Za darmo

La dégringolade

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«Vous, ma mère, on vous citait toujours parmi les reines de la mode, qui, à ce que prétendent les couturières, donnent le ton, dont on décrit les toilettes, dont on célèbre la beauté, l'élégance, le goût, le luxe, dont on raconte les aventures et les bons mots, femmes folles ou mauvaises femmes, qui payent leur renommée de leur réputation.

«Si bien que je me demandais quelle mère vous étiez, pour souffrir la conduite de votre fils, et quel fils était Philippe, pour tolérer la conduite de sa mère!..

Épouvanté du choc de ces deux colères, l'une indigne, l'autre, trop légitime, hélas! Raymond était presque tenté d'essayer d'arrêter Mlle Simone…

Ne se perdait-elle pas, par cette violence extraordinaire!..

– Ah! je me vengerai! râlait la duchesse, vous me payerez cher cette humiliation!..

Mais loin de paraître s'effrayer de ces menaces, Mlle de Maillefert redressait plus haut la tête, toujours plus haut, provoquant sa mère d'un regard de défi.

Elle l'avait dit, elle se révoltait, et pareille à l'esclave qui vient de briser sa chaîne, elle semblait incapable de garder aucune mesure.

– Enfin, reprit-elle, après avoir respiré fortement, enfin le jour vint, ma mère, où votre dernier louis glissa entre vos mains. Vous étiez ruinés, mon frère et vous. Lambeau par lambeau, vos propriétés avaient été mises à l'encan, ce qui vous restait était écrasé d'hypothèques, les usuriers vous fermaient leur caisse, les marchands vous refusaient crédit, les huissiers assiégeaient votre hôtel.

«Et étourdis de cette ruine, éperdus, en détresse, vous vous débattiez, Philippe et vous, au milieu d'une meute hurlante de créanciers.

«C'est alors que mon souvenir vous revint, car en trois ans vous n'aviez pas répondu à une seule de mes lettres. Et je vous vis arriver ici, un matin…

«C'était en hiver, à cette époque, à peu près, et je me rappelle votre surprise en me revoyant. Vous ne me reconnaissiez pas. Vous me disiez: – Comme tu es changée, ma pauvre enfant!..

De sa place, accoudé à la cheminée, Raymond ne perdait pas un tressaillement de la physionomie bouleversée de Mme de Maillefert, et il voyait s'allumer et flamber dans ses yeux la haine la plus ardente.

– J'étais, en effet, bien changée, poursuivait plus doucement Mlle Simone. Trois mois après la mort de mon père, pénétrée de ses dernières volontés, j'étais venue m'établir dans ce grand château désert, avec ma gouvernante, miss Lydia Dodge, et maître Tardif, le vieil homme d'affaires de notre famille.

«Je n'étais qu'une enfant, j'ignorais jusqu'à la valeur précise de l'argent. J'avais à apprendre le maniement d'une grande fortune territoriale.

«Vous pensez, peut-être, ma mère, que cet exil ne me coûtait pas. Détrompez-vous. Mes goûts étaient alors ceux des jeunes filles de mon âge et de ma condition. J'aimais le monde, les belles choses, les travaux de l'esprit, les récréations délicates et intelligentes, les voyages… Mais j'avais un grand devoir à remplir. J'avais à devenir capable d'être l'intendant des Maillefert.

«Sans arrière-pensée, sinon sans regrets, je rompis avec le passé, et sous la direction de maître Tardif, je commençai à m'initier aux détails sans nombre d'une exploitation agricole.

«Levée avec le jour, vêtue de vêtements grossiers, de toile l'été, de laine l'hiver, je parcourais mes propriétés, visitant les fermiers, comptant avec les métayers, surveillant les ouvriers que j'employais aux travaux du dehors ou à la réparation des bâtiments. J'apprenais à estimer la valeur des terres, à juger le bétail d'un coup d'œil, à évaluer le rendement d'un champ, à distinguer les qualités des grains, des vins, des foins, à discuter un bail, à débattre un marché… Si bien que, lorsque maître Tardif mourut, au bout de dix-huit mois, j'étais presque un fermier passable…

Arrivée à ce point extrême où la colère ne se peut plus traduire que par d'amers sarcasmes, la duchesse de Maillefert levait ses mains au ciel.

