Za darmo

La dégringolade

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« – Tes ennemis sont puissants…

« – Je le sais, mais qu'ai-je à craindre d'eux? Tu me répéteras ce que je t'ai dit, que peut-être ils ont pénétré le secret de mon existence, et me font suivre et surveiller. C'est improbable, car en ce cas leur haine se fût trahie par quelque attentat, mais enfin c'est possible. Eh bien! je vais leur faire perdre ma piste. Ce n'est pas avec la malle que je pars. Je prends passage sur un clipper qui se rend à Liverpool, mais qui doit relâcher plusieurs fois en route. A la première relâche, je me déclare mourant et je me fais déposer à terre. Et mon bâtiment parti, j'en cherche un autre. Après cela, qu'on me retrouve si on peut. J'ai tout disposé pour me créer une personnalité nouvelle, sûre et impénétrable. C'est sous le nom de Boutin, que les misérables m'avaient imposé, que je quitte ostensiblement l'Australie. Jamais ce Boutin-là n'abordera en France ni en Angleterre…

«Il frappait gaîment sur son portefeuille.

« – Là sont mes armes, disait-il. Rien n'est impossible à qui peut jeter l'or à pleines mains!

«Et, certes, il le pouvait.

«Je ne lui ai jamais demandé le chiffre exact de sa fortune, il n'a jamais eu l'occasion de me le dire, mais je sais pertinemment qu'il emportait de quatre à cinq millions.

«Les exemples de fortunes pareilles et si rapidement acquises sont rares, même sur cette terre de l'or, mais cependant on pourrait en citer une vingtaine, à Melbourne seulement.

«Les Barclay, les Tidal, les Colt, les Latour et les Davidren se sont trouvés six et sept fois millionnaires en bien moins d'années que Laurent Cornevin.

«Lui, du moins, ne se laissa pas enivrer par la prospérité.

«Jamais il n'oublia qu'il me devait d'avoir pu quitter Talcahuana. Il se souvint toujours que je lui avais prêté les vingt mille francs qui ont été la source de ses richesses.

«Brave et excellent Laurent! Combien de fois, voyant mes affaires moins prospères que les siennes, n'est-il pas venu me dire:

« – Voyons, sacrebleu! associons-nous!

«C'est à une petite propriété que j'ai sur les bords du Murray, que nous passâmes ensemble les quatre dernières journées de son séjour en Australie.

«Il nous était doux, au moment de nous séparer, de repasser les événements de notre vie, et de nous jurer que, de façon ou d'autre, nous nous reverrions…

«Puis l'heure du départ arriva.

«Il me promit que j'aurais de ses nouvelles, il m'indiqua le moyen de lui donner des miennes… Et une dernière fois, sur le pont du clipper, le cœur gros, et des larmes plein les yeux, nous nous embrassâmes..

«C'était le 10 janvier 1869.»

– Et voilà bientôt un an de cela, murmura Raymond, et depuis des mois déjà, Laurent Cornevin devrait avoir entamé la lutte.

Mais M. de Boursonne lui coupa la parole.

– Ah! laissez-moi achever, dit-il.

Et précipitant son débit, il se remit à lire:

«Vous seuls, chers amis, poursuivait Jean, vous seuls pouvez imaginer à quel point m'avait bouleversé le récit de M. Pécheira.

« – Ainsi, me disais-je, au moment où je m'embarquais avec l'espoir de retrouver ses traces à Talcahuana mon père quittait l'Australie… Peut-être nous sommes-nous croisés en route. Peut-être, sans le connaître, l'ai-je aperçu sur la dunette d'un des vaisseaux qui passaient à pleines voiles près du mien!..

«Et qu'est-il devenu? Où est-il à cette heure?..

«Interrogé par moi, et Dieu sait avec quelle anxiété:

« – Tout ce que je puis vous dire, me répondit M. Pécheira, c'est que Laurent Cornevin est arrivé heureusement en Europe.

« – Vous avez eu de ses nouvelles?

« – Oui, une fois. Cinq mois après son départ, c'est-à-dire à la fin de mai, j'ai reçu de lui une lettre datée de Bruxelles. Son voyage avait été très rapide, me disait-il, sa santé était excellente, sa piste devait être perdue, et il avait bon espoir…

« – Il ne vous disait que cela?..

