Za darmo

La vie infernale

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XV

C’est en courant que M. Fortunat sortit de chez le traiteur. Il tremblait d’être poursuivi et rejoint par M. Casimir.

Mais au bout de deux cents pas il s’arrêta, moins pour reprendre haleine que pour rassembler ses idées en déroute, et bien que ce ne fût guère la saison, il s’assit sur un banc.

Ce qu’il avait enduré, dans cet étroit cabinet de marchand de vin, pendant que se grisait son convive, dépassait les plus cruels tourments de sa vie agitée.

Il avait voulu des informations précises, il les avait, et elles renversaient, elles anéantissaient toutes ses espérances.

Persuadé que les héritiers du comte de Chalusse l’avaient perdu de vue, il s’était dit qu’il les retrouverait et qu’il traiterait avec eux avant de leur apprendre qu’ils étaient riches à millions…

Et, pas du tout, ces héritiers, qu’il croyait dispersés et éloignés, surveillaient M. de Chalusse et connaissaient si bien leurs droits qu’ils étaient prêts à les faire valoir.

– Car c’est bien réellement la sœur du comte qui a écrit cette lettre que j’ai dans ma poche, murmurait-il… Ne voulant pas, ne pouvant pas sans doute le recevoir chez elle, prudemment elle lui donnait rendez-vous dans un hôtel… Mais qu’est-ce que ce nom d’Huntley?.. Le porte-t-elle, ou ne l’avait-elle adopté que pour la circonstance?.. Serait-ce celui de l’homme qui l’a enlevée?.. Est-ce celui de ce fils dont elle s’est séparée?..

Mais à quoi bon toutes ces conjectures!.. Le sûr, le positif, c’est que l’argent lui échappait, sur lequel il avait compté pour réparer la saignée faite à sa caisse par le marquis de Valorsay. Et il souffrait comme s’il eût perdu 40,000 francs une seconde fois.

Peut-être, en ce moment, regretta-t-il d’avoir rompu avec le marquis…

Cependant, il n’était pas homme à renoncer à une partie, si désespérée qu’elle lui parût, sans une tentative. Il savait combien sont surprenants et soudains les retours de fortune qu’un acte insignifiant détermine.

– Je veux arriver jusqu’à cette sœur, se dit-il… je veux savoir sa position et ses projets… Si elle n’a pas de conseiller, je m’offrirai… Et qui sait…

Une voiture passait; M. Fortunat l’arrêta et monta en disant au cocher:

– Rue du Helder, nº 43, hôtel de Hombourg.

Était-ce le hasard ou une préméditation narquoise, qui avait imposé à cet établissement le nom d’une ville qui est comme le tripot de l’Europe?

L’hôtel de Hombourg est une de ces maisons où descendent de préférence les aventuriers de distinction qu’attire l’éblouissement des millions qui se dépensent à Paris.

Comtes valaques d’occasion et princesses russes de contrebande, pipeurs de cartes et pipeuses d’amour sont sûrs d’y trouver bon accueil, un luxe princier, des prix peu modérés et une confiance extraordinairement modérée.

Chacun y est appelé par le titre qu’il lui plaît de se donner en arrivant, Excellence ou Seigneurie, au choix… On y trouve, selon le goût des personnes, des domestiques jouant le vieux serviteur et des voitures où on peint en deux heures les armoiries les plus compliquées… On s’y procure sur-le-champ tous les accessoires de la grande vie, tout ce qu’il faut pour faire le grand seigneur au mois, à la journée ou à l’heure, tout ce qui est utile pour éblouir le niais, jeter de la poudre aux yeux, et prendre de bonnes et grasses dupes.

Seulement, crédit y est mort…

On y présente la carte tous les soirs, quand on ne fait pas payer d’avance, et qui ne peut l’acquitter ou donner un nantissement, Excellence ou Seigneurie, est prié de déguerpir sur l’heure, et impitoyablement on retient les nippes…

Lorsque M. Fortunat entra dans le bureau de l’hôtel de Hombourg, une jeune femme à la physionomie trop intelligente était en grande conférence avec un vieux monsieur qui avait sur la tête une calotte de velours noir et à la main une loupe.

