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La vie infernale

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XII

A ce nom de Valorsay, les yeux de Mlle Marguerite et du juge de paix s’étaient cherchés, et ils avaient échangé un regard où se peignaient les plus étranges conjectures.

Mais la jeune fille hésitait à quel parti se résoudre.

Il fallut que le magistrat mît fin à ses perplexités.

– Priez M. le marquis de Valorsay de monter, dit-il au domestique.

Le valet de pied se retira, et dès qu’il eut disparu:

– Quoi! monsieur, s’écria Mlle Marguerite, après ce que je vous ai dit, vous voulez que je le reçoive!..

– Il le faut, mon enfant, absolument. Il importe que vous sachiez ce qu’il veut et quel espoir l’amène… Résignez-vous, soyez calme!..

En proie à une sorte d’égarement, la pauvre fille réparait à la hâte le désordre de sa toilette, et, tant bien que mal, elle relevait ses cheveux, dont les masses opulentes s’éparpillaient sur ses épaules.

– Eh!.. monsieur, disait-elle, ne devinez-vous donc pas qu’il me croit l’héritière de M. de Chalusse… Pour lui, je garde l’éblouissant reflet des millions qui ont failli m’appartenir… Qu’il vienne… qu’il vienne…

– Silence, le voici!

Le marquis de Valorsay entrait, en effet, toujours vêtu avec l’exquise recherche de ces intelligents gentilshommes pour qui la couleur d’un pantalon est une affaire, et qui trouvent des assouvissements d’ambition à décider souverainement de la coupe d’un gilet…

Mais sa physionomie, insoucieuse d’ordinaire et n’exprimant rien que le parfait contentement de soi et l’ennui des autres, était grave et presque solennelle.

Sa jambe – cette maudite jambe cassée autrefois en sautant une banquette irlandaise – était roide et traînait plus que d’habitude, ce qui, sans doute, ne tenait pas uniquement à des influences atmosphériques.

Il s’inclina devant Mlle Marguerite avec toutes les marques du plus profond respect, et sans paraître remarquer le juge de paix.

– Vous m’excuserez, je l’espère, mademoiselle, prononça-t-il, d’avoir insisté pour être admis à vous présenter l’expression de ma sympathique douleur… J’apprends à l’instant l’horrible malheur qui vous frappe… la mort si inattendue de votre père.

Elle recula avec une sorte d’effroi, en répétant:

– De mon père!..

L’autre ne parut pas troublé.

– Je sais, dit-il d’une voix qui voulait être attendrie; je sais que M. de Chalusse vous avait fait un mystère de votre naissance… mais il m’avait confié son secret…

– A vous!.. interrompit le juge de paix, incapable de se contenir.

Le marquis toisa d’un air hautain ce vieux homme vêtu de noir, et du ton sec qu’on prend avec un subalterne indiscret:

– A moi, oui, monsieur, répondit-il. Et non-seulement M. le comte de Chalusse me l’a confié de vive voix, mais il me l’a écrit, en m’exposant les honorables motifs de sa conduite, et l’intention formelle où il était, non de reconnaître, mais d’adopter Mlle Marguerite, afin de lui assurer sans conteste sa fortune et son nom.

– Ah! fit le juge de paix, comme si une lueur soudaine l’eût éclairé, ah! ah!..

Mais déjà, sans se soucier de cette exclamation, extraordinaire au moins par son accent, M. de Valorsay s’était retourné vers Mlle Marguerite et poursuivait:

– Votre ignorance me prouve, mademoiselle, que vos gens ne m’ont pas trompé quand ils m’ont dit que ce pauvre M. de Chalusse a été littéralement foudroyé… Mais ils m’ont dit autre chose que je ne puis croire… Ils m’ont affirmé que le comte n’avait pris aucune disposition à votre égard, qu’il ne laisse pas de testament et que… excusez une indiscrétion qu’un respectueux intérêt dicte… et que… par suite de cette incompréhensible et coupable imprudence, vous vous trouvez, vous, sa fille, ruinée et presque sans ressources… Est-ce possible?

