, en revenir au positif, poursuivait-elle. Il n’est pas de douleur que respectent les mesquines et tristes réalités de la vie… Ainsi vous, chère enfant, tandis que vous trouveriez à pleurer en paix une amère jouissance, il faut que vous songiez à votre avenir… M. de Chalusse n’ayant pas d’héritiers, la justice va s’emparer de cet hôtel… vous n’y pouvez plus rester.

– Je le sais, madame.

– Où irez-vous?

– Hélas!

Mme de Fondège porta son mouchoir à ses yeux comme pour essuyer une larme furtive, puis brusquement:

– Je vous dois la vérité, ma chère fille, écoutez-la. Je ne vois pour vous que deux partis à prendre… Demander la protection d’une famille honorable, ou entrer au couvent… Hors de là, point de salut.

Mlle Marguerite baissa la tête sans mot dure… Laisser «la générale» s’avancer et parler beaucoup était la seule chance qu’elle eût de discerner sa pensée.

Ce silence parut inquiéter Mme de Fondège, qui reprit:

– Songeriez-vous à affronter seule les difficultés et les périls de la vie?.. Ah! je ne puis le croire… ce serait une épouvantable démence… Jeune comme vous l’êtes, mon enfant, belle, séduisante, souverainement douée, il est impossible que vous viviez seule et libre. Eussiez-vous assez de force de caractère pour demeurer honnête et pure, le monde ne vous en refuserait pas moins son estime… Le monde ne croit pas aux vertus qui se gardent seules… Préjuges! me direz-vous… Soit!.. Il n’en est pas moins vrai qu’une jeune fille qui brave l’opinion est une fille perdue…

A l’exaltation de «la générale,» il était aisé de comprendre qu’avant tout et surtout elle craignait que Mlle Marguerite n’usât de sa liberté.

– Que faire, donc?.. demanda la jeune fille.

– Je vous l’ai dit, il y a le couvent. Pourquoi n’y entreriez-vous pas?

– J’aime la vie…

– Alors, frappez à la porte d’une maison honorable.

– L’idée d’être à charge à quelqu’un me révolte.

Fait significatif, Mme de Fondège ne protesta pas, ne parla pas de sa maison… Elle était trop fière pour cela… L’ayant une fois offerte, elle crut qu’insister serait éveiller des défiances.

Elle se contenta d’énumérer les raisons qui militaient en faveur des deux déterminations qu’elle offrait, répétant de temps à autre:

– Décidez-vous!.. N’attendez pas le dernier moment!..

Mlle Marguerite était décidée… Cependant, avant de se déclarer, elle eût voulu consulter le seul ami qu’elle se connût au monde, le vieux juge de paix.

La veille, il lui avait dit: «A demain;» elle savait que l’opération de l’apposition des scellés n’était pas terminée, elle s’étonnait de ne pas l’avoir vu encore, et elle l’espérait de minute en minute.

Aussi, évita-t-elle, et non sans adresse, toute réponse formelle, jusqu’à ce qu’enfin, un domestique parut, qui annonça:

– M. le juge de paix.

Il entra lentement, ayant toujours aux lèvres son sourire débonnaire, mais son œil perspicace ne quitta pas Mme de Fondège.

Il salua, prononça quelques mots de politesse, puis s’adressant à Mlle Marguerite:

– Il faut que je vous parle, mademoiselle, dit-il, à l’instant… Mais dites à madame que vous serez de retour près d’elle avant un quart d’heure.

Elle le suivit, et lorsqu’ils furent seuls, les portes fermées, dans le cabinet de feu M. de Chalusse:

– J’ai beaucoup pensé à vous, mon enfant, reprit le vieux juge, oui, beaucoup… et il me semble que je m’explique certaines choses. Mais avant tout, qu’est-il arrivé depuis que je vous ai quittée?

– Ah!.. monsieur, beaucoup de choses.

Et aussitôt, brièvement, mais avec une précision extrême, elle lui détailla les événements si petits et si importants qui se succédaient depuis vingt-quatre heures, sa course inutile rue d’Ulm, la sortie mystérieuse de Mme Léon et sa conversation avec le marquis de Valorsay, la lettre de Mme de Fondège et enfin cette insupportable visite et tout ce qui s’y était dit.