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La vie infernale

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De tout ce qui se passait en moi, de mes délibérations, de ma résolution définitive, je ne dis rien à Pascal.

C’est à peine si je lui laissai entrevoir qu’il était question d’un mariage pour moi.

Je ne voulais pas l’engager par le conseil qu’il n’aurait pas manqué de me donner.

J’avais sa parole; elle suffisait à ma sécurité.

Et c’est avec un tressaillement de joie que je me disais:

– M. de Chalusse, indigné de ma résistance, me chassera peut-être de son hôtel… Que m’importe, ou plutôt, tant mieux… Pascal est là.

Mais pour résister, Monsieur, il faut être attaquée, et M. de Chalusse ne me parlait de rien, soit que tout ne fût pas réglé entre lui et M. de Valorsay, soit qu’il espérât en me prenant à l’improviste m’ôter la faculté de délibérer.

Parler la première eût été une imprudence insigne.

Je connaissais assez le comte pour savoir qu’il était de ces hommes dont on ne doit jamais devancer les intentions.

J’attendais donc, sinon avec calme, du moins avec résignation, rassemblant toute mon énergie pour l’heure décisive.

C’est que je ne suis pas une héroïne de roman, monsieur, je l’avoue à ma honte… Je n’ai pas pour l’argent tout le mépris qu’il mérite… J’étais bien résolue à me marier quand même selon mon cœur; mais j’aurais désiré… je souhaitais que M. de Chalusse me donnât non une fortune, mais une modeste dot…

Lui cependant était devenu plus expansif, et il me laissa voir qu’il s’employait à réunir le plus d’argent comptant possible.

Je voyais venir fréquemment des hommes d’affaires, et quand ils étaient partis, M. de Chalusse me montrait des liasses de billets et de titres en me disant:

– Vous voyez qu’on songe à votre avenir, chère Marguerite.

C’est une justice à lui rendre, maintenant qu’il n’est plus, cet avenir a été la constante préoccupation des derniers mois de sa vie.

Moins de quinze jours après s’être chargé de moi, il avait fait un testament par lequel il m’adoptait et m’instituait son unique héritière.

Ce testament fut déchiré, comme m’offrant pas assez de sécurité, prétendait-il, et une douzaine d’autres eurent le même sort.

Car il s’inquiétait continuellement de dispositions à prendre, de dernières volontés à régler, comme s’il eût eu le pressentiment qu’il mourrait d’une mort inopinée et soudaine.

Il est vrai d’ajouter qu’il paraissait se soucier moins de m’assurer toute sa fortune que de la soustraire à quelqu’un. Le jour où nous brulâmes ensemble son dernier testament, il me dit:

– Cet acte est inutile, on l’attaquerait et on obtiendrait probablement sa révocation. J’ai imaginé mieux, je tiens un expédient qui concilie tout.

Et comme je hasardais quelques objections, car il me répugnait d’être l’instrument d’une vengeance ou d’une injustice, et d’aider à dépouiller ses héritiers s’il en avait:

– Mêlez-vous de vos affaires, me dit-il brutalement. Je ménage à ceux qui guettent ma succession la surprise qu’ils méritent… Ah! ils convoitent mes propriétés!.. Eh bien! ils les auront, je les leur léguerai, mais grevées d’hypothèques jusqu’à l’extrême limite de leur valeur.

Et pour atteindre ce but, il dénaturait sa fortune, affirmant qu’il ne serait tranquille que le jour où elle tiendrait tout entière dans un portefeuille qu’il porterait toujours sur lui.

De là, monsieur, ces immenses mouvements de capitaux, ces ventes, ces emprunts. De là ces millions au porteur qui se trouvaient dans le secrétaire de M. de Chalusse le matin du jour où la mort l’a surpris…

Malheureux homme! De tous les projets qu’il méditait, aucun n’a réussi.

Ils peuvent venir, ces héritiers qu’il redoutait, que je ne connais pas, dont personne ne soupçonnait même l’existence… ils trouveront intacts les biens qu’il prétendait leur arracher.