– Cela est l’exacte vérité, monsieur, répondit Mlle Marguerite… Pour vivre, il me faudra désormais gagner ma vie…

Elle prononça ces mots avec une sorte de bonheur, s’attendant à quelque mouvement du marquis, qui trahirait la bassesse de ses convoitises, et elle s’apprêtait à jouir de sa confusion.

Mais pas du tout.

Loin de sembler démonté ou seulement attristé, M. de Valorsay respira fortement comme s’il eût été allégé d’un poids énorme, et son œil brilla.

– Alors, fit-il avec une joie contenue, j’oserai parler… Je parlerai, mademoiselle, si vous daignez me le permettre…

Elle le regardait avec une curiosité anxieuse, ne concevant rien à son attitude.

– Parlez, monsieur, balbutia-t-elle.

– J’obéis, mademoiselle, prononça-t-il en s’inclinant… Mais avant, laissez-moi vous dire combien grandes ont été mes espérances… Pour moi aussi, peut-être, la mort de M. de Chalusse est un irréparable malheur… Il m’avait permis, mademoiselle, d’aspirer à l’honneur d’obtenir votre main. S’il ne vous avait rien dit, c’est qu’il entendait vous laisser libre, m’imposant cette tâche qui m’effrayait, de mériter votre consentement. Mais de lui à moi tout était réglé et convenu, il donnait trois millions de dot à Mlle Marguerite de Chalusse, sa fille.

– Je ne suis plus Mlle de Chalusse, monsieur le marquis, et je n’ai plus de dot.

Il sentit la pointe acérée de l’épigramme, car un peu de sang monta à ses pommettes, mais son correct sang-froid ne fut point altéré.

– Si vous étiez encore riche, mademoiselle, prononça-t-il du ton de reproche de l’honnête homme qui se voit méconnu, j’aurais peut-être la force de garder le secret des sentiments que vous m’avez inspirés, mais…

Il se redressa d’un geste qui n’était pas sans noblesse, et d’une voix pleine et sonore il ajouta:

– Mais vous n’avez plus vos millions… et c’est pour cela que j’ose vous dire: Mademoiselle Marguerite, je vous aime; voulez-vous être ma femme?..

La pauvre fille eut besoin de toute sa puissance sur elle-même pour retenir un cri.

C’était plus que de la stupeur, c’était presque de l’épouvante que lui causait la demande du marquis de Valorsay, cette déclaration étrange, inouïe, incompréhensible, qui bouleversait toutes ses idées…

Et elle ne savait que balbutier:

– Monsieur… Monsieur…

Lui, cependant, de l’air le plus digne et qui n’excluait pas la rondeur de la franchise poursuivait:

– Dois-je vous dire qui je suis, mademoiselle?.. Non, n’est-ce pas… Le seul fait d’avoir été agréé par M. le comte de Chalusse vous répond de moi… Le nom pur et sans tache que je porte va de pair avec les plus grands noms de France… et si ma fortune a été quelque peu diminuée par des étourderies de jeune homme, elle est plus que suffisante pour un honorable état de maison…

Mlle Marguerite ne répondait toujours pas, elle ne trouvait rien à répondre, sa présence d’esprit l’avait abandonnée, sa langue était comme figée dans sa bouche.

Elle adressait au vieux juge des regards de détresse, implorant son intervention, mais il était si bien perdu dans la contemplation de sa bague, qu’on l’eût dit sous l’empire de ce prodigieux phénomène produit par un objet brillant obstinément fixé, qui s’appelle l’hypnotisme.

– Je sais que j’ai eu le malheur de vous déplaire, mademoiselle, continuait le marquis, M. de Chalusse ne me l’avait pas caché. Il me souvient, hélas! d’avoir émis devant vous toutes sortes de stupides théories qui vous ont donné de moi la plus triste opinion… Il faut me pardonner… Alors, je n’avais pas les idées qui me sont venues… plus tard, quand il m’a été donné de mesurer la hauteur de votre intelligence, d’apprécier la noblesse de votre âme… J’ai parlé inconsidérément le langage qu’on parle maintenant aux jeunes filles de notre monde, toutes affolées de luxe et de vanité… pour qui le mariage n’est que l’affranchissement des devoirs de la famille…

Il s’exprimait en phrases entrecoupées, comme si l’émotion l’eût fait haleter. Il semblait par moment se contenir à peine, et d’autres fois sa voix expirait jusqu’à devenir presque inintelligible.

