Za darmo

La vie infernale

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XIII

Peu de gens se font une idée des successions qui, chaque année, faute d’héritiers pour les recueillir, font retour à l’État.

Le Trésor perçoit ainsi chaque année des sommes considérables.

Et cela se comprend, à une époque où de plus en plus se relâchent les liens de la famille, en un temps où chacun tire de son côté, répudiant la solidarité jadis sacrée du nom et du sang.

Les pères avaient cessé de se voir, les enfants ne se connaissent plus, à la seconde génération on est parfaitement étranger.

Le jeune homme que son humeur aventureuse entraîne loin du pays, la jeune fille qui se marie contre le gré des siens, cessent vite d’exister. Que deviennent-ils? Nul ne s’en inquiète. Sont-ils heureux ou malheureux, nul ne s’en informe, tremblant de provoquer quelque demande de secours.

Oubliés, ces aventureux oublient, et si la fortune leur a souri, ils se gardent bien d’en donner avis à la famille. Pauvres, ils ont été reniés; riches, ils renient. S’étant enrichis seuls et sans aide, ils éprouvent une égoïste satisfaction à dépenser seuls et à leur guise leurs revenus.

Qu’un de ces abandonnés meure, cependant, qu’arrive-t-il? Les domestiques et les gens qui ont entouré son agonie profitent et abusent de son isolement, et c’est quand tout ce qui était prenable a été pris, que le juge de paix présent appose les scellés.

Bientôt la levée de ces scellés est requise par des intéressés, créanciers ou serviteurs, on procède à un inventaire, et après quelques formalités, nul héritier ne se présentant, le tribunal déclare la succession vacante et lui nomme un curateur.

Les fonctions de ce curateur sont simples: il administre la succession et en verse les revenus au Trésor, jusqu’au jour où un jugement la déclare acquise, sauf recours des héritiers qui se présenteraient.

– Que n’ai-je la vingtième partie de ce qui se perd ainsi, s’écriait il y a une vingtaine d’années un homme intelligent, ma fortune serait vite faite.

L’homme qui disait cela se nommait Antoine Vaudoré, et tout Paris l’a connu, car il fut un moment célèbre, lors du procès Riscara, où il joua, lui si fin, un rôle de dupe stupide.

L’idée qui lui était venue à la suite de son exclamation, Vaudoré se garda bien de l’ébruiter.

Six mois durant il la porta dans sa cervelle, l’étudiant, la creusant, l’examinant sous toutes ses faces, en pesant le fort et le faible.

A la fin, il la reconnut bonne à exploiter.

Et cette année même, aidé de quelques capitaux qu’il prit on ne sait où, il créait pour des besoins nouveaux une industrie nouvelle, inconnue et étrange.

Antoine Vaudoré fut le premier dénicheur; ou plutôt, pour employée l’expression consacrée, le premier «pisteur d’héritages.»

Ce métier n’est pas, il s’en faut, métier de fainéant.

Il exige de qui veut l’exercer fructueusement des qualités particulières, des aptitudes spéciales, une activité convulsive, de l’énergie, de la souplesse et de l’audace, beaucoup d’entregent et les connaissances les plus variées.

Le pisteur d’héritages doit avoir la témérité du joueur et le sang-froid du duelliste, le flair et la patience de l’agent de police, les ressources et les ruses de l’avoué le plus retors…

Décrire cette profession et en désarticuler les rouages est plus facile que de l’exercer.

Pour commencer, ce chasseur d’une espèce particulière doit se tenir très au courant des successions vacantes, et il en a connaissance près du tribunal, soit qu’il suive les audiences, soit qu’il tire ses renseignements des greffiers et des huissiers.

Est-il averti qu’un homme vient de mourir sans héritiers connus?..

Vite il se préoccupe de savoir ce qu’il laisse et si le jeu vaut la chandelle.

Lui est-il prouvé que la succession couvrira les frais?.. Il commence ses opérations.

