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La dégringolade

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Comprenant bien que le nom de Delorge ne devait pas être prononcé dans les environs de l'hôtel de Maillefert, il s'empara du nom de jeune fille de sa mère et déclara qu'il s'appelait Paul de Lespéran.

Il répondit encore qu'il était employé dans un ministère et garçon; que jusqu'ici il avait habité chez un de ses parents et que par conséquent il ne possédait pas de meubles, mais qu'il allait en acheter qu'on apporterait le lendemain.

Pour plus de sûreté, d'ailleurs, il offrait de payer et il paya, en effet, un terme d'avance…

Restait à se procurer les meubles annoncés.

Sans perdre une minute, Raymond se fit conduire chez un marchand de la rue Jacob, lequel, moyennant une gratification de cent francs qu'il demanda pour ses ouvriers, et qu'il mit généreusement dans sa poche, jura ses grands dieux que le soir même, avant minuit, il aurait mis en place un modeste mobilier de salon et de chambre à coucher qu'il ne s'était fait payer que le double de sa valeur.

– Mais il ne m'aura pas tenu parole, assurément, se disait Raymond, lorsqu'il sortit de chez sa mère, le lendemain matin, pour se rendre rue de Grenelle.

C'était le 30 décembre, vers les huit heures…

Encore bien qu'il ne plût pas, le temps était détestable, il faisait froid, et à chaque pas on glissait sur le pavé boueux.

Pourtant, devant toutes les boutiques de marchands de journaux, des gens stationnaient qui discutaient avec une certaine animation.

Machinalement, Raymond s'arrêta près d'un de ces groupes.

On s'y entretenait de Tropmann, dont le sinistre procès se déroulait devant la cour d'assises de la Seine, mais on s'y préoccupait bien plus de la situation politique.

Il y avait alors quarante-huit heures que l'empereur avait chargé M. Émile Ollivier de constituer un ministère «d'ordre et de liberté», et comme on était sans nouvelles précises de cette mission, dame! on s'inquiétait.

Les bruits les plus saugrenus – de ces bruits comme il n'en éclôt qu'à Paris, aux environs de la Bourse – circulaient. Selon les uns, M. Émile Ollivier avait échoué, toutes ses avances avaient été repoussées, et il venait de donner sa démission. Selon les autres, il avait fait accepter à l'empereur un cabinet composé de ses anciens amis de la gauche. D'autres encore, qui se prétendaient les mieux informés, affirmaient que M. Rouher allait revenir aux affaires avec un ministère à poigne.

Il était manifeste qu'il régnait dans tous les esprits une certaine inquiétude.

Depuis les dernières élections, l'incertitude de l'avenir avait paralysé toutes les grandes affaires, ralenti le mouvement de la haute industrie et intimidé les capitaux, poltrons de leur nature et toujours prêts à rentrer sous terre à la moindre alerte.

Mais cette incertitude n'entravait en rien le petit commerce, le commerce des étrennes surtout.

Jamais premier de l'an ne s'était mieux annoncé.

Si matin qu'il fût encore, Paris était bien éveillé. Les carreaux des boutiques étincelaient. Tous les étalages étaient terminés, étalages merveilleux où, parmi les «articles» du plus haut prix, s'accumulaient les mille produits de l'industrie parisienne, véritables objets d'art qui tirent toute leur valeur de l'habileté de l'ouvrier.

Constatant de ses yeux cette prospérité de surface, comment Raymond eût-il pu ajouter foi aux sombres prophéties de Me Roberjot?

– Toujours les mêmes illusions, pensait-il, tout en suivant la rue Richelieu; toujours les gens prendront leurs désirs pour la réalité, et fou je serais de compter sur la dégringolade de l'Empire pour écraser mes ennemis…

Mais il eut un tressaillement de plaisir, quand, en arrivant rue de Grenelle, il constata que son marchand de meubles lui avait tenu parole. Son appartement était prêt et c'est avec un soupir de satisfaction qu'il s'y enferma, sûr d'y être à l'abri des importuns.