« – Cela seulement. Je vous montrerai sa lettre.

« – Et depuis?..

« – Depuis, rien, plus un mot… Seulement, à votre place, c'est à Paris et non loin de la chaussée d'Antin que je chercherais Laurent.

«Vous l'entendez, mes chers amis. Ici finit ma tâche, et commence la vôtre.

«A vous de poursuivre et d'achever mon œuvre. A vous d'imaginer quelque système d'investigation qui nous conduise jusqu'à mon cher père.

«Seulement, ô mes amis, soyez circonspects.

«Si nous connaissons le but de mon père, nous ignorons par quels cheminements il espère l'atteindre.

«Efforcez-vous de le rejoindre, mais souvenez-vous que la moindre démarche inconsidérée peut donner l'éveil à ses ennemis, révéler son existence, ruiner toutes ses combinaisons, stériliser ses espérances et peut-être enfin le mettre en péril. Voici qui aidera vos recherches:

«1º D'après les instructions de mon père, M. Pécheira lui adresse ses lettres à Londres, bureau restant, à sir F. T.

«2º M. Pécheira possède une très bonne photographie de notre père; je vais la confier aujourd'hui même à un photographe, et dès qu'il m'en aura tiré quelques épreuves, je vous les adresserai par une voie sûre.

«Maintenant devons-nous communiquer à ma mère et à Mme Delorge le résultat de mes recherches?

«Je ne le crois pas.

«A quoi bon troubler leur vie paisible et leur infliger le supplice de nos anxiétés?

«Puis, il faut tout prévoir. Si nous nous abusions? Si nos ennemis, pendant que nous nous berçons d'illusions décevantes, avaient réussi à supprimer, et cette fois sans retour, mon malheureux père?

«Ne serait-ce pas affreux d'avoir ravivé des blessures presque cicatrisées!..

«Il ne me reste plus qu'une minute, si je veux que cette lettre profite de la malle qui part aujourd'hui, et je l'emploie, mes chers amis, à vous serrer les mains et à vous embrasser de toute la force de ma fraternelle amitié.

«Espoir et courage,

«JEAN CORNEVIN.

«P. – S. Ma prochaine lettre vous fixera sur mes intentions.»

– Et c'est tout, fit M. de. Boursonne, comme s'il eût espéré quelque chose encore, et que son attente eût été trompée. C'est tout!..

Puis, après un moment de silence, et soudainement éclairé par une inspiration:

– Ah!.. s'écria-t-il, je m'explique peut-être l'attitude de M. de Maumussy, son humilité, ses offres de conciliation.

– Oh!..

– Et pourquoi non? Qui vous dit que M. de Maumussy et M. de Combelaine n'avaient pas pénétré le secret de l'existence de Laurent Cornevin? Tant qu'ils ont pu le faire surveiller, ils ont été tranquilles. Maintenant qu'il a réussi à leur faire perdre sa piste, qu'ils ne savent plus ce qu'il est devenu, ils ont peur. L'Empire chancelle, le pouvoir leur échappe, et c'est à ce moment précisément qu'ils devinent quelque mystérieux danger… On aurait peur à moins.

Mais à la lettre de Jean était joint un billet de Me Roberjot.

– Voyons ce qu'il pense, dit Raymond.

Et il lut à son tour:

«Après avoir pris connaissance de la lettre de Jean, mon cher Raymond, vous devez être, comme nous, plein d'espoir.

«Oui, assurément, certainement, Cornevin est à Paris, près de nous…

«Mais essayer d'arriver jusqu'à lui serait une insigne folie et une mauvaise action.

«Nous n'avons pas le droit de violenter sa volonté. Si cet homme, qui aime sa famille plus que tout au monde, se prive d'embrasser sa femme et ses enfants, c'est qu'il a pour cela de puissantes raisons.

«Dans mon opinion, qui est celle de tous les gens sensés, la débâcle n'est pas loin.

«Sachons attendre…»

IX

Attendre!..

C'est à cet intolérable supplice que depuis des années Raymond était condamné.