Ce qu’il lui faut avant tout et surtout, c’est le nom du défunt; ses prénoms, ses sobriquets s’il en avait, son signalement et son âge. Il est facile de se procurer ces informations. Ce qu’il est plus malaisé de connaître, c’est le lieu de naissance du mort, sa ou ses professions, quels pays il a habités, ses goûts, ses façons de vivre, en un mot tout ce qui constitue une biographie.

Muni de ces éléments indispensables, le pisteur se met en campagne prudemment, car il lui importe de ne pas donner l’éveil.

L’agent de la sûreté suivant l’enquête du crime, ne procède pas avec une plus méticuleuse circonspection, il n’est ni si patient, ni si tenace, ni si ingénieux.

C’est merveille d’étudier l’incomparable adresse que déploie le pisteur pour remonter la vie de l’homme à héritage, consultant ses amis, ses ennemis, ses créanciers ou ses débiteurs, tous ceux qui l’ont connu ou approché, jusqu’à ce qu’enfin il parvienne jusqu’à quelqu’un qui lui réponde:

– Un tel… il était de mon pays… je ne lui ai jamais parlé, mais je suis l’ami d’un de ses frères… d’un de ses oncles… d’un de ses neveux…

Parfois, avant d’en arriver là, il a fallu des années d’investigations incessantes, des avances de fonds, des déplacements coûteux, des annonces habilement conçues dans tous les journaux de l’Europe.

Mais du moins, ce résultat obtenu, le dénicheur d’héritages peut respirer. Il a désormais, pour lui, soixante-quinze chance sur cent.

Le plus fort est fait, la portion de la tâche où fatalement il fallait compter avec le hasard. Le reste, le plus délicat, est affaire d’habileté, de tact et d’habitude.

De ce moment, l’agent de police s’efface et l’homme de loi retors apparaît.

Il s’agit d’aller trouver ce parent du défunt, découvert au prix de tant de peines, et de traiter avec lui du partage, sans toutefois lui laisser entendre qu’une succession qu’il ignore lui est échue.

Il s’agit de l’amener à s’engager par écrit, en bonne et due forme, à abandonner comme prime le dixième, le tiers, la moitié même, des sommes qu’on lui fera recouvrer.

Négociation épineuse, qui nécessite des prodiges de présence d’esprit et des trésors de duplicité à faire pâlir le plus astucieux diplomate.

Et, en effet, pour peu que l’héritier se doute de quelque chose, s’il soupçonne la vérité, il rit au nez du négociateur, lui tire sa révérence, et court en droiture réclamer seul et intégralement ce qui lui revient.

Adieu alors les espérances du «pisteur» et il en est pour ses soins et ses peines, pour ses démarches et pour ses déboursés.

Mais cette mésaventure est rare.

L’homme à qui on vient annoncer cette bonne nouvelle d’une rentrée inattendue, est d’ordinaire sans défiances et ne marchande guère le pot-de-vin qu’on lui demande.

La somme à recevoir l’éblouit si bien, qu’il craindrait, en discutant des clauses peut-être onéreuses, de perdre du temps et de reculer l’instant béni où il palpera.

Un traité est donc bientôt rédigé et signé, et alors le pisteur se révèle.

– Vous êtes, dit-il à son client, le parent de… un tel, n’est-ce pas? Oui. Eh bien, il est mort et vous héritez… Rendez grâce à Dieu et courons chercher l’argent.

Le plus souvent l’héritier s’exécute loyalement. En ce cas, tout est dit.

Mais il arrive aussi qu’une fois envoyé en possession il regimbe, se déclare écorché et prétend revenir sur le traité. Alors, il faut plaider. Il est vrai que presque toujours un bon arrêt du tribunal rappelle l’ingrat client à la reconnaissance.

En somme, ce fut jadis une fructueuse industrie, un peu gâtée peut-être par la concurrence, mais qui fait encore très-bien vivre son homme.

M. Isidore Fortunat était «pisteur d’héritages.»

Sans doute, il s’occupait en outre de beaucoup d’autres trafics un peu moins avouables; mais c’était là une des meilleures et des plus solides cordes de son arc.

Cela explique comment sa première fureur apaisée, il avait si promptement fait son deuil des 40,000 francs qu’il avait avancés au marquis de Valorsay.

