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La vie infernale

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XVI

Tout à coup, violemment, sans avoir eu le temps d’y accoutumer sa pensée, rompre avec son passé, le déchirer, l’anéantir…

Renoncer volontairement à la vie vécue, pour revenir au point de départ et recommencer une existence nouvelle…

Abandonner tout, situation conquise, labeurs familiers, espérances chèrement caressées, amis, habitudes, relations…

Rompre avec le connu pour s’élancer vers l’inconnu, quitter le certain pour le problème, déserter la lumière pour les ténèbres…

Dépouiller en un mot sa personnalité pour revêtir une personnalité étrangère, devenir un mensonge vivant, changer de nom, de milieu, d’état, de physionomie et de vêtements, cesser d’être soi pour devenir un autre…

Cela exige une résolution et une énergie dont peu d’âmes humaines sont capables.

Les coquins les plus hardis hésitent devant cet étonnant sacrifice, et on en a vu qui attendaient la Justice plutôt que de recourir à cette terrible extrémité.

Voilà pourtant le courage qu’eut Pascal Férailleur, au lendemain du guet-apens inouï qui lui enlevait l’honneur, à lui, le plus honnête des hommes.

Disparaître, fuir en apparence l’injuste réprobation, puis, tapi dans l’ombre, épier l’occasion et l’heure de la réhabilitation et de la vengeance, il ne vit que cela, quand les exhortations de sa mère et les bonnes paroles du baron Trigault lui eurent rendu la lucidité de son intelligence. Entre Mme Férailleur et son fils, tout fut promptement convenu.

– Je pars, dit Pascal à sa mère… Avant deux heures, j’aurai trouvé et garni de meubles d’occasion le modeste appartement où nous nous cacherons. Je sais, à l’autre bout de Paris, un quartier qui nous convient et où, certes, on ne nous cherchera pas.

– Et moi, demanda Mme Férailleur, que ferai-je, pendant ce temps?

– Toi, mère, tu vas te hâter de vendre tout ce que nous possédons ici… Tout, sans en excepter mes livres… Tu réserveras seulement, de notre linge et de nos effets, ce que tu pourras faire tenir dans trois ou quatre malles… Nous devons être épiés… Il importe donc que tout le monde soit bien persuadé que j’ai quitté Paris et que tu me rejoins.

– Et quand tout sera vendu et que mes malles seront prêtes?..

– Alors, chère mère, tu enverras chercher un fiacre, et en y montant tu crieras bien haut au cocher de te conduire au chemin de fer de l’Ouest… Tu y feras descendre tes bagages et tu prieras les employés de les mettre en magasin et de t’en donner un reçu, comme si tu devais ne partir que le lendemain…

– Ainsi ferai-je. Il est clair que si on m’épie on ne soupçonnera pas cette ruse. Mais ensuite?

– Ensuite, mère, tu monteras à la salle du haut, et tu m’y trouveras… Je te conduirai au logement que j’aurai arrêté, et demain, nous enverrons un commissionnaire, avec ton reçu, retirer les bagages…

Mme Férailleur approuvait, s’estimant heureuse, en cet effroyable malheur, que le désespoir n’eût pas brisé les ressorts de l’énergie de son fils.

– Conservons-nous notre nom, Pascal?.. demanda-t-elle.

– Oh!.. ce serait une impardonnable imprudence.

– Lequel prendre alors? J’ai besoin de le savoir, on peut me le demander au chemin de fer.

Il réfléchit et dit:

– Ton nom de jeune fille sera le nôtre, ma mère… Il nous portera bonheur. Notre nouveau logis sera loué au nom de Mme veuve Mauméjan…

Pendant quelques instants encore ils délibérèrent, cherchant s’ils ne négligeaient aucune des précautions que commandait la prudence.

Et quand ils furent persuadés qu’ils n’oubliaient rien:

– Tu peux partir, mon fils, dit Mme Férailleur.

Mais avant de s’éloigner, Pascal avait un devoir sacré à remplir.

– Il faut que je prévienne Marguerite, murmura-t-il.