Que toutes les passions tour à tour déchirassent son âme, qu'il haït jusqu'à la fureur ou qu'il aimât jusqu'au délire, qu'il fût écrasé sous le plus sombre désespoir ou enivré des plus merveilleuses espérances, toujours la même obligation fatale lui avait lié les mains.

– Mais cette perpétuelle expectative me tue! s'écriait-il. Heureux ou malheureux, les autres hommes luttent, combattent, attaquent, se défendent, triomphent ou sont vaincus, tandis que moi!.. Rien! rien! rien!..

C'est d'un air de commisération sincère que le vieil ingénieur considérait son jeune ami.

– Que voudriez-vous faire? demanda-t-il.

– Eh!.. Le sais-je!..

– Chercher Laurent Cornevin, n'est-ce pas?

– Peut-être.

– C'est-à-dire vous exposer à compromettre cet homme si grand et si bon, cet héroïque confident des volontés de votre père! C'est-à-dire risquer de lui faire perdre en une minute le fruit de dix années de travail et de patience…

– Pourquoi donc Jean nous adjure-t-il de poursuivre son œuvre?

– Parce que Jean est absent depuis bien des mois, qu'il est en Australie, à six mille lieues de Paris, qu'il ne sait pas combien le dénouement est proche.

Raymond s'était levé et se promenait par la chambre, en proie à la plus violente agitation.

– Le dénouement, disait-il, le dénouement… Voici des années qu'on me le promet, qu'on me jure que l'heure va sonner, et que niaisement je reste à l'affût d'une vengeance qui ne vient jamais.

Le visage de M. de Boursonne s'assombrissait.

– Ainsi donc, fit-il, c'est uniquement la soif de vengeance, le désir de punir les meurtriers de votre père, qui vous presse de retrouver Laurent Cornevin?

– Oui.

– C'est que je m'imaginais, moi, que Mlle de Maillefert était pour quelque chose dans votre emportement!.. C'est que je me figure encore que votre hâte d'en finir avec le passé n'est que l'espoir de voir dénouée par Laurent Cornevin une situation qui vous paraît insoluble.

Raymond était devenu fort rouge.

– Ah! vous m'accablez, monsieur!.. balbutia-t-il.

 

Assurément il n'avait pas eu les pensées que semblait soupçonner M. de Boursonne, mais l'intérêt de son amour l'égarait.

Ne se voyait-il pas séparé, pour toujours peut-être, de Mlle Simone? Ne reconnaissait-il pas se dressant entre elle et lui les misérables qui avaient assassiné le général Delorge!..

Mais il devait suffire d'un mot pour le rappeler à lui-même.

– Je vous livre ma volonté, monsieur, dit-il. Que dois-je faire? Parlez; j'obéirai.

Le vieil ingénieur souriait à demi.

– Peut-être allez-vous encore vous fâcher, répondit-il, car je ne puis que vous répéter ce qui vous a été dit tant de fois: votre devoir est de prendre patience…

– Hélas! le péril de Mlle Simone est pressant!..

– Je le crois, mais vous avez fait tout ce qui était en votre pouvoir. En demandant, au su et au vu de tout le pays, la main de Mlle Simone, vous avez fait justice des viles calomnies dont on avait essayé de la flétrir.

– Oui, mais Mme de Maillefert va chercher, si elle ne l'a déjà trouvée, quelque nouvelle combinaison.

– C'est probable.

– Eh bien!..

– Eh bien! raison de plus pour attendre, pour la voir venir. Notre grande faiblesse, voyez-vous, est de ne rien connaître des cartes de nos adversaires… Ah! que n'avez-vous su mettre la belle duchesse de Maumussy dans votre jeu!..

Cette idée, lorsqu'elle lui était venue, Raymond l'avait repoussée avec horreur.

– Était-ce possible?.. fit-il.

– Possible!.. Rien n'était plus facile, avec un peu d'adresse et d'indépendance de cœur. Elle vous a mis le marché à la main, mon cher. S'il y a un complot, elle en est. Agir comme je dis n'eût peut-être pas été, hum!.. très chevaleresque, ni même absolument loyal, mais c'eût peut-être été bien habile, et sa conduite, à elle, est plus qu'équivoque… Enfin, l'occasion est passée, il n'y a plus à y revenir.