Mais à le laisser poursuivre, et par le seul fait qu’elle l’écoutait, Mlle Marguerite s’engageait presque.

Elle le comprit, et faisant un effort:

– Croyez, monsieur le marquis, interrompit-elle, que je suis touchée… et reconnaissante… mais… je ne m’appartiens plus…

– Mademoiselle… de grâce… ne me répondez pas aujourd’hui. Accordez-moi un peu de temps pour détruire vos préventions.

Elle hocha la tête, et d’une voix ferme:

– Je n’ai pas de préventions, monsieur le marquis, prononça-t-elle. Depuis longtemps ma vie est fixée… irrévocablement.

Il parut étourdi, comme s’il fût venu avec l’idée qu’il ne pouvait être repoussé…

Ses yeux vacillèrent; ils allèrent alternativement de Mlle Marguerite au vieux juge de paix, plus impassible qu’un sphinx, et ils finirent par se fixer sur un journal crayonné de rouge, tombé aux pieds de la jeune fille.

– Ne me laissez-vous aucun espoir?.. murmura-t-il.

Elle ne répondit pas, il comprit, et il se retirait quand la porte s’ouvrit brusquement et un valet annonça: «M. de Fondège.»

Mlle Marguerite toucha du doigt l’épaule du juge de paix.

– Voici, monsieur, lui dit-elle, l’ami de M. de Chalusse, que j’avais envoyé chercher ce matin.

Un homme d’une soixantaine d’années parut…

Il était grand, sec comme un briquet, droit comme un I, sanglé démesurément dans une longue redingote bleu de roi, et son cou rouge et rugueux comme celui d’un dindon tournait malaisément dans un col de satin roide et haut.

Rien qu’à voir son teint coloré et couperosé, ses cheveux taillés en brosse, ses petits yeux brillants sous des sourcils en broussailles et sa formidable moustache à la Victor-Emmanuel, on se disait:

– Voici un vieux soldat…

Erreur! M. de Fondège n’avait jamais été militaire. Et c’est uniquement pour railler ses allures belliqueuses, que ses amis, autrefois, il y avait bien une vingtaine d’années, l’avaient surnommé «le général.»

 

Mais le surnom lui était resté. La plaisanterie, à la longue, était devenue un fait sérieux, l’épigramme s’était changée en titre. Jamais on n’appelait M. de Fondège autrement que «le général.» On invitait et on annonçait dans les salons: «Le général!» Beaucoup croyaient qu’il l’avait été, lui-même se le persuadait peut-être, et il en était venu depuis longtemps à mettre sur ses cartes de visite: Général A. de Fondège.

L’influence de ce sobriquet sur sa vie avait été décisive.

Il s’était appliqué à le mériter, à le gagner, et s’était composé un caractère, devenu à la fin son caractère, d’après le type banal et convenu du vieux soldat, dur à cuire et bon enfant, brusque et bon, morbleu! franc et rond, sacrebleu! sensible et brutal à la fois, simple comme l’enfant et loyal comme l’or.

Il jurait et sacrait à la fois, tirait sa voix des profondeurs de sa poitrine et agitait ses bras en parlant comme des ailes de moulin à vent.

Mme de Fondège, «la générale,» rêche personne à nez mince et à lèvres pincées, assurait que son mari n’était pas si terrible qu’il en avait l’air.

Il ne passait point pour un aigle, et faisait profession de n’entendre goutte aux affaires.

On ne savait rien de sa fortune; mais il avait beaucoup d’amis chez lesquels il allait dîner, et on vantait la sûreté de ses relations.

Ce digne homme ne fit pas la moindre attention au marquis de Valorsay, bien qu’ils fussent intimes.

Il marcha droit sur Mlle Marguerite, et l’ayant saisie entre ses grands bras, il se mit à la presser contre sa poitrine, lui brossant le visage de sa rude moustache, sous prétexte de l’embrasser…

– Du courage!.. ma petite amie, grondait-il, du courage!.. Ne vous laissez pas abattre, morbleu!.. prenez exemple sur moi, regardez-moi!..