Il savait, pour s'en être assuré la veille, que c'était de la fenêtre de la chambre à coucher qu'il avait sur l'hôtel de Maillefert la vue la plus complète. Il y courut, et après avoir fermé les persiennes, il en arracha bravement une lame, se ménageant ainsi un jour d'où il pouvait voir à l'aise, sans être aperçu du dehors.

Attirant alors une vieille chaise dépaillée, abandonnée par le précédent locataire, il s'assit, et tirant de sa poche une jumelle dont il avait eu le soin de se munir, il regarda.

Plus paresseux que Paris, l'hôtel de Maillefert s'éveillait seulement.

Dans la cour, sous la direction de monsieur le cocher de service, les gens des écuries et des remises allaient et venaient, étrillant les chevaux, lavant les voitures et cirant les harnais…

Au premier étage, toutes les fenêtres étaient ouvertes, et presque à chacune d'elles des valets apparaissaient en veste rouge du matin, avec d'immenses tabliers à pièce, qui secouaient des tapis, battaient des coussins ou époussetaient ces mille bibelots coûteux qui constituaient le luxe du second Empire et qui, par leur fragilité et leur éclat, en étaient comme l'emblème.

– Tout ce luxe est-il payé, seulement! se disait Raymond, songeant au désordre de la duchesse et de M. Philippe, et à ces dettes dont ils ne cessaient de tourmenter Mlle Simone…

Mais les fers d'un cheval sonnant sur le pavé interrompirent brusquement ses réflexions et ramenèrent ses regards du premier étage à la cour de l'hôtel de Maillefert.

Un cavalier y entrait monté sur une bête de prix qu'il maniait avec une rare aisance.

Il sauta lestement à terre, jeta la bride aux mains des valets et entra dans l'hôtel, pendant que le suisse frappait deux coups sur un énorme timbre.

Ce cavalier était le comte de Combelaine.

Que voulait-il si matin, le misérable? quel motif pressant l'attirait? quelle infamie nouvelle tramait-il?

Et Raymond regardait avidement les fenêtres du second étage de l'hôtel, toutes hermétiquement closes, espérant que les persiennes de l'une d'elles allaient s'ouvrir et lui fournir quelque indication.

Son attente ne fut pas déçue.

Moins d'une minute après l'entrée de M. de Combelaine, les deux dernières croisées à gauche de l'hôtel furent ouvertes par un domestique que Raymond reconnut pour l'avoir vu maintes fois aux Rosiers, et qui n'était pas un moindre personnage que le propre valet de chambre du jeune duc de Maillefert.

Et dans le court espace de temps où les fenêtres demeurèrent ouvertes, Raymond distingua nettement, dans la vaste chambre qu'elles éclairaient, M. Philippe, d'abord, en veste du matin de velours noir, debout devant une glace; puis M. de Combelaine étendu sur un immense fauteuil.

Mais Raymond n'eut guère de temps à donner à ses réflexions.

Un grand bruit de roues attirait son attention. C'était un coupé marron, attelé d'un cheval de cinq cents louis, qui entrait dans la cour de l'hôtel de Maillefert, et qui, après le plus savant demi-cercle, venait s'arrêter devant le perron.

De même que l'instant d'avant, le suisse avait frappé deux coups.

Et cette visite devait être attendue, car le timbre vibrait encore, qu'une des fenêtres de l'appartement de M. Philippe s'ouvrait, et que M. de Combelaine y apparaissait, se penchant très en avant pour voir qui arrivait.

Justement, un des valets de pied venait d'ouvrir respectueusement la portière du coupé.

Et un gros homme en descendait, qu'il était impossible de ne pas reconnaître quand on l'avait vu une fois, M. Verdale, c'est-à-dire M. le baron de Verdale.

Il adressa quelques mots à son cocher, et, de même que M. de Combelaine, entra dans l'hôtel.

– Eh quoi! pensait Raymond, M. Verdale aussi!.. Allons, M. de Maumussy ne va pas tarder à paraître…

Il se trompait…

Celui qu'il aperçut, dix minutes plus tard, ce fut M. Philippe de Maillefert sortant de l'hôtel.

Contre son ordinaire, le jeune duc était vêtu de noir, des pieds à la tête, et autant qu'en pouvait juger Raymond, de son observatoire, extraordinairement pâle.