Et se levant brusquement et changeant de ton:

– Mais en voici assez, continua M. de Boursonne. Ce n'est pas uniquement, j'imagine, pour faire le siège en règle de Mlle Simone de Maillefert que le gouvernement nous paye. Il va falloir demain rattraper la journée que nous venons de perdre…

Et coupant court aux objections de Raymond:

– Bonsoir, bonsoir, dit-il brusquement; dormez bien!..

C'était aisé à conseiller.

Seulement le vieil ingénieur avait, depuis longtemps, soufflé la bougie, que Raymond repassait encore dans son esprit les événements de cette journée, la plus décisive de sa vie.

De cette journée, anniversaire de la mort de son père, commencée par son entrevue avec la duchesse de Maillefert, terminée par la lettre de Jean Cornevin.

Et ce qui le désolait, c'était de ne pouvoir détacher sa pensée de Mlle Simone; de ne pouvoir, quelque effort de volonté qu'il fît, la reporter à Laurent, à cet obscur héros qui venait de lui être révélé.

Sur ce point, dès qu'il entra, le lendemain, dans la petite salle du Soleil levant, il fut édifié.

Maître Béru devait tout savoir; il n'y avait pas à se méprendre à son air finaud, non plus qu'aux attentions exagérées dont il entourait Raymond, et qui étaient l'expression de ses dolentes sympathies.

En homme pour qui le pays n'a pas de mystère, il racontait que, depuis l'arrivée de madame la duchesse et de son fils, Mlle Simone battait le rappel des écus de tous les côtés, qu'elle demandait des avances à ses fermiers, qu'elle vendait des coupes avant le temps, qu'elle avait emprunté de l'argent chez des notaires d'Angers, enfin qu'elle se dépouillait si bien qu'il finirait par ne plus lui rester que les yeux pour pleurer.

Et jetant à Raymond un regard d'intelligence:

– Maintenant, concluait l'hôtelier du Soleil levant, on conçoit que Mme de Maillefert ne veuille pas que sa fille se marie, et que même, pour éloigner les prétendants, elle débite des infamies à faire dresser les cheveux sur la tête. Un mari défendrait la pauvre demoiselle…

M. de Boursonne se frottait les mains:

– Que vous avais-je dit? soufflait-il à l'oreille de Raymond.

Mais voici que maître Béru contait bien autre chose vraiment, et qu'ignoraient Raymond et le vieil ingénieur.

Il pensait que les grands sacrifices qu'avait faits Mlle Simone n'étaient qu'un commencement, et qu'après avoir emprunté, elle allait sans doute vendre.

– Diable! interrompit M. de Boursonne, vous croyez cela, vous?

Le digne hôte regarda autour de lui pour s'assurer que nul n'était aux écoutes, et d'un air mystérieux:

– On sait ce qu'on sait! prononça-t-il.

– Sans doute. Après?..

– Eh bien, une supposition: quand vous voyez des corbeaux tourner au-dessus d'une oseraie, qu'est-ce que vous dites?.. Vous dites: Il y a là quelque chose à déchiqueter pour ces bêtes voraces. Pour lors, il tourne des gens autour des terres de Mlle Simone.

Au point où en étaient Raymond et M. de Boursonne, la moindre lueur pouvait leur éclairer la situation.

– Quelles gens? firent-ils vivement.

– D'abord, un de ces messieurs qui sont arrivés l'autre soir au château, un gros, bien nourri, rouge, luisant, avec une chaîne d'or épaisse comme le pouce lui battant la bedaine, respirant comme s'il soufflait des pois et regardant les gens du haut en bas, comme s'il était assis sur une nue…

– M. Verdale! murmura Raymond.

– Enfin, interrogea M. de Boursonne, qu'a-t-il fait?

– Lui personnellement, rien. Mais minute: hier, sur les midi, voilà mon particulier qui arrive aux Rosiers en voiture. S'il se fût promené seul, dans le bourg, on n'y eût pas pris garde; on ne le connaît pas. Mais il avait rendez-vous au Café du commerce avec des gens qu'on connaît, un gaillard de la bande noire, vous savez, un marchand de biens de Saumur, une espèce d'homme d'affaires de Saint-Mathurin, et enfin un ancien garde de Mlle Simone. Pour lors, ils sont allés tous ensemble chez un notaire, pas celui de Mlle Simone, bien entendu, et de là chez le percepteur. Un ancien huissier d'ici les a rejoints et ils sont partis…

M. de Boursonne souriait d'un sourire passablement faux.

– Parbleu!.. fit-il, si vous ne savez que cela!..

