Za darmo

La dégringolade

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VI

– Ah! c'est maintenant que je suis perdue! balbutia Mlle Simone d'une voix éteinte, irrévocablement perdue!

Et, épuisée par les émotions de cette lutte inouïe, brisée par tant de violences, anéantie, défaillante, elle s'affaissa lourdement sur un fauteuil, cachant entre ses mains son visage baigné de larmes.

– Perdue! répétait Raymond, comme s'il eût prononcé un mot vide de sens, perdue!..

La réalité l'écrasait, terrible, inexorable, et c'est à peine si le malheureux y pouvait croire.

– Quelle femme! murmurait-il, que cette duchesse de Maillefert, quelle femme!..

Le souvenir du dernier regard qu'elle lui avait adressé, en le faisant tressaillir, lui imprima la secousse qui devait lui rendre, avec son énergie, la faculté de penser et de réfléchir. Il comprit que ces quelques minutes qui lui étaient laissées de solitude avec Mlle Simone étaient peut-être le dernier répit de l'implacable destinée, et qu'il fallait en profiter.

S'approchant donc de la jeune fille:

– Mademoiselle! prononça-t-il d'une voix troublée, mademoiselle!..

Elle ne sembla pas l'entendre.

A la voir ainsi effondrée, on eût pu la croire évanouie, morte, sans les sanglots profonds qui, à intervalles inégaux, soulevaient sa poitrine, sans les frissons convulsifs qui, par instants, la secouaient à la briser.

Alors Raymond se penchant vers elle, s'enhardit jusqu'à lui prendre la main:

– Mademoiselle Simone!.. dit-il doucement.

Elle le regarda d'un air égaré, comme si elle ne se fût pas expliqué sa présence.

– Vous avez entendu votre mère? poursuivit-il.

L'infortunée tressaillit. Elle revenait au sentiment affreux de la situation.

– J'ai entendu, oui, bégaya-t-elle.

– Mme de Maillefert, reprit Raymond, ne vous pardonnera jamais votre juste, votre légitime indignation… Elle ne me pardonnera jamais de vous avoir entendue, de savoir ce que je sais…

– Jamais!

– Elle voudra se venger…

– Elle se vengera certainement.

– Qui peut savoir à quelles effroyables extrémités la poussera sa haine!..

Tristement la jeune fille hocha la tête.

– Hélas!.. murmura-t-elle, qu'ai-je à craindre de pis que ce qui est?..

Après un moment de silence:

– Il n'y a pas à hésiter, reprit Raymond, le temps presse, il faut prendre un parti…

– En est-il donc un à prendre?..

– Peut-être. Si vous aviez confiance en moi…

Elle le regardait d'un air de douloureuse stupeur, ses joues s'empourpraient.

– Mon Dieu! interrompit-elle, après ce qui s'est passé, après ce que j'ai osé dire, moi, devant vous, se peut-il que vous doutiez!.. Suis-je donc libre maintenant d'avoir ou de n'avoir pas confiance!..

Raymond croyait entrevoir une lueur d'espérance, et le cœur battant à rompre:

– Alors, s'écria-t-il, au lieu de vous défendre par la seule force d'inertie, attaquez audacieusement. Mme de Maillefert prétend s'emparer de votre capital, refusez-lui jusqu'au revenu…

– Oh!..

– Elle met son consentement à un prix inacceptable, n'est-ce pas? Eh bien! vous, déclarez-lui fermement qu'elle n'aura pas un louis de vous tant qu'elle ne vous l'aura pas accordé.

D'un mouvement brusque, Mlle Simone dégagea sa main de celle de Raymond.

– Je ne ferai pas, je ne puis pas faire cela! prononça-t-elle.

– Ce serait le salut.

– Je n'en sais rien; mais je sais que ce serait répondre à des manœuvres infâmes par une combinaison honteuse et indigne de nous.

– Avons-nous donc le choix?..

– Non, mais moi, je ne suis pas libre… Mes revenus ne sont qu'un dépôt sacré; ils appartiennent, en réalité, à mon frère et à ma mère; je n'ai pas le droit de les en priver…

Cette lueur que Raymond avait entrevue s'évanouissait.