Et, s’asseyant à son bureau, il écrivit pour cette unique amie de son âme une brève et exacte relation des événements. Il lui disait encore quel parti extrême il prenait, et qu’il lui ferait connaître sa demeure dès qu’il la connaîtrait lui-même… Enfin il la priait de lui accorder une entrevue, où il lui donnerait des détails et lui exposerait ses espérances.

Quant à se disculper, ne fût-ce que par un mot, quant à expliquer le guet-apens dont il avait été victime, l’idée ne lui en vint seulement pas.

Il était digne de Mlle Marguerite, il savait que pas un doute n’effleurerait la foi qu’elle avait en son honneur…

Penchée sur l’épaule de son fils, Mme Férailleur avait lu ce qu’il écrivait.

– Songerais-tu à confier cette lettre à la poste? lui demanda-t-elle. Es-tu sûr, parfaitement sûr qu’elle sera remise à Mlle Marguerite et non à une autre personne qui s’en servirait contre toi?

Pascal secoua la tête.

– Je sais comment m’y prendre pour qu’elle parvienne sûrement, répondit-il. Marguerite m’a dit que si jamais quelque grand danger nous menaçait, elle m’autorisait à envoyer demander la femme de confiance de l’hôtel de Chalusse, Mme Léon, et à lui remettre un mot… Le péril est assez pressant pour que j’use de cette ressource… Je passerai rue de Courcelles; je ferai prévenir Mme Léon et je lui donnerai cette lettre. Es-tu rassurée, chère mère?..

Ayant dit, il se mit à entasser dans une grande caisse tous les dossiers qui lui avaient été confiés. Cette caisse devait être portée à un de ses amis d’autrefois, qui les remettrait à qui de droit.

Il prit ensuite quelques papiers précieux et les valeurs qu’il possédait, et, prêt pour le sacrifice, il parcourut une dernière fois ce modeste appartement de la rue d’Ulm, où le succès avait souri à ses efforts, où il avait été heureux, où il s’était bercé de si beaux rêves d’avenir.

Mais bientôt il sentit que l’attendrissement le gagnait; les larmes lui venaient aux yeux… Il embrassa sa mère et sortit d’un pas précipité.

– Pauvre enfant!.. murmura Mme Férailleur. Pauvre Pascal!..

Pauvre femme aussi!.. C’était la seconde fois, à vingt ans de distance, qu’elle était foudroyée en plein bonheur… Mais en ce jour, comme au lendemain de la mort de son mari, elle trouvait dans son cœur cette robuste énergie, cette constance héroïque des mères, supérieures à toutes les infortunes.

C’est d’une voix ferme qu’elle commanda à sa femme de ménage de courir chercher un marchand de meubles, le plus proche, n’importe lequel, pourvu qu’il eût de l’argent comptant.

Et, cet homme arrivé, elle fut stoïque pendant qu’elle le promenait dans toutes les pièces.

Dieu sait si elle souffrait, cependant!..

Ceux-là seuls qui ont été réduits à cette extrémité affreuse de vendre ce qu’ils possédaient peuvent juger cette angoisse.

A l’heure fatale où le brocanteur arrive, chaque meuble et jusqu’au dernier bibelot acquièrent aux yeux de leur possesseur une valeur extraordinaire. Il semble qu’il passe quelques gouttes du sang qu’on a dans les veines dans chaque objet qu’on va livrer. Et quand le marchand, de ses grosses mains avides, tourne et retourne chaque chose, on croit ressentir l’affront d’une profanation de soi.

Les riches nés au milieu du luxe qui les environne, ne connaissent pas le plus horrible du supplice.

Celui qui souffre effroyablement, c’est l’homme de la classe moyenne, non le parvenu, mais celui qui était en train de parvenir quand il a trébuché.

Le cœur de celui-là saigne, quand l’inexorable nécessité le sépare de tout ce dont il s’était peu à peu entouré.

C’est qu’il n’est pas un objet qui ne lui rappelle une convoitise, une envie longtemps comprimée, et la joie enfantine de la première possession.

Quel plaisir, le jour où on lui apporta son grand fauteuil!.. Combien de fois était-il allé admirer à la montre du marchand, avant de les acheter, ses rideaux de velours!.. Son tapis lui représente des mois d’économie!.. Et cette jolie pendule… Ah! il avait bien cru qu’elle ne sonnerait que des heures prospères!..