– Oh! attendez. Quand je dis qu'ils sont partis, je veux dire qu'ils sont allés là où Mlle Simone a des biens, et là, tant que la journée a duré, malgré la pluie et le vent, ils ont trépigné dans les terres labourées, comme des gens en train de conclure un marché, et même on a entendu le gros rouge qui disait: «Ça vaut de l'argent, mais pas tant qu'on croit…»

Là se bornaient les renseignements du digne hôtelier du Soleil levant, mais ils avaient bien leur valeur.

Aussi, dès qu'il se fut retiré:

– Eh bien! s'écria M. de Boursonne, est-ce assez clair!.. Nous voilà désormais édifiés sur le but véritable du voyage de M. Verdale et de ses dignes compagnons. Mme de Maillefert a imaginé quelque nouveau moyen de s'emparer de la fortune de Mlle Simone, et ils viennent lui prêter main forte. Et ils se croient si sûrs du succès que déjà ils se partagent les dépouilles de la pauvre fille.

– Elle a juré que jamais sous aucun prétexte elle ne vendrait ses terres, objecta Raymond…

– Sans doute. Aussi est-ce à la réduire à revenir sur son serment que doivent travailler nos honorables associés?..

Évidemment, là était le danger, et Raymond et M. de Boursonne oubliaient leur travail pour chercher comment le conjurer, lorsque sur les trois heures, tout à coup, ils virent apparaître, juché sur un tilbury à roues immenses, M. Bizet de Chenehutte en personne.

Sautant précipitamment à terre il courut à Raymond, dont il se mit à serrer furieusement les mains, lui jurant que depuis le matin il le cherchait par mer et par terre, pour lui offrir ses compliments de condoléance.

Car il savait tout, déclarait-il, absolument tout, et la démarche de Raymond et le refus qui l'avait accueillie. Mme de Larchère avait parlé, et il avait appris, comme tout le pays, la conduite abominable de la duchesse de Maillefert essayant de déshonorer sa fille.

– Mais c'est elle qui est déshonorée, ajoutait-il. La contrée tout entière est soulevée contre elle, on la couvrirait de huées si elle osait se montrer. A Saumur et à Angers toutes les portes lui seront fermées, elle n'a plus qu'à faire ses paquets…

Même le jour mémorable de son duel, Bizet n'était pas plus affairé.

– Cependant il faut que je vous quitte, messieurs, reprit-il. J'ai vingt visites encore à faire aujourd'hui. Je sème la nouvelle, je la répands, je la propage… Si je suis libre assez tôt j'irai vous demander à dîner… Au revoir.

Et avant que Raymond eût le temps d'articuler un mot, M. Bizet de Chenehutte était en voiture et fouettait son cheval.

– Bon jeune homme! murmurait M. de Boursonne. Dieu est puissant. Les imbéciles même ont leur utilité ici-bas. En voici un qui nous rend un service que ne nous rendrait pas un homme d'esprit. Je lui offrirai de grand cœur un verre de Bourgueil, ce soir…

Mais il n'eut pas cette dépense à faire. M. Bizet dut être retenu à Saint-Mathurin. Et ce fut le vieux jardinier de Maillefert qui, sur les neuf heures, se présenta au Soleil levant, demandant M. Delorge.

Il apportait une lettre de Mlle Simone.

Tout ce que Raymond avait d'argent sur lui, il le mit dans la main du bonhomme; puis d'un seul coup d'œil, il lut:

«Tout, après votre départ, s'est mieux passé que je ne l'espérais. Il n'a plus été question de rien. Ma mère est avec moi ce qu'elle était avant l'horrible scène. Quelques ordres que je viens de lui entendre donner me font presque croire qu'elle quittera Maillefert demain…»

Mlle Simone ne se trompait pas.