Tour à tour, des yeux et de la loupe, ils examinaient d’assez beaux brillants, gage offert, sans aucun doute, par quelque noble et insolvable étranger.

Au bruit que fit M. Fortunat, la jeune femme leva la tête.

– Que désirez-vous, monsieur? demanda-t-elle poliment.

– Mme Lucy Huntley?..

La dame ne répondit pas tout d’abord.

Les yeux fixés au plafond, on eût dit qu’elle y épelait la liste de tous les «étrangers de distinction» qui honoraient en ce moment de leur présence l’hôtel de Hombourg.

– Lucy Huntley!.. répétait-elle, je ne vois pas!.. Je ne crois pas que nous ayons cette personne… Lucy Huntley!.. Comment est-elle, cette dame?

Pour beaucoup de raisons, M. Fortunat ne pouvait le dire… D’abord, il ne le savait pas.

Mais il ne se déconcerta nullement, rompu qu’il était par l’exercice de ses professions diverses, au grand art de tirer des gens qu’il interrogeait les renseignements qu’il eût dû donner lui-même.

Il tourna donc la question le plus naturellement du monde, tout en aidant véritablement les souvenirs de la jeune femme.

– La dame que je demande, répondit-il, a dû, hier jeudi, 15, entre trois et six heures, attendre une visite avec une impatience et une anxiété qui n’ont pu vous échapper.

Ce détail réveilla la mémoire paresseuse du monsieur à la loupe, lequel n’était autre que le mari de la jeune femme, le propriétaire en personne de l’hôtel de Hombourg.

– Eh!.. dit-il à son épouse, monsieur parle de la voyageuse du Nº 2, tu sais bien… celle qui a voulu absolument le grand salon.

La jeune femme se frappa le front.

– C’est juste!.. Où donc avais-je l’esprit!..

Et se tournant vers M. Fortunat:

– Excusez mon oubli, monsieur, ajouta-t-elle… Cette dame n’est plus chez nous et elle n’y est restée que quelques heures.

Cette réponse n’avait rien qui dût surprendre le chasseur d’héritiers, il la prévoyait, ce qui n’empêche qu’il prit l’air le plus consterné qu’il put.

– Quelques heures! répéta-t-il comme un écho désolé.

– Oui, monsieur. Elle est arrivée ici sur les onze heures du matin, n’ayant avec elle qu’un gros sac de voyage… et elle est repartie le même soir à huit heures.

– Hélas! mon Dieu… Et pour où aller?

– Elle ne l’a pas dit.

On eût juré que M. Fortunat était tout près de fondre en larmes.

– Pauvre Lucy!.. fit-il d’un ton tragique, c’est moi, madame, qu’elle attendait… Je n’ai reçu que ce matin, à l’instant, la lettre où elle me donnait rendez-vous… Elle sera partie désespérée!.. La poste n’en fait jamais d’autres!..

Le mari et la femme eurent en même temps ce geste de la tête et des épaules qui si clairement veut dire:

– Que voulez-vous que j’y fasse!.. Ce ne sont pas là mes affaires… Laissez-moi en repos!..

Mais M. Fortunat n’était pas homme à se décourager pour si peu.

– Elle s’est sans doute fait conduire au chemin de fer, insista-t-il.

– Je n’en sais rien.

– Vous venez de me dire qu’elle avait un gros sac de nuit… donc elle n’a pas quitté votre hôtel à pied… Elle a demandé une voiture… Qui a couru la chercher?.. Un de vos garçons… Si on retrouvait le cocher de cette voiture, il donnerait peut-être des indications précieuses…

En un seul coup d’œil, le monsieur et la dame échangèrent un volume de soupçons…

Incontestablement M. Isidore Fortunat avait le dehors de l’homme comme il faut, mais il est connu que ces messieurs si curieux qui habitent la rue de Jérusalem savent revêtir toutes les apparences.