– Vous n'auriez pas à les en priver, mademoiselle, insista-t-il. Si Mme de Maillefert pouvait croire une minute seulement à la réalité de vos menaces, elle céderait immédiatement…

– Peut-être… Vous ne connaissez pas ma mère…

– Je sais qu'il lui faut de l'argent à tout prix…

– C'est vrai, mais son orgueil et son obstination dominent encore ses convoitises.

– Elle céderait!.. murmura Raymond.

Un sourire amer crispa les lèvres de Mlle Simone.

– Et d'ailleurs, reprit-elle, jamais je ne saurais prendre sur moi de proposer à ma mère un tel marché… Vous me croyez plus brave que je ne le suis réellement… Jamais je n'ai opposé à ma mère qu'une résistance passive… J'en suis à cette heure à me demander comment j'ai eu le courage de dire tout ce que j'ai dit…

– Ainsi, reprit Raymond, vous allez rester ici?..

– Hélas!..

– Au pouvoir d'une femme qui vous hait, que nulle considération humaine ne peut arrêter…

– Où voulez-vous que j'aille?..

Une inspiration soudaine, et qu'il crut envoyée par le ciel même, illumina Raymond.

– Écoutez-moi, s'écria-t-il. Cette fortune maudite, cause de tous nos malheurs, vous allez l'abandonner à un homme d'affaires, qui l'administrera et qui en servira les intérêts à Mme de Maillefert…

– Et moi?..

– Vous!.. répéta Raymond, vous!..

Et se laissant glisser aux genoux de Mlle Simone, et lui prenant les mains, ivre d'espoir et éperdu d'amour:

– Vous, poursuivit-il, vous prendrez mon bras, et sur l'heure, à la face de tous, nous allons sortir du château…

– Sortir!..

– Oui! Et malheur à qui tenterait de s'y opposer! Je vous conduirai à Paris, près de ma mère, qui est une sainte femme et une femme héroïque, près de ma sœur qui est la meilleure et la plus chaste des jeunes filles, et entre ces deux affections tendres et dévouées, vous attendrez l'heure où vous serez libre de disposer de votre main sans le consentement de votre mère…

Il oubliait tout, le malheureux!

Il oubliait que la veille encore il ne songeait pas sans effroi à ce que dirait sa mère, quand elle apprendrait son amour et ses projets de mariage…

– Cela non plus n'est pas possible! murmura Mlle Simone.

– Pourquoi, grand Dieu?..

– Parce que ce serait donner en apparence raison à ma mère… Parce que les calomnies dont on me déshonore ici me poursuivraient dans votre maison… Parce que Mme Delorge, qui donnerait peut-être asile à la fiancée de son fils, refuserait sa porte à une femme qui passe pour être sa maîtresse…

Le bruit d'une porte qui s'ouvrait l'interrompit.

Raymond se dressa d'un bond.

Sur le seuil, une femme de chambre de Mme de Maillefert se tenait debout, qui souriant d'un sourire intraduisible, disait:

– Ah!.. pardon! si j'avais su…

– Que voulez-vous? demanda durement Raymond.

– C'est M. le baron de Boursonne qui m'envoie demander à monsieur si monsieur a oublié qu'il l'attend…

D'un geste impérieux, Raymond cloua cette fille sur le seuil.

– Répondez à M. de Boursonne, dit-il, que je descends le rejoindre.

– Cependant, monsieur…

– Sortez!..

Elle sortit après forces révérences. Mais son regard impudent et son sourire équivoque étaient entrés dans l'esprit de Raymond comme des traits empoisonnés.

– Dieu sait ce que va dire cette méchante créature! murmura-t-il.

– C'est ma mère, certainement, qui l'a envoyée, répondit Mlle Simone.

Et laissant tomber ses bras d'un air d'indifférence désespérée:

– Mais qu'importe! ajouta-t-elle.

Ce n'était que trop vrai, hélas! et cette lamentable conviction et le sentiment de son impuissance gonflaient le cœur de Raymond de haine et de colère.

– Et c'est moi, reprit-il d'une voix sourde, qui vous suis le sujet de tant et de si cruelles souffrances! C'est de moi qui donnerais mille fois ma vie pour vous qu'on se sert pour vous faire répandre tant de larmes! Ah! pardonnez-moi!.. Je ne suis plus qu'un misérable fou, un égoïste odieux! Le jour où je vous ai vue pour la première fois, le jour où j'ai compris que je vous aimais de toutes les forces de mon être et que je n'aimerais jamais que vous, je devais m'éloigner, fuir. Ne savais-je pas quelle fatalité pèse sur moi! L'expérience ne m'a-t-elle pas appris que je porte malheur?..