Il s’était reculé, et il était grotesque à voir par suite de l’effort extraordinaire qu’il faisait pour concilier et comprimer la douleur de l’ami et le stoïcisme du soldat.

Bientôt il reprit:

– Vous devez m’en vouloir, mignonne, d’arriver si tard!.. Il n’y a pas de ma faute. J’étais chez Mme de Rochecote, quand on est venu chez moi de votre part… Je rentre, on m’apprend l’affreuse nouvelle!.. Ç’a été comme un coup de canon!.. Un ami de trente ans, mille tonnerres!.. J’ai été le témoin de son premier duel. Pauvre Chalusse! Un gaillard solide comme un chêne, qui devait nous enterrer tous!.. Mais c’est ainsi… les meilleurs défilent toujours la parade les premiers!..

Le marquis de Valorsay avait battu en retraite; le juge de paix s’effaçait dans l’ombre, et Mlle Marguerite se taisait, habituée aux façons du général, sachant bien qu’il n’y avait guère moyen de placer un mot quand il avait pris la parole.

– Heureusement, poursuivit-il, ce pauvre Chalusse était un homme de précaution… Il vous aimait tendrement, ma mignonne, et ses dispositions testamentaires ont dû vous le prouver.

– Ses dispositions!..

– Mais oui, petite sournoise… N’allez-vous pas vous cacher de moi qui sais tout… Ah! vous voilà un des beaux partis de l’Europe… et sacrebleu! les prétendants ne vont pas manquer…

Mlle Marguerite remua tristement la tête.

– Vous vous trompez, général, le comte ne laisse pas de testament; il n’avait pris aucunes précautions…

M. de Fondège tressaillit, il pâlit un peu, et, d’une voix mal assurée:

– Hein! fit-il, que me chantez-vous là… Chalusse, mille tonnerres! C’est impossible!

– Le comte a été foudroyé dans un fiacre, monsieur. Il est sorti à cinq heures, à pied, et, avant sept heures, on le rapportait inanimé. Où il était allé, nous n’en savons rien.

– Vous ne savez pas… vous ne savez pas…

– Hélas!.. non. Et il est mort sans parvenir à prononcer autre chose que des paroles incohérentes.

Et aussitôt, la pauvre fille se mit à raconter brièvement les scènes douloureuses qui s’étaient succédées depuis vingt-quatre heures.

Moins préoccupée, elle eût vu que le général ne l’écoutait pas.

Il était assis près du bureau de M. de Chalusse, séparé du juge de paix par des casiers, le coude sur la tablette, et machinalement il s’était mis à jouer avec les lettres à l’adresse du comte apportées l’instant d’avant par Mme Léon.

Bientôt, il y en eut une qui s’empara impérieusement et exclusivement de toute son attention. Elle l’attirait, elle le fascinait, il la couvait de ses regards enflammés, et quand il la touchait, sa main tremblait ou se crispait.

Sa face était devenue livide, ses yeux se troublaient, sa respiration haletait et sifflait, une sueur glacée perlait à la racine de ses cheveux.

Si le juge de paix l’eût aperçu, il eût compris qu’il se passait en cet homme quelque chose d’extraordinaire et de terrible, qu’un affreux combat se livrait au dedans de lui-même…

Cela dura cinq bonnes minutes, puis tout à coup, étant sûr qu’on ne pouvait le voir, il enleva prestement la lettre et la glissa dans sa poche.

La pauvre Marguerite achevait son récit.

– Vous le voyez, monsieur, loin d’être riche, comme vous le pensiez, je suis sans asile et sans pain…

Le général s’était levé, et il marchait comme au hasard dans le cabinet, avec toutes les marques d’une agitation convulsive…

– C’est vrai, répétait-il, de l’air d’un homme qui ne sait ce qu’il dit, la voilà ruinée, perdue… le malheur est complet…

Puis, soudainement, s’arrêtant les bras croisés devant Mlle Marguerite:

– Qu’allez-vous devenir? demanda-t-il.

– Dieu ne m’abandonnera pas, général.