– Que je suis donc heureuse! disait-elle. Ma fille, décidément, est un ange!..

C'était bien l'avis de Raymond, ému jusqu'aux larmes de ce dévouement obscur et si grand cependant, et si rare, de Mlle Simone.

– De ma conscience, reprit plus vite la pauvre jeune fille, de ma conscience seule j'attendais ma récompense. Bien m'en prit. Je n'eus pas à me louer des gens de ce pays. Étonnés d'abord de mon genre de vie, et ne pouvant le comprendre, ils essayèrent de l'expliquer par des motifs absurdes et injurieux. Je devins le sujet des contes les plus ridicules. Si les uns voyaient en moi l'héroïne de quelque roman mystérieux, les autres me déclaraient un phénomène d'avarice.

– Ah! vous aviez fait un heureux choix, monsieur Delorge! ricanait Mme de Maillefert…

Mlle Simone haussa le ton:

– C'est vrai, ma mère, poursuivit-elle, j'étais avare, je me refusais sévèrement toute dépense inutile, j'économisais, je thésaurisais… Je vous attendais.

«Vous vîntes, et il doit vous souvenir de ce jour où nous nous revîmes.

«Vous étiez humble, ce jour-là, vous veniez en solliciteuse, et, tremblant d'être refusée, vous m'accabliez de cajoleries.

«Vous ne me parliez pas de ruine complète, mais seulement de gêne momentanée que vous expliquiez par des opérations de Bourse de Philippe, qui avaient tourné mal. Moi, qui savais la vérité, je vous écoutais, silencieuse et triste. Je vous suppliais de réformer, au moins pour un temps, votre train. Je vous conseillais une liquidation, vous disant que des débris de votre opulence on pouvait tirer une fortune encore, comme on tire une chaloupe des épaves d'un vaisseau.

«Alors, vous m'approuviez de tout cœur, vous me promettiez une réforme totale et vous finissiez par me demander quatre cent mille francs, lesquels, me juriez-vous, suffiraient à tout. C'était une somme énorme, le montant de mes économies de deux ans, et ma raison me disait que ce ne serait qu'un grain de sable dans le gouffre de vos prodigalités. Mais vous étiez ma mère, vous pleuriez en me serrant contre votre poitrine… Je faiblis. Je vous remis ces quatre cent mille francs, un soir, en quatre mandats que j'étais allée chercher à Angers…

– Et vous me les avez fait payer cher depuis! ricana la duchesse.

A la grande surprise de Raymond, Mlle Simone semblait s'attendrir.

Des larmes brillaient dans ses yeux.

– Le lendemain, continua-t-elle d'une voix altérée, ayant été obligée de sortir de grand matin, pour une coupe de bois que j'avais à vendre, je ne voulus pas vous éveiller. Quand je revins, vers midi, me faisant une fête de vous trouver un visage riant, on me dit que vous étiez partie… Je ne pouvais le croire. La veille encore, nous faisions des projets pour votre installation à Maillefert, et vous deviez écrire à Philippe de venir nous rejoindre. C'était vrai, pourtant, vous étiez partie.

«A dix heures, vous vous étiez fait conduire au chemin de fer, me laissant pour tout adieu quatre lignes où vous me disiez qu'une dépêche vous mandait à Paris pour un grand bal de bienfaisance.

«A quinze jours de là, mon frère m'écrivait de lui envoyer vingt mille francs par le retour du courrier, pour acquitter une dette d'honneur… J'envoyai les vingt mille francs.

«Le mois suivant, c'était à vous qu'il fallait une bagatelle, cinq cents louis pour donner un acompte à votre couturière…

«Puis, de semaine en semaine, les lettres se succédèrent, tantôt de vous, tantôt de mon frère, dont les prétextes variaient, mais toutes également pressantes, et répétant invariablement: De l'argent! de l'argent! de l'argent!

Obsédée du regard fixe de Raymond, Mme de Maillefert avait fini par lui tourner le dos, et les jambes croisées, les mains jointes sur le genou, elle battait du pied la mesure d'un air improvisé qu'elle chantonnait entre les dents.