Changeant immédiatement ses batteries, il s’était dit que du moment où la mort soudaine de M. de Chalusse lui engloutissait cette somme, c’était bien le moins qu’il la repêchât dans la succession, en découvrant quelque héritier inconnu de tant de millions désormais sans maître.

Ainsi, ce qui s’en était allé par la flûte lui reviendrait par le tambour.

Il avait quelques raisons d’espérer.

Ayant eu autrefois des relations avec M. de Chalusse, quand il faisait rechercher Mlle Marguerite, M. Fortunat avait pénétré assez avant dans la confiance du comte pour soupçonner quantité de choses dont un homme comme lui tire toujours parti.

Les renseignements qu’il avait obtenus de la Vantrasson avaient si bien gonflé ses espérances, qu’à un moment il s’était dit:

– Eh! eh!.. c’est peut-être un mal pour un bien.

Néanmoins, après son orageuse discussion avec le marquis de Valorsay, M. Isidore Fortunat dormit peu, et d’un mauvais sommeil.

On a beau être fort, une perte sèche de 40,000 francs ne dispose pas à des rêves couleur de rose, et M. Fortunat avait cette faiblesse de tenir à son argent comme à la moelle de ses os.

Il y tenait en raison directe du mal qu’il lui avait donné à conquérir, des hasards courus et des périls surmontés.

Bravement il se répétait en manière de consolation: «Je triplerai cette somme,» cet encouragement ne lui rendait pas sa sérénité. C’est que le gain n’était qu’une probabilité, et sa perte était une certitude.

Aussi se tournait-il et se retournait-il sur ses matelas comme sur un gril, s’épuisant en hypothèses, se préparant aux difficultés qu’il aurait à vaincre.

Son plan était simple; l’exécution était terriblement compliquée.

Se dire: je retrouverai la sœur de M. de Chalusse si elle vit encore, je découvrirai les enfants si elle est morte et j’aurai ma bonne part de la succession, se dire cela était fort joli… Comment le faire?

 

Où prendre cette infortunée qui depuis trente ans avait abandonné sa famille pour fuir on ne savait où ni avec qui?.. Comment se faire une idée de la vie qu’elle avait vécue et des hasards de sa destinée?.. A quel degré de l’échelle sociale et dans quel monde commencer les investigations?.. Autant de problèmes!

Ces filles de grande maison que le vertige saisit et qui désertent le foyer paternel, finissent presque toutes misérablement après une lamentable existence.

La fille du peuple armée pour le malheur et pour la lutte, fatalement expérimentée, peut mesurer et calculer sa chute, et jusqu’à un certain point la régler et la maîtriser.

Les autres, non. Elles ignorent tout, sont sans défense et s’abandonnent.

Et précisément parce qu’elles ont été précipitées de plus haut, elles roulent plus bas, et souvent jusqu’au fond des plus impurs cloaques de la civilisation.

– Que ne suis-je à demain, pensait M. Isidore Fortunat, que ne puis-je me mettre sur-le-champ à l’œuvre!..

Au petit jour, cependant, il s’assoupit si bien que vers les neuf heures, Mme Dodelin, sa gouvernante, fut obligée de le réveiller.

– Vos employés sont arrivés, lui cria-t-elle, en le secouant; deux clients vous attendent.

Il sauta à bas de son lit, termina sa toilette en moins d’un quart d’heure et passa dans son cabinet, en criant à ses commis:

– Faites entrer!..

Recevoir ce matin le contrariait fort, mais négliger toutes ses autres affaires pour la douteuse succession de Chalusse, eût été une folie.

Le premier client qui entra était un homme encore jeune, d’apparences cossues et vulgaires. N’étant pas connu de M. Fortunat, il jugea convenable de s’annoncer tout d’abord.

– Je suis, dit-il, M. Leplaintre, marchand de charbons en gros, et je vous suis adressé par mon ami Bouscat, le marchand de vin.

M. Fortunat s’inclina.

– Prenez donc la peine de vous asseoir, fit-il. Je me rappelle très-bien votre ami… Je lui ai, si je ne m’abuse, donné quelques conseils lors de sa troisième faillite…

– Précisément… Et si je viens vous trouver, c’est que je suis juste dans le même pétrin que Bouscat… Les affaires vont mal, mon échéance fin courant est très-considérable, de manière que…

– Vous serez obligé de déposer votre bilan.