Les lèvres pâles et tremblantes, les joues marbrées de taches rouges, palpitante, oppressée, Mlle Simone écoutait…

– Oui, je devais fuir, poursuivait Raymond, je le sentais, et même un soir je me suis dit: «Je partirai demain.» Le lendemain est venu, et je ne me suis plus senti le courage de partir. Je vous aimais. Moi, dont la vie n'avait été jusqu'alors qu'un long supplice, je voyais tout à coup, à l'horizon, se lever l'aube du bonheur. Qu'adviendrait-il? Aurais-je jamais cette joie ineffable d'être aimé de vous? Je ne me le demandais pas. Mon amour, tel qu'un trésor merveilleux, me suffisait. Abîmé dans les extases de l'heure présente, j'oubliais tout, le passé et l'avenir… Sans doute, en ce temps, j'ai dû vous paraître étrange, incompréhensible!.. J'avais peur de moi. Je frémissais à l'idée de vous devenir l'occasion d'un propos méchant. Je vous adorais, et il me semblait que mon secret m'échappait malgré moi, qu'on le devinait à mon attitude, qu'on le surprenait sur mes lèvres, qu'on le lisait dans mes yeux!..

Peut-être pour secouer la torpeur dont elle se sentait envahie, Mlle de Maillefert s'était levée. Elle se tenait debout, en face de Raymond, s'appuyant au dossier d'un fauteuil.

Et lui continuait, en phrases enflammées.

– Je vous aimais, et votre seule présence paralysait mon cerveau, brisait ma volonté, anéantissait mon énergie… Sous votre regard, les paroles expiraient dans ma gorge… Au frôlement seul de votre robe, tout mon sang affluait à mon visage… Au contact de votre main s'appuyant sur mon bras, je tressaillais et j'étais secoué de frissons… Ah! que de violence alors j'ai dû me faire, pour ne pas tomber éperdu à vos genoux, pour ne pas vous crier, en battant de mon front la poussière: «Je vous aime, je vous aime!..» Mais vous?.. Mon incertitude était affreuse, et non sans douceur, pourtant. Je me disais: «Est-il possible qu'elle ne m'ait pas deviné, qu'elle ne me comprenne pas!..» Parfois, je croyais découvrir dans vos yeux un rayon d'espérance. Alors, je vous quittais enivré, étouffant de joie, et je m'en allais comme un fou, répétant mille et mille fois votre nom, dont les syllabes avaient pour moi des harmonies divines. D'autres fois, au contraire, votre sourire me paraissait n'exprimer que la plus glaciale indifférence, sinon le dédain. Alors je me retirais désespéré.

 

Toute frissonnante, Mlle Simone essayait doucement de l'interrompre.

– De grâce, balbutia-t-elle, par pitié!..

Mais il poursuivait:

– Un soir, cependant, nous étions allés avec votre mère faire une promenade en voiture, et vous étiez venue me reconduire jusqu'à l'entrée du pont des Rosiers… Je mis pied à terre en face de la maisonnette du gardien… Je m'inclinais, vous saluant une dernière fois, quand tout à coup, à la lueur de la lanterne du pont, je vous vis vous pencher à la portière, en me disant: «A demain! à demain…» Vous me tendiez la main, je la pris, et je crus sentir un de ces tressaillements, une de ces pressions qui sont, tout à la fois, une promesse et un serment!.. Vous en souvient-il? Je chancelai, je crus que j'allais m'évanouir, et c'est avec une invincible stupeur, et comme en rêve, que je vis s'éloigner votre voiture… Et vous étiez déjà bien loin, que je restais, moi, à la même place, écrasé sous le poids de ce bonheur immense, inattendu sinon inespéré, et me répétant: «Est-ce bien vrai? n'est-ce pas une illusion qui s'envolera demain?..»

Rougissante, confuse, Mlle Simone baissait la tête, et on eût dit qu'en elle-même se livrait un pénible combat…

Jusqu'à ce que, se redressant tout à coup:

– Non, pas de honte! s'écria-t-elle. Où il n'y a pas de mal, il ne saurait y avoir de honte. Avant de le savoir, je vous aimais, Raymond. Et maintenant pourquoi ne le dirais-je pas fièrement, puisque j'en suis fière: Je vous aime!

Raymond pâlit comme pour mourir.

– Dieu juste!.. prononça-t-il, tu me devais ce bonheur!.. Ce moment seul efface toutes les misères du passé.

Et délirant de joie, il enlaça de son bras la taille souple de Mlle de Maillefert, l'attira contre son cœur et couvrit de baisers de flamme ses beaux cheveux blonds qui se dénouaient et s'éparpillaient…

– Simone!.. balbutia-t-il, ô ma bien-aimée, mon unique amie adorée, Simone!

Mais elle, qui se débattait faiblement d'abord, soudain le repoussa et violemment se rejeta en arrière.

– Ah! malheureux que nous sommes!.. s'écria-t-elle.

– Quoi!..

– Nous oublions que nos minutes sont comptées… Nous oublions que, telle qu'une barrière infranchissable, la haine de ma mère se dresse entre nous…

Le visage de Raymond rayonnait d'enthousiasme…

– Il n'y a pas d'obstacles infranchissables, dit-il, pour un amour tel que le nôtre…

Mlle Simone eut un geste douloureux.

– Et cependant, fit-elle, la porte de Maillefert vous est désormais fermée, et nous voilà séparés…

C'était précipiter Raymond des hauteurs de ses espérances.

– C'est vrai, fit-il d'une voix sombre, me voici réduit à vous abandonner seule, dans cette maison peuplée de mes ennemis, de misérables tels que Combelaine, Maumussy et Verdale…

Puis une soudaine réflexion l'éclairant:

– Mais que viennent-ils faire ici? ajouta-t-il.

– Rien. M. de Maumussy vient chercher sa femme, ses deux amis l'accompagnent…

Raymond hocha la tête.

– Votre mère est altérée de vengeance, reprit-il. Quoi qu'elle tente, Combelaine et Maumussy seraient des complices sans scrupules…

– Je suis prévenue, interrompit Mlle Simone, je saurai me tenir sur mes gardes…

Elle s'arrêta.

Dans la pièce voisine retentissaient les voix de Mme de Maillefert et de M. Philippe…

– Fuyez!.. dit-elle à Raymond.

Il redressa la tête.

– Moi, dit-il, fuir!..

– Oui, et à l'instant… Voulez-vous me donner cette horrible douleur, de vous voir, les armes à la main, mon frère et vous!.. Je vous écrirai, nous nous reverrons… Mais si vous m'aimez, au nom de notre amour… fuyez!..

Mlle Simone avait raison mille fois.

Se trouver en ce moment en face de M. Philippe, stimulé par sa mère, c'était pour Raymond s'exposer à une de ces altercations qui ne se terminent que sur le terrain.

Et cependant il ne bougeait pas.

C'était ce mot: Fuyez! auquel s'attache une idée de peur et de lâcheté, qui clouait ses pieds au parquet.

Le danger pressait, pourtant. De l'autre côté de la cloison, la discussion s'envenimait entre la mère et le fils, et par-dessus la voix âpre et sèche de la duchesse de Maillefert, s'entendait le ricanement aigrelet de M. Philippe.

Plus tremblante que la feuille, Mlle Simone joignait les mains.

– Raymond, supplia-t-elle, je vous en conjure, écoutez ma voix plutôt que celle de votre orgueil…

Il était vaincu.

– Vous l'exigez, prononça-t-il, non sans quelque amertume, je fuis… Je pars déchiré par cette conviction affreuse que votre honneur, que votre vie sont en péril, et que je ne puis rien pour vous. Comment saurai-je ce que vous devenez?..

– Tous les jours vous aurez un mot de moi.

– Vous me le promettez?

– Je vous le jure.

Une larme brilla dans les yeux de Raymond.

– Que Dieu nous protège, dit-il, car seul, désormais, il peut nous sauver!

Et, déposant sur le front de Mlle de Maillefert un dernier baiser, il sortit.

Aussi bien, ses forces étaient à bout. Il chancelait, il en était à se tenir aux murs.

Là, dans cette chambre étroite, en un instant, il s'était trouvé transporté des plus sombres abîmes du désespoir jusqu'aux cimes radieuses de l'espérance.

Et maintenant, la triste et pénible réalité succédant aux enivrements du songe, il s'efforçait de se ressaisir.

Il songeait qu'il allait se retrouver au milieu de ses ennemis les plus exécrés, que son regard allait peut-être croiser les regards des hommes qui avaient assassiné son père.

Enfin, il s'était mis à descendre lentement le grand escalier de marbre, lorsqu'au tournant, tout à coup, il se trouva en face de Mme de Maumussy.

Elle revenait d'une promenade à cheval, son teint avait encore l'animation d'une course rapide, et ses grands yeux noirs brillaient d'un éclat extraordinaire sous les bords légèrement inclinés en avant de son chapeau d'homme.

D'une main, elle relevait la longue jupe de son amazone toute mouchetée de boue, de l'autre elle tenait ses gants et sa cravache.

L'apercevant, Raymond se rangea contre le mur pour la laisser passer.

Mais elle s'arrêta court devant lui, et l'examinant d'un regard profond, et d'un air d'intérêt manifeste:

– Que vous arrive-t-il? lui demanda-t-elle brusquement. Votre figure est bouleversée…

Cette femme était-elle ou non la complice de Mme de Maillefert? Quel avait été, quel était son rôle dans l'intrigue qui se nouait autour de Mlle Simone?..

C'est ce que Raymond ne pouvait discerner.

Ce qu'il savait, par exemple, ce qui lui était prouvé, c'était que Mme de Maumussy était bien informée, qu'elle avait dû recevoir les confidences de Mme de Maillefert, et qu'il n'y avait nul intérêt à lui dissimuler la vérité.

– Il m'arrive, répondit-il, que j'ai demandé à Mme la duchesse de Maillefert la main de Mlle Simone…

Mme de Maumussy tressaillit.

– Vous avez fait cela! dit-elle.

– Oui.

– Et cette chère duchesse vous a refusé?

– Elle a mis des conditions inacceptables.

Un dédaigneux sourire plissait les lèvres pourpres de la jeune femme.

– Mme de Maillefert, reprit-elle, exigeait sans doute la fortune de sa fille.

– Le capital de cette fortune, oui.

– Et vous ne voulez pas le lui abandonner?

– Moi, grand Dieu!

– Alors c'est Simone qui ne veut pas? insista la duchesse de Maumussy.

Et, d'un air de dégoût extraordinaire:

– Cela ne m'étonne pas, continua-t-elle. Ils n'ont qu'une passion, dans cette famille: l'argent. La mère, la fille, le fils, tous tant qu'ils sont, ne pensent qu'à l'argent, ne parlent que d'argent, ne se querellent et ne se réconcilient qu'à propos d'argent… Pouah!.. c'est ignoble!..

Raymond ne pouvait supporter cette confusion, sans doute volontaire.

– Vous savez bien, madame la duchesse, prononça-t-il, que Mlle Simone est le désintéressement même.

– Alors que n'abandonne-t-elle sa fortune!

– Elle donne la totalité des revenus, mais pour ce qui est du capital, elle ne peut pas en disposer, elle est liée par un serment…

La jeune duchesse haussa les épaules.

– Dites, reprit-elle, qu'elle veut absolument administrer, gérer, surveiller, calculer, tenir des comptes et des écritures, manier de l'argent, empiler des écus… C'est une passion comme une autre. Un serment!.. Une femme qui aime se soucie bien d'un serment, en vérité!.. Mais Simone a trop de tête pour qu'il lui reste beaucoup de cœur. C'est une de ces filles qui, selon les hasards de la vie, deviennent des héroïnes ou des martyres, mais des épouses ou des maîtresses, jamais!..

Raymond frémissait, mais il restait en apparence plus froid que glace.

– Vous haïssez Mlle Simone, madame la duchesse, dit-il.

– Moi! Et pourquoi? grand Dieu!

L'idée folle qui lui traversait le cerveau, Raymond ne la pouvait dire.

– Si vous ne la haïssez pas, reprit-il, pourquoi calomnier son cœur? Pourquoi l'accabler? Ne la trouvez-vous pas assez malheureuse!..

– Elle est plus malheureuse que les pierres.

– Eh bien! ne serait-ce pas de votre part une noble et généreuse action que de venir au secours d'une infortunée en butte à d'abominables persécutions! Ah! madame, si vous vouliez!.. Vous avez tout pouvoir sur la duchesse de Maillefert, elle vous craint, elle fonde sur vos influences politiques ses projets d'avenir…

Il suppliait… Lui, le fils du général Delorge, il suppliait la femme du duc de Maumussy.

– J'ai peur, poursuivait-il, lorsque je songe à la violence des convoitises de Mme de Maillefert et de son fils.

Mme de Maumussy détournait la tête.

– Peut-être, dit-elle, si vous tenez tant au repos de Mlle Simone, feriez-vous bien de renoncer à elle, franchement, sans arrière-pensée…

– Pourquoi? Vous savez donc quelque chose?..

– Je ne sais rien… Et cependant, croyez-moi, mon conseil est bon.

Raymond attachait sur la jeune duchesse un de ces regards obstinés qui font tressaillir la vérité au fond des âmes.

– Puis-je, fit-il, moi, croire à la sincérité d'un conseil venant de vous?..

– Pourquoi pas!.. Ah! parce que je suis la duchesse de Maumussy, et que… Je sais votre histoire, monsieur Delorge…

Et faisant siffler sa cravache d'un air d'impudence superbe:

– Suis-je donc responsable des actes du duc de Maumussy? C'est mon mari, c'est vrai, mais est-ce que je l'ai choisi?.. Est-ce que ses haines ou ses affections me touchent?.. Je ne suis pas Mlle Simone, moi, je suis Clélie. Le duc de Maumussy!.. Que demain se trouve sur ma route un homme que j'aime et qui m'aime, et vous verrez si, toute duchesse que je suis, je ne sais pas prendre son bras, et dire hautement et à la face de tous: Voilà mon amant!..

C'était à être confondu de son imperturbable audace.

Elle parlait très haut, d'une voix claire, insoucieuse d'être ou non entendue des valets qui peuplaient les vestibules.

– Croyez-moi donc, monsieur Delorge, ajouta-t-elle, c'est une amie qui vous parle. Renoncez à Simone. Dans son intérêt, dans le vôtre, oubliez-la…

Et sans vouloir entendre les prières de Raymond, ramenant en avant d'un geste rapide les plis amples de sa jupe, elle franchit en quatre bonds la dernière volée de l'escalier et disparut.

– C'est incompréhensible! pensait le malheureux, abasourdi de cette succession d'événements inattendus, c'est invraisemblable!

La duchesse de Maumussy se moquait-elle de lui?.. Ou plutôt ne l'aimait-elle pas et n'était-elle pas jalouse de Mlle Simone?

Mais si plausible que pût paraître cette dernière explication, il ne voulait absolument pas l'admettre, révolté de la ridicule situation qu'elle lui créait vis-à-vis de lui-même.

– Et cependant, se disait-il, je ne le vois que trop, il se trame quelque chose contre Mlle Simone. Mais quoi! Qui peut imaginer les détestables pensées qui s'agitent dans l'âme perverse de Mme de Maillefert…

Et il demeurait immobile à la même place, épuisant son intelligence à explorer le champ infini des probabilités.

Bien des projets lui venaient.

 

Il se demandait, par exemple, pourquoi il ne combattrait pas ses ennemis avec leurs propres armes.

Qui l'empêchait de promettre et de ne pas tenir? Qui l'empêchait de paraître renoncer à Mlle Simone, de capter la confiance de Mme de Maumussy et de lui arracher son secret?

Oui, mais Mlle Simone, si fière et si digne, consentirait-elle jamais à se prêter à cette comédie dégradante? Et lui-même, capable de concevoir un tel plan, serait-il capable de l'exécuter? Le dégoût ne le prendrait-il pas à la gorge? La honte ne ferait-elle pas tomber son masque avant le temps?

– Ah! mille fois plutôt, soyons dupes!.. se dit-il.

Et, pressé désormais de quitter le château, pressé de rejoindre M. de Boursonne, il descendit rapidement, traversa le vestibule, puis la galerie, et arriva au salon où il avait laissé M. de Boursonne, et dont la porte était restée ouverte…

Mais apercevant deux personnes avec le vieil ingénieur, involontairement il s'arrêta sur le seuil…

Dans l'embrasure d'une fenêtre, un homme était assis qui, d'un air distrait et ennuyé, parcourait un journal levant la tête à chaque moment pour regarder le temps qu'il faisait dehors et si la pluie reprenait… C'était le duc de Maumussy.

Il avait vieilli considérablement. Ses cheveux, plus rares, blanchissaient au toupet. Ses yeux avaient perdu leur éclat spirituellement cynique. Les joues flasques pendaient. Les rides profondes de ses tempes et la contraction de ses lèvres flétries trahissaient les soucis amers et les dévorantes inquiétudes de son existence brillante et enviée.

Un flot de haine et de colère monta au cerveau de Raymond, à la vue de cet homme. Celui-là était un des meurtriers du général Delorge.

L'autre, debout au milieu du salon, et causant avec M. de Boursonne, était l'ancien copain de Me Roberjot, M. Verdale.

Mais ce n'était plus le maigre et famélique architecte incompris, qui traînait jadis, dans Paris, ses bottes éculées et son immense portefeuille tout gonflé de plans dédaignés et d'inutiles devis.

Le succès se devinait à sa face rougeaude et luisante, au mouvement de ses larges épaules et à son geste impérieux.

Il crevait de prospérité, comme un sac d'écus trop plein qui craque aux coutures.

M. de Boursonne l'avait entrepris, et de ce ton tranquillement impertinent dont il écrasait les gens qui lui déplaisaient, il continuait une conversation commencée depuis un moment déjà.

– Je vous connaissais beaucoup de réputation, cher monsieur, lui disait-il, comme tout le monde, d'ailleurs, car votre rôle dans la transformation de Paris a été trop considérable pour que vous ne soyez pas très connu. J'ai de plus souvent entendu parler de vous par d'anciens camarades d'école…

L'embarras de M. Verdale était manifeste. Mais il était non moins évident que la qualité de son interlocuteur lui imposait.

– Vous avez surtout beaucoup démoli, poursuivait le vieil ingénieur…

– Ne le fallait-il pas? répondait M. Verdale. N'était-il pas urgent d'ouvrir de larges issues à l'air et au soleil? N'était-ce pas la santé, la gaîté et la richesse, que nous faisions pénétrer avec des flots de lumière dans le dédale étroit des ruelles humides, sombres et malsaines du vieux Paris?

– Je sais. J'ai lu cela dans des rapports.

– Ces rapports étaient l'expression affaiblie de l'indiscutable vérité…

– Et je n'en doute, pardieu, pas! Seulement, dans mon for intérieur, je suis là à me dire que décidément la démolition vaut mieux que la bâtisse. Ainsi, moi, par exemple, qui ai construit je ne sais combien de ponts, de viaducs et de digues, qui ai creusé je ne sais combien de lieues de canaux, qui ai bâti des phares, des églises, des lycées, des casernes… où en suis-je? J'ai gagné bon an mal an de huit à dix mille francs, et dans trois ans j'aurai mille écus de retraite…

– Mais vous êtes officier de la Légion d'honneur, monsieur l'inspecteur…

– Mais vous le serez, cher monsieur. N'êtes-vous pas déjà chevalier?..

– C'est vrai, mais…

– Et de plus, après avoir démoli plus que je n'ai construit, vous avez ce qui est bien autrement positif: une fortune considérable, des millions…

Croyant taquiner simplement M. Verdale, M. de Boursonne le crucifiait.

– Réussir est-il donc un crime? fit amèrement l'ancien copain de Me Roberjot.

Le vieil ingénieur protesta du geste.

– Pas à mes yeux, prononça-t-il, car je ne sais rien de plus respectable qu'une fortune loyalement et laborieusement acquise, une de ces fortunes dont chaque pièce de cent sous représente un travail, un effort ou une privation…

Mais près de lui, dans le corridor, Raymond entendait des allées et des venues, des bruits de pas et de voix…

Avoir cédé aux instances de Mlle Simone et courir les risques de rencontrer M. Philippe, eût été une folie insigne, il le comprit.

Et surmontant l'horreur que lui inspirait M. de Maumussy, il entra dans le salon.