Derrière lui, venaient M. de Combelaine et M. Verdale, graves, mais d'une gravité que Raymond jugea plus que suspecte, car il lui sembla les voir échanger un regard d'intelligence, et dissimuler à grand'peine une grimace d'ironique satisfaction.

Ils parlaient, du reste, alternativement, et, à les voir ainsi de loin, debout sur le perron, l'un à droite, l'autre à gauche du jeune duc, on les eût pris pour deux chirurgiens réconfortant un malade et l'exhortant à se résigner à quelque terrible, mais indispensable opération.

– Qu'espèrent-ils de lui? Qu'en veulent-ils obtenir? pensait Raymond, qui eût donné tout ce qu'il possédait pour entendre aussi bien ce qu'il voyait.

Non moins que lui, les vingt domestiques témoins de cette scène paraissaient intrigués et intéressés. Ils se tenaient respectueusement à l'écart, et semblaient absorbés par leur besogne; mais les oreilles étaient tendues et les yeux aux aguets.

– S'agirait-il d'un duel? se disait Raymond. Non, il n'hésiterait pas, car ce mérite, du moins, lui reste, de tenir aussi peu à la vie qu'à l'argent…

Du reste, M. Philippe n'hésitait plus.

A une dernière observation de M. de Combelaine, il se redressa, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête, geste qui dans tous les pays du monde signifie:

– Le sort en est jeté! Advienne que pourra!

Sur un signe, un valet avait ouvert la portière du coupé. M. Verdale et le jeune duc de Maillefert y prirent place. M. de Combelaine sauta lestement en selle.

Et cheval et voiture sortirent au grand trot de l'hôtel.

Mais c'est inutilement que Raymond épia leur retour…

Une à une les fenêtres du second étage s'ouvrirent, l'hôtel reprit sa physionomie de la veille; de même que la veille les équipages, dans la cour, se succédèrent sans interruption; M. Philippe ne reparut pas; la duchesse de Maillefert et Mlle Simone demeurèrent invisibles…

 

De guerre lasse, après de longues heures d'observation, et comme déjà la nuit tombait, Raymond songeait à rentrer chez sa mère, lorsque tout à coup, dans la cour de l'hôtel, et se disposant à sortir, il aperçut une femme dont la tournure, plus d'une fois, l'avait fait sourire. Oh! il n'y avait pas à s'y tromper…

– Miss Lydia Dodge!.. s'écria-t-il. Ah! si je pouvais lui parler!..

Et il s'élança dehors…

C'était bien miss Lydia, en effet. Seule d'ailleurs, elle pouvait avoir cette grande taille, ces vêtements d'une coupe exotique et cette démarche d'une raideur étrange.

Elle venait de tourner le coin de la rue de la Chaise, lorsqu'elle s'entendit appeler doucement par son nom:

– Miss Lydia! miss Lydia!..

Elle s'arrêta court, se retourna vivement tout d'une pièce, et apercevant Raymond:

– Vous! s'écria-t-elle, d'un air d'immense stupeur.

– Oui, moi, dit-il. Pensiez-vous donc que j'étais resté aux Rosiers!

Et comme elle ne répondait pas:

– Où est Mlle Simone? interrogea-t-il brusquement.

– Ici, à l'hôtel, fit la gouvernante. Mais permettez-moi de vous quitter. Il n'est pas convenable…

Elle saluait, elle allait s'éloigner… Raymond la retint par la manche de son manteau.

– Chère miss Dodge, disait-il d'une voix suppliante, je vous en conjure, ne m'abandonnez pas ainsi…

Mais il avait expérimenté l'ombrageuse susceptibilité de la gouvernante anglaise, et c'est presque timidement qu'il ajouta:

– Ce serait me sauver la vie que de m'apprendre ce qui s'est passé…

Miss Dodge réfléchissait, et la contraction de sa longue figure, et l'expression de ses gros yeux trahissaient un rude combat intérieur.

Parler!.. c'était manquer aux principes de toute sa vie.

D'un autre côté, elle avait pour Raymond une sincère affection. Toujours il avait eu pour elle des attentions délicates auxquelles on ne l'avait guère accoutumée. Puis il parlait anglais. C'est en anglais qu'il la suppliait en ce moment.