– Hélas!.. j’en ai bien peur.

Ce que voulait ce client, M. Fortunat le savait désormais; seulement il a pour principe de n’aller jamais au-devant des explications des gens.

– Veuillez m’exposer votre cas, dit-il.

Le négociant rougit. La vérité était dure à avouer, et lui coûtait.

– Voici la chose, répondit-il enfin. J’ai parmi mes créanciers des ennemis, de sorte que je n’obtiendrai pas mon concordat… C’est réglé… On me prendra tout ce que j’ai… que deviendrai-je après?.. Faudra-t-il donc que je crève de faim!..

– La perspective est pénible.

– N’est-ce pas, monsieur… Et c’est pour cela que je désirerais… si c’était possible… si c’était sans danger… car je suis honnête homme, monsieur!.. Je voudrais me ménager quelques petites ressources… secrètement… non pour moi, grand Dieu!.. mais j’ai une jeune femme, si bien que…

L’agent d’affaires eut pitié de son embarras.

– Bref, interrompit-il, vous voudriez dissimuler et soustraire à vos créanciers une partie de votre actif.

A cette formule nette et crue de ses honorables intentions, le marchand de charbons tressauta sur sa chaise. Sa probité, qui eût accepté une périphrase, se révoltait de l’expression propre.

– Oh! monsieur… protesta-t-il, je me brûlerais la cervelle plutôt que de faire tort d’un centime à qui que ce soit!.. Ce que j’en fais, c’est dans l’intérêt de mes créanciers… Je recommencerai les affaires sous le nom de ma femme, et si je réussis, ils seront tous payés… oui, monsieur, intégralement, capital et intérêts… Ah! s’il ne s’agissait que de moi!.. Mais j’ai deux enfants, deux petites filles, de façon que…

– C’est bien, prononça M. Fortunat. Je vous fournirai le même expédient qu’à votre ami Bouscat… Il est infaillible, si vous pouvez, avant de vous mettre en faillite, rassembler un certain capital.

– Je le puis, en vendant au-dessous du cours une partie des marchandises qui constituent mon actif, et j’en ai beaucoup, de sorte que…

– En ce cas, vous êtes sauvé… Vendez et mettez l’argent à l’abri.

L’estimable négociant se grattait l’oreille.

– Excusez-moi, fit-il, j’avais songé à ce moyen; mais il m’a paru… indélicat et aussi terriblement dangereux… Comment expliquer la diminution de mon actif? Mes créanciers me haïssent… S’ils soupçonnaient quelque chose, ils m’accuseraient de banqueroute frauduleuse, et on me mettrait en prison, et alors…

M. Fortunat haussait les épaules.

– Quand je donne un conseil, déclara-t-il brusquement, je fournis les moyens de le suivre sans danger. Écoutez-moi attentivement.

Supposons qu’autrefois vous ayez acheté très-cher des valeurs aujourd’hui totalement dépréciées… Ne pourriez-vous pas les faire figurer à votre actif au lieu et place de la somme que vous voulez mettre à l’abri?.. Vos créanciers les admettraient non pour ce qu’elles valent, mais pour ce qu’elles ont valu.

– Évidemment! Le malheur est que je n’ai pas de valeurs, de manière que…

– On en achète!

Le marchand de charbons écarquillait de grands yeux surpris.

– Pardon, murmura-t-il, je ne comprends pas parfaitement.

Il ne comprenait même pas du tout, mais M. Fortunat joignant la démonstration à la théorie, ouvrit une grande caisse de fer, et alors apparurent aux regards éblouis du client des liasses énormes de toutes ces valeurs qui inondèrent la place il y a quelques années et ruinèrent tant de pauvres ignorants et d’avides imbéciles. Alors apparurent des actions et des obligations des Mines de Tifila et du Gouvernail Robert, des Messageries Continentales et des Houillères de Berchem, des Pêcheries Groenlendaises et du Comptoir d’Escompte Mutuel.