Il rêvait, pour moi, la situation la plus brillante, un grand nom, le titre de marquise, et il n’a pas même su préserver ma réputation des imputations les plus humiliantes… J’ai été accusée de vol avant que son cadavre fût seulement refroidi…

Il me voulait riche, effroyablement riche, comme lui, et après avoir essayé de m’éblouir de ses millions, il ne me laisse pas de pain, exactement parlant… pas de pain.

Mon avenir le terrifiait, et il meurt sans m’avoir rien appris des mystérieux dangers qui me menacent, sans avoir pu me dire si véritablement, comme je le crois, comme j’en suis moralement sûre, il était mon père…

Il m’a élevée malgré moi jusqu’aux plus hautes sphères sociales; il m’a mis en main cette baguette magique qui s’appelle l’or, il m’a montré le monde à mes pieds… et tout à coup il me laisse retomber plus bas qu’il ne m’avait prise…

Ah!.. M. de Chalusse, mieux eût valu me laisser à l’hospice des enfants trouvés, je gagnerais ma vie maintenant…

Et cependant, je vous pardonne!..

Mlle Marguerite se recueillit un moment, cherchant dans sa mémoire si elle avait bien tout dit, si elle n’oubliait aucun détail…

Ne trouvant rien, elle s’approcha du juge de paix jusqu’à le toucher, et avec une émouvante solennité:

– Vous connaissez à cette heure ma vie comme moi-même, monsieur, prononça-t-elle… Vous savez ce qu’ignore encore celui qui est devenu mon unique espoir… Puisse-t-il, quand je me montrerai à lui telle que je suis véritablement, ne pas me trouver indigne de lui…

Le juge de paix se dressa comme mû par un ressort…

Deux grosses larmes, les premières qu’il versât depuis des années, tremblèrent au bord de ses paupières et se perdirent dans les rides de son visage.

– Vous êtes une digne et noble créature, mon enfant, dit-il… Et si j’avais un fils, je m’estimerais heureux qu’il fût choisi par une femme comme vous!..

Elle le regarda d’un air de joie délirante, joignit les mains, et, à bout de forces, s’affaissa sur un fauteuil en murmurant:

– Oh! merci, monsieur, merci!..

C’est qu’elle pensait à Pascal… C’est qu’elle s’était effrayée de ses sentiments quand elle lui exposerait loyalement tout ce passé de douleurs et de misères qu’il ne connaissait pas…

Et après les paroles du juge de paix elle était rassurée.

XI

La demie de quatre heures sonnait…

On entendait des pas furtifs sur le palier, et des frôlements le long de la porte.

Les domestiques de l’hôtel de Chalusse rôdaient autour de la pièce, où étaient enfermés le juge de paix et Mlle Marguerite, intrigués de ne pas les voir reparaître, se demandant ce qu’ils pouvaient avoir à se dire pour une si longue conférence.

A cette heure, la besogne du greffier devait être fort avancée.

– Il faut que je voie où en est l’inventaire, dit le vieux juge à Mlle Marguerite, excusez-moi de vous quitter une minute… je reviens.

Et il sortit.

Mais c’était là un prétexte. La vérité est qu’il désirait surtout dissimuler son émotion. Profondément remué par le récit de cette pauvre jeune fille, il voulait se remettre, et reprendre avec son sang-froid sa perspicacité habituelle.

Et il en avait besoin, la situation lui paraissant bien plus compliquée depuis que Mlle Marguerite lui avait parlé de ces héritiers, de ces ennemis mystérieux qui avaient empoisonné l’existence de M. de Chalusse.

Il était clair que ces gens-là arrivant à la curée voudraient savoir ce qu’étaient devenus les millions du secrétaire.

A qui les redemanderaient-ils? A Mlle Marguerite, bien évidemment. Quelles tracasseries ne lui susciteraient-ils pas!..

Ainsi pensait le vieux juge de paix tout en écoutant le rapport de son greffier.

Ce n’était pas le tout, d’avoir provoqué les confidences de Mlle Marguerite, il avait à rechercher quel parti elle pouvait tirer de son étrange et douloureuse situation, il avait à la conseiller, à la guider…

Il était redevenu l’homme impassible, quand il reparut dans le cabinet du comte, et il vit avec plaisir que la pauvre jeune fille avait de même repris une partie de son calme.