On sait cela, quand on tient une maison comme l’hôtel de Hombourg, par cette raison fort simple que la police nourrit à l’endroit des comtes valaques et des princesses russes quantité de préventions qu’elle aime à vérifier.

C’est pourquoi l’hôtelier eut vite pris son parti.

– Votre idée est excellente, dit-il à M. Fortunat. Il est clair que cette dame Huntley a pris une voiture à son départ et une voiture de l’hôtel, qui plus est… Si vous voulez me suivre, nous allons nous informer.

Et se levant avec un empressement du meilleur augure, il guida le guetteur de successions jusqu’à une cour intérieure, où stationnaient cinq ou six voitures, dont les cochers, assis sur un banc, causaient tout en fumant leur pipe.

– Lequel de vous, demanda-t-il, a chargé une voyageuse, hier soir, sur les huit heures?

– Comment était-elle?

– C’était une belle femme de trente à quarante ans, blonde, blanche et dodue, vêtue de noir… Elle avait un sac en cuir de Russie.

– C’est moi qui l’ai prise, dit un cocher.

M. Fortunat s’avança vers cet homme, les bras ouverts, avec un tel empressement, qu’on eût juré qu’il allait lui sauter au cou.

– Ah! mon brave!.. criait-il, vous pouvez me sauver la vie!..

Le cocher eut un large sourire… Il pensait que le salut d’une existence vaut bien un bon pourboire.

– Que dois-je faire?.. interrogea-t-il.

– Me dire où vous avez conduit cette dame.

– Je l’ai menée rue de Berry.

– A quel numéro?

– Ah!.. voilà… Je ne sais plus…

Mais M. Fortunat n’avait désormais aucune inquiétude.

– Bon!.. fit-il, vous l’avez oublié… cela se conçoit. Mais vous reconnaîtriez bien la maison?

– Pour cela, oui.

– Voulez-vous m’y conduire?

– Certainement, bourgeois. Tenez, voici ma voiture, montez.

Le chasseur d’héritages monta, et c’est seulement quand le cocher eut fouetté son cheval, que l’hôtelier regagna son bureau.

– Ce gaillard-là doit être un mouchard, dit-il à sa femme.

– C’est bien mon avis.

– Il est singulier que nous ne le connaissions pas… Enfin, il est peut-être nouveau.

Qu’importait à M. Fortunat l’opinion qu’il laissait de lui dans une maison où il ne pensait pas remettre jamais les pieds.

L’essentiel, c’est qu’il tenait tous ses renseignements; il avait jusqu’au signalement de la dame, et il se sentait sur la piste.

Aussi, étendu dans sa voiture, qui était on ne peut plus douce, il se réjouissait de ce succès d’heureux présage au début de ses investigations…

 

Mais la voiture ne tarda pas à arriver rue de Berry, bientôt elle s’arrêta devant un charmant petit hôtel, et la cocher, se penchant à la portière, dit:

– Nous sommes arrivés, bourgeois.

Lestement, M. Fortunat sauta sur le trottoir et mit cinq francs dans la main du cocher, lequel s’éloigna en grognant et en jurant, estimant que la récompense était maigre, venant d’un homme auquel, de son aveu même, on sauvait la vie.

L’autre n’entendit certes pas. Immobile à la place même où il avait sauté, il examinait l’hôtel de toute la force de son attention.

– C’est donc là qu’elle demeure, murmurait-il, c’est là!.. Mais je ne puis me présenter ainsi de but en blanc, sans même savoir quelle nom elle porte… Il faut que je m’informe..

A cinquante pas était la boutique d’un marchand de vin; il y courut et se fit servir un de sirop de groseille.

Puis, tout en buvant à petits coups, de l’air le plus indifférent qu’il put prendre, il montra l’hôtel en demandant:

– A qui donc cette ravissante habitation?

– A Mme Lia d’Argelès, répondit le marchand de vin.