– De ce moment, disait Mlle Simone, c'en fut fait de mon repos. La correspondance ne suffisant plus, vous cherchâtes autre chose, et les lettres de change commencèrent à pleuvoir ici. Vous tiriez sur moi pour deux mille, quatre mille, dix mille francs. Des garçons de recette venaient de Saumur et d'Angers, qui me présentaient vos traites d'un air goguenard en me demandant: «Faites-vous honneur?» Je n'osais pas répondre: Non, dans les commencements. Mais je ne tardai pas à reconnaître ma duperie, et que ma fortune entière s'en irait ainsi, petit à petit. Je vous prévins que je ne ferais plus «honneur à votre signature», comme disaient les garçons. Que vous importait! Vous persistâtes, je tins parole; je ne payai plus, et je fus assiégée par les huissiers et accablée de papier timbré…

«Jusqu'à cette époque, du moins, ma mère, Philippe et vous gardiez encore quelques ménagements. Les aigres récriminations, les reproches amers, les dures paroles ne devaient pas se faire attendre. Vous, si humble, ma mère, et suppliante, la première fois, je vous vis arriver un matin, la colère dans les yeux, la menace à la bouche. Vous ne disiez plus: «Je t'en prie,» mais: «Je veux, il faut!..»

«Je tins ferme en mes refus. En moins de quinze mois, je m'étais laissé arracher les revenus de trois années, j'avais été forcée d'emprunter, j'avais mesuré le danger de nouvelles faiblesses.

«Alors, aux menaces, les ruses succédèrent, plus dangereuses pour moi. Je me vis tout à coup entourée de pièges, circonvenue, étourdie…

«Vous avez su gagner à vos vues des gens de ce pays, dont je ne me défiais pas, et ils ne cessaient de me harceler de leurs conseils. J'étais une enfant, prétendaient-ils, de conserver tant de propriétés rapportant si peu, tandis qu'en en vendant seulement le tiers pour acheter de la rente, je doublais, je triplais même mon revenu. Il me fallut un coup d'autorité pour me débarrasser d'eux.

«Et cependant, fidèle à la promesse que je vous avais faite, tous les mois, régulièrement, je vous faisais remettre dix mille francs…

 

Mme de Maillefert, évidemment, eût voulu paraître ne pas écouter sa fille, mais à tout moment ses exclamations sourdes et ses interjections furibondes prouvaient qu'elle ne perdait pas un mot.

– C'est trop d'audace! disait-elle. Jamais on n'a rien ouï de pareil! Ah! monsieur Delorge, vous êtes resté malgré moi!.. Cela pourra vous coûter cher!..

Imperturbable, Mlle Simone poursuivait:

– Mais voici que soudain votre tactique changea encore. La mère tendre et caressante des premiers jours reparut, déployant pour moi ses plus irrésistibles séductions. Être séparée de moi vous désolait, me disiez-vous, et vous devenait insupportable. Lasse de votre existence décousue, vous soupiriez après la douce et paisible vie de famille, et vous prétendiez que, si vous m'aviez à Paris, près de vous, tout changerait.

«Le piège était trop grossier pour m'échapper. Et cependant, je puis bien vous l'avouer à cette heure, j'hésitai longtemps à paraître y donner tête baissée.

«Je me disais qu'à Paris, en tenant votre maison et en réglant la dépense, je ferais plus avec deux cent mille francs que vous avec un million. Deux cent mille francs! c'est une somme, cela. Jamais mon père n'a dépensé plus, et son train était celui d'un grand seigneur.

«Quelques mots, échappés à une des amies que vous aviez amenées pour vous seconder, m'éclairèrent à temps. Je vous déclarai donc que rien au monde ne me ferait quitter Maillefert.

«Votre déception dut être terrible, car votre masque tomba, et votre haine, dissimulée jusqu'alors, se montra ouvertement. Pour Philippe et pour vous, je devins l'ennemi, la proie. A dix-huit ans que j'avais, vous me donniez le spectacle odieux des combats qui se livrent autour du coffre-fort des vieillards. Vous ne songiez qu'à tirer de moi pied ou aile, peu ou beaucoup, pourvu que ce fût quelque chose, et par tous les moyens.