Chacun de ces titres avait eu son quart d’heure de vogue et s’était payé à la Bourse cinq cents ou mille francs… A cette heure, à eux tous, ils n’eussent trouvé d’acheteur qu’au poids du papier…

– Admettez, cher monsieur, reprit M. Fortunat, que vous ayez un plein tiroir de ces valeurs…

Mais l’autre ne le laissa pas achever.

– Je vois la chose, s’écria-t-il, je la vois. Je puis vendre et empocher en toute sécurité. Il y a là de quoi représenter mille et mille fois mon actif…

Et sa joie débordant:

– Donnez-moi, commanda-t-il, pour cent vingt mille francs de ces valeurs… et surtout assortissez-les… je veux que mes créanciers aient un échantillon de chaque.

Grave comme s’il eût manié des billets de banque, M. Fortunat se mit à compter et à trier des titres. L’autre, pendant ce temps, tirait son porte-monnaie.

– Combien vous dois-je?.. demanda-t-il.

– Trois mille francs.

L’honorable négociant bondit.

– Trois mille francs!.. répéta-t-il. C’est une plaisanterie, sans doute!.. Ces cent vingt mille francs de chiffons ne valent pas un louis.

– Je n’en donnerais même pas cent sous, prononça froidement M. Fortunat. Il est vrai que je n’en ai pas besoin pour désintéresser mes créanciers… Vous, c’est une autre affaire… ces chiffons vous sauveront cent mille francs au moins, je vous demande trois pour cent; ce n’est pas cher… Après cela, vous savez, je ne force personne…

Et d’un ton terriblement significatif, il ajouta:

– Vous trouverez assurément de ces titres à meilleur marché, mais prenez garde, en vous adressant ailleurs, de donner l’éveil à vos créanciers.

– Il me dénoncerait, le coquin!.. pensa le commerçant.

Et se sentant pris:

– Va donc pour trois mille francs… soupira-t-il… mais du moins, cher monsieur, faites-moi bonne mesure, et mettez-m’en pour une vingtaine de mille francs de plus.

Le marchand de charbons riait de ce rire pâle de l’homme qui, résigné à se laisser dépouiller, prétend y mettre une certaine grâce.

Mais M. Fortunat gardait une gravité d’augure.

Il donna ce qu’il avait annoncé, rien de plus, rien de moins, en échange de trois beaux billets de banque, et même il dit gravement:

– Voyez si les cent vingt mille francs y sont bien.

L’autre empocha les chiffons sans compter, mais avant de se retirer il fit promettre à son estimable conseiller de l’assister au moment décisif, fin courant, et de l’aider à établir un de ces limpides bilans qui font dire aux créanciers:

– Voici un honnête homme qui a été bien malheureux.

Mieux que personne, M. Fortunat pouvait rendre ce petit service.

Outre sa chasse aux héritiers des successions vacantes, il s’occupait de liquidations laborieuses et s’était fait des faillites une spécialité où il était sans rival.

Cela lui rapportait gros, grâce à l’ingénieux expédient qu’il venait d’indiquer au sieur Leplaintre, expédient fort connu maintenant, mais dont il était presque l’inventeur.

Ce qu’il y avait de terrible avec lui, c’est que si on voulait suivre ses conseils on était forcé, sous peine d’une dénonciation, de prendre pour le prix qu’il fixait les valeurs de fantaisie dont il possédait une si belle collection.

Car il agissait en cela comme ces médecins philanthropes qui donnent des consultations gratis, mais qui contraignent leurs malades à se fournir chez eux de remèdes à cent pour cent au-dessus du cours.

Nul brevet d’invention n’assurant l’exploitation exclusive des découvertes de ce genre, M. Fortunat devait être audacieusement imité à une époque où la faillite est presque devenue une opération commerciale comme une autre…

Mais il était encore resté un des maîtres parmi les habiles qui professent sur la place le bel art de faire banqueroute sans danger.

Cependant, le client qui succédait au marchand de charbons était un naïf, qu’amenait simplement une difficulté avec son propriétaire. M. Fortunat l’eut vite expédié, et alors, entrebâillant la porte de ses bureaux, il cria:

– Le caissier!..