Au craquement de ses bottes sur le parquet, M. de Boursonne se retourna vivement, et abandonnant sans façon M. Verdale:

– Enfin, vous voici, mon cher Delorge, dit-il, je commençais à croire que vous m'aviez oublié et que vous étiez parti sans moi.

– La femme de chambre ne vous a donc pas dit que je vous rejoignais…

– Quelle femme de chambre?

– Celle que vous m'avez envoyée.

Le vieil ingénieur ouvrait de grands yeux.

– Je ne vous ai sacredieu! envoyé personne, dit-il.

Ainsi Mlle Simone avait deviné juste: c'était bien Mme de Maillefert qui avait dépêché cette chambrière impudente.

Mais Raymond n'eut pas le loisir de s'arrêter à cette circonstance. Abandonnant son journal, M. de Maumussy venait de se lever.

Il s'avança, et de ce ton de politesse étudiée qui lui était familier:

– Monsieur Raymond Delorge, si je ne m'abuse?.. fit-il.

Involontairement, et de ce mouvement instinctif de l'homme qui voit un serpent se dresser à ses pieds, Raymond recula.

– Le fils du général Delorge, oui, monsieur, répondit-il.

Ce que son accent trahissait de colères et de haines, le duc de Maumussy ne parut pas le remarquer.

– Peut-être ne me reconnaissez-vous pas? insista-t-il doucement.

– Vous êtes l'ami de M. de Combelaine, le duc de Maumussy…

– C'est qu'il y a si longtemps que nous ne nous sommes rencontrés…

– Il y aura dix-sept ans après-demain que je vous ai vu pour la première fois, monsieur le duc, et dans de telles circonstances que je ne devais plus vous oublier. C'était trois jours après l'assassinat de mon père…

Au lieu de se révolter et de se récrier, le duc remua tristement la tête.

– Toujours cette accusation injuste! murmura-t-il.

Raymond ne l'entendit pas.

– Vous aviez eu cette audace inouïe, poursuivit-il, de vous présenter chez ma mère, vous, pour lui offrir une pension. Le prix du sang!

– J'obéissais à ma conscience, monsieur; un grand, un immense malheur vous frappait; je m'efforçais, dans la limite de mes moyens, d'en atténuer les suites. J'aurais été heureux de vous être utile…

– Oui, c'est ce que vous disiez alors. Il était aisé de railler, vous homme, une femme et un enfant sans défense…

Un imperceptible sourire glissa sur les lèvres de M. de Maumussy.

– Oh! permettez, fit-il, vous aviez un défenseur, au moins, et terrible, un vieux serviteur qui tenait ma vie au bout de ses pistolets, et qui voulait absolument me tuer…

– Et qui, sans ma mère, vous eût tué. C'est vrai, monsieur, vous ne verrez plus jamais la mort d'aussi près qu'une fois…

Ce qui frappait M. de Boursonne, c'est qu'à mesure que montait la colère de Raymond, l'attitude de M. de Maumussy devenait plus conciliante.

– Quoi qu'il en soit, reprit-il, mes dispositions d'alors n'ont pas changé…

– Ni les miennes! interrompit Raymond. Ce que vous a dit l'enfant, l'homme le pense toujours.

M. Verdale se démenait désespérément.

– Messieurs!.. répétait-il, messieurs!..

Intervention inutile! Raymond poursuivait:

– Non, je n'ai pas changé et, de même qu'autrefois, je crois en l'avenir. Déjà, la distance qui nous séparait a diminué, monsieur le duc. Vous n'êtes plus si haut que jadis, ni moi si bas…

Du geste, M. de Maumussy protestait.

– Dieu m'est témoin, prononça-t-il, que je venais à vous avec des espérances de conciliation…

Raymond eut un mouvement terrible.

– Des espérances de conciliation!.. s'écria-t-il. Vous avez donc tout oublié! Vous oubliez donc que c'est aujourd'hui le 1er décembre 1869. Vous avez donc reposé d'un sommeil paisible, cette nuit, d'un sommeil que nul songe vengeur n'a troublé. Nulle voix ne s'est donc élevée du milieu des ténèbres, pour vous rappeler qu'il y a dix-sept ans, par une nuit pareille, tombait dans le jardin de l'Élysée, sous le fer des meurtriers, le général Delorge!..