«Vous vous étiez mis à me piller effrontément. Vieux meubles, tapisseries rares, tout ce qui avait une valeur quelconque, vous semblait de bonne prise! – «A quoi cela te sert-il?» me disiez-vous; et vous emportiez.

«Jusqu'à ce qu'un jour j'eus cette douleur de voir Philippe s'emparer des portraits de nos ancêtres, sous ce prétexte qu'ils lui revenaient à lui, l'héritier du nom. Je ne devinais que trop que, beaucoup d'entre eux étant signés de noms illustres, il les vendrait…

Mme de Maillefert bondit.

– Vous en avez menti!.. s'écria-t-elle.

– Pardonnez-moi, ma mère, fit froidement Mlle Simone, il les a mis en vente, et la preuve, c'est que je les ai fait racheter… et qu'ils sont là-haut, cachés…

Et plus vite:

– Du reste, poursuivit-elle, vous pouviez bien trafiquer des portraits lorsque déjà vous trafiquiez du nom? Est-ce que Philippe ne le vendait pas, ce nom, aux industriels qui l'imprimaient en tête de leurs prospectus? Est-ce que vous ne l'avez pas vendu, le jour où vous avez accepté la mission que vous remplissez ici? Car votre tournée électorale est payée… ne dites pas non, je le sais, et si jamais les Tuileries étaient envahis par la Révolution, on y trouverait votre reçu!..

Livide, comme si tout son sang eût été changé en fiel, la duchesse de Maillefert s'était dressée d'un bloc:

– C'en est trop, interrompit-elle, et ce serait une honte à moi d'en entendre davantage…

Pour la clouer sur son fauteuil, il n'avait pas fallu moins que l'immense intérêt qu'elle pensait avoir à ne pas laisser seuls ensemble Raymond et Mlle Simone.

Peut-être aussi avait-elle espéré, en restant, arrêter la vérité sur les lèvres de sa fille…

Reconnaissant qu'elle s'était trompée, que c'était inutilement qu'elle s'était condamnée aux plus cruelles humiliations, elle enveloppa Raymond du plus haineux regard, et d'une voix sourde:

– Vous vous obstinez à demeurer ici, monsieur, dit-elle, malgré moi… soit. Je ne suis qu'une femme, je vous cède la place. C'est un homme qui vous demandera compte de ce que vous avez entendu…

Elle se retirait, en effet; elle gagnait la porte de la chambre à coucher.

– Je n'ai pourtant parlé que du passé, prononça Mlle Simone.

Mme de Maillefert s'arrêta court.

– Que voulez-vous dire? fit-elle.

– Qu'il me reste à parler du présent, ma mère…

– Du présent?

– Oui, de ce dernier voyage, de vos projets en arrivant à Maillefert, de vos tentatives depuis six semaines…

– Simone!.. s'écria la duchesse, prenez garde, vous ne me connaissez pas encore!..

La jeune fille ne sourcilla pas; elle avait atteint son but: sa mère restait.

– Cette fois, reprit-elle, vous arriviez avec un plan nouveau:

«Le soir même de votre arrivée, m'ayant prise à part, vous me disiez en propres termes, car vous n'en étiez plus à dissimuler l'âpreté de vos convoitises: «Abandonne-nous la moitié de ce que tu as, et en échange nous te rendons le repos.»

«Et vous pensiez que j'aurais hésité, ma mère, sans le serment juré à mon père mourant!.. Le repos!.. Ah! je ne croirais pas le payer cher au prix de toute cette fortune que je possède, pour mon malheur.

«Mais j'ai juré; je vous refusai.

«Il est vrai que vous obtîntes de moi la promesse de vous avancer cent mille francs pour vos débuts à la cour, cet hiver. Il est vrai que je vous promis, avec plus de regrets encore, d'organiser une grande fête qui faciliterait votre mission ici.

C'était monstrueux, déjà, ce que Raymond avait entendu, et cependant un secret pressentiment lui disait que ce n'était rien encore.

Il voyait, à la fureur convulsive de Mme de Maillefert, succéder une inquiétude de plus en plus manifeste.