Un garçon de trente-cinq ans, dont la mise misérable rappelait celle de Victor Chupin, arriva aussitôt, tenant d’une main un sac et de l’autre un registre.

– Combien a-t-on visité de débiteurs hier?.. lui demanda M. Fortunat.

– Deux cent trente-sept, monsieur.

– Quelle est la recette?

– Quatre-vingt-neuf francs.

M. Isidore Fortunat eut une grimace de satisfaction.

– Pas mal, fit-il, pas mal du tout.

Et atteignant un énorme répertoire dans un casier, il l’ouvrit en disant:

– Attention!.. nous allons pointer.

Aussitôt une singulière besogne commença… Le patron appelait des noms, et à chacun d’eux le caissier répondait par une indication qui était inscrite aussitôt en marge sur le répertoire…

– Un tel, disait le patron, un tel… un tel… Et le caissier de répondre: a donné deux francs… a déménagé… n’était pas chez lui… a donné vingt sous… ne veut plus rien payer…

Comment M. Fortunat se trouvait-il avoir tant de débiteurs, comment s’accommodait-il de si faibles à-comptes?.. c’était bien simple.

Tout en équilibrant des bilans fictifs, M. Fortunat suivait les liquidations après faillite, et il y achetait ces masses de créances, considérées comme absolument perdues, qui se vendent aux enchères pour presque rien…

Et où personne n’eût touché un sou, lui récoltait.

Ce n’est pas qu’il procédât par la rigueur, bien au contraire. Il réussissait par la patience, la douceur et la politesse, mais aussi par une ténacité infatigable et désespérante.

Quand il avait décidé qu’un débiteur lui donnerait tant, c’était fini, il ne le lâchait plus. Il le faisait visiter tous les deux jours, suivre, harceler, obséder; il l’entourait de ses employés, il le relançait chez lui, à son bureau ou à son magasin, au café, partout, toujours, à toute heure, incessamment… et toujours avec l’urbanité la plus parfaite…

Si bien que les plus mauvais payeurs et les plus pauvres se lassaient à la fin, la rage les prenait, et pour échapper à cette effroyable obsession, ils trouvaient de l’argent… et comme M. Fortunat acceptait tout, depuis 50 centimes, on le payait.

Outre Victor Chupin, il avait encore cinq employés qui visitaient les débiteurs à la journée. On leur distribuait les courses chaque matin, et chaque soir ils réglaient avec le caissier, qui lui-même rendait les comptes généraux au patron.

Cette petite industrie ajoutait encore aux profits des héritages et des faillites, et c’était la troisième et dernière corde que M. Fortunat eût à son arc…

Donc le pointage se faisait comme chaque jour, mais si le caissier était à sa besogne, le patron n’y était guère.

Il s’arrêtait à chaque minute, prêtant l’oreille aux moindres bruits du dehors.

 

C’est qu’avant de recevoir le marchand de charbons, il avait parlé à Victor Chupin, et l’avait expédié rue de Courcelles, afin d’avoir par M. Casimir des nouvelles du comte de Chalusse.

Et il y avait plus d’une heure de cela, et Victor Chupin, si prompt d’ordinaire, ne reparaissait pas.

Enfin, il parut… D’un geste, M. Fortunat congédia son caissier, et s’adressant à son commissionnaire:

– Eh bien? demanda-t-il.

– Plus personne! répondit Chupin… Le comte vient de mourir… On croit qu’il ne laisse pas de testament. Voilà la jolie demoiselle sur le pavé.

Tous ces malheurs répondaient si bien aux pressentiments de M. Fortunat, qu’il ne sourcilla pas. Et d’un ton calme, il ajouta:

– Casimir viendra-t-il au rendez-vous?

– Il m’a répondu, m’sieu, qu’il tâcherait de s’y trouver… moi je parie cent sous qu’il y sera… il vous a une bouche cet homme-là, à faire dix lieues pour mettre quelque chose de bon dedans…

L’opinion de Chupin parut être celle de M. Fortunat.