Le guetteur d’héritages tressaillit.

C’était bien là, il se le rappelait, le nom qu’avait prononcé le marquis de Valorsay quand il avait avoué l’abominable guet-apens dont il était l’auteur… C’était chez cette femme que l’homme aimé de Mlle Marguerite avait laissé son honneur!..

Cependant, il sut dissimuler sa stupéfaction, et d’un ton plein de candeur:

– Un beau nom! prononça-t-il. Et que fait-elle, cette dame?..

– Ah!.. ma foi. Elle s’amuse…

M. Fortunat parut ébloui.

– Peste!.. il faut qu’elle s’amuse beaucoup pour avoir une pareille maison!.. Est-elle jolie au moins?..

– Cela dépend des goûts… Elle n’est plus jeune en tout cas… Mais elle a des cheveux blonds superbes… Et blanche qu’elle est. Comme la neige, monsieur, comme la neige… Bonne personne d’ailleurs, et tout ce qu’il y a de plus distingué… payant tout comptant, rubis sur l’ongle…

Plus de doutes!.. Le portrait tracé par le marchand de vin répondait exactement au signalement donné par l’hôtelier de la rue du Helder.

M. Fortunat acheva son sirop de groseille et jeta cinquante centimes sur le comptoir.

Puis, traversant la rue, bravement il alla sonner à l’hôtel d’Argelès…

A qui lui eût demandé ce qu’il se proposait de faire et de dire, le guetteur de successions eût pu répondre en toute sincérité: «Je l’ignore.»

Le fait est que le but seul était parfaitement arrêté et défini dans son esprit.

Il voulait obstinément, furieusement, tirer quelque chose, peu ou prou, n’importe comment, de cette ténébreuse affaire.

Pour le reste, pour les moyens d’exécution, il s’en remettait à son audace et à son sang-froid, bien sûr qu’une fois la partie engagée, la promptitude du coup d’œil ne lui ferait pas défaut, ni la fertilité d’expédients.

– Avant tout, se disait-il, je dois voir cette femme… Les premiers mots dépendront de la première impression… Après cela, je prendrai conseil des événements…

Un vieux domestique, portant une livrée de bon goût et fort simple étant venu lui ouvrir, il demanda d’un ton d’autorité:

– Mme Lia d’Argelès?

– Madame ne reçoit pas le vendredi, répondit le valet.

M. Fortunat eut un geste d’extrême contrariété.

– Il faut cependant, insista-t-il, que je lui parle aujourd’hui même… Il s’agit d’intérêts de la plus haute gravité… Faites-lui passer ma carte, que voici. Je suis homme d’affaires…

Et il tendait sa carte, où on lisait au-dessous de son nom:

LIQUIDATIONS. – RÈGLEMENTS DE FAILLITES

L’effet prestigieux de ce titre: «homme d’affaires,» on ne saurait l’imaginer.

Il évoque aussitôt l’idée d’un personnage équivoque et louche, dangereux interprète des subtilités de la loi, précurseur des huissiers et des recors, redoutable et par conséquent bon à ménager.

– Ah!.. Monsieur est homme d’affaires, dit le domestique, c’est une autre histoire… que Monsieur prenne la peine de me suivre…

M. Fortunat prit cette peine, et on le conduisit dans le grand salon du premier étage, où on le pria de s’asseoir pendant qu’on irait prévenir Madame.

– Allons!.. pensa-t-il, cela commence bien.

Et resté seul, il se mit à inventorier le salon, comme un général étudie le terrain où il livrera bataille.

Nulle trace ne restait à cette heure des scènes lamentables de la nuit, qu’un candélabre à demi brisé sur la cheminée. C’était celui dont s’était armé Pascal Férailleur quand on avait parlé de le fouiller, et qu’il avait jeté dans la cour en se retirant.

Mais ce détail ne frappa pas M. Isidore Fortunat. Ce qui l’intriguait, c’était le vaste abat-jour disposé au-dessus du lustre, et dont il fut un moment à comprendre l’usage et l’utilité.