– Hélas! murmura-t-elle, avec un gros soupir, que voulez-vous que je vous dise?

– Pourquoi Mlle Simone a-t-elle si brusquement quitté Maillefert?

– Je ne le sais pas.

– Elle ne vous l'a pas dit? vous ne l'avez pas deviné?

– Non.

– Venir à Paris devait lui coûter.

– Oh! horriblement.

C'est debout, devant la grande porte d'un vieil hôtel de la rue de la Chaise, que causaient miss Dodge et Raymond. L'endroit leur était propice. Il faisait assez sombre déjà pour qu'on ne les remarquât pas, et d'ailleurs les passants sont rares dans ces parages, où l'herbe pousse entre les pavés.

– Cependant, chère miss, insista doucement Raymond, il a dû y avoir une explication entre M. Philippe et sa sœur, après qu'ils m'ont eu laissé seul dans les ruines…

– Il y en a eu une, en effet, répondit miss Dodge, seulement…

Mais la digne gouvernante venait de prendre une grande résolution.

– Je vais vous dire tout ce que je sais, monsieur Delorge, reprit-elle, et vous allez voir que ce n'est pas grand'chose. En quittant les ruines, monsieur le duc et sa sœur se donnaient le bras. Moi, je marchais derrière eux la tête basse, me sentant en faute. Jusqu'au château, ils n'ont pas échangé une parole. Une fois arrivés, ils sont allés s'enfermer au premier, dans le petit salon de mademoiselle. Ils y sont restés près de deux heures. Que se disaient-ils? De la chambre où j'étais restée, j'entendais les éclats de la voix de M. Philippe, tantôt suppliante, tantôt ironique et menaçante. Mais pour distinguer les paroles, il eût fallu coller son oreille à la serrure. Pour la première fois de ma carrière de gouvernante, la tentation m'en vint.

– Et vous avez entendu?

– Rien. Je résistai à la tentation. Bientôt la porte s'ouvrit et M. Philippe reparut. Il était très pâle. S'arrêtant sur le seuil, il dit à sa sœur: «Je puis compter sur vous, n'est-ce pas?» Elle répondit: «Il me faut vingt-quatre heures de réflexion.» Lui alors reprit: «Soit. Vous nous signifierez votre décision par le télégraphe. Je repars. N'oubliez pas que l'honneur de notre maison est entre vos mains.»

Ce récit confirmait tous les soupçons de Raymond, mais il ne lui apprenait rien de nouveau, rien qui éclairât la situation.

– Et ensuite? interrogea-t-il.

– M. Philippe parti, j'entrai dans le petit salon, et je m'agenouillai devant mademoiselle, lui prenant les mains que j'embrassais, et lui demandant quel grand malheur la frappait… Mon Dieu! jamais je n'oublierai son regard en ce moment. Je tremblai qu'elle n'eût perdu la raison. Alors je lui demandai si elle souhaitait qu'on vous fît prévenir, monsieur. En entendant votre nom, elle se dressa, et ses lèvres remuèrent comme pour donner un ordre. Mais, presque aussitôt, se laissant retomber sur la causeuse: «Non! murmura-t-elle, non! ce n'est plus possible, il n'y faut plus penser!» Puis elle me dit de la laisser, qu'elle avait besoin d'être seule… et je sortis.

A cette obstination à demeurer seule en face de son malheur, comme pour en épuiser plus complètement toutes les amertumes, Raymond reconnaissait bien Mlle de Maillefert.

– C'est donc à ce moment-là que j'arrivai? interrogea-t-il…

– Oh! non, monsieur, vous ne vîntes que plus tard, et lorsque déjà mademoiselle avait sonné pour avoir de la lumière. En entendant appeler dans les escaliers, et reconnaissant votre voix, j'eus un moment d'espoir et je bénis Dieu de vous envoyer. Mais, hélas! vous ne deviez pas réussir mieux que moi. Votre présence, loin de calmer mademoiselle, ne fit que redoubler son agitation, et après votre départ je vis bien que votre douleur s'était ajoutée à la sienne. Plusieurs fois, elle répéta: «Oh! le malheureux! le malheureux!..» Pas plus qu'avant d'ailleurs, elle ne consentit à me garder près d'elle. Je m'installai dans la pièce voisine, et jusqu'à une heure bien avancée de la nuit, je l'entendis marcher et gémir doucement. Vous dire quelle impression cela me faisait est impossible. Il me semblait qu'elle veillait la veillée de sa propre mort. Vers quatre heures et demie, cependant, elle m'appela: «Lydia!» Vite j'accourus, et en la voyant je restai interdite et toute saisie. Elle ne pleurait plus; ses yeux brillaient d'un éclat extraordinaire; son visage resplendissait de la résignation sublime qui soutient les martyrs. Je compris que sa résolution était prise.