Il tourna les talons et reprit sa promenade, gesticulant et s’abandonnant à un furieux monologue qu’il était cependant assez aisé de suivre:

– Épouvantable!.. grondait-il, affreux! La fille d’un vieux camarade de fredaines, sacrebleu!.. d’un ami de trente ans… l’abandonner ainsi!.. Jamais, mille tonnerres!.. jamais!.. Pauvre mignonne… un cœur d’or et jolie comme un ange. Cet horrible Paris n’en ferait qu’une bouchée… ce serait un meurtre, une abomination!.. Cela ne sera pas… les vieux sont là, solides au poste!..

Il revint se planter en face de la pauvre fille, et de sa plus grosse voix d’homme sensible et brutal tout ensemble:

– Mademoiselle Marguerite!.. fit-il.

– Général?..

– Vous connaissez Gustave de Fondège, mon fils?..

– Je crois me rappeler que plusieurs fois vous avez parlé de lui à M. de Chalusse.

Le général tortillait rageusement sa moustache, comme il lui arrive toutes les fois qu’il est ému et embarrassé…

– Mon fils, reprit-il, a vingt-sept ans, il est lieutenant de hussards et proposé pour le grade de capitaine… au choix, sacrebleu! C’est un beau cavalier qui ira loin, car il a de l’esprit jusqu’à la molette de ses éperons. Comme je ne mâche jamais la vérité, j’avouerai qu’il est un peu dissipé… Mais si la tête est mauvaise, le cœur est bon, mille tonnerres!.. Une petite femme bien gentille et bien raisonnable aurait vite converti ce gaillard-là, et il deviendrait la perle des maris…

Il passa le doigt à deux ou trois reprises entre son col et son cou, et d’une voix un peu étranglée il ajouta:

– Mademoiselle Marguerite, j’ai l’honneur de vous demander votre main pour le lieutenant Gustave de Fondège, mon fils.

Un éclair de colère brilla dans les yeux de Mlle Marguerite, et c’est d’un ton plus que froid qu’elle répondit… comme à l’autre:

– Je suis honorée… comme il convient, monsieur, de votre démarche… mais j’ai disposé de mon avenir…

M. de Fondège fut bien dix secondes à recouvrer la parole.

– Allons!.. bon!.. balbutia-t-il enfin, avec un trouble vraiment extraordinaire, encore une sottise!.. Je n’en fais jamais d’autres! Ne devais-je pas, mignonne, respecter votre douleur! Laissez-moi espérer que vous reviendrez sur ce refus… Si cependant Gustave vous déplaît, eh bien! nous chercherons mieux. Le plus vieux camarade de Chalusse ne vous abandonnera pas… Je vous enverrai Mme de Fondège ce soir, c’est une bonne femme, et vous causerez, sacrebleu! vous vous entendrez. Voyons, répondez. Qu’avez-vous?

Cette insistance semblait irriter extrêmement la pauvre fille, et pour en finir:

– Ne souhaitez-vous pas, monsieur, demanda-t-elle, voir… une dernière fois… M. de Chalusse?..

– Ah! oui, certes, un ami de trente ans…

Il s’avança, en effet, vers la porte de la chambre mortuaire, mais au moment de la franchir:

– Oh non! s’écria-t-il avec une sort d’horreur, non, je ne saurais…

Et il se retira, ou plutôt s’enfuit…

Tant que le général avait été là, le juge de paix n’avait pas donné signe d’existence.

Accoudé dans l’ombre, hors du cercle de clarté projeté par les lampes, il écoutait et observait de toute la force de sa pénétration.

Quelles pensées dissimulaient les paroles, voilà ce qu’il tâchait de discerner.

Mais dès qu’il se retrouva seul avec Mlle Marguerite, il se leva lentement, vint s’adosser à la cheminée, et dit:

– Eh bien!.. mon enfant!..

La pauvre fille, après les émotions qui venaient de la secouer, tremblait comme une coupable après un mauvais coup, et c’est d’une voix sourde qu’elle répondit:

– J’ai compris.

– Quoi? insista l’impitoyable magistrat.

Elle leva sur lui ses beaux yeux où brillaient encore des larmes de colère, et avec une violence contenue:

– J’ai mesuré, monsieur, répondit-elle, l’infamie de ces deux hommes qui sortent d’ici. J’ai compris la mortelle insulte de leur démarche si noble en apparence. Ils avaient questionné les gens et ils savaient que deux millions ont disparu… Ah! les misérables!.. Ils croient que je les ai volés ces millions, et ils venaient me dire: «part à deux!..» M. de Valorsay, ce misérable viveur, et M. de Fondège, ce grotesque, se sont rencontrés dans une commune et dégoûtante convoitise… C’est l’impunité qu’ils m’offraient, et l’appui de leur honorabilité… Quelle honte! Et ne pouvoir se venger! Ah! j’aimais mieux les soupçons des domestiques… du moins ils ne me demandaient pas le partage du vol pour prix de leur silence!..

Le juge de paix hochait la tête d’un air non équivoque d’approbation.

– Il y a de cela, répétait-il, positivement il y a de cela…

Mais les portes étaient restées ouvertes, il alla les fermer soigneusement, puis revenant près de celle dont il avait fait sa cliente:

– Je veux dire, fit-il à demi-voix, que vous vous méprenez un peu quant aux mobiles qui ont dicté à ces messieurs leur demande en mariage.

– Le croyez-vous vraiment, monsieur?

– Je l’affirmerais presque… Leurs façons n’ont-elles pas été entièrement différentes?

L’un, le marquis, s’est conduit avec le calme et le sang-froid que donnent la réflexion et le calcul… L’autre, au contraire, le général, a agi avec une précipitation qui trahit la détermination soudaine, l’idée aussitôt adoptée que née…

Mlle Marguerite réfléchissait.

– C’est vrai, murmurait-elle, c’est pourtant vrai… Je me rends compte maintenant de la différence.

– Donc, reprit le juge, voici ce que dans mon coin j’imaginais:

Ce marquis de Valorsay, me disais-je, ce comédien qui joue si bien la passion, doit avoir par devers lui les preuves de la naissance de Mlle Marguerite, preuves écrites et concluantes, s’entend.

La recherche de la paternité est interdite, mais une reconnaissance volontaire émanant du père peut l’attester.

Qui nous prouve que M. de Valorsay n’a pas cette reconnaissance?.. Il doit l’avoir.

Et alors, apprenant la mort soudaine de M. de Chalusse, il s’est dit: «Si Marguerite était ma femme, si j’arrivais à la faire déclarer fille naturelle du comte, j’hériterais de quelques jolis millions.

Là-dessus, il est allé consulter un homme d’affaires; on lui a répondu que c’était une partie à jouer, et il est venu… Vous l’avez repoussé, mais il reviendra à la charge, tenez-le pour certain. Et quelque jour il vous mettra le marché à la main, et il vous dira, selon votre expression: «Marions-nous ou ne nous marions pas, mais… part à deux…»

Mlle Marguerite était comme transfigurée.

A la parole si lucide et si nette du vieux magistrat, il lui semblait que le brouillard qui voilait la vérité se dissipait, et qu’elle la voyait, qu’elle pouvait la toucher du doigt.

– Oui? s’écria-t-elle, oui, vous avez raison, monsieur!..

Lui se recueillit un moment et continua:

– Je vois moins clair dans la pensée de M. de Fondège, mais je distingue quelque chose.

Il n’avait pas interrogé les domestiques, la preuve, c’est qu’en arrivant ici, il vous croyait fermement légataire universelle.

Il savait, retenez bien ceci, que certaines précautions de vous ignorées, avaient été prises par M. de Chalusse, il les connaissait.

Ce que vous lui avez appris l’a confondu.

 

Et aussitôt il a mis à vouloir réparer l’imprévoyance du comte autant d’empressement que s’il eût été cause de cette imprévoyance.

A sa physionomie bouleversée pendant qu’il vous conjurait de devenir la femme de son fils, on eût dit que votre misère l’accablait de remords qu’il cherchait à conjurer bien vite.

Après cela, concluez!..

La pauvre fille interrogeait les yeux du juge, comme si elle eût tremblé de comprendre mal l’idée qu’il n’exprimait que vaguement.