Sans l’intimider précisément, le luxe de l’hôtel le surprenait.

– C’est princier ici… grommelait-il. Voilà qui prouve bien que tous les fous ne sont pas à Charenton!.. Si Mme d’Argelès a manqué de pain autrefois, il n’y paraît plus guère!..

Tout naturellement cette réflexion l’amenait à se demander comment une femme si opulente avait pu devenir la complice du marquis de Valorsay, et prêter les mains à une action si lâche et si ignoble qu’elle le révoltait, lui, Fortunat.

– Ne serait-elle donc pas complice?.. pensait-il.

Et, philosophiquement, il s’émerveillait des caprices du hasard, plaçant le malheureux qui avait été sacrifié entre la fille non avouée et la sœur inavouable du comte de Chalusse.

Ce rapprochement le fit tressaillir.

Un vague pressentiment, voix mystérieuse de l’instinct personnel, lui disait que là était pour lui le nœud de la situation, et que de l’antagonisme et de l’alliance de Mlle Marguerite et de Mme d’Argelès, résulteraient des complications ou un dénoûment qui lui profiterait s’il était habile.

Mais ses méditations furent soudainement troublées par le bruit d’une discussion qui partait d’une pièce voisine.

Vivement il s’avança, espérant saisir quelque chose, et, en effet, il entendit une grosse voix d’homme qui criait:

– Quoi!.. je campe là une bouillotte corsée, je gaspille un temps précieux à venir vous offrir mes services, et vous me recevez ainsi… Parbleu!.. cela m’apprendre à me mêler de ce qui ne me regarde pas… Jusqu’au revoir, chère dame, vous saurez quelque jour, à vos dépens, ce que vaut ce sire de Coralth que vous défendez si chaudement.

Ce nom de Coralth était de ceux qui se gravent d’eux-mêmes dans la mémoire, et cependant M. Fortunat ne le remarqua pas sur le moment.

Toute son attention était absorbée par ce qu’il venait d’entendre, et il s’efforçait de le rattacher au sujet de ses préoccupations.

Et pour l’arracher à ses conjectures, il ne fallut rien moins que le frôlement d’une robe contre l’huisserie d’une porte.

Mme Lia d’Argelès entrait.

Elle était vêtue d’un très-élégant peignoir de cachemir gris à revers de satin bleu, coiffée avec beaucoup de goût, elle n’avait oublié aucun des artifices ordinaires de sa toilette, et cependant on lui eût donné plus de quarante ans.

Son morne visage offrait l’expression d’une résignation désespérée, et ses yeux rougis, entourés d’un cercle bleuâtre, trahissaient des larmes récentes.

Elle toisa le guetteur d’héritages, et d’un ton bref aussi peu encourageant que possible:

– Vous avez à me parler? interrogea-t-elle.

M. Fortunat s’inclina, presque déconcerté.

Il s’était préparé à rencontrer quelqu’une de ces stupides demoiselles qui promènent au bois leurs cheveux salis d’ocre et empuantis d’ammoniaque, et pas du tout, il se trouvait en présence d’une femme à l’air impérieux qui, déchue, gardait encore la fierté de sa race, et qui lui imposait.

– J’aurais en effet, madame, balbutia-t-il, à vous entretenir d’intérêts bien sérieux.

Elle se laissa tomber sur un fauteuil, et sans engager son visiteur à prendre un siége:

– Expliquez-vous, dit-elle.

L’importance de l’enjeu qu’il risquait avait déjà rendu à M. Fortunat toute sa présence d’esprit.

Il n’avait eu besoin que d’un coup d’œil pour évaluer Mme d’Argelès, et il avait compris que pour s’emparer de l’esprit d’une telle femme, il fallait frapper fort et l’étourdir du premier coup.

– J’ai à vous annoncer un grand malheur, madame… prononça-t-il. Une personne qui vous est chère et qui vous touche de bien près, a été victime hier soir d’un affreux accident et a succombé ce matin.