« – Lydia, me dit-elle, tu vas tout préparer à l'instant pour notre départ.

« – Quoi! m'écriai-je, nous quittons Maillefert, mademoiselle?

« – Ce matin même par le train de huit heures. Tu vois que tu n'as pas une minute à perdre. Éveille tout le monde pour qu'on t'aide.

«A six heures, cependant, les préparatifs étaient terminés.

«Aussitôt, mademoiselle fit appeler le vieux jardinier, qui était son homme de confiance, et lui dit d'atteler le char-à-bancs pour nous conduire à la gare. Le brave homme, alors, demanda à mademoiselle, ses instructions pour le temps de son absence. Elle lui répondit qu'elle n'avait rien de particulier à lui demander; qu'elle allait cesser, probablement, de s'occuper de ses propriétés, et que sans doute elle ne reviendrait plus à Maillefert.

«Tous les gens du château étaient dans le corridor qui entendaient cela. Elle les fit entrer, et à chacun d'eux elle donna quelque chose, de l'argent d'abord, puis un souvenir. On eût dit une mourante distribuant à ceux qui l'ont servie tout ce qui lui a appartenu et dont elle n'a plus que faire.

«Tout le monde fondait en larmes. Tout le monde perdait la tête… Mademoiselle seule gardait son sang-froid.

«Et sept heures sonnant:

« – Il est temps de partir, dit-elle.

«Les domestiques aussitôt se mirent à descendre nos malles, mais elle retint près de nous le vieux jardinier. Et dès que nous ne fûmes plus que tous les trois, tirant une lettre de sa poche:

« – Voici, lui dit-elle, une lettre pour M. Raymond Delorge, que vous connaissez bien. Je vous la confie. Vous la ferez parvenir, mais seulement après midi, vous m'entendez, pas avant…

«Le jardinier promit d'obéir. Nous descendîmes prendre place dans le char-à-bancs, et, une heure après, nous étions en chemin de fer, et l'express de Paris nous emportait.

A chaque phrase de ce récit, éclatait l'indomptable énergie de Mlle Simone. Le devoir lui ordonnait, croyait-elle, de faire une œuvre, elle la faisait, dût son cœur en être brisé. Seul au monde, peut-être, Raymond pouvait comprendre tout ce qu'elle avait souffert…

– Et en arrivant à Paris, demanda-t-il, c'est à l'hôtel de Maillefert que s'est fait conduire Mlle Simone?

– Oui, monsieur, tout droit, répondit la digne gouvernante et je puis dire que son apparition a été saluée par des transports de joie. Une reine n'eût pas été tant fêtée.

– Et depuis, quelle est son existence?

– Depuis son arrivée, mademoiselle a passé toutes ses après-midi avec des hommes d'affaires, des notaires, des avoués…

– Et le reste du temps?

– Mademoiselle le passe avec madame la duchesse ou avec des amies de madame la duchesse, Mme la baronne Trigault, Mme la duchesse de Maumussy…

– Elle ne sort pas?

– Je l'ai accompagnée hier matin jusqu'à Sainte-Clotilde, entendre la messe…

Ce détail, Raymond le nota soigneusement.

– Sans doute, fit-il, Mlle Simone n'est pas libre.

Miss Dodge leva les bras au ciel.

– Pas libre!.. s'écria-t-elle. Mademoiselle est maîtresse de ses actions ici aussi bien qu'à Maillefert. Qui donc se permettrait d'aller contre ses volontés?

– Et… elle ne vous a jamais parlé de moi?

La digne gouvernante tressaillit.