– Tout va donc bien, dit-il… Seulement vous êtes resté trop longtemps en route, Victor.

– C’est vrai, m’sieu, mais j’avais une course à faire pour moi, une course de cent francs, s’il vous plaît?..

M. Fortunat fronça le sourcil.

– Il est bon d’être industrieux, prononça-t-il, mais vous aimez trop l’argent, Victor, beaucoup trop… vous êtes insatiable!

Le jeune drôle leva fièrement la tête, et d’un ton d’importance:

– J’ai des charges, prononça-t-il.

– Des charges!.. vous!..

– Mais oui, m’sieu!.. Pourquoi donc pas? Et cette pauvre bonne femme de mère, qui ne peut plus travailler depuis un an, qui donc la nourrirait, sinon moi!.. Bien sûr ce ne serait pas mon père, le propre à rien, qui a mangé tout l’argent du duc de Sairmeuse, sans nous en donner un centime!.. D’ailleurs, je suis comme les autres, je veux être riche, et m’amuser… J’aurai une voiture dans le grand genre, c’est une idée… Et quand un gamin comme j’étais m’ouvrira la portière, je lui mettrai toujours cent sous dans la main…

Il fut interrompu par Mme Dodelin, la digne gouvernante, qui entrait, tout effarée, sans frapper.

– Monsieur! criait-elle, comme elle eût crié: au feu! voilà M. de Valorsay.

M. Fortunat se dressa, tout pâle.

– Le diable l’emporte!.. bégaya-t-il; dites que je suis sorti, dites…

C’était inutile, le marquis entrait.

– Sortez, dit le «pisteur d’héritages,» à la gouvernante et à Chupin.

Il était évident que M. de Valorsay était fort en colère, mais il était manifeste aussi qu’il était résolu à se contenir. Dès qu’il fut seul avec M. Fortunat:

– C’est donc ainsi, maître «Vingt-pour-Cent,» prononça-t-il, que vous trahissez vos amis!.. Pourquoi me tromper, hier soir, au sujet des 10,000 francs que vous deviez me remettre, au lieu de me dire la vérité!.. Vous saviez hier l’accident de M. de Chalusse… Je ne le sais, moi, que depuis une heure, par une lettre de Mme Léon…

M. Fortunat hésitait un peu.

C’était un homme doux, ennemi des violences, qui ne se résignait à être brave qu’à la dernière extrémité, et il lui semblait que M. de Valorsay tourmentait sa canne d’une inquiétante façon.

– Je l’avoue, monsieur le marquis, répondit-il enfin, je ne me suis pas senti le courage de vous apprendre l’horrible malheur qui nous frappe.

– Comment… nous?

– Dame! si vous perdez… l’espérance de plusieurs millions, moi je perds… la réalité de ce que je vous ai avancé, quarante mille francs, toute ma fortune… Et cependant, vous le voyez, je me résigne. Faites comme moi… Que voulez-vous? C’est une partie perdue.

Le marquis de Valorsay écoutait, rouge, les sourcils froncés, les poings crispés, tout près d’éclater, en apparence, se possédant parfaitement en réalité.

Et la preuve qu’il jouissait du plus beau sang-froid c’est qu’il étudiait anxieusement l’attitude de M. Fortunat, s’efforçant de démêler sous ses vaines paroles ses intentions véritables.

Il s’attendait, en venant, à trouver son «cher Arabe» hors de ses gonds, exaspéré par la perte, jurant et sacrant, réclamant son argent avec des cris d’écorché, et pas du tout, il trouvait l’homme le plus doux, calme, froid, réfléchi, tout confit de résignation et qui prêchait la soumission aux événements.

– Qu’est-ce que cela, pensait-il, le cœur serré d’inquiétude, et que rumine le drôle?.. Il y a mille à parier contre un qu’il me prépare quelque coup de Jarnac qui m’achèvera.

Et d’un ton hautain et glacé, qui ajoutait encore à la trivialité de son expression:

– En un mot, fit-il, vous me «lâchez.»