– Telle était la situation, ma mère, au lendemain de votre arrivée, disait la jeune fille, quand un événement survint qui devait décider, et qui décidera de ma vie…

Elle s'arrêta… Sa voix s'altérait, ses joues s'empourpraient, et ses yeux s'emplissaient de larmes… Elle parut sur le point de ne pouvoir continuer…

– De grâce, mademoiselle, commença Raymond…

Mais d'un geste triste et doux, elle lui imposa silence. Et s'armant d'une énergie nouvelle, et d'une voix plus forte:

– Un jeune homme des environs, reprit-elle, que ma fortune avait ébloui, qui longtemps m'avait obsédée, dans ses poursuites, de lettres et de déclarations ridicules, qui avait même fini par demander ma main, M. Bizet de Chenehutte m'ayant grossièrement outragée, un inconnu prit ma défense. Cette scène avait eu lieu aux Rosiers, le soir, et une heure après, elle était rapportée à votre amie Clélie, ma mère, à Mme de Maumussy, par sa femme de chambre. C'est par elle que je la connus et que je sus que M. Bizet et mon défenseur devaient se battre eu duel le lendemain matin.

L'imagination vive et romanesque de la duchesse de Maumussy s'exaltait à cette idée d'un jeune homme risquant généreusement sa vie pour l'honneur d'une femme qu'il ne connaissait pas. Elle ne cessait de me répéter que rien n'était plus beau qu'un tel dévouement. Bien plus qu'elle, sans en rien laisser paraître, j'étais émue, touchée, reconnaissante. Il était donc un être au monde, une personne qui s'intéressait à la pauvre abandonnée, à la malheureuse Simone…

Rien d'étrange comme la physionomie de Mme de Maillefert.

– Simone!.. disait-elle, ma fille!.. La malheureuse perd la tête!..

– Ce soir-là, continuait résolument la jeune fille, ma prière fut plus longue et plus fervente que de coutume. Je ne pus dormir de la nuit. Levée avec le jour, j'envoyai Saint-Jean, mon vieux jardinier, aux renseignements. A neuf heures, il était de retour. Caché derrière des buissons, il avait assisté au duel. M. Bizet, grâce à l'évidente générosité de son adversaire, n'avait été blessé que très légèrement. Quant à mon défenseur, c'était, me dit Saint-Jean, un des ingénieurs que je savais être depuis quelques semaines aux Rosiers…

Mme de Maillefert eut un éclat de rire nerveux.

– Et vous pensez, dit-elle, que votre chevalier ignorait votre fortune!.. Demandez-lui donc s'il se fût battu pour une fille sans dot?

Mlle Simone ne daigna pas relever l'insulte.

– Ainsi qu'il n'était que trop naturel, poursuivait-elle, je souhaitais vivement connaître cet ami inconnu qui avait pris ma défense, et le remercier. Votre bal allait avoir lieu, je lui fis adresser une invitation.

D'un air révolté, Mme de Maillefert levait les bras au ciel.

– Simone, disait-elle, malheureuse! Pour vous, pour moi, pour le nom que vous portez… arrêtez-vous!..

Tristement, la jeune fille hocha la tête:

– Oui, je le sais, dit-elle, je passe les bornes de toutes les convenances… Mais qui donc m'y force! Qui donc, sinon vous, ma mère, me réduit à cette extrémité douloureuse de défendre mon honneur au prix de toutes les saintes pudeurs d'une jeune fille!.. Mais vous l'avez voulu. Je dirai ce qui est. Je dirai que, la première fois que mon regard rencontra celui de M. Delorge, une voix intérieure me dit qu'il comprendrait, celui-là. Et cette voix me trompait si peu, qu'il devina mes angoisses, pendant que Philippe jouait, qu'il partagea ma douleur lorsqu'on refusa à mon frère, au duc de Maillefert, l'enjeu de sa parole… Mais M. Delorge vous avait déplu, et le dernier de vos invités n'était pas parti que vous me reprochiez amèrement de m'être compromise, donnée en spectacle, d'avoir accepté un quadrille après avoir d'abord refusé de danser… Peut-être aviez-vous raison. Je ne sais rien de la vie, j'ai désappris toutes les conventions du monde, je ne sais pas feindre…

La duchesse de Maillefert trépignait d'impatience.