Ce lugubre préambule ne parut pas toucher Mme d’Argelès.

– De qui parlez-vous? demanda-t-elle froidement.

M. Fortunat arbora son air le plus solennel, et d’une voix profonde:

– De votre frère, madame, de M. le comte de Chalusse…

Elle se dressa en pied, secouée par un tremblement convulsif.

– Raymond est mort… balbutia-t-elle.

– Hélas!.. oui, madame… Mort au moment où il se rendait sans doute au rendez-vous que vous lui aviez fixé à l’hôtel de Hombourg.

C’était un joli mensonge, qu’avançait là le dénicheur d’héritages, mais il n’en était pas à un mensonge près, et celui-ci lui offrait cet avantage de le poser en homme très au courant du passé.

Il est vrai que cette savante manœuvre dut échapper à Mme d’Argelès.

Elle s’était affaissée sur son fauteuil, plus blanche que la cire.

– Comment est-il mort? demanda-t-elle.

– Il a été frappé d’une attaque d’apoplexie.

– Mon Dieu!.. s’écria la malheureuse femme, qui entrevit alors la vérité. Mon Dieu!.. pardonnez-moi… C’est ma lettre qui l’a tué!..

Et son cœur se brisant, elle trouva encore des larmes, elle qui cependant avait tant souffert et tant pleuré…

Prétendre que M. Fortunat n’était aucunement ému serait beaucoup s’avancer. Il était sensible en dehors des affaires.

Mais son émotion était singulièrement mitigée de la satisfaction qu’il éprouvait d’avoir si vite et si bien réussi. Mme d’Argelès avait tout avoué!.. C’était une victoire, car, faut-il le dire, il avait tremblé qu’elle ne niât tout et ne le mît dehors dès les premiers mots.

Certes, il apercevait bien des difficultés encore entre sa poche et la succession du comte de Chalusse, mais il ne désespérait pas de les vaincre, après avoir si brillamment engagé la partie.

Et il commençait à soupirer quelques paroles de consolation, quand Mme d’Argelès, tout à coup, se leva en disant:

– Il faut que je le voie!.. Je veux le voir une dernière fois!.. Venez, monsieur!

Hélas! quelque terrible souvenir la cloua sur place aussitôt.

Elle eut un geste désespéré, et d’une voix où éclataient toutes les souffrances, toutes les rages de la vie:

– Mais non! s’écria-t-elle, non!.. Cela même je ne le puis pas!..

M. Fortunat ne laissait pas que d’être assez embarrassé de son personnage, et même un peu inquiet.

Immobile et tout pantois, il considérait d’un œil ahuri Mme d’Argelès qui s’était rassise, et qui sanglotait, la tête appuyée sur un des bras de son fauteuil.

– Qui l’arrête?.. pensait-il. Pourquoi cette terreur soudaine, maintenant que son frère est mort?.. Ne veut elle donc pas confesser publiquement qu’elle est une Chalusse!.. Il faudra cependant qu’elle en vienne là, si elle veut recueillir l’héritage du comte… et il faut qu’elle le veuille, pour moi, sinon pour elle…

Pendant un moment encore, le chasseur d’héritages garda le silence, l’esprit tiraillé par les hypothèses les plus contradictoires, jusqu’à ce qu’enfin il lui sembla que Mme d’Argelès se calmait.

– Excusez-moi, madame, commença-t-il alors, de troubler votre douleur si légitime, mais ma conscience m’ordonne de vous rappeler au souvenir de vos intérêts…

Avec la docilité passive des malheureux, elle écarta les mains de son visage tout couvert de larmes, et doucement:

– Je vous écoute, monsieur… soupira-t-elle.

Lui avait eu le temps de préparer son thème.