– Maintenant, lui dit-il, causons… Je vous prouverai que votre position n’est pas si désolante que vous croyez… Mais avant de penser à l’avenir, inquiétons-nous du passé… voulez-vous?

La jeune fille s’inclina en signe d’acquiescement.

– Parlons d’abord, reprit le juge, des millions disparus… Ils étaient certainement dans le secrétaire quand M. de Chalusse y a remis la fiole, on ne les y retrouve plus… Donc, il faut que M. de Chalusse les ait emportés avec lui…

– C’est ce que je me suis dit.

– Ces valeurs formaient-elles un gros volume?

– Assez gros… mais qui pouvait très-bien être dissimulé sous un ample pardessus comme celui que portait M. de Chalusse.

– Très-bien!.. A quelle heure est-il sorti?

– Vers cinq heures.

– Et on l’a rapporté?

– A six heures et demie environ.

– Où l’avait pris le cocher qui l’a ramené?..

– Dans les environs de Notre-Dame-de-Lorette, à ce qu’il nous a dit.

– A-t-on conservé le numéro de ce cocher?

– Je crois que Casimir se l’est fait remettre.

A qui lui eût demandé pourquoi cette sorte d’enquête officieuse, le juge de paix eût répondu que le seul intérêt de Mlle Marguerite le guidait.

Rien n’était plus vrai. Et cependant, sans que peut-être il s’en rendit compte, un autre mobile le poussait à s’écarter un peu du cercle de ses attributions.

Cette affaire l’intéressait et l’attirait par ses côtés ténébreux et inexplicables. Elle irritait ce besoin de connaître la vérité qui est au fond de tout homme. Elle le séduisait en lui offrant une occasion d’exercer sa faculté maîtresse qui était la pénétration.

Aussi, se recueillait-il, analysant les réponses de Mlle Marguerite, et après un moment:

– Donc, fit-il, le point de départ des recherches, si recherches il y a jamais, sera celui-ci: M. de Chalusse est sorti avec deux millions, et pendant les deux heures qu’il est resté dehors, il a disposé de cette somme énorme… ou on la lui a volée.

 

Mlle Marguerite tressaillit.

– Oh! volée… balbutia-t-elle.

– Mon Dieu, oui, mon enfant, tout est possible… il faut tout admettre… Mais poursuivons. Où se rendait M. de Chalusse?

– Chez un homme d’affaires qui devait, pensait-il, lui procurer une adresse qui se trouvait dans la lettre déchirée par lui.

– Le nom de cet homme?

– Fortunat…

Le magistrat écrivit ce nom sur son calepin, puis reprenant ses questions:

– Arrêtons-nous, dit-il, à cette malheureuse lettre, la cause, selon vous, de la mort de M. de Chalusse. Que disait-elle?

– Je l’ignore, monsieur. J’ai aidé, c’est vrai, le comte à en réunir les fragments, mais je ne l’ai pas lue.

– Peu importe!.. L’important est de savoir qui l’a écrite. Ce ne peut être, m’avez-vous dit, que cette sœur de M. de Chalusse disparue il y a une trentaine d’années ou votre mère…

– En effet, monsieur, c’était et c’est encore mon opinion.

Le vieux juge, tout en souriant, tracassait sa bague.

– Eh bien!.. moi, prononça-t-il, avant cinq minutes, je vous dirai si la lettre vient de votre mère… Oh! mon moyen est simple et sûr… Je vais tout bonnement comparer l’écriture à celle des lettres du secrétaire…

Mlle Marguerite se leva à demi, en s’écriant:

– Oh!.. quelle idée!..

Mais lui, sans paraître remarquer la surprise de la jeune fille, ajouta d’un ton bref:

– Où est cette lettre?..

– M. de Chalusse doit l’avoir mise dans une de ses poches.