Et tout cela, le brocanteur le manie et le tripote, le secoue, le raille, le déprécie… On se croyait dans un louvre, il prouve qu’on était dans un taudis. C’est à peine s’il daignera acheter… Qui est-ce qui voudrait de ces rebuts!.. Dame!.. il sait qu’on a besoin d’argent et il abuse… C’est son état.

– Combien cela vous a-t-il coûté?.. demande-t-il à chaque meuble.

– Tant!..

– Eh bien!.. On vous a joliment volé!..

Il est sûr qu’il y a un voleur, et que ce doit être lui!.. Mais que dire?.. Un autre n’agirait pas autrement que lui.

Le mobilier de Mme Férailleur lui avait coûté une dizaine de mille francs, il en valait au moins le tiers, elle en retira 760 francs. Il est vrai qu’elle était pressée et qu’elle fut payée comptant.

Et comme neuf heures sonnaient, on chargeait ses malles sur un fiacre, et elle criait au cocher; bien haut, comme elle en était convenue avec son fils:

– Place du Havre… au chemin de fer!

Une fois déjà, après avoir été lâchement dépouillée par un misérable, Mme Férailleur en avait été réduite à se défaire de tout ce qu’elle possédait.

Une fois déjà, elle avait abandonné son logis aux brocanteurs et s’était éloignée en emportant sur un fiacre les épaves de sa fortune.

Mais quelle différence! Jadis, l’estime et la sympathie de tous, les amitiés qu’elle avait su se concilier lui faisaient cortége… Il y avait autour d’elle comme un concert d’admirations et d’éloges qui enlevaient au sacrifice une partie de son amertume et doublaient son courage.

Tandis que ce soir, elle fuyait, secrètement, seule, sous un faux nom, tremblant d’être épiée ou reconnue, comme le coupable que poursuit l’idée de son crime et la crainte du châtiment.

Elle souffrait moins, le jour où, affaissée au fond d’une voiture de deuil, avec son fils sur ses genoux, elle suivait au cimetière la dépouille mortelle de l’homme qui avait été tout pour elle, son unique pensée, son amour, son orgueil, son bonheur et ses espérances.

 

Veuve, anéantie par le sentiment du malheur irréparable, elle s’était humiliée sous la main qui la frappait… Mais, ici, c’était la méchanceté seule des hommes qui l’atteignait dans son fils, et son supplice était celui de l’innocent qui va périr faute de pouvoir prouver son innocence…

La mort de son mari ne lui avait pas arraché des larmes si amères que le déshonneur de son fils…

Tout ce que l’âme humaine peut endurer de douleur sans être brisée, cette mère si humble et si grande le subit pendant le trajet de la rue d’Ulm à la gare de l’Ouest.

Elle si fière, et qui avait de si justes raisons de l’être, elle voyait encore les regards brûlants de mépris dont on l’avait accablée quand elle avait quitté sa maison!.. Elle entendait encore les outrageantes paroles qui lui avaient été jetées par quelques-uns de ces voisins comme il s’en trouve trop, dont le misérable bonheur se compose surtout du malheur d’autrui…

– Ses larmes!.. avait-on dit, simagrées!.. Elle va retrouver son fils, et avec ce qu’il a volé, ils rouleront carrosse en Amérique…

Car la renommée, qui grossit et dénature tout, la haine et l’envie avaient enflé jusqu’à l’absurde la scène déjà inouïe de l’hôtel d’Argelès. Rue d’Ulm, il était avéré que Pascal, depuis cinq ans, passait toutes ses nuits au jeu et que, tricheur incomparable, il avait volé des millions…

Cependant Mme Férailleur approchait du chemin de fer…

Bientôt le fiacre prit le pas pour monter la pente roide de la rue d’Amsterdam, et il ne tarda pas à s’arrêter devant la gare.

Ponctuelle observatrice des conventions arrêtées, l’héroïque femme fit porter ses malles au quai de la ligne de Londres, déclara qu’elle ne partirait que le lendemain, et reçut d’un employé un bulletin de dépôt.