Il était clair qu'elle n'osait plus se retirer, qu'elle attendait, qu'elle redoutait quelque chose.

– Après, disait-elle, après!.. on m'attend; cette explication ne peut durer éternellement…

– Le lendemain, ma mère, toutes vos idées étaient changées, ou plutôt la nuit vous avait inspiré une nouvelle combinaison. Autant M. Delorge vous avait déplu la veille, autant vous le trouviez à votre gré. A vos premières railleries succédaient des éloges qui ne tarissaient pas. Vous vouliez qu'il devînt l'hôte assidu de Maillefert. Vous parliez de l'aller chercher s'il n'acceptait pas vos invitations. Et Philippe disait comme vous, et aussi tous vos hôtes, à l'exception – c'est une justice que je lui dois – de Mme de Maumussy. Quand déjà mon cœur m'entraînait, c'était une conspiration pour me pousser. Jusqu'au jour, ma mère, où me prenant à part, et m'arrachant mon secret à force de caresses, vous osâtes me dire:

– Eh bien! soit! épouse-le. Partage ce que tu as avec ton frère, et je te donne mon consentement…

Les situations excessives ont ceci d'étrange que ceux qui s'y débattent restent naturels dans l'exception, et gardent quand même un sang-froid relatif, qui est comme la lucidité du délire.

Jetés violemment hors du cadre des conventions sociales, Raymond, la duchesse de Maillefert et Mlle Simone finissaient par ne plus discerner les conditions anormales où ils se trouvaient placés.

Et la jeune fille poursuivait en phrases haletantes:

– Ainsi, après avoir trafiqué de tout, vous en arriviez à spéculer sur mes plus intimes, sur mes plus chères affections… Pauvre folle que j'étais, je vous avais laissé lire en moi comme en un livre ouvert. Vous aviez surpris à ma stupide confiance le secret des espérances dont je me berçais. Je vous avais avoué qu'en Raymond Delorge il me semblait reconnaître cette âme dévouée dont m'avait parlé mon père mourant. Vous saviez que, songeant à lui, je me disais: «Celui-là, courageusement, acceptera la moitié d'un fardeau trop lourd pour mes forces; celui-là, pour l'amour de moi, aimera les miens; il sera la raison et l'énergie, tandis que je ne peux être que l'abnégation; celui-là nous sauvera tous.»

De grosses larmes roulaient le long des joues de Raymond, et ému d'une émotion inexprimable:

– Ah! vous m'avez jugé comme je dois l'être… murmurait-il.

Mais Mlle Simone ne semblait pas l'entendre. Elle poursuivait, tenant toujours la duchesse de Maillefert immobile sous son regard:

– Indignée, humiliée, révoltée, je rejetai bien loin jusqu'à l'idée de cette transaction honteuse, de cet abominable marché. Je vous jurai qu'à ce prix, jamais je ne serais la femme de Raymond Delorge.

«Vous ne vouliez pas me croire. L'énergie de mes protestations vous faisait sourire. Vous me disiez d'un air ironique: – Ce n'est pas ton dernier mot. Tu réfléchiras. Tu reconnaîtras que mon consentement t'est indispensable. Un jour viendra où tu me le demanderas à genoux, et prends garde que ce jour-là je ne veuille plus te le donner au même prix!..

– C'est indigne! pensait Raymond, indigne!..

– Il est vrai, continuait Mlle Simone, que, pour m'amener à capituler, vous ne négligiez rien. Dans le temps où vous mettiez à votre consentement d'inacceptables conditions, vous preniez à tâche d'exalter les espérances de M. Delorge. Ah! que n'ai-je parlé, alors! Que n'ai-je su prendre sur moi d'arracher comme aujourd'hui tous les voiles! Mais je ne pouvais pas, je n'osais pas… Accuser ma mère, la montrer telle qu'elle est véritablement, me paraissait un crime. Et je ne savais que fuir M. Raymond Delorge, qui ne comprenait rien à ma soudaine froideur.

 

«Et ma raison, pourtant, me disait que tout n'était pas fini. Je sentais que, si vous ne fermiez pas votre porte à M. de Boursonne et à M. Delorge, c'est que vous n'aviez pas renoncé à l'espoir de triompher de mes résistances, c'est que vous méditiez quelque chose. Et si mes pressentiments ne m'eussent pas prévenue, votre amie, la duchesse de Maumussy, m'eût avertie…

Mme de Maillefert, instinctivement, se rejeta en arrière, et troublée au delà de toute expression:

– Clélie vous a parlé!.. interrompit-elle, Clélie vous a dit…

Mais elle s'arrêta court, comme effrayée de ce qu'elle allait dire.

– Quoi?.. interrogea la jeune fille.

Et sa mère gardant le silence:

– Je ne sais donc pas tout! prononça-t-elle. Il y a donc quelque chose encore!..

Puis, plus vite, et d'une voix où vibraient toutes ses colères:

– Et cependant, reprit-elle, ce que je sais est odieux jusqu'à révolter l'imagination… Qu'une mère bassement jalouse de sa fille l'abreuve d'outrages et l'accable de mauvais traitements… cela se voit. Qu'un frère, follement prodigue, ruine sa sœur et lui arrache jusqu'à son dernier louis… cela se comprend. Qu'une mère et un frère, dévorés de convoitises et de besoins, se liguent contre une pauvre fille, et pour s'emparer de son argent l'assassinent… cela peut encore s'expliquer…

«Mais qu'un frère et une mère, lâchement, froidement, méthodiquement, avec une patiente préméditation, s'entendent pour flétrir aux yeux de tous la malheureuse dont ils convoitent la fortune, pour déshonorer publiquement leur sœur, leur fille… Non! cela ne s'est jamais vu et ne peut se concevoir!..

La duchesse de Maillefert essayait de répondre, de protester sans doute, mais les paroles expiraient dans sa gorge.

– Et cependant, continuait Mlle Simone, c'est ce que vous avez fait, ma mère, Philippe et vous… Sûrs que je me laisserais briser le cœur plutôt que d'acheter votre consentement au prix que vous y mettiez, vous n'avez plus songé qu'au moyen de rendre mon mariage avec M. Delorge nécessaire, urgent, indispensable. Vous pensiez qu'entre ma réputation et le serment juré à mon père, je n'hésiterais pas, et que, pour racheter mon honneur perdu par vous, je vous abandonnerais la proie que vous convoitez. Et vous alliez, disant partout, d'un air d'hypocrite douleur, que moi, Simone de Maillefert, votre fille, votre sœur, j'étais la maîtresse de M. Raymond Delorge, et que j'étais enceinte…

Secouée de la nuque aux talons par de véritables convulsions de rage, Mme de Maillefert arrachait à pleines mains les dentelles de son peignoir.

– C'est faux, s'écria-t-elle d'une voix étranglée, c'est une abominable calomnie; jamais Philippe ni moi n'avons dit cela!..

– Vous l'avez dit, interrompit Raymond.

Et marchant sur la duchesse, l'œil enflammé de colère et les poings crispés:

– Vous l'avez dit, insista-t-il, à Mme de Larchère, qui l'a répété…

– Mme de Larchère en a menti!..

D'un geste, Mlle Simone leur imposa silence.

– On ne m'a rien rapporté, à moi, ma mère, prononça-t-elle lentement, je vous ai entendue.

– Et vous n'avez pas protesté!.. ricana la duchesse.

La malheureuse jeune fille hocha la tête.

– A quoi bon!.. répondit-elle. Fallait-il, ma mère, parce que je suis perdue, vous perdre aussi d'honneur!.. M'eût-on écoutée, d'ailleurs! Qui jamais eût voulu croire qu'une mère calomniait ainsi sa fille! Je me suis tue. Et si j'ai parlé aujourd'hui, c'est que vous m'y avez forcée. C'est que je voulais que M. Raymond Delorge nous connût, vous et moi, avant de nous séparer peut-être pour toujours…

Renonçant à discuter, à se défendre, la duchesse de Maillefert enveloppait d'un même regard atroce Raymond et Mlle Simone.

– Ainsi, vous refusez mon consentement, dit-elle, c'est votre dernier mot?.. Soit! Ne vous en prenez qu'à vous de ce qui en adviendra…

Et elle sortit, fermant si violemment la porte, qu'une glace suspendue à la boiserie tomba avec fracas, et se brisa en morceaux…