– Il faut la retrouver, mademoiselle… Dites au valet de chambre du comte de la chercher…

La jeune fille appela, mais M. Casimir, tout occupé des démarches exigées par le décès et les funérailles de son maître, était absent. Le second valet de chambre et Mme Léon offrirent leurs services, et certes ils s’employèrent avec le plus louable zèle… Mais leurs investigations restèrent infructueuses, la lettre ne se retrouva pas.

– Quel malheur!.. murmurait le juge, tout en regardant retourner les poches de tous les vêtements du mort, quelle fatalité! Là était peut-être la clef de l’énigme.

Force lui fut cependant de prendre son parti de cette déconvenue.

Il revint s’asseoir dans le cabinet du comte, mais visiblement il était découragé, et il avait retourné en dedans le chaton de sa bague. Ce n’est pas qu’il estimât le problème insoluble, loin de là; seulement il reconnaissait que pour arriver à la vérité, il faudrait beaucoup de temps et des investigations qui n’étaient plus de son ressort…

Une seule espérance immédiate lui restait…

En étudiant les derniers mots écrits et prononcés par M. de Chalusse, ne pénétrerait-il pas l’intention qui les avait dictés?.. Lui, dont l’expérience avait aiguisé la sagacité, ne leur découvrirait-il pas un sens qui allumerait une lueur au milieu des ténèbres!..

Il les demanda donc à Mlle Marguerite, et elle lui remit le papier où le comte avait essayé de fixer sa pensée, et une carte où elle-même, sur le moment, avait écrit, dans leur ordre, les dernières paroles du mourant.

En réunissant le tout, le juge de paix obtenait ceci:

«… Toute ma fortune… donne… amis… contre… Marguerite… dépouillée… ta mère… prends garde…»

Ces douze mots incohérents trahissaient les éternelles préoccupations de M. de Chalusse. On y retrouvait le souci de sa fortune et de l’avenir de Marguerite, et aussi la trace de l’effroi ou de l’aversion que lui inspirait la mère de Marguerite.

Mais c’était tout, c’est-à-dire ce n’était rien!..

Le mot: «donne» s’entendait. Il était clair que le comte avait voulu écrire: «Je donne toute ma fortune…» Le mot «dépouillée» se comprenait aussi. Il avait été évidemment arraché au moribond par cette certitude horrible que Marguerite – sa fille sans aucun doute – n’aurait pas une pièce d’or des millions qu’il lui destinait. «Prends garde!» s’expliquait seul.

Mais il était deux mots qui semblaient au juge de paix absolument inexplicables, qu’il cherchait vainement à lier aux autres, qu’il ne pouvait rattacher à aucune idée probable: le mot amis et le mot contre. Et ils se suivaient, sur le papier, ils étaient les plus lisibles…

Pour la trentième fois, le juge les répétait à demi-voix quand on frappa discrètement à la porte; presque aussitôt Mme Léon parut.

– Qu’est-ce? demanda Mlle Marguerite.

La femme de charge déposa sur le bureau un paquet de lettres à l’adresse de M. de Chalusse, en disant:

– C’est le courrier de défunt M. le comte. Dieu ait son âme!

Puis, présentant un journal à Mlle Marguerite, elle ajouta de sa voix la plus onctueuse:

– Et de plus, on vient, à l’instant même, d’apporter ceci pour mademoiselle…

– Ce journal… pour moi!.. Vous devez vous tromper…

– Pas du tout… J’étais, de ma personne, chez le concierge quand le commissionnaire est arrivé, et il a bien dit que c’était pour Mlle Marguerite, de la part d’un de ses amis…

Et ayant dit, elle esquissa sa plus belle révérence et se retira…

La jeune fille avait pris le journal, et lentement, d’un air d’étonnement et d’appréhension, elle le dépliait.

Ce qui la frappa d’abord, c’est qu’à la première page il y avait une vingtaine de lignes encadrées au crayon rouge.

Évidemment on lui envoyait ce journal pour qu’elle lût les passages entourés: elle lut donc:

«Grand émoi et scandale énorme, à l’hôtel de Mme d’A… une vieille étoile de première grandeur…»

C’était l’épouvantable article qui racontait la scène de jeu où Pascal avait laissé son honneur.

