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La vie infernale

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Et cette malheureuse qui avait été la compagne d’un ivrogne, ajouta:

– Ce qui m’a rassurée, quand tu m’as embrassée, ce qui est sûr, c’est que tu n’as pas bu…

Chupin ne souffla mot: cette confiance le gênait extraordinairement.

– Que je sois pendu, pensa-t-il, si jamais je fais quelque chose que je ne puisse pas lui avouer, à cette pauvre bonne femme!..

Mais il n’avait pas le temps de s’abandonner à son attendrissement.

Il était trop engagé, pensait-il, pour reculer, et il importait qu’il rendît compte, le plus tôt possible, de ses démarches… Puis, sa haine contre le vicomte de Coralth l’aiguillonnait…

Il se dépêcha donc de manger un morceau, car il était exténué de besoin, et il ressortit, en promettant bien de rentrer dîner.

S’il se hâtait tant, c’est que c’était dimanche, c’est que M. Fortunat passait presque tous ses dimanches à la campagne, et qu’il craignait de ne pas le rencontrer.

Et tout en courant vers la place de la Bourse, il arrangeait dans sa tête l’histoire qu’il raconterait, pénétré de cette maxime populaire que «toute vérité n’est pas toujours bonne à dire.»

Devait-il rapporter la scène du restaurant, nommer Coralth, dire qu’il n’y avait plus rien à apprendre à M. Wilkie?.. Après mûres réflexions, il décida que non; cela pouvait décider M. Fortunat à renoncer à l’affaire. Mieux valait le laisser courir à une déconvenue, lui tout révéler ensuite, et profiter de sa colère pour en faire un instrument de vengeance…

Ce dimanche-là, justement, M. Fortunat avait arrêté qu’il n’irait pas à la campagne.

Il avait dormi la grasse matinée, et il était encore en robe de chambre lorsque Chupin parut… Il eut un cri de joie à sa vue, devinant bien que s’il lui arrivait sitôt, c’est qu’il apportait d’heureuses nouvelles.

– Vous avez réussi?.. lui cria-t-il.

– Oui, m’sieu.

– Vous avez déniché le fils de la d’Argelès?

– Je le tiens!..

– Ah!.. je disais bien que vous êtes un garçon d’esprit… Vite, contez-moi tout cela… C’est-à-dire, non, faisons mieux, attendez!..

Il sonna, et Mme Dodelin, sa gouvernante, étant accourue:

– Ajoutez un couvert, commanda-t-il, M. Chupin déjeune avec moi… et servez… Cela vous convient, n’est-ce pas, Victor? Il est dix heures, j’ai faim… nous causerons mieux en buvant une bouteille de vin blanc.

C’était une faveur immense et qui donna à Chupin l’exacte mesure du service qu’il avait rendu. Il n’en fut pas enorgueilli, cependant, mais il regretta d’avoir mangé avant de venir.

Cette faveur, M. Fortunat ne la regretta pas, une fois à table, et même il oubliait son appétit, en écoutant le récit de son employé.

– Très-bien!.. interrompait-il à tout moment… parfait!.. On n’est pas plus adroit!.. Je n’aurais pas mieux fait!.. Vous serez content de moi, Victor, si l’affaire réussit!..

Et sa satisfaction débordant en un monologue présomptueux:

– Et pourquoi ne réussirait-elle pas?.. poursuivait-il. En fut-il jamais une si simple et si belle!.. Je puis tout exiger: cent, deux cent, trois cent mille francs… Ah! le comte de Chalusse a bien fait de mourir… Du coup, je pardonne à Valorsay… Qu’il garde mes quarante mille francs, je les lui donne… Qu’il épouse Mlle Marguerite, je lui souhaite beaucoup d’enfants… Et que la dame d’Argelès soit bénie!

Il voyait si bien sa fortune faite que, dès midi, n’y tenant plus, il monta en fiacre avec Chupin pour se rendre chez M. Wilkie, déclarant qu’au besoin il saurait bien l’éveiller.

Arrivé rue du Helder, il recommanda une fois encore à son employé de l’attendre dans la voiture, et pénétrant dans la maison, il demanda:

– M. Wilkie?..

– Au second, répondit le concierge, la porte à droite.

Le chasseur d’héritages monta lentement.