– Jamais! répondit-elle. Mais moi, une fois, j'ai osé lui en parler… Ah! monsieur, pour la première fois de sa vie, mademoiselle m'a traitée durement. «Si tu prononçais encore ce nom, m'a-t-elle dit, je serais forcée de me séparer de toi!»

C'est par un geste désespéré que Raymond accueillit cette réponse.

– Elle vous a dit cela!.. balbutia-t-il. Et moi, miss, si vous saviez ce que je voulais vous demander… Je voulais vous prier à genoux, à mains jointes, de dire à Mlle Simone que je vous ai rencontrée, que je suis désespéré, que je donnerais ma vie pour la voir, pour lui parler, ne fût-ce que cinq minutes…

Brusquement, miss Dodge l'arrêta. Elle était émue, la digne fille, sincèrement, et toute bouleversée de cette grande passion, comme elle n'en avait pas, hélas! inspiré.

– Ce soir même, dit-elle, à tous risques, je ferai ce que vous me demandez. Adieu!

III

C'était de la part de miss Dodge une si terrible dérogation à ses principes sévères et un tel acte de courage que Raymond demeurait confondu de la promptitude de sa résolution.

Ce n'était pas précisément le «pain de ses vieux jours» qu'elle allait risquer, car il était clair que jamais Mlle Simone ne laisserait manquer de rien sa dévouée gouvernante, mais elle allait s'exposer à une séparation dont l'idée lui était plus pénible que celle de la mort.

Et Raymond qui ne l'avait seulement pas remerciée, qui l'avait laissée s'éloigner sans savoir où et comment elle lui apprendrait le résultat de sa démarche!..

Mais il ne s'en tourmentait pas outre mesure. Grâce à ce logement, qu'il avait loué, il savait qu'il serait toujours à même de rejoindre la digne institutrice dès qu'elle risquerait un pied dehors.

La décision de Mlle Simone était un bien autre sujet d'angoisses.

Consentirait-elle à cette entrevue que lui faisait demander Raymond, et qu'il eût payée de la moitié de son sang?

Il était persuadé que c'était comme autrefois, comme toujours, à la fortune de la pauvre enfant qu'on en voulait, et rien qu'à sa fortune, et il se disait:

– Que je lui parle, et je la décide à l'abandonner à qui la convoite si ardemment, cette fortune maudite.

C'était l'espérance, la fleur vivace qui résiste à tous les orages, qui refleurissait dans son âme.

Et le bien-être qu'il en ressentait se reflétait si visiblement sur son visage, que lorsqu'il rentra pour dîner:

– Tu es satisfait de ta journée, mon fils? lui demanda Mme Delorge, qui était certes à mille lieues de soupçonner la nature de ses soucis.

– Oui, ma mère, répondit-il.

– Tu as revu nos amis, sans doute? Tu as pu t'assurer par toi-même de la réalité de nos espérances.

– J'ai vu Me Roberjot, dit-il, pour dire quelque chose, car la confiance candide de sa mère le gênait beaucoup.

Mais si Mme Delorge se paya de ses vagues réponses, il n'en devait pas de même être de Mlle Pauline. Se trouvant seule, après le dîner, avec son frère:

– Pauvre Raymond, lui dit-elle, en lui prenant la main, tu es donc moins malheureux!..

 

Il ne put retenir un mouvement d'impatience, dépité de l'insistance de sa sœur à pénétrer son secret.

– Qu'imagines-tu donc?..

Il la regardait dans les yeux. Elle devint cramoisie, et, essayant de dissimuler son embarras sous un éclat de rire:

– Dame! répondit-elle, je ne sais pas… au juste. Seulement la politique tracasse Me Roberjot bien autrement que toi, et jamais je ne lui ai vu des regards comme les tiens…

Et comme il se taisait:

– Je n'insisterai pas, ajouta sérieusement la jeune fille. Et cependant, j'aurais peut-être des confidences à échanger contre les tiennes.

A tout autre moment, Raymond eût voulu avoir l'explication de cette phrase au moins singulière. L'égoïsme de la passion retint les questions sur ses lèvres.

Il se dit en lui-même:

– Oh! oh! il paraît que Mlle Pauline Delorge aime quelqu'un, et c'est là ce qui la rend si clairvoyante.