Le lendemain matin, au moment où M. de Boursonne et Raymond se mettaient à table, un grand bruit les attira à la fenêtre, juste à temps pour voir passer comme l'éclair deux voitures et un fourgon…

Au même instant, maître Béru entrait dans la salle.

– En voici bien d'une autre, disait-il. Mme de Maillefert et M. Philippe s'en vont avec toute leur société. Ils partent, ils sont partis… Ma foi! bon voyage!

M. de Boursonne triomphait.

– Eh bien! disait-il, avais-je raison?..

Et de fait, dans ce départ, si précipité qu'il ressemblait à une déroute, il était difficile de voir autre chose que le résultat de la démarche de Raymond, connue, commentée et enfin comprise.

Pourtant Raymond se défendait de se réjouir. Défiant comme tous les malheureux qu'a toujours trahis la destinée, il se demandait en quoi cet événement imprévu allait, soit en bien soit en mal, modifier la situation.

Fallait-il tirer de ce départ cette conséquence que les dispositions de Mme de Maillefert étaient changées, et qu'elle renonçait à la fortune de sa fille?

C'eût été folie!

Il était clair que ses convoitises restaient aussi âpres, ses besoins aussi pressants, et que, par conséquent, l'intrigue ourdie contre Mlle Simone demeurait toujours aussi menaçante.

Si encore la fuite de la duchesse eût rendu à Raymond l'accès du château!..

Mais il n'en était pas ainsi. Retourner à Maillefert lui était interdit sous peine de provoquer un nouveau revirement d'opinion, et de réhabiliter la mère aux dépens de la fille. Par les convenances désormais, plus sévèrement que par la volonté de la duchesse, il se trouvait séparé de Mlle Simone.

– Non, je ne la reverrai pas, se dit-il.

C'est une justice à lui rendre: il ne chercha pas positivement à la revoir. Seulement il est de ces hasards propices qui jamais ne manquent de servir les amoureux.

Mlle Simone sortait beaucoup, Raymond était toute la journée dehors: dès le lendemain ils se trouvaient en présence, au détour de la route de Gennes, de l'autre côté du pont.

D'un même mouvement ils s'arrêtèrent, interdits, hésitants… Chacun au dedans de soi entendait la voix de la raison lui crier de passer outre.

Mais il est des entraînements trop forts… Ils s'abordèrent en dépit de miss Lydia Dodge, la respectable gouvernante anglaise, et leurs mains frémissantes s'effleurèrent.

Ce jour-là, Raymond sut ce qui, de l'avis de Mlle Simone, avait déterminé le brusque départ de Mme de Maillefert.

Comme elle se présentait chez une dame de la haute noblesse et qui était un peu de ses parentes, cette dame s'était montrée sur le haut de l'escalier et avait crié à ses gens:

– Je n'y suis pas pour la mère de ma pauvre petite Simone.

L'outrage était sanglant, venant d'une femme qui donnait le ton dans le pays.

– Et ce qu'il y a de pis, ajoutait tristement la malheureuse jeune fille, c'est que ma mère s'en prend à vous, monsieur Raymond, à nous, veux-je dire, de ce cruel affront. Jamais elle ne nous le pardonnera.

Mlle Simone n'avait, d'ailleurs, rien surpris qui pût lui donner l'idée même la plus vague de ce qu'allait tenter la duchesse de Maillefert.

 

Et lorsque Raymond lui parla de l'expédition de M. Verdale et de M. de Combelaine, et des soupçons qu'il en avait conçus:

– Ce n'est pas, répondit-elle, la première fois que ma mère et mon frère amènent ici des gens à qui ils proposent d'acheter mes propriétés… Mais qu'importe! puisque je suis résolue à ne pas vendre…

Raymond et Mlle Simone ne restèrent pas ensemble dix minutes, et personne ne passa sur le chemin pendant qu'ils causaient…

Eh bien! tels sont les petits pays, et la télégraphie labiale y est si perfectionnée, que deux heures plus tard, lorsque Raymond rentra au Soleil levant:

– Vous avez vu Mlle Simone? lui dit M. de Boursonne.

– Oui, répondit-il en rougissant.

– Eh bien! c'est une folie! déclara le vieil ingénieur.