L’autre eut un joli geste de protestation, et semblant céder à un irrésistible mouvement d’effusion:

– Moi, vous abandonner, monsieur le marquis!.. s’écria-t-il. Qu’ai-je fait pour que vous me jugiez si mal?.. Hélas! ce sont les événements qui nous trahissent. Je ne voudrais pas amollir le courage dont vous avez besoin, mais là, franchement, entre nous, essayer de lutter serait folie… Qu’espérer encore? N’avez-vous pas, pour prolonger jusqu’à aujourd’hui votre vie fastueuse, épuisé les derniers et les plus périlleux expédients?.. Vous en étiez à ce point qu’il vous fallait épouser Mlle Marguerite avant un mois ou périr… Les millions de Chalusse vous échappent, vous sombrez… Et tenez, s’il m’était permis de vous donner un conseil, je vous dirais: «Le naufrage est sûr, ne songez qu’aux épaves… En menant secrètement et rondement une liquidation générale, on peut sauver bien des choses à la barbe de vos créanciers… Liquidez, c’est la mode! Et s’il vous faut mes services, me voici! Partez pour Nice et laissez-moi votre procuration. Des débris de votre opulence, je me charge de vous constituer une aisance qui satisferait encore bien des ambitions…

Depuis un moment déjà, le marquis ricanait.

– Parfait! fit-il. Du même coup vous m’éloignez et vous recouvrez vos quarante mille francs? C’est excessivement adroit…

L’homme d’affaires se sentit deviné, mais que lui importait.

– Je vous assure, commença-t-il…

Mais l’autre, d’un geste dédaigneux, l’arrêta.

– Laissons donc les propos oiseux, fit-il, nous valons mieux que cela, l’un et l’autre. Je n’ai jamais eu la prétention de vous en imposer, faites-moi, je vous prie, l’honneur de me supposer aussi fin que vous.

Et sans vouloir écouter son conseiller:

– Si je suis venu vous trouver, poursuivit-il, c’est que la partie n’est pas si désespérée que vous croyez… Le premier étourdissement passé, j’ai réfléchi, et j’ai vu qu’il me reste encore de belles cartes que vous ne connaissez pas… Pour vous, pour tout le monde, Mlle Marguerite est ruinée, n’est-ce pas? Pour moi elle vaut encore trois millions au bas mot.

– Mlle Marguerite?..

– Oui, messire Vingt-pour-Cent. Qu’elle soit ma femme, et, le lendemain, je lui découvre cent cinquante mille livres de rentes… mais il faut que je l’épouse, et cette belle dédaigneuse ne m’accordera sa main que si je réussis à la convaincre de mon amour et de mon désintéressement.

– Mais l’autre?..

M. de Valorsay eut un tressaillement nerveux aussitôt réprimé.

– L’autre n’existe plus. Lisez le Figaro ce soir, et vous serez édifié. Allez, je suis bien seul, désormais, sur les rangs. Que je puisse dissimuler ma ruine quelque temps encore, et elle est à moi… Une fille sans amis et sans famille au milieu de Paris ne se défend pas longtemps, quand elle a surtout près d’elle une conseillère comme Mme Léon… Oh! je l’aurai, je la veux, il me la faut!.. Et notez que je vais tenter une démarche qui peut me la livrer aujourd’hui même… A vous de voir maintenant s’il est sage de me retirer votre appui… Qu’est-ce, que je vous demande? De me soutenir deux ou trois mois encore… c’est l’affaire d’une trentaine de mille francs. Vous pouvez me les procurer, le voulez-vous?.. Ce sera en tout 70,000 francs que vous m’aurez prêtés, et je vais m’engager à vous rendre 250,000 francs… c’est une prime assez belle pour risquer quelque chose… Réfléchissez et décidez-vous… Mais pas de faux fuyants ni d’atermoiements… Que ce soit oui ou non.

Sans une seconde d’indécision, M. Fortunat répondit:

– Eh bien!.. non!..

Le marquis rougit encore et sa voix devint plus rauque, mais ce fut tout.

– Avouez donc, fit-il, que c’est chez vous un parti pris de me perdre… Vous dites non sans m’avoir laissé finir. Attendez à tout le moins que je vous aie exposé mon plan et montré sur quelles données positives et certaines reposent mes espérances…