Puis il n'y pensa plus du reste de la soirée, qu'il passa entre sa mère et sa sœur. Et lorsqu'il eut regagné sa chambre, il ne songeait qu'à une chose, c'est que le lendemain était le premier jour de l'An, et que très probablement il n'aurait pas deux heures à lui pour courir jusqu'à la rue de Grenelle-Saint-Germain.

Il ne se trompait pas. C'était chez Mme Delorge que, depuis des années, venaient déjeuner, le premier janvier, les rares amis qui lui étaient restés fidèles.

Dès neuf heures, arrivaient Mme Cornevin et ses filles, puis l'excellent M. Ducoudray, l'œil plus brillant que les pierres d'une paire de boucles d'oreilles qu'il apportait à Mlle Pauline.

Me Roberjot ne tarda pas à apparaître, les bras chargés de sacs de bonbons; et dès son entrée:

– Eh bien! s'écria-t-il, le voici donc venu, le premier jour de cette fameuse année de 1870 qui doit donner à la France le bonheur et la liberté!..

– Amen! fit M. Ducoudray. Et en attendant, nous sommes toujours sans ministère.

– Toujours, répondit Me Roberjot, de ce ton de bonne humeur qui avait résisté à tous les tracas et à toutes les déceptions de sa vie. Ah! l'enfantement est laborieux. Mais soyez sans inquiétude, demain l'Officiel parlera, et nous connaîtrons enfin le ministère Ollivier.

Raymond s'était rapproché.

– Et pensez-vous toujours, demanda-t-il, qu'il doit être l'avant-dernier ministère du second Empire!

– Je le pense plus que jamais… s'écria l'avocat.

Et sans soupçonner, certes, quels effroyables malheurs allaient fondre sur la France, en cette sinistre année de 1870:

– Dans un an, ajouta-t-il, à pareil jour, je vous donne rendez-vous. Alors, vous me direz ce que sont devenus tous ceux qui jouissent de leur reste, le comte de Combelaine et le duc de Maumussy, et cette chère princesse d'Eljonsen, et mon excellent ami Verdale!..

Le lendemain, ainsi qu'il l'avait annoncé, le Journal officiel publiait le nom des hommes choisis par Émile Ollivier, et qui allaient constituer avec lui ce ministère fameux qui portera dans l'histoire le nom de ministère du 2 janvier.

Et la vérité vraie, incontestable, sinon incontestée, est que la France eut, ce jour-là, comme un éblouissement d'espérance et de liberté.

En lisant le nom des hommes qui allaient prendre la direction des affaires, on crut que la ruine prochaine, dont les symptômes se multipliaient de plus en plus alarmants depuis quelques mois, allait être conjurée.

On crut qu'une transaction pacifique éviterait les horreurs d'une lutte sanglante sur des décombres.

– On va donc respirer! disait-on. La sécurité va donc renaître! Les affaires vont donc reprendre!..

Que devenaient dans de telles circonstances les théories de Mme Delorge, qui avait toujours attendu, qui attendait encore avec une imperturbable confiance quelque dégringolade effroyable, soudaine, foudroyante, qui livrerait à sa vengeance les assassins, dix-huit ans impunis, de son mari!..

Et Raymond lui-même ne s'était-il pas parfois, dans le secret de son cœur, bercé de ce décevant espoir, que quelque grande commotion politique détacherait Mme de Maillefert de ses amitiés nouvelles et sauverait Mlle Simone?

– Chimères!.. se disait-il maintenant. Illusions vaines!.. C'est sur soi, sur soi seul, qu'un homme doit compter!..

Ce qui n'était pas une illusion, c'est que, de plus en plus, la situation de Mlle Simone était menacée.

La veille même, une lettre qu'il avait reçue de M. de Boursonne était venue confirmer ses craintes et l'avertir de se hâter.

«Il court ici de singuliers bruits, écrivait le vieil ingénieur, et avec une persistance qui me les fait prendre au sérieux, malgré leur invraisemblance.