– Alors, monsieur, fit-elle, avec une hésitation horrible, vous… pensez, vous supposez que le général n’ignore pas ce que sont devenus les millions disparus…

– Juste!.. répondit le juge.

Et, comme s’il eût craint d’en avoir trop dit et regretté d’avoir été si affirmatif:

– Réfléchissez de votre côté, dit-il. Vous avez toute la nuit… nous causerons demain, et si je puis vous être utile… je serai bien heureux…

– Cependant, monsieur…

– Oh!.. à demain, à demain!.. Il faut que je rentre dîner, sans compter que mon greffier doit s’impatienter terriblement…

Le greffier, en effet, s’ennuyait. Non qu’il fût près d’avoir fini l’inventaire de cet immense hôtel, mais il estimait qu’il en avait assez fait pour un jour.

C’est dire avec quelle promptitude il lut le procès-verbal, fit signer les assistants et constitua M. Bourigeau, le concierge, gardien des scellés.

C’est dire avec quel empressement il suivit le juge, lorsque celui-ci gagna l’escalier, après avoir salué Mlle Marguerite et lui avoir répété:

– Bon courage!.. Bon espoir!

Et cependant le mécontentement de ce digne greffier diminuait sensiblement, quand il supputait le nombre des vacations, la quantité des rôles, la somme, enfin, que lui vaudrait légitimement cette apposition de scellés.

Jamais, depuis neuf ans qu’il avait acheté sa charge, il n’avait eu d’inventaire si magnifique. Il en était un peu ébloui, et tout en suivant le juge:

– Savez-vous, monsieur, lui disait-il, qu’à vue de nez j’évalue la fortune totale du défunt à plus de vingt millions… un million de revenu!.. Et dire que cette pauvre demoiselle si jolie n’en aura pas un décime… Je parierais qu’à cette heure elle pleure toutes les larmes de son corps.

Si le greffier eût parié, il eût perdu.

Mlle Marguerite, en ce moment même, se faisait rendre compte par M. Casimir de toutes ses démarches de la journée. Elle s’inquiétait de tous ces détails funèbres qui rendent plus triste et plus pénible la mort d’un parent ou d’un ami.

Comment serait la cérémonie et à quelle heure?.. s’était-on occupé de faire préparer le caveau de la famille de Chalusse?.. avait-on bien pensé à tout?.. Il fallait compléter la liste des personnes à qui adresser des lettres de faire part…

Libre enfin, elle consentit à prendre quelque nourriture, debout, devant un des dressoirs de la salle à manger. Puis, elle alla s’agenouiller dans la chambre du comte de Chalusse, transformée en chapelle ardente, où quatre prêtres de la paroisse récitaient l’office des morts…

Elle était anéantie de fatigue, la malheureuse, les cordes de sa voix étaient à ce point brisées qu’elle ne pouvait plus parler, le sommeil fermait ses yeux…

Mais elle avait encore à remplir un devoir qu’elle considérait comme sacré.

Lorsque dix heures sonnèrent, elle envoya chercher un fiacre, jeta un châle sur ses épaules et sortit en commandant à Mme Léon de l’accompagner.

C’est rue d’Ulm, chez Pascal, qu’elle se rendait.

Quand elle y arriva, la porte de la maison était fermée, le gaz était éteint, et elle fut obligée de sonner cinq ou six fois.

Enfin on lui ouvrit, et la lueur d’une chétive veilleuse la guida jusqu’à la loge du concierge.

– Monsieur Férailleur… demanda-t-elle.

Le portier la toisa d’un air de mépris, et brutalement:

– Il ne demeure plus ici, répondit-il. Le propriétaire ne veut pas de voleurs dans la maison… Il a vendu son saint-frusquin et il est parti pour l’Amérique, avec sa vieille sorcière de mère…

Ayant dit, il referma sa loge, et Mlle Marguerite, assommée par ce dernier coup, chancelante, se tenant aux murs, regagna sa voiture.

– Parti!.. murmurait-elle… sans penser à moi!.. Me croit-il donc comme les autres!.. Mais je le retrouverai… Ce Fortunat, qui cherchait des adresses pour M. de Chalusse, me découvrira Pascal.