Il sentait l’absolue nécessité de se remettre, de reprendre son inébranlable aplomb, et c’est seulement quand il se fut composé une figure de circonstance qu’il sonna.

Un petit domestique, souffre-douleur de M. Wilkie, et qui se vengeait en le volant outrageusement, vint ouvrir et commença par déclarer que son maître était absent…

Mais M. Fortunat s’entendait à forcer les consignes. Il manœuvra si bien que le jeune garçon embarrassé finit par le faire entrer dans un petit salon, en lui disant:

– Alors, asseyez-vous, je vais prévenir Monsieur.

– Allez, dit le dénicheur d’héritages.

Seulement, au lieu de s’asseoir, il se mit à examiner la pièce où il se trouvait, et aussi, par une porte entrebâillée, une pièce voisine. Il avait cette opinion qu’un logis reflète le caractère de qui l’habite, aussi sûrement qu’une coquille indique la forme de l’animal qui y vit.

M. Wilkie était confortablement logé, mais son appartement était orné avec une profusion prétentieuse et d’un goût plus que douteux.

Il s’y voyait peu de livres, mais en revanche des cravaches, des fouets de toutes formes, des éperons, des fusils, des carniers et des cartouchières, enfin quantité de ces ustensiles ridicules dont un sportsman ne saurait se passer.

Aux murs, point de tableaux. Des portraits de chevaux célèbres trahissaient immédiatement le gentleman propriétaire pour sa part d’un huitième de rosse qualifiée cheval de courses.

Ayant vu, M. Fortunat sourit.

– Mon gaillard, pensa-t-il, est un de ces petits messieurs qui veulent se moucher plus haut que le nez… Entre mes mains, il ne pèsera pas une once…

Il s’arrêta; le petit domestique rentrait, qui lui dit:

– Monsieur est dans la salle à manger, si monsieur veut passer…

Le guetteur de successions passa et se trouva en face de M. Wilkie, lequel déjeunait d’une tasse de chocolat.

Non-seulement il était levé, mais encore il était habillé de pied en cap pour sortir, et si mirifiquement, qu’on l’eût pris pour un homme d’écurie de bonne maison.

Une couple d’heures de sommeil l’ayant tout à fait remis, il avait repris l’arrogance qui était le trait distinctif de son caractère, et le signe de sa prospérité.

Voyant entrer un visiteur inconnu, il cligna de l’œil pour le toiser, et tout au plus poliment:

– Que désirez-vous? demanda-t-il.

– Monsieur, je viens pour une affaire…

– Eh bien, le moment est mal choisi… On m’attend à Vincennes, pour les courses; j’ai un cheval engagé… Ainsi, vous comprenez…

Intérieurement, M. Fortunat s’amusait de l’outrecuidance de M. Wilkie.

– Mon gaillard, songeait-il, sera moins pressé quand il saura ce dont il retourne.

Et tout haut il reprit:

– La chose, monsieur, peut se dire en quatre mots…

– Alors, allez-y!..

Le dénicheur d’héritiers commença par fermer une porte laissée ouverte à dessein par le domestique, puis revenant tout près de M. Wilkie, et de l’air le plus mystérieux:

– Que donneriez-vous bien, commença-t-il, à l’homme habile qui tout à coup vous mettrait en possession d’une fortune immense, d’un million, de deux millions, peut-être?..

Il avait préparé son effet, il le croyait sûr, il s’attendait à voir M. Wilkie tomber à ses genoux.

Et pas du tout; l’aimable gentleman ne sourcilla pas, et c’est du plus beau calme et la bouche à demi-pleine, qu’il dit:

– Je sais le reste!.. Vous venez, n’est-ce pas, cher monsieur, pour me vendre le secret d’une succession vacante en ce moment et qui m’appartient?.. Eh bien! vous arrivez mauvais deuxième.

Le plafond s’effondrant sur M. Fortunat, ne l’eût pas mis en si piteux état… Il demeura béant, stupide, écrasé, et ses yeux eurent une telle expression d’ahurissement, que l’autre éclata de rire.