Et pour que Mlle Marguerite n’eût ni doute ni hésitation, le lâche, le misérable qui lui adressait l’article avait eu soin, à côté des initiales, d’ajouter, au crayon, les noms en toutes lettres.

Ainsi, il avait écrit d’Argelès, Pascal Férailleur, Fernand de Coralth, Rochecote.

Et cependant, malgré cette précaution ignoble, la jeune fille ne saisissait, tout d’abord, ni le sens ni la portée de ce récit, et il lui fallut le relire jusqu’à quatre fois… Mais lorsqu’elle comprit enfin, quand l’horrible vérité éclata dans son esprit, le journal lui échappa des mains, elle pâlit comme on ne pâlit que pour mourir, et pantelante, anéantie, assommée, elle s’appuya contre le mur…

Ses traits exprimèrent si bien la plus atroce douleur, que le juge de paix, effrayé, se dressa d’un bond.

– Qu’y a-t-il encore?

Elle essaya de répondre, ne le put, et alors montra du doigt, à terre, le journal en bégayant d’une voix étranglée:

– Là!.. là!..

Il ne fallut au juge qu’un coup d’œil pour comprendre. Et cet homme, qui avait vu tant de misères en sa vie, ce magistrat qui avait été le confident de tant de martyres ignorés, fut atterré de l’acharnement de la destinée à frapper cette infortunée.

Il s’approcha d’elle comme elle défaillait et la soutint jusqu’à son fauteuil, où elle s’affaissa.

– Pauvre enfant!.. murmura-t-il… L’homme que vous aviez choisi, à qui vous eussiez tout sacrifié… c’est ce Pascal Férailleur, n’est-ce pas?..

– C’est lui.

– Il est avocat?

– Je vous l’ai dit, monsieur.

– Il demeure bien rue d’Ulm?

– Oui.

Le juge de paix hocha tristement la tête.

– C’est bien lui, fit-il… Car je le connais, pauvre enfant, je l’aimais et… je l’honorais. Hier encore, je vous aurais dit: «Celui-là est digne de vous.» Son intacte réputation désarmait jusqu’à l’envie… Et voilà où le jeu l’a conduit… Il a volé!..

Roide et tout d’une pièce, Mlle Marguerite se dressa.

– C’est faux!.. prononça-t-elle… ce qu’il y a sur ce journal est faux!..

Sous tant de coups répétés, la raison de cette infortunée vacillait-elle donc? On pouvait le craindre.

Livide l’instant d’avant, elle était devenue plus rouge que le feu, un tremblement convulsif la secouait, et ses yeux fixes brillaient du sinistre éclat du délire.

– Si elle ne pleure pas, pensait le juge de paix, elle est perdue.

Et aussitôt, loin d’encourager ses espérances, il voulut détruire des illusions qu’il croyait dangereuses.

– Hélas!.. ma pauvre enfant, fit-il tristement, ne vous abusez pas… Les journaux sont parfois inconsidérés, il arrive qu’on surprend leur bonne foi… mais des articles tels que celui-ci ne se publient que sur des preuves appuyées d’irrécusables témoignages…

Elle haussait les épaules comme si elle eût entendu les plus grandes absurdités du monde, et à demi-voix murmurait:

– Je m’explique maintenant le silence de Pascal… Je comprends comment il n’a pas encore répondu à ma lettre d’hier soir…

Et le juge poursuivait:

– Ainsi, malheureusement, après l’article que nous venons de lire, on ne saurait garder l’ombre d’un doute…

Brusquement, Mlle Marguerite l’interrompit.

– Mais je n’ai pas douté une seconde!.. s’écria-t-elle. Douter de Pascal, moi!.. je douterais plutôt de moi-même… Je puis faillir, moi, je ne suis qu’une pauvre fille ignorante et faible, tandis que lui… lui!.. Vous ne savez donc pas qu’il était comme ma conscience!.. Avant de rien entreprendre, avant de rien décider, s’il me venait quelque scrupule, je me disais: «Que ferait-il, lui?..» Et la seule pensée de celui qui pour moi est l’honneur même suffisait à écarter les inspirations mauvaises.

Son accent disait bien, en effet, sa confiance absolue, entière, inébranlable. Et la foi donnait à son beau visage une sublime expression.

– Si vous m’avez vue chanceler, monsieur, poursuivait-elle, c’est que j’ai été atterrée par l’audace de l’accusation… Comment, par quelles manœuvres des misérables ont-ils paru convaincre Pascal d’une action flétrissante?.. Cela passe mon entendement… Ce que je sais, c’est qu’il est innocent… Ce qui est sûr, c’est que la terre entière se dressant pour témoigner contre lui, n’altérerait pas ma croyance en lui… Il avouerait que je ne serais pas entièrement convaincue, et je le croirais fou plus aisément que coupable!..

Un sourire amer crispait sa lèvre, elle revenait au sentiment exact de la situation, et c’est d’un ton relativement calme qu’elle reprit:

– Que prouvent d’ailleurs de vains témoignages… N’avez-vous pas entendu ce matin la voix de tous nos domestiques me demander compte des millions de M. de Chalusse!.. Qui sait ce qui fût advenu sans votre intervention!.. Peut-être serais-je en prison, à cette heure!..

– Ce n’est plus la même chose, mon enfant…

– C’est la même chose, monsieur!.. Supposez-moi accusée. Que croyez-vous qu’eût répondu Pascal à qui fût allé lui dire: «Marguerite est une voleuse!.. Il eût ri, et comme moi se fût écrié: «impossible!..»

La conviction du juge de paix était faite.

Pour lui, Pascal Férailleur était coupable.

Cependant, il n’entreprit pas de discuter. D’abord, il sentait bien qu’il ne convaincrait pas Mlle Marguerite; ensuite à quoi bon la convaincre, maintenant que son énergie avait repris le dessus.

Mais il chercha un moyen de connaître les projets de cette infortunée, afin de les combattre s’ils lui semblaient périlleux…

– Peut-être avez-vous raison, mon enfant, concéda-t-il; ce malheur n’en doit pas moins changer toutes vos déterminations…

– En effet, monsieur, il les modifie…

Un peu surpris de son flegme subit, il la regarda.

– Il y a une heure, reprit-elle, j’étais bien résolue à aller trouver Pascal… Je comptais réclamer de lui aide et assistance… fièrement, comme on réclame un droit indéniable ou l’exécution d’une promesse sacrée… tandis que maintenant…

– Eh bien!..

– Je suis toujours décidée à aller à lui, mais ce sera humblement et en suppliante… Et je lui dirai: «Vous souffrez, mais il n’est pas de malheur intolérable, quand on est deux à s’en partager le fardeau, me voici!.. Tout va vous manquer, vos amis les plus chers vont vous renier lâchement, me voici! Quoi que vous veuillez faire, quitter l’Europe ou rester à Paris pour épier l’heure de la vengeance, il vous faut un compagnon vaillant et fidèle, un confident de vos desseins, un autre vous-même, me voici!.. Femme, amie, sœur, maîtresse, je serai ce que vous voudrez, me voici sans condition.»

Et immédiatement, pour répondre à un mouvement et à une exclamation du vieux juge, elle ajouta avec une expression de candeur et de fermeté extraordinaire:

– Il est malheureux… je suis libre… je l’aime!..

Le juge de paix était pétrifié.

Il sentait bien que ce qu’elle disait, elle le ferait. En elle il avait reconnu une de ces âmes généreuses et fières qu’attire et séduit tout ce qui est héroïque et grand, incapables d’hésitations pusillanimes et d’égoïstes calculs, qui ne composent jamais avec ce qu’elles croient être le devoir et qui ne savent affirmer la passion que par le sacrifice.

 

– Heureusement, chère demoiselle Marguerite, fit-il, votre dévoûment sera sans aucun doute inutile.

– Pourquoi cela, monsieur?..

– Parce que M. Férailleur vous doit, et qui plus est se doit à lui-même de ne pas l’accepter.

Elle ne comprenait pas, ses regards interrogeaient.

– Pardonnez-moi, reprit le juge, de vous préparer à une douloureuse déception… Coupable ou innocent, M. Férailleur est… déshonoré. A moins d’un miracle, sa vie est perdue, finie… à l’heure qu’il est, il est rayé du barreau… Il est de ces accusations… de ces calomnies, si vous voulez, dont on ne se relève pas… Comment pouvez-vous espérer qu’il consente à unir votre destinée à la sienne!..

Cette objection la frappa. Elle ne l’avait pas prévue, et elle lui parut terrible.

Deux larmes, pareilles à deux diamants, jaillirent de ses yeux noirs, et d’une voix désolée:

– Mon Dieu!.. murmura-t-elle, mon Dieu! faites qu’il n’ait pas cette générosité cruelle… le seul grand, le seul véritable malheur pour moi serait d’être repoussée par lui… la mort de M. de Chalusse me laisse sans ressources, sans pain, c’est presque un bonheur en ce moment, je lui demanderai ce qu’il veut que je devienne s’il m’abandonne, et qui me protégera sinon lui… L’avenir de célébrité qu’il rêvait pour moi est anéanti… Eh bien! je l’en consolerai, moi… De nos deux infortunes, je saurai faire le bonheur… Ici nos ennemis triomphent, soit, nous fuirons… notre honnêteté se souillerait rien qu’à se mesurer avec tant de scélératesses… Nous saurons bien trouver quelque part, en Amérique, un coin ignoré où nous nous créerons une destinée nouvelle et meilleure…

C’était à ne pas croire que celle qui parlait avec cette véhémence passionnée fût Mlle Marguerite, cette jeune fille hautaine.

Et à qui parlait-elle ainsi?.. A un étranger, qu’elle voyait pour la première fois.

Mais les circonstances l’emportaient, plus fortes que sa volonté. Un à un, elle avait déchiré tous les voiles de ses plus chers et de ses plus intimes sentiments, et, à la fin, elle se montrait telle qu’elle était véritablement…

Et cependant, le juge de paix sut résister à l’émotion et à l’attendrissement qui le gagnaient. Il se montra impitoyable pour des espoirs qu’il estimait irréalisables…

– Et si M. Férailleur refusait votre sacrifice?.. demanda-t-il.

– Eh! ce n’est pas un sacrifice, monsieur!

– Soit… Mais enfin il se peut qu’il vous… repousse. Que ferez-vous?..

Elle laissa retomber ses bras d’un air de morne accablement.

– Ce que je ferais?.. murmura-t-elle… je ne sais… Je trouverais toujours à gagner ma vie… On dit que j’ai une voix remarquable… j’entrerais peut-être au théâtre… j’y ai songé, autrefois.

Le juge bondit sur son fauteuil.

– Vous seriez comédienne, interrompit-il, vous!..

– Cela ou autre chose… qu’importe.

– Comment, qu’importe!.. Mais vous ne soupçonnez pas… Vous n’imaginez pas…

Il ne trouvait pas de termes pour rendre la nature des obstacles qu’il apercevait, et ce fut Mlle Marguerite qui les trouva pour lui.

– Je soupçonne, dit-elle, que le théâtre est pour une femme une carrière abominable… Mais je sais que là comme ailleurs il est des femmes honorables et chastes, et cela me suffit… Mon orgueil est assez grand pour me garantir de toute déchéance… Il a sauvé l’apprentie, il préserverait la comédienne… Je serais calomniée!.. ce ne serait pas un malheur. Je méprise trop le monde pour prendre souci de son opinion tant que j’aurai pour moi le témoignage de ma conscience… Pourquoi ne serais-je pas une grande artiste, moi qui consacrerais à l’art tout ce que j’ai d’intelligence, de passion, d’énergie et de volonté!..

Elle s’arrêta, un valet de pied entrait portant des lampes, car la nuit venait.

Et sur les pas de celui-ci un autre parut, qui dit:

– Mademoiselle, M. le marquis de Valorsay est en bas, qui demande si mademoiselle peut lui faire l’honneur de le recevoir…