– Avant tout, madame, reprit-il, je dois vous apprendre que j’étais l’homme de confiance de M. de Chalusse… Je perds en lui un protecteur… Le respect seul m’empêche de dire un ami. Pour moi, il n’avait pas de secrets…

Mme d’Argelès ne comprenait rien à cet exorde sentimental, cela se voyait si clairement que M. Fortunat crut devoir ajouter:

– Si je vous expose cela, madame, c’est moins pour concilier votre bienveillance que pour vous expliquer comment j’ai su tant de choses de votre famille… comment je connaissais votre existence, par exemple, que personne ne soupçonne.

Il s’arrêta, espérant une réponse, un mot, un signe.

Cet encouragement ne venant pas, il continua:

 

– Je dois, avant tout, fixer votre attention sur la situation particulière de M. de Chalusse et sur les circonstances qui ont précédé et entouré sa fin… La mort l’a surpris, si inattendue et si foudroyante, qu’il n’a pu prendre de dispositions testamentaires, ni même manifester de vive voix ses dernières volontés. Ceci, madame, est pour vous une faveur de la Providence… M. de Chalusse avait contre vous certaines préventions. Pauvre comte… Il avait certes le meilleur cœur du monde, mais chez lui la rancune allait jusqu’à la barbarie… Il n’y a pas à en douter, il était décidé à vous priver de sa succession… Déjà dans ce but il avait commencé à dénaturer sa fortune… S’il eût vécu six mois encore, vous n’aviez pas un centime.

Mme d’Argelès eut un geste d’insouciance, bien difficile à expliquer après les instances et même les menaces de sa lettre de la veille.

– Eh!.. qu’importe!.. murmura-t-elle.

– Comment, qu’importe!.. s’écria M. Fortunat. Je vois, madame, que votre douleur vous empêche de mesurer la grandeur du péril auquel vous échappez. Outre sa rancune, M. de Chalusse avait pour vous dépouiller des raisons décisives… Il s’était juré qu’il donnerait une opulence royale à sa fille bien-aimée.

Pour la première fois, l’immobile visage de Mme d’Argelès trahit une sensation.

– Quoi!.. mon frère avait un enfant…

– Oui, madame, une fille naturelle, Mlle Marguerite… une belle et douce personne que j’ai eu le bonheur de rendre à son affection, il y a quelques années… Elle vivait près de lui depuis six mois, et il allait la marier, avec une dot énorme, à un gentilhomme qui porte un des grands noms de France, le marquis de Valorsay…

Ce nom secoua Mme d’Argelès comme le choc d’une batterie électrique.

Elle se leva, l’œil en feu:

– Vous dites, répéta-t-elle, que la fille de mon frère devait épouser M. de Valorsay?

– C’était décidé… le marquis l’adorait…

– Mais elle ne l’aime pas, elle!.. Avouez qu’elle ne l’aime pas…

M. Fortunat demeura tout interdit.

Cette question déroutait toutes ses prévisions. Il sentait que sa réponse aurait sur les événements une influence considérable, et il hésitait.

– Parlerez-vous! insista durement Mme d’Argelès. Elle en aime un autre, n’est-ce pas?

– A vrai dire, balbutia-t-il, je le crois… Mais je n’ai pas de preuves, madame…

D’un mouvement terrible de menaces, elle l’interrompit.

– Ah! le misérable! s’écria-t-elle, le traître! l’infâme!.. Je m’explique tout, maintenant, je comprends, je vois… Et ce serait chez moi!.. Mais non!.. Je puis tout réparer encore…

Et se précipitant sur un cordon de sonnette, elle le tira à le briser.

Un domestique parut.

– Jobin, commanda-t-elle, courez après M. le baron Trigault… il me quitte à l’instant… et ramenez-le moi, il faut que je lui parle… Si vous ne le rattrapez pas, allez à son cercle, chez ses amis, chez lui, partout où il y a chance de le trouver… Faites vite… Je vous défends de rentrer sans lui.

Le valet s’éloignait, elle le rappela.

– Ma voiture doit être attelée, ajouta-t-elle, prenez-la…

Pendant ce temps, la figure de M. Fortunat se décomposait à vue d’œil.

– Eh bien! pensait-il, je viens de faire un beau coup!.. Voilà mon Valorsay démasqué… et que je sois pendu, si après cela il épouse Mlle Marguerite… Certes, je ne le plains guère, ce scélérat, qui me filoute 40,000 francs, mais que dira-t-il s’il découvre mon rôle!.. Jamais il ne croira à une maladresse involontaire, et Dieu sait quelles seront ses idées de vengeance!.. Un homme de sa trempe, se sentant ruiné et perdu, est capable de tout!.. Ma fois, tant pis!.. Dès ce soir je préviens le commissaire de police de mon quartier, et je ne sors plus sans une arme!..

Le domestique sorti, Mme d’Argelès revint à son visiteur…

Mais elle ne se ressemblait plus, véritablement transfigurée par les sentiments qui l’enflammaient, le sang remontait à ses joues, l’énergie étincelait dans ses yeux.

– Finissons, dit-elle, j’attends quelqu’un.

M. Fortunat s’inclina, et d’un air à la fois important et obséquieux:

– Je terminerai en dix mots, déclara-t-il. M. de Chalusse n’ayant d’autre héritier que vous, madame, je venais vous engager à faire valoir vos droits.

– Eh bien?..

– Vous n’avez qu’à vous présenter et à établir votre identité pour être envoyée en possession de la succession de votre frère.

Mme d’Argelès l’enveloppa d’un regard où il y avait autant d’ironie que de défiance, et après une minute de réflexion:

– Je vous suis très-reconnaissante de votre démarche, monsieur… prononça-t-elle; seulement, si j’ai des droits, il ne me convient pas de les faire valoir.

Positivement, M. Fortunat faillit tomber à la renverse.

– Vous ne parlez pas sérieusement, s’écria-t-il, ou vous ignorez que M. de Chalusse laisse peut-être vingt millions…

– Mon parti est pris, monsieur… irrévocablement.

– Soit, madame… Mais il se peut que le tribunal cherche des héritiers à ces immenses richesse, désormais sans possesseur connu… Il se peut qu’on arrive jusqu’à vous.

– Je répondrais que je ne suis pas une demoiselle de Chalusse, et tout serait dit… Bouleversée par la nouvelle de la mort de mon frère, j’ai laissé échapper mon secret… prévenue, je saurais le garder.

A la stupeur de M. Fortunat, la colère succédait.

– Madame, insista-t-il, madame, y songez-vous!.. Acceptez, au nom du ciel, acceptez cet héritage, si ce n’est pour vous, que ce soit pour…

Dans le désordre de sa pensée, il allait dire une sottise énorme, il s’en aperçut à temps et la retint.

– Pour qui?.. interrogea Mme d’Argelès d’une voix altérée.

– Pour Mlle Marguerite, madame… pour cette pauvre jeune fille qui est votre nièce… Le comte ne l’ayant pas reconnue, elle sera sans pain, pendant que les millions de son père iront enrichir l’État.

– Il suffit, monsieur. J’aviserai… En voici assez!

Le congé était si impérieux, que le dénicheur de successions salua aussitôt et sortit confondu de ce dénoûment.

– Elle est folle!.. se disait-il, folle à lier… folle en cinq lettres… Je vous demande un peu où l’orgueil va se nicher!.. C’est pourtant de peur d’apprendre à l’univers jusqu’où est descendue une Chalusse qu’elle repousse ces millions… Elle menaçait son frère, mais jamais elle n’eût réalisé ses menaces… Et à cette fortune honorable, elle préfère sa position… Drôlesse, va!

Cependant, s’il était furieux et désolé tout ensemble, M. Fortunat était bien loin de désespérer.

– Heureusement pour moi, pensait-il, cette noble et fière personne a de par le monde un grand fils… Ce fils que j’ai failli si sottement évoquer tout à l’heure pour la décider… Par elle, avec un peu de patience, et Victor Chupin aidant, j’arriverai jusqu’à lui… Ce doit être un garçon intelligent… Et nous verrons bien s’il crache sur les millions comme mademoiselle sa maman.