Et après un moment de réflexion:

– Mais baste! ajouta-t-il, je n'y vois pas grand inconvénient, nous ne sommes plus pour longtemps aux Rosiers.

C'était vrai. En dépit des événements de chaque jour, le travail de M. de Boursonne avançait.

Tous les matins, depuis une quinzaine, il annonçait qu'il allait transporter plus loin son quartier général. Puis, tous les soirs, retenu par l'idée du chagrin de Raymond, il remettait le déménagement…

Seulement il n'y avait plus à le remettre sans de graves inconvénients. Le terrain des études s'éloignait de plus en plus, et il fallait maintenant une heure et demie de marche pour s'y rendre.

– Donc, mon cher Delorge, disait le vieil ingénieur, je ne vous accorde plus que quatre jours de répit… Profitez de votre reste…

C'est encouragé par cette certitude d'un éloignement prochain, que Raymond osa se retrouver sur le passage de Mlle Simone.

Telle était alors leur situation que cette séparation n'ajoutait guère à leurs tristesses. Raymond, d'ailleurs, ne devait pas s'éloigner beaucoup. Il pensait s'établir aux Ponts-de-Cé, et comptait bien chaque dimanche accourir aux Rosiers…

Ainsi, il espérait un avenir tolérable, lorsque, la veille du départ des Rosiers, M. de Boursonne aperçut dans son courrier un large pli au timbre du ministère…

– Quoi de nouveau?.. fit-il, en rompant l'enveloppe.

Mais au premier coup d'œil jeté sur la lettre, il pâlit légèrement.

– Par le saint nom de Dieu…

Saisi d'une appréhension sinistre, Raymond s'était approché.

– Qu'est-ce encore? demanda-t-il.

D'un geste rageur, le vieil ingénieur avait roulé la lettre entre ses mains.

– Il y a, répondit-il, que vous ne faites plus partie de mon service. Vous êtes nommé ingénieur ordinaire dans le département des Bouches-du-Rhône. On vous donne huit jours pour vous rendre à votre poste. Vous recevrez votre commission demain!..

Immobile de stupeur, Raymond semblait pétrifié. Il avait accoutumé son esprit aux pires éventualités, hormis à celle-là.

– Ce n'est pas possible! bégayait-il. Jamais semblable mesure n'a été prise. A-t-on à se plaindre de moi? En quoi ai-je démérité?..

Imperceptiblement M. de Boursonne haussait les épaules.

– Je suis votre chef de service, mon cher Delorge, dit-il, et je vous ai toujours montré les notes que j'adressais à l'administration; par conséquent…

Au premier étourdissement de Raymond, la colère succédait.

– Par conséquent, reprit-il, je suis victime d'une mesure exceptionnelle…

– Mme de Maumussy vous avait prévenu.

– C'est vrai. J'ai des ennemis, ils sont puissants, et à se faire l'exécuteur de leurs hautes œuvres, on gagne de l'avancement, des places, de l'argent, des croix… Mais nous ne sommes plus en 1852, nous sommes en 1869, la presse a reconquis le droit de parler, je puis écrire aux journaux, dénoncer l'abominable combinaison dont je suis victime…

D'un geste, M. de Boursonne l'arrêta.

– J'en suis fâché, dit-il, mais cette satisfaction même vous est enlevée. On vous déplace brutalement, c'est vrai; contre tous les usages, c'est indiscutable; seulement… relisez la lettre, voyez le poste qui vous est assigné, et vous reconnaîtrez qu'on vous donne de l'avancement…

C'était parfaitement exact. Les précautions étaient prises.

– A ce point, continua le vieil ingénieur, que je me demande si l'administration, que vous accusez, n'est pas parfaitement innocente. Croyez-vous donc qu'on est allé dire brutalement à notre directeur: «Voilà un garçon qui nous gêne beaucoup en Maine-et-Loire, rendez-nous le service de l'envoyer au diable, dans les Bouches-du-Rhône, par exemple!» Non! Vos adversaires ne sont, parbleu! pas si naïfs. Ils auront dit, bien plus vraisemblablement: «Voici un charmant jeune homme, auquel nous nous intéressons vivement, et nous vous serions infiniment obligés de lui donner un emploi dans le Midi, où il a des intérêts.» De telle sorte que, si l'administration a fait un passe-droit, c'est, suppose-t-elle, à votre bénéfice, et non pas à votre détriment.