Une vague inquiétude l’obsédait; elle observait le visage de tous les gens qui passaient, sachant bien que le plus profond mystère seul assurait quelque chance de succès aux desseins de Pascal, et redoutant des espions…

Mais elle ne vit pas une figure suspecte. Seuls, quelques Anglais, ces étranges voyageurs, si sottement prodigues et si ridiculement pingres tout à la fois, marchandaient à grands cris les quatre sous de pourboire d’un pauvre facteur.

A demi rassurée, Mme Férailleur traversa rapidement le grand vestibule de l’Horloge et gravit l’escalier qui conduit à l’immense salle des Pas-Perdus des lignes de banlieue.

C’est dans cette salle que Pascal lui avait donné rendez-vous; mais elle eut beau promener son regard de tous côtés, elle ne l’aperçut pas. Ce retard ne l’inquiéta pas trop. Il n’y avait rien de surprenant à ce que Pascal n’eût pu terminer encore tout ce qu’il avait à faire.

Epuisée de lassitude, elle s’était assise sur un banc, le plus dans l’ombre qu’il lui avait été possible, et elle suivait d’un œil morne la foule incessamment renouvelée, quand un homme, en s’arrêtant brusquement devant elle, la fit tressaillir…

Cet homme, c’était Pascal, cependant… Mais il avait fait couper ses cheveux et sa barbe..

Et ainsi tondu, avec son visage glabre, un foulard brun remplaçant sa cravate de mousseline blanche, il était changé à ce point que sa mère, tout d’abord, ne l’avait point reconnu.

– Eh bien!.. demanda Mme Férailleur.

– J’ai trouvé… Nous avons un logement tel que je le souhaitais.

– Où?..

– Ah!.. bien loin, pauvre mère… à mille lieues de tous les gens que nous avons aimés et connus… dans un quartier désert, sur la route de la Révolte, presque à l’endroit où elle coupe la route d’Asnières… Tu y seras bien mal, sans doute, mais tu auras la jouissance d’un petit jardinet…

Elle se leva, rassemblant toute son énergie:

– Qu’importe le logis! interrompit-elle, avec une gaieté un peu forcée, j’espère bien que nous n’y serons pas longtemps…

Mais lui, comme s’il eût été bien loin de partager cet espoir, restait silencieux et morne. Et sa mère lut dans ses yeux, dont elle connaissait si bien l’expression, qu’une anxiété nouvelle s’était ajoutée à toutes ses angoisses.

– Qu’as-tu? demanda-t-elle, incapable de maîtriser son inquiétude, qu’est-il arrivé?..

– Ah!.. un grand malheur.

– Quoi encore, mon Dieu?

– Je suis allé rue de Courcelles; j’ai parlé à Mme Léon…

– Que t’a-t-elle dit?

– Le comte de Chalusse est mort ce matin…

Mme Férailleur respira.

Assurément elle s’attendait à tout autre chose, et en quoi cette mort était un désastre, elle ne le concevait pas. Ce qu’elle comprenait fort bien, par exemple, c’est que cette conversation, debout, dans cette salle où passaient cent personnes par minute, était une insigne imprudence et constituait un véritable danger.

Elle prit donc le bras de son fils, et l’entraîna en disant:

– Viens, sortons…

Pascal avait gardé la voiture qui lui avait servi pour ses courses de la soirée; il y fit monter sa mère et monta lui-même, après avoir donné l’adresse de sa nouvelle demeure.

– Parle, maintenant, dit Mme Férailleur, après que le cocher eut fouetté ses chevaux.

Le malheureux était en un de ces moments d’agonie morale et de défaillance de la pensée, où parler est un véritable supplice…

Mais il ne voulait pas inquiéter sa mère, ni qu’elle pût le soupçonner de manquer de fermeté… D’un effort violent, il secoua la torpeur qui l’envahissait, et d’une voix assez élevée pour dominer le bruit des roues:

– Voici, mère, commença-t-il, l’emploi de mon temps depuis que je t’ai quittée:

Je me rappelais avoir vu, lors d’une expertise, route de la Révolte, trois ou quatre maisons tout à fait convenables pour mes projets… Naturellement, c’est là que j’ai couru tout d’abord. Dans une de ces maisons, un appartement était vacant, je l’ai loué, et pour que rien n’entrave la liberté de mes mouvements, j’ai payé six mois d’avance… Voici la quittance, au nom que nous porterons désormais.

Et il montrait un papier où le propriétaire déclarait avoir reçu de M. Mauméjan la somme de 350 fr., pour deux termes à échoir, etc…

– Mon marché conclu, reprit-il, je suis revenu vers le centre de Paris, et je suis entré chez le premier marchand de meubles que j’ai rencontré… Je me proposais de louer seulement de quoi garnir notre petit logement, mais le marchand a élevé toutes sortes de difficultés… Il tremblait pour ses meubles, il exigeait un cautionnement en argent ou la garantie de trois commerçants patentés… Quand j’ai vu cela, et tout le temps que je perdais, j’ai acheté le strict nécessaire. Une des conditions du marché est que tout sera chez nous, et à peu près en place, à onze heures… Comme j’ai stipulé par écrit un dédit de 300 francs, je suis sûr de l’exactitude de mon homme… Je lui ai confié la clef de notre logement, et il doit m’y attendre en ce moment.

Ainsi, avant de songer à son amour et à Mlle Marguerite, Pascal ne s’était préoccupé que des intérêts de sa réputation perdue.

Et il avait tout terminé en quelques heures avec cette sûreté et cette adresse que donne la connaissance exacte des merveilleuses ressources de Paris.

Mme Férailleur ne lui avait peut-être pas cru tant de courage, et elle l’en récompensa par un serrement de main.

Puis, comme il se taisait:

– Quand donc as-tu vu Mme Léon? interrogea-t-elle.

– Après que toutes mes dispositions pour notre emménagement ont été bien prises, chère mère… Lorsqu’en sortant de la boutique du marchand de meubles, j’ai calculé que j’avais encore cinq quarts d’heure devant moi, je n’y ai plus tenu… et, au risque de t’exposer à m’attendre, je me suis fait conduire rue de Courcelles…

Il était manifeste que Pascal éprouvait à parler de Mlle Marguerite un extrême embarras, presque de la répugnance. Il y a de la dissimulation au fond de toute passion vraie, et les nobles et chastes amours souffrent dans leur pudeur d’écarter les voiles dont ils s’enveloppent.

Ces sentiments, Mme Férailleur était digne de les comprendre. Mais elle était mère, c’est-à-dire jalouse de la tendresse de son fils, et anxieuse de détails sur cette rivale qu’elle voyait tout à coup surgir dans un cœur où elle avait régné seule… Elle était femme aussi, c’est-à-dire défiante et soupçonneuse à l’égard des autres femmes.

Loin donc d’avoir pitié du malaise de Pascal, elle le pressa assez pour qu’il fût obligé de poursuivre:

– J’avais donné cinq francs à mon cocher pour presser ses chevaux, et il marchait grand train, lorsque soudainement, à la hauteur de l’hôtel de Chalusse, il s’opéra dans le mouvement de la voiture un changement étrange…

Je regardai, et je vis qu’elle roulait sur une épaisse couche de paille répandue sur la chaussée…

Ce que je ressentis, je ne saurais l’exprimer… En un moment, je fus trempé d’une sueur glacée… Je crus voir comme aux lueurs d’un éclair, Marguerite à l’agonie… mourant loin de moi, et m’appelant en vain.

Sans attendre l’arrêt de la voiture, je sautai à terre, et j’eus besoin de me faire violence pour ne pas courir demander au concierge de l’hôtel de Chalusse:

– Qui donc se meurt ici?

Un embarras se présentait que je n’avais pas prévu. Pouvais-je aller de ma personne demander Mme Léon? Évidemment non. Qui donc y envoyer? Il n’y avait plus, à l’heure qu’il était, un seul commissionnaire au coin des rues, et pour rien au monde je n’aurais confié cette démarche au garçon de quelque marchand de vin des environs.

Heureusement, mon cocher – le même qui nous conduit – est un brave garçon, et il consentit à se charger de la commission, moyennant que je garderais ses chevaux.

Dix minutes après, Mme Léon sortit et vint à moi.

Je la connaissais pour l’avoir vue cent fois avec Marguerite, quand elles demeuraient près du Luxembourg, et elle-même, qui m’avait vu passer et repasser si souvent, me reconnut malgré ma figure glabre.

Dois-je le dire, son premier mot: «M. de Chalusse est mort» me soulagea d’un poids énorme; je respirai…

Mais elle était si pressée qu’elle ne put me donner aucun détail…

Je lui ai remis ma lettre et elle m’a promis pour bientôt un mot de Marguerite. Tout le monde veillant cette nuit à l’hôtel, il lui sera facile de s’esquiver et de sortir quelques minutes…

Ainsi, quand la demie de minuit sonnera, elle sera à la petite porte du jardin de l’hôtel, et si je suis exact, j’aurai une réponse…

Mme Férailleur semblait attendre quelque chose encore, et comme Pascal se taisait:

– Tu me parlais d’un grand malheur, fit-elle, où donc est-il?.. Je ne l’aperçois pas…

Il eut un geste menaçant, et d’une voix sourde:

– Le malheur est, répondit-il, que sans l’abominable traîtrise dont je suis victime, Marguerite serait ma femme avant un mois. La voici libre, maintenant, absolument libre, ne dépendant plus que de sa volonté et de son cœur.

– Et tu te plains!..

– Oh!.. ma mère!.. Puis-je donc l’épouser!.. M’est-il permis même de songer à lui offrir un nom déshonoré!.. Il me semble que je commettrais une action vile, plus qu’un crime, si j’osais lui parler de mon amour et de notre avenir, avant d’avoir écrasé les infâmes qui m’ont perdu…

Les regrets, la rage, la conscience de son impuissance momentanée, lui arrachaient des larmes que Mme Férailleur devinait, qui retombaient, sur son cœur comme du plomb en fusion, mais dont elle réussit à ne point paraître émue.

– Raison de plus, prononça-t-elle froidement, pour ne pas perdre une seconde, pour donner à l’œuvre de réhabilitation tout ce que tu as de force, d’intelligence, d’énergie.

– Oh!.. je me vengerai, je le veux… Mais elle, en attendant, que deviendra-t-elle?.. Songe, mère, qu’elle est seule au monde, sans amis, abandonnée!.. C’est à devenir fou!..

– Elle t’aime, dis-tu… Qu’as-tu à craindre? Maintenant elle est débarrassée des obsessions de ce prétendant qu’on voulait lui imposer et dont elle t’avait parlé… Le marquis de Valorsay, n’est-ce pas?..

Ce nom charria au cerveau de Pascal tout le sang de ses veines…

– Ah!.. s’écria-t-il, le misérable!.. S’il y avait un Dieu au ciel…

– Malheureux! interrompit Mme Férailleur, tu blasphèmes, quand déjà la Providence se déclare pour toi!.. Lequel, à cette heure, penses-tu qui souffre le plus, de toi, fort de ton innocence, ou du marquis s’apercevant qu’il a commis un crime inutile?

Une secousse du fiacre l’interrompit.

Abandonnant le chemin d’Asnières, le cocher avait remonté la route de la Révolte, et il venait de s’arrêter devant une maison isolée, de très-modeste apparence, à un seul étage.

– Nous sommes arrivés, mère, dit Pascal.

Sur le seuil de la maison, un homme les attendait qui accourut leur ouvrir la portière. C’était le marchand de meubles.

– Enfin vous voici, M. Mauméjan! dit-il. Tenez, et vous verrez que j’ai strictement rempli les conditions de notre marché.

 

Il disait presque vrai; on lui remit le prix convenu et il s’éloigna content.

– Maintenant, chère mère, reprit Pascal, permets que je te fasse les honneurs du pauvre logis que je t’ai choisi…

De cette humble maison, il n’avait loué que le rez-de-chaussée. L’étage supérieur, qui avait une entrée et un escalier indépendants, était occupé par un honnête ménage.

Tel quel, ce rez-de-chaussée était étroit, mais propre, et l’architecte avait intelligemment tiré parti du terrain.

Le tout se composait de quatre petites pièces, séparées par un corridor. La cuisine prenait jour sur un petit jardin grand comme quatre fois un drap ordinaire.

Les meubles achetés par Pascal étaient un peu plus que simples, mais faits pour ce pauvre intérieur; ils venaient d’être apportés, et on les eût dit en place depuis des années…

– Nous serons bien ici, déclara Mme Férailleur, oui, très-bien… Demain soir, tu ne t’y reconnaîtras plus… J’ai sauvé bien des choses de notre naufrage: des rideaux, une paire de lampes, une pendule… tu verras. C’est surprenant, tout ce qu’on peut faire tenir dans quatre malles!..

Lorsque sa mère lui donnait un si fier exemple, Pascal eût rougi de ne pas s’élever à sa hauteur. Il se mit donc à expliquer gravement les raisons qui l’avaient déterminé à choisir ce logement: c’est qu’il avait tenu surtout à ne pas avoir de concierge. Ainsi, il assurait la liberté absolue de ses mouvements et se mettait à l’abri des indiscrétions.

– Certes, chère mère, ajoutait-il, le quartier est désert, mais tu y trouveras néanmoins le nécessaire… Au-dessus de nous, demeurent, m’a dit le propriétaire, de très-braves gens… j’ai déjà causé avec la femme, elle te pilotera… Je me suis enquis de quelqu’un pour le gros ouvrage et on m’a indiqué une pauvre marchande nommée Vantrasson, qui cherche de tous côtés un ménage à faire… On doit l’avoir prévenue ce soir, tu la verras demain… Et surtout n’oublie pas que tu es désormais Mme Mauméjan.

Entraîné par la situation, il parlait, il parlait… Lorsque Mme Férailleur, tirant sa montre, lui dit doucement:

– Et ton rendez-vous?.. Tu oublies qu’une voiture attend à la porte…

C’était vrai, il avait oublié.

Vivement il prit son chapeau, et après avoir embrassé sa mère, s’élança dehors.

Les chevaux du fiacre n’en pouvaient plus, mais le cocher avait été si bien encouragé qu’il trouva le secret de les faire trotter jusqu’à la rue de Courcelles.

Là, par exemple, il déclara que lui et ses bêtes étaient à bout, et ayant reçu ce qui lui était dû, il s’éloigna au pas…

Le temps était froid, la nuit sombre, la rue déserte… Le silence était lugubre, troublé à de longs intervalles par le claquement d’une porte ou le pas lointain d’un promeneur attardé…

Ayant vingt minutes au moins à attendre, Pascal était allé s’asseoir sur une borne, en face de l’hôtel de Chalusse, et son regard s’attachait obstinément à la façade, comme si par un prodige de volonté il eût pu traverser les murailles, et voir ce qui se passait à l’intérieur.

Une seule fenêtre, celle de la chambre où l’on veillait le corps du comte de Chalusse, était éclairée… Et dans ce cadre lumineux, on distinguait de la rue l’ombre d’une femme, debout, immobile, le front appuyé contre les carreaux…

Et le temps passait…

En proie à l’indicible angoisse de l’homme qui sent que sa vie est en jeu, que son avenir se décide, que son sort va être à tout jamais et irrévocablement fixé, Pascal comptait les secondes.

Réfléchir, délibérer, prévoir, concerter un plan… impossible. Sa pensée échappait à sa volonté… Il perdait jusqu’à la mémoire de ses tortures depuis vingt-quatre heures. Coralth, Valorsay, la d’Argelès, le baron, n’existaient plus. Il oubliait sa position perdue et l’infamie attachée à son nom… Le passé était comme supprimé, et l’avenir pour lui n’allait pas au-delà de quelques minutes… Toute sa vie se résumait en l’instant présent, et il ne concevait ni ne percevait rien, hormis qu’il attendait Mlle Marguerite et qu’elle allait venir…

Sans doute ses dispositions physiques aidaient à cet anéantissement moral… Il n’avait rien pris de la journée et son estomac défaillait… Il ne s’était pas muni d’un pardessus, et le froid de la nuit le pénétrait jusqu’aux moelles… Ses oreilles tintaient, des éblouissements emplissaient ses yeux d’étincelles…

La demie de minuit qui sonnait lugubrement à l’horloge de l’hôpital Beaujon le tira de cet anéantissement.

Il crut entendre une voix dans la nuit, qui lui criait: «Debout, voici l’heure!»

Tout chancelant, et sentant ses jambes se dérober sous lui, il se traîna jusqu’à la petite porte des jardins de l’hôtel de Chalusse.

Bientôt elle s’ouvrit mystérieusement, et Mme Léon parut.

Ah! ce n’était pas elle qu’espérait Pascal.

Le malheureux!.. Il avait écouté cet écho mystérieux de nos désirs qui se confond avec le pressentiment, et qui murmurait au-dedans de lui:

– Marguerite elle-même viendra…

Et, avec l’ingénuité du malheur, il ne put se défendre d’exprimer à Mme Léon sa secrète espérance.

Mais la femme de charge, à cette seule idée, recula avec un geste superbe de pudeur effarouchée, et d’un ton de reproche:

– Y pensez-vous, monsieur, prononça-t-elle… Quoi!.. vous avez pu croire que Mlle Marguerite abandonnerait le corps de son père pour accourir à un rendez-vous!.. Ah! jugez-la mieux, cette chère enfant!..

Il soupira profondément, et d’une voix à peine intelligible:

– Du moins, elle m’a répondu? demanda-t-il.

– Oui, monsieur… et quoique ce soit de ma part une haute inconvenance, je vous apporte sa lettre… Tenez, la voici… Puis, bonsoir, je me sauve… Que deviendrais-je, si les domestiques s’apercevaient de mon absence, et que je suis sortie toute seule…

Elle se retirait en effet, Pascal la retint.

– De grâce, supplia-t-il, attendez-que j’aie vu ce qu’elle m’écrit. J’aurai peut-être quelque chose à lui faire savoir.

Mme Léon obéit, d’assez mauvaise grâce, non sans répéter à deux reprises: «Dépêchez-vous!» et Pascal courut se placer sous un réverbère.

Ce n’était pas une lettre que lui adressait Mlle Marguerite, mais un laconique billet, sur un chiffon de papier tout froissé, plié en quatre et non cacheté.

Il était écrit au crayon, d’une écriture toute confuse.

A la lueur tremblante du gaz, Pascal lut:

«Monsieur…»

Ce seul mot le fit frissonner. Monsieur!.. Qu’est-ce que cela signifiait!..

Depuis longtemps, lorsqu’elle écrivait, Mlle Marguerite disait: «Mon cher Pascal,» ou «mon ami…»

Cependant, il continua:

«Supliée par M. le comte de Chalusse, par mon père à l’agonie, je n’ai pas eu le courage de résister…

«J’ai pris l’engagement solanel de devenir la femme du marquis de Valorsay.

«On ne trahit pas les serments faits aux mourants, je tiendrai le mien, dû mon cœur se briser.

«Je remplis un devoir, Dieu me donnera le courage et la résignation…

«Oubliez donc celle qui vous aima tant autrefois… Elle est maintenant la fiancée d’un autre, et l’honneur lui comande d’oublier jusqu’à votre nom.

«Une fois encore, et la dernière, adieu!..

«Si vous m’aimez, vous ne chercherez pas à me revoir… Ce serait ajouter inutilement à l’amertume de mes douleurs…

«Pleurez comme si elle était morte celle qui se dit:

«Votre servante,
«Marguerite.»

La contexture prétentieusement banale de cette lettre, les fautes d’orthographe qui s’y enlaçaient, Pascal ne remarqua rien.

Il ne comprit qu’une chose, c’est que Marguerite était perdue pour lui, c’est qu’elle allait devenir la femme du lâche scélérat qui avait organisé le guet-apens de l’hôtel d’Argelès…

Une commotion terrible le secoua de la nuque aux talons, il passa devant ses yeux comme un nuage de sang, et, haletant, éperdu, ivre de rage, il bondit jusqu’à Mme Léon.

– Marguerite!.. dit-il d’une voix rauque, où est-elle? je veux la voir!..

– Oh!.. monsieur, que me demandez-vous là!.. Est-ce possible!.. Laissez-moi vous expliquer…

Le reste expira dans sa gorge. Pascal lui avait saisi les poignets, et il les serrait à les briser, en répétant:

– Je veux voir Marguerite, lui parler… Il faut que je lui dise qu’on la trompe, qu’on l’abuse… Je démasquerai le misérable…