Pourtant il essaya de se débattre, mais en homme qui se noie, qui a bu plus d’une gorgée et qui coule…

– Laissez-moi vous expliquer, balbutia-t-il, permettez-moi…

– Oh!.. inutile!.. Je sais mes droits. J’ai traité, cher monsieur, ma parole est engagée et demain ou après-demain je signerai mes conventions…

– Avec qui?..

– Ah! permettez, c’est de la vie privée cela!..

Il avait achevé son chocolat, il se versa un verre d’eau glacée, le but, s’essuya les lèvres et se levant de table:

– Vous m’excuserez, cher monsieur, poursuivit-il, si je ne vous reconduis pas… Je vous l’ai dit, on m’attend à Vincennes, j’ai mille louis sur «Pompier de Nanterre,» mon cheval, et mes amis ont dix fois autant… Qui sait ce qui arriverait si je n’étais pas là au départ…

Et aussitôt, sans plus faire attention à M. Fortunat que s’il n’eût pas existé:

– Toby! s’écria-t-il, drôle! maraud! où es-tu?.. Ma voiture est-elle en bas?.. Allons, ma canne bien vite, mes gants, ma jumelle de courses!.. Descends du champagne dans le coffre… N’oublie pas des allumettes!.. Cours mettre ta livrée neuve… Dépêche-toi donc, animal, j’arriverai trop tard!..

M. Fortunat sortit…

L’effroyable colère qui succédait à la stupeur idiote, charriait avec une violence inouïe tout son sang à son cerveau… Il avait un nuage pourpre devant les yeux, ses oreilles tintaient, et à chaque pulsation son crâne était ébranlé comme par un coup de marteau…

Ce fut si terrible qu’il eut peur.

– Vais-je donc avoir une attaque d’apoplexie, pensa-t-il.

Et, comme tout, autour de lui, tourbillonnait, comme les planchers semblaient se dérober sous ses pieds, il s’assit au beau milieu de l’escalier, attendant que ce dangereux vertige passât un peu, s’efforçant de s’arraisonner et appelant à son secours toute sa philosophie.

Il fut bien cinq minutes avant de se risquer à descendre, et quand enfin il arriva dans la rue, ses traits étaient si décomposés que Chupin frémit.

– Cristi!.. murmura-t-il, le bourgeois a son compte.

Vivement il avait sauté sur le trottoir; il aida M. Fortunat à s’installer dans le fiacre, et avant de monter lui-même:

– Place de la Bourse, 27!.. cria-t-il au cocher, qui fouetta son cheval.

 

Véritablement, c’était pitié de voir quel désespoir remplaçait la confiance si joyeuse du chasseur d’héritages.

– C’est la fin de tout, gémissait-il, je suis volé, dépouillé, ruiné… une affaire sûre… Ces malheurs n’arrivent qu’à moi… Un autre m’a devancé… un autre touchera la prime… Oh!.. si je le connaissais, le misérable, si je le connaissais!..

– Minute… interrompit Chupin, je le connais, moi, ce particulier…

M. Fortunat tressauta.

– Impossible! fit-il.

– Pardon, excuse, m’sieu, c’est un mauvais gars qui se fait appeler le vicomte de Coralth…

Ce fut un rugissement plutôt qu’un cri qui sortit de la gorge de M. Fortunat. A un homme de son expérience, il ne fallait qu’une lueur pour éclairer toute une situation.

– Ah!.. je comprends, s’écria-t-il, je vois!.. Oui, tu as raison, Victor, c’est lui, Coralth, c’est l’âme damnée de Valorsay… Coralth est le traître ignoble et abject qui, sur l’ordre de Valorsay, a lâchement déshonoré l’homme qu’aimait Mlle Marguerite… C’est chez la d’Argelès qu’a eu lieu cette immonde scène de jeu… donc Coralth connaît cette créature, il sait ses secrets!.. C’est lui qui m’a devancé.

Il se recueillit une minute, puis d’un tout autre ton:

– Je ne verrai jamais un sou des millions de Chalusse et mes 40,000 francs sont flambés; mais, tonnerre du ciel!.. je me donnerai de l’agrément pour mon argent… Ah!.. Coralth et Valorsay s’entendent pour me ruiner!.. Un moment!.. Puisque c’est ainsi, je passe, moi, du côté de Mlle Marguerite et du malheureux dont on a perdu la vie… Ah! mes petits, vous ne connaissez pas encore Fortunat!.. Maintenant que je passe aux innocents, nous verrons s’ils n’auront pas raison de vous et s’ils ne vous démasqueront pas… Je vais me mettre à faire du bien, puisque vous m’y forcez, et gratis encore!..

Chupin était radieux c’était sa vengeance qui mitonnait.

– Et moi, m’sieu, dit-il, je vous en apprendrai de drôles sur le Coralth… D’abord il est marié, le gredin, et sa femme doit tenir un bureau de tabac quelque part, dans les environs de la route d’Asnières… je vous la retrouverai, vous verrez…

L’arrêt soudain de la voiture, arrivée à la place de la Bourse, lui coupa la parole. M. Fortunat commanda à Chupin de payer le cocher, et quatre à quatre il monta ses escaliers, ayant hâte, ainsi qu’il le disait, d’arrêter son plan de campagne… En son absence, un commissionnaire avait apporté une lettre que Mme Dodelin lui remit. Il brisa le cachet, et lut:

«Monsieur,

«Je suis la pupille de feu M. le comte de Chalusse… Il faut que je vous parle… Voulez-vous m’attendre chez vous après-demain, mardi, de trois à quatre heures…

«Je vous salue.
«MARGUERITE.»

XX

Lorsque sur les dix heures du soir, frissonnante et tout émue, Mlle Marguerite abandonnait le lit de mort du comte de Chalusse, pour courir rue d’Ulm, chez Pascal Férailleur, elle ne désespérait pas encore de l’avenir…

Vainement le malheur qui l’avait reçue à sa naissance et qui depuis la poursuivait sans relâche, la frappait à coups précipités… Père, ami, rang, position, sécurité, fortune, elle venait de tout perdre en un moment;… n’importe!.. Dans le lointain, pareille à la lueur d’un phare obscurci par les brumes, elle entrevoyait encore une promesse de bonheur.

Elle souffrait, mais elle trouvait une sorte d’amère volupté à cette pensée d’unir indissolublement sa vie à celle d’un homme malheureux comme elle, comme elle calomnié, flétri des plus terribles et des plus injustes imputations, repoussé de tous, sans état désormais et sans amis.

Il lui semblait que la réprobation imméritée dont ils seraient l’objet les rapprocherait encore, resserrerait davantage les liens si forts de leur amour, les donnerait mieux l’un à l’autre et achèverait de confondre leurs âmes…

On s’éloignerait d’eux d’un air de mépris; mais qu’auraient-ils besoin de l’approbation du monde, ayant leur conscience pour eux! Ne se suffiraient-ils pas, puisqu’ils s’aimaient?..

Et s’il fallait absolument quitter la France, eh bien! ils la quitteraient; la patrie pour eux serait toujours où ils seraient ensemble.

Et à mesure qu’elle approchait, elle se représentait la douleur de Pascal, mais aussi sa surprise et sa joie, quand il la verrait tout à coup paraître; quand, toute palpitante, elle lui dirait:

– On vous accuse… me voici!.. Je sais que vous êtes innocent et je vous aime!..

La voix brutale du portier, lui apprenant en termes injurieux le départ furtif de Pascal, brisa comme une bulle de savon le fragile édifice de ses rêves.

Quel espoir garder, quand il n’en conservait plus, lui!..

Elle fut écrasée, l’infortunée, sous la certitude du désastre définitif, complet, absolu.

Sa pauvre âme, sentant la détresse profonde de l’irréparable, n’aperçut plus une espérance où se reposer, où se réfugier.

Pascal lui manquant, tout lui manqua… Le monde lui parut vide, l’existence sans but, la lutte une folie, le bonheur un vain mot…

Elle souhaita le néant!..

Mme Léon, cependant, qui avait des formules et des expressions congruantes pour toutes les circonstances de la vie, entreprit de la consoler.

– Pleurez, chère demoiselle, soupira-t-elle, pleurez, car cela soulage… Ah!.. c’est là, certes, une horrible catastrophe!.. Vous êtes jeune, heureusement, et le temps est un grand maître… M. Férailleur n’était pas seul et unique de son espèce, sur la terre… D’autres vous aimeront, d’autres vous aiment déjà!..

– Ah!.. taisez-vous!.. interrompit-elle, plus révoltée que si elle eût entendu murmurer à son oreille les répugnantes galanteries d’un libertin; taisez-vous! Je vous défends d’ajouter un mot…

Un autre!.. quel blasphème… Pauvre jeune fille!.. Elle était de celles dont la vie appartient à un amour unique.

Leur échappe-t-il?.. C’est la mort.

Ce qui ajoutait encore à l’horreur de ses réflexions, c’était le sentiment accablant de son isolement.

Plus encore que l’homme, la femme a l’épouvante de l’abandon.

Et elle, n’était-elle pas abandonnée, délaissée… Au milieu de ce Paris égoïste, bruyant et affairé, n’était-elle pas plus perdue qu’en un désert…

Sur qui s’appuyer? Sur Mme Léon?.. Elle se défiait horriblement de cette doucereuse personne. Sur un des deux hommes qui avaient demandé sa main?.. Était-ce possible!.. Le marquis de Valorsay lui inspirait un insurmontable dégoût, et elle méprisait M. de Fondège, «le général.»

Ainsi donc, son seul ami, son unique protecteur était un inconnu… Ce vieux juge de paix qui avait pris sa défense, qui avait confondu les calomnies des domestiques, et à qui elle avait ouvert son âme…

Mais il ne tarderait pas à l’oublier, pensait-elle, et alors son imagination lui représentait avec une vivacité extraordinaire l’effrayant tableau de son avenir.

Elle savait, elle, l’ancienne apprentie de la rue Saint-Denis, les humiliations et les périls qui attendent une pauvre fille esseulée et quels piéges ignobles on peut lui tendre…

Ainsi, durant plus d’un quart d’heure, ses idées tourbillonnèrent comme les feuilles mortes au souffle furieux de la tempête, et les plus sinistres pressentiments, les projets les plus impossibles s’entrechoquèrent dans le chaos de son cerveau.

Cependant, elle était trop vaillante pour rester ainsi écrasée.

Elle se roidit contre la douleur, et alors la pensée lui vint que peut-être elle arriverait jusqu’à Pascal, avec l’aide de l’homme employé jadis par le comte de Chalusse, M. Fortunat.

Cet espoir, c’était le salut… Elle s’y attacha d’une étreinte désespérée, comme le naufragé à l’épave, qui, en le soutenant au-dessus du gouffre, lui permet d’attendre un secours problématique…

Retrouver Pascal, le rejoindre n’importe où, partager son sort quel qu’il fût, c’était là une tâche digne du courage de Mlle Marguerite.

Aussi, quand elle rentra à l’hôtel, sa résolution était bien prise, et elle avait recouvré ce calme imposant qui lui était habituel…

Il n’était pas tout à fait onze heures, quand elle revint, suivie de Mme Léon, s’agenouiller dans la chambre mortuaire… Elle n’y était pas depuis dix minutes lorsque M. Bourigeau, le concierge, lui monta une lettre qu’on venait d’apporter. Si tard, c’était au moins surprenant…

L’adresse était ainsi libellée:

A Mademoiselle
Marguerite de Durtal de Chalusse,
A l’hôtel de Chalusse
Rue de Courcelles

Mlle Marguerite rougit. Qui donc lui donnait ce nom qu’elle n’avait pas le droit de porter!..

Elle étudia un moment l’écriture, mais elle ne se rappela pas l’avoir jamais vue. C’était l’écriture d’une femme, mais elle avait beau évoquer ses souvenirs, il lui semblait qu’elle ne connaissait aucune femme.

Enfin, elle brisa l’enveloppe et lut:

«Chère, bien chère enfant…»

«Chère enfant!..» Qu’est-ce que cela voulait dire!.. Il était donc au monde une personne qui s’intéressait à elle, qui l’aimait assez pour l’appeler ainsi.

Vivement, elle tourna le feuillet pour voir la signature, et elle pâlit un peu en la voyant.

– Ah!.. fit-elle involontairement, ah! ah!..

La lettre était signée: «Athénaïs de Fondège.» C’était la femme du «général» qui lui écrivait.

Elle reprit:

«J’apprends à l’instant la perte si cruelle que vous venez de faire, et aussi que ce pauvre comte de Chalusse, faute de dispositions testamentaires, vous laisse, vous sa fille adorée, presque sans ressources.

«Je n’essaierai pas de vous adresser des consolations stériles. A Dieu seul il appartient de calmer certaines douleurs. Je serais allée pleurer avec vous, si je n’étais retenue au lit par la fièvre.

«Mais demain, quoi qu’il arrive, je serai près de vous avant déjeuner.

«C’est aux jours d’épreuve, chère et malheureuse enfant, qu’on compte ses véritables amis… nous sommes les vôtres, j’espère vous le prouver.

«Le général croirait offenser et trahir la mémoire de l’homme dont il fut trente ans l’ami le plus cher, s’il ne le remplaçait pas et s’il ne devenait pas pour vous un second père…

«Il vous a offert notre modeste maison; vous avez refusé… Pourquoi?

«Je vous dirai, moi, avec l’autorité que me donne mon âge et mon titre de mère de famille, je vous dirai, moi, que vous devez accepter.

«A quel autre parti pouvez-vous honorablement et sagement songer? Où iriez-vous, pauvre chère enfant?

«Mais nous causerons de cela demain.

«Je saurai bien vous décider à nous aimer et à vous laisser aimer… Pour moi, vous remplacerez la fille tant aimée et tant pleurée que j’ai perdue, ma belle et douce Bathilde…

«Encore une fois, à demain… et laissez-vous embrasser par votre meilleure amie.

«ATHÉNAIS DE FONDÈGE.»

Mlle Marguerite devait être et fut abasourdie de cette lettre.

Cette femme qui lui écrivait ainsi, c’est tout au plus si elle l’avait vue cinq ou six fois; jamais n’était allée chez elle, et c’est à peine si en tout elles avaient échangé vingt paroles.

Bien plus, elle se rappelait certains regards dont une fois Mme de Fondège avait essayé de l’écraser, regards chargés d’un si cruel mépris, qu’ils lui avaient arraché des larmes de douleur, de honte et de colère.

Et même, à cette occasion, le comte de Chalusse lui avait dit:

– Ne soyez donc pas si enfant, chère Marguerite, que de vous préoccuper de cette sotte et impudente pécore.

Eh bien! c’était cette même «pécore» qui tout à coup composait une épître où débordait une sensibilité brûlante, où elle invoquait les droits de son affection sur le ton d’une amitié ancienne et déjà éprouvée.

Était-il naturel que du matin au soir cette altière personne eût été ainsi métamorphosée?

Mlle Marguerite ne pouvait l’imaginer, n’étant pas ce qui s’appelle crédule, mais très-portée à la défiance, au contraire, et inclinant comme tous les malheureux à supposer le mal plus promptement que le bien.

Il fallait donc que Mme de Fondège eût écrit sous l’empire de quelque raison pressante et décisive… mais laquelle?.. Hélas! Mlle Marguerite ne croyait que trop la deviner.

Le «général» la soupçonnant d’avoir détourné des millions de la succession du comte de Chalusse, avait fait partager ses soupçons à sa femme, et celle-ci, cupide autant que son mari et tout aussi peu scrupuleuse, tâchait d’engluer et de confisquer la voleuse, à la seule fin d’assurer à son fils le bénéfice du vol.

Rien de si commun, à notre époque, que ce prudent et honorable calcul… Voler, soi!.. Fi!.. jamais!.. On n’oserait. D’ailleurs on est honnête. Mais profiter d’un détournement… Excusez!.. c’est une autre paire de manches, surtout s’il n’y a pas de risques à courir.

 

Et tout en relisant sa lettre, Mlle Marguerite croyait entendre le «général» et sa femme discuter les moyens d’obtenir leur part de ce magnifique coup de filet de plus de deux millions…

Il lui semblait ouïr Mme de Fondège dire à son mari d’un air avisé:

– Tu n’es qu’on maladroit!.. Ta précipitation et ta brusquerie l’ont effarouchée, cette enfant… Heureusement, je suis là… Laisse-moi faire, et je te prouverai que les femmes sont autrement habiles que vous autres, messieurs.

Et là-dessus elle avait pris la plume, et au jugement de Mlle Marguerite la rédaction trahissait la collaboration des deux époux.

Ainsi, elle eût juré que c’était le mari qui avait inspiré ou même dicté cette phrase:

«Le général croirait offenser et trahir la mémoire de l’homme dont il fut trente ans l’ami le plus cher…»

C’étaient bien là les façons de dire de ce grotesque, dont la grosse préoccupation était de rendre ce qu’il appelait la loyauté simple et la rude franchise du vieux soldat. Cette phrase, au contraire: «Je saurai bien vous décider à vous laisser aimer,» était de la femme évidemment.

Enfin, un passage de la lettre trahissait sans doute possible la recherche de l’attendrissement, même aux dépens de la vérité, la comédie, en un mot.

Les convoitises et l’ambition du succès avaient entraîné Mme de Fondège un peu trop loin.

«Vous remplacerez ma fille tant aimée et tant pleurée,» écrivait-elle à Mlle Marguerite. Or, elle avait eu une fille, en effet, la chère dame, mais elle lui avait été enlevée par le croup à l’âge de six mois, et il y avait de cela plus de vingt-cinq ans!..

Ce qui était singulier aussi, c’était l’envoi de cette lettre à dix heures du soir. Mais en y réfléchissant, Mlle Marguerite s’expliquait cette circonstance.

– Avant d’agir, pensait-elle, M. et Mme de Fondège ont tenu à consulter leur fils, et ils n’ont pu le voir que très-tard… Le brillant hussard ayant approuvé l’honnête combinaison de ses parents, on m’a aussitôt dépêché un domestique…

Toutes ces hypothèses, assurément, étaient fort admissibles; seulement, il était très-difficile de les accorder avec l’opinion émise par le vieux juge de paix, que M. de Fondège devait savoir où avaient passé les millions disparus.

Mais Mlle Marguerite n’en était pas à compter les contradictions de son esprit depuis vingt-quatre heures.

Elle perdait d’ailleurs son sang-froid, à l’idée de ces odieux soupçons de détournement qui planaient sur elle, et qu’il lui semblait avoir lu dans les yeux de tous ceux qui l’avaient approchée, depuis le docteur Jodon jusqu’au marquis de Valorsay.

Le juge de paix, il est vrai, avait pris sa défense, il avait imposé silence aux domestiques, mais cela suffisait-il?..

En resterait-elle moins flétrie d’une abominable accusation!..

Et son innocence ne la rassurait pas. L’exemple de Pascal était là pour apprendre ce que peut l’innocence contre l’effort de la calomnie.

Devait-elle espérer se sauver, quand il avait péri, lui!..

Et cependant il avait été torturé par toutes les angoisses qui la déchiraient… Par ce qu’elle endurait, elle comprenait ce qu’il avait dû souffrir avant de fuir, avant de disparaître…

Où était-il maintenant, le malheureux?.. Hors de France?.. On le lui avait dit, mais elle ne pouvait le croire… Le connaissant comme elle le connaissait, il lui semblait impossible qu’il se fût résigné si vite, sans luttes, ni que tout fût fini… Un secret pressentiment lui disait qu’il ne s’était éloigné qu’en apparence, qu’il veillait et que M. Fortunat n’aurait pas beaucoup de chemin à faire pour arriver jusqu’à lui…

C’est dans la chambre de M. de Chalusse qu’elle réfléchissait ainsi, à deux pas du lit où gisait la dépouille mortelle de cet homme, son père, dont la faiblesse avait fait de sa vie un long martyre, dont l’imprévoyance brisait son avenir, et que cependant elle ne maudissait pas…

Elle se tenait debout devant une fenêtre, appuyant aux carreaux son front brûlant…

C’était l’heure précisément où Pascal, assis sur une borne, en face de l’hôtel, attendait. En ce moment même, il suivait des yeux l’ombre qui se dessinait dans le cadre éclairé de la fenêtre, et il se demandait si ce n’était pas l’ombre de Mlle Marguerite.

Si la nuit eût été claire, apercevant dans la rue cet homme immobile, peut-être eût-elle deviné Pascal… Mais comment eût-elle soupçonné sa présence, et qu’il accourait rue de Courcelles comme elle avait couru rue d’Ulm…

Il n’était pas loin de minuit, quand un léger mouvement dans la chambre, un bruit de pas étouffés, la firent se retourner…

C’était Mme Léon qui sortait, et moins d’une minute après on entendit claquer la grande porte vitrée qui donnait du vestibule dans le jardin…

Certes, il n’y avait rien là que de tout ordinaire et de très-naturel, et cependant Mlle Marguerite en conçut une vague appréhension.

Pourquoi?.. Elle n’eût su le dire; mais il lui revenait à la mémoire toutes sortes de petites circonstances futiles qui tout à coup prenaient une signification inquiétante.

Ainsi, elle avait remarqué que toute la soirée Mme Léon avait été inquiète, agitée et comme sur les épines. Elle qui ne se remuait guère, qui restait des heures engourdie sur un fauteuil, elle avait monté et descendu l’escalier au moins dix fois. A tout moment elle consultait la pendule ou sa montre.

Enfin, à deux reprises, le concierge était venu la prévenir que quelqu’un la demandait…

– Où donc va-t-elle encore, se demanda Mlle Marguerite, à minuit, elle… si peureuse?..

S’adresser cette question, c’était avoir envie de la résoudre; mais Mlle Marguerite résista. D’abord, ses inexplicables soupçons lui parurent ridicules; ensuite, épier quelqu’un lui répugnait extrêmement.

Elle prêtait l’oreille, cependant, guettant le bruit que Mme Léon ne manquerait pas de faire lorsqu’elle rentrerait.

Mais il s’écoula bien plus d’un quart d’heure sans que la porte bougeât de nouveau. Ou la femme de charge n’était pas sortie, ou elle était encore dehors.

– C’est vraiment bizarre!.. pensa Mlle Marguerite. Me serais-je trompée?.. Il faut que j’en aie le cœur net.

Et aussitôt, obéissant à une impulsion mystérieuse, plus forte que sa volonté, elle quitta la chambre à son tour et rapidement descendit…

Elle arrivait dans le vestibule, lorsque la grande porte vitrée s’ouvrit brusquement… Mme Léon rentrait.

Tout le monde veillant à l’hôtel de Chalusse, les candélabres de l’escalier étaient restés allumés, et par suite il était aisé d’observer la femme de charge aussi bien qu’en plein jour.

Elle était essoufflée comme une personne qui a couru très-vite, pâle, émue, tremblante et tout en désordre… Même, les brides de son bonnet s’étant dénouées, il avait glissé de sa tête et pendait dans le milieu de son dos…

– Qu’avez-vous? s’écria Mlle Marguerite, d’où venez-vous?..

En apercevant la jeune fille, Mme Léon s’était vivement rejetée en arrière… Devait-elle fuir ou rester?.. Elle hésita une seconde, et son hésitation se lut dans ses yeux…

Elle resta, et c’est avec un sourire contraint et d’une voix altérée qu’elle répondit:

– Comme vous me dites cela, chère demoiselle!.. On croirait que vous êtes fâchée!.. Vous voyez bien que je viens du jardin…

– A cette heure!..

– Mon Dieu, oui!.. Et point pour mon agrément, je vous le jure, oh! pas du tout… Moi, d’abord, dès que je n’y vois plus clair, je suis comme perdue…

Le prétexte à donner, elle ne le tenait pas encore, et elle le cherchait… De sorte que, pendant un moment, elle bredouilla, se répandant en phrases oiseuses pour gagner du temps et implorant du ciel une inspiration.

– Enfin, insista d’un ton impatient Mlle Marguerite, pourquoi étiez-vous sortie?..

– Ah!.. voilà!.. j’ai cru entendre Mirza aboyer dans le jardin… J’ai pensé qu’on l’avait oubliée au milieu de tout ce remue-ménage, et qu’il ne fallait pas la laisser coucher dehors, la pauvre bête… Là-dessus, j’ai pris mon courage à deux mains, et tant pis!.. je me suis risquée…

Mirza, c’était une vieille chienne épagneule, que M. de Chalusse, de son vivant, aimait beaucoup et dont tous les gens de l’hôtel respectaient les caprices.

– C’est singulier, objecta Mlle Marguerite, quand vous avez quitté la chambre, il y a une demi-heure, Mirza dormait à vos pieds.

– Quoi!.. Vraiment!.. Est-ce possible?..

– C’est sûr!

Mais déjà l’estimable dame reprenait son aplomb et en même temps sa loquacité douceâtre…