«On assure que Mlle Simone, ne devant plus revenir à Maillefert, se décide à vendre toutes ses propriétés, et même le château. D'après M. Bizet de Chenehutte, qui est décidément un brave garçon, la vente aurait lieu dans les premiers jours du mois prochain. Ce qui désole les gens du pays, c'est qu'on annonce que tout est d'avance acheté en bloc par un gros capitaliste de Paris.

«Comme de raison, je vous fais grâce des commentaires.

«Vous, là-bas, vous devez savoir la vérité. Mandez-la-moi donc, s'il vous plaît, pour que je conserve ma réputation d'homme bien informé. Et par la même occasion, dites-moi un peu ce que vous devenez.»

Hélas!.. Raymond n'en savait pas plus que son vieil ami.

Aussi, est-ce avec la résolution plus que jamais arrêtée de parvenir, coûte que coûte, jusqu'à Mlle Simone, qu'il arriva vers deux heures à son appartement de la rue de Grenelle-Saint-Germain.

Une surprise immense l'y attendait.

Lorsqu'il entra dans la loge pour prendre sa clef:

– On est venu vous demander ce matin, monsieur, lui dit la concierge.

Sa première idée fut que la vieille femme, dans une intention qui lui échappait, plaisantait.

Qui donc savait qu'il avait loué cet appartement? Personne.

Et l'eût-on su, comment eût-on pu venir l'y demander, puisqu'au lieu de son nom, il avait donné celui de la famille de sa mère?

– Quand donc est-on venu? interrogea-t-il.

– Ce matin.

– Qui?

– Un monsieur, vêtu dans le dernier genre, tout ce qu'il y a de plus comme il faut. J'étais en train de balayer mes escaliers: il appelle, moi je me penche sur la rampe, et je lui crie:

– Qu'est-ce que vous voulez?

Il lève la tête:

– Je voudrais savoir, répond-il, si mon ami est chez lui.

– Quel ami?

– Eh! celui qui a emménagé au troisième avant-hier.

– M. de Lespéran, alors?

– Précisément.

Là-dessus, je lui ai dit que vous étiez absent, et il a paru très contrarié. Il m'a cependant remerciée très poliment, et il est parti en disant qu'il repasserait…

Raymond réfléchissait, et à son premier étonnement l'inquiétude succédait.

Ce mystérieux visiteur ne s'était pas présenté en demandant M. de Lespéran. Il s'était arrangé de telle sorte que c'était la portière qui lui avait appris sous quel nom s'était établi rue de Grenelle son nouveau locataire.

Mais il semblait à Raymond très important que la concierge ne soupçonnât rien.

– Ce doit être, dit-il, quelqu'un de mes amis. Vous a-t-il laissé son nom?..

– Ma foi, non!..

– Et vous ne le lui avez pas demandé? Non. C'est vraiment bien fâcheux. Pourtant, si vous pouviez me donner son signalement exact!.. Voyons, comment était-il, jeune, vieux?..

– Ni l'un ni l'autre.

– Grand ou petit? Mince ou gros?..

– Entre les deux.

– Brun ou blond?

– Oh! pour cela, tout ce qu'il y a de plus blond, blond ardent, s'entend.

– Avait-il un accent?

– Je n'ai pas remarqué.

Tout espoir d'être renseigné s'évanouissait. Raymond comprit qu'insister serait inutile.

– Une autre fois, dit-il à la portière, il faudra, je vous prie, demander le nom des gens qui viendront en mon absence.

Mais cette insouciance qu'il affectait, elle était bien loin de son âme.

De ce fait résultait pour lui la certitude qu'il était suivi, épié. Par qui? dans quel but?

Une fois, le souvenir de Laurent Cornevin traversa son esprit. Il le repoussa.

– Si Laurent, se dit-il, avait à me parler, il viendrait me trouver chez ma mère ou m'écrirait pour me donner un rendez-vous…

N'importe, c'était un souci nouveau ajouté à tous ceux de Raymond; souci cuisant s'il en fut, irritant, et de toutes les minutes.

Il cessait de s'appartenir, en quelque sorte. Il ne devait plus faire un pas, désormais, sans être tourmenté de cette idée qu'il traînait à ses talons quelque mouchard immonde, qu'il était incessamment épié, que chacune de ses démarches avait un témoin invisible, tapi dans l'ombre et dressant un rapport…