D'un formidable coup de poing, Raymond ébranla la table.

– C'est-à-dire, s'écria-t-il, que moi, le fils du général Delorge, je semblerais avoir sollicité les faveurs de l'empire!.. C'est-à-dire que je serais à jamais déshonoré!.. Mais cela ne sera pas. Les misérables qui s'acharnent à ma perte n'ont pas tout prévu. Je puis donner ma démission… Je la donnerai. Oui, c'est résolu, et désormais irrévocable; je ne fais plus partie de l'administration des ponts et chaussées.

Plus attristé certainement que surpris, M. de Boursonne considérait Raymond qui déjà s'était assis devant le bureau et se préparait à écrire.

– Réfléchissez, mon cher Delorge, lui dit-il doucement.

– A quoi bon!..

– Votre démission envoyée, que ferez-vous? de quoi vivrez-vous?..

– Je l'ignore.

– Prenez garde! Un homme de cœur doit avoir une situation à offrir à la femme qu'il aime…

– Oh!.. je trouverai toujours à me caser!..

Déjà il avait commencé à rédiger sa démission, le vieil ingénieur l'arrêta.

– Et votre mère!.. prononça-t-il.

Raymond pâlit, mais sans poser la plume:

– Pauvre femme, murmura-t-il, si elle savait!.. Mais je ne m'appartiens plus, les événements m'emportent, il faut que ma destinée s'accomplisse!..

Il fallait être M. de Boursonne pour insister encore.

– Alors, vous resterez aux Rosiers? ajouta-t-il.

– Oui.

– Que pensera-t-on, dans le pays, quand on vous verra abandonner votre situation pour demeurer près de Mlle de Maillefert? Croyez-vous que sa réputation n'en souffrira pas? A votre place, avant de rien décider, je prendrais son avis…

Mais Raymond en avait assez des angoisses où il se débattait, des indécisions perpétuelles, des énervantes alternatives de crainte et d'espoir.

– A quoi bon consulter Mlle Simone! répondit-il. Peut-elle me conseiller de briser ma carrière? Peut-elle, en me conseillant de rester, me sacrifier toutes ses pudeurs de jeune fille?.. Elle me demanderait de céder, cette fois encore, de l'abandonner, de partir… et je ne le veux pas.

Et, d'une main ferme, il signa la démission qu'il venait de libeller, une de ces démissions sur lesquelles il n'y a pas à revenir.

– Qui eût cru, pourtant, mon cher Delorge, disait le vieil ingénieur, que j'achèverais sans vous ces études qui seront l'œuvre capitale et l'honneur de ma vie?..

La soirée qu'ils passèrent ensemble, et qui devait être la dernière, ne fut cependant pas trop triste, chacun d'eux mettant son amour-propre à faire parade d'un stoïcisme bien loin de son cœur.

Mais le lendemain matin, à la gare, le moment de la séparation venu, il n'était plus question de stoïcisme.

C'est les larmes aux yeux, que le vieil ingénieur embrassait son «jeune ami».

– Ah çà! lui disait-il, j'espère bien que vous viendrez me rendre visite. Allons, adieu, et bon courage! Et pas de folies, morbleu! Et si je puis vous être bon à quelque chose, un mot, et j'accours…

Le train était déjà hors de vue, que Raymond demeurait encore sur le quai, immobile, regardant d'un œil morne les derniers tourbillons de fumée rouler en spirales, s'éparpiller et se dissoudre.

Mais deux coups légèrement frappés sur son épaule ne tardèrent pas à l'arracher à ses sombres méditations.

C'était maître Béru qui se permettait cette familiarité, maître Béru qui avait tenu à mettre M. de Boursonne en wagon, et qui maintenant disait à Raymond:

– Rentrons-nous?

– Rentrons…

Ce n'est pas sans intention que l'hôtelier du Soleil levant avait tenu à escorter Raymond. Aussi, après avoir célébré les mérites de M. de Boursonne, après avoir prié Dieu de lui conserver au moins un de ses hôtes: