Za darmo

La dégringolade

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V

La voix de Jean Cornevin expirait sur ces derniers mots.

Il déposa sur la table le manuscrit de Nantel, et regardant alternativement son frère et Raymond Delorge, il dit seulement:

– Eh bien?..

Ils ne répondirent pas tout d'abord.

Un immense désappointement se peignit sur leur physionomie.

Il était clair que cette fin si brusque, que ce dénoûment qui n'en était pas un, après des détails si précis, trompait toutes leurs prévisions. Ils avaient espéré mieux ou du moins autre chose.

– Enfin, c'est tout? interrogea Raymond.

– Tout.

– Nantel n'a ajouté de vive voix aucun détail?

– Quel?

– Je ne sais. Il se pourrait que ton père eût prononcé le nom du mien, le nom du général Delorge…

– Il ne l'a jamais prononcé devant Nantel…

– Il aurait pu dire de quel crime il a été témoin…

– Il ne l'a pas dit…

– Le nom des misérables qui le persécutaient si odieusement aurait pu lui échapper…

– Jamais…

– Il se pourrait qu'il eût laissé entrevoir ses projets d'avenir…

Toutes ces questions, qui se succédaient sans seulement lui laisser le temps de reprendre haleine, devaient irriter et irritèrent, en effet, Jean Cornevin.

– Notre père, prononça-t-il, n'a rien dit jamais qui ne soit consigné dans la relation de Nantel…

Et, haussant les épaules, et non sans une certaine amertume:

– Croyez-vous donc, reprit-il, toi, Raymond, qui m'interroges, et toi, Léon, qui te tais, croyez-vous donc que cette relation si complète que je viens de vous lire, a été écrite au courant de la plume et comme au hasard! Naïfs vous êtes, si vous n'y avez pas reconnu le fruit lentement mûri de patientes réflexions et de prodigieux efforts de mémoire. Me prenez-vous donc pour bien plus enfant que vous ou pour bien moins ambitieux d'arriver à la vérité?.. Allez, tout ce que vous pouvez vous dire je me le suis dit. Deux mois durant, plus tenace qu'un juge d'instruction, j'ai obsédé Nantel de questions, tremblant toujours qu'il n'oubliât une circonstance, un détail, un mot, d'où eût jailli une lumière plus vive. Pendant deux mois, ce brave et excellent homme s'est mis l'esprit à la torture pour se bien tout rappeler. Il ne sait rien de plus que ce qu'il a écrit et signé…

Jean s'était levé, et froissant le manuscrit de Nantel:

– Je ne vous en veux certes pas, dit-il, mais vous êtes des ingrats!..

– Oh!

– Oui, des ingrats, car au lieu de vous réjouir de ces révélations inespérées, vous voilà déplorant l'absence des informations qui vous manquent encore. Oui, des ingrats, car vous ne daignez pas voir quel coin du voile se trouve soulevé par la déposition de Nantel.

Et sans attendre les objections qu'il lisait dans les yeux de Raymond et de son frère:

– Tenez, poursuivit-il vivement, résumons-nous et voyons où nous en sommes.

«Nos soupçons d'hier sont aujourd'hui des certitudes.

«Nous étions convaincus que le général Delorge a été assassiné et que le crime a eu un témoin, Laurent Cornevin, mais ce n'était qu'une conviction… Maintenant c'est un fait certain, nous en avons la preuve.

«Hier, Léon, tu pensais que notre père avait été assassiné.

«Tu sais que non aujourd'hui, et que si toutes nos recherches ont échoué, c'est qu'on lui a imposé un état civil qui n'était pas le sien; c'est que, sur tous les registres de la police, il est inscrit sous le nom de Boutin.

«Nous sommes sûrs que notre père n'est pas mort à Cayenne.

«Il nous est prouvé que, vers la fin de 1853, il a été débarqué sain et sauf au Chili, à Talcahuana, plein d'ardeur et d'espoir et certainement en possession de la lettre du général Delorge…

Pourtant le front de Léon restait sombre.

– Il m'en coûte, frère, prononça-t-il, de t'arracher une illusion, mais je le dois. Ce qui te semble prouver l'existence de notre père est pour moi la preuve de sa mort…

– Oh!..

– Permets que je m'explique, et tu seras forcé de reconnaître que j'ai raison. C'est à la fin de 1853, n'est-ce pas, que notre père s'est trouvé libre à Talcahuana?.. Combien y a-t-il de cela? Dix ans bientôt. Dix ans, Jean, entends-tu, et il ne nous a pas donné signe de vie…

– C'est vrai, mais…

– Quoi! si tu veux admettre que notre père nous a oubliés, notre mère et nous, qu'il a oublié sa haine et ses projets de vengeance, qu'il a oublié la France et qu'il s'est installé au Chili, je te dirai: Oui, il est possible qu'il vive…

Mais Jean n'était pas convaincu.

– Soit, s'écria-t-il; selon les règles de la sagesse humaine, tu as raison, peut-être! Mais je crois, moi, et de toute mon âme, que votre sagesse est folie et votre clairvoyance aveuglement. La foi de notre père qui avait converti Nantel, le sceptique ouvrier parisien, cette ardente foi à la justice de Dieu, je l'ai!.. Je crois comme a cru Nantel, quand tout à coup, des profondeurs de l'horizon, il a vu surgir le vaisseau baleinier qui devait recueillir le radeau de Laurent Cornevin… Et je vous le dis, Celui qui a épargné la vie de notre père menacé par M. de Combelaine, Celui qui a permis qu'il dérobât la lettre accusatrice aux plus ardentes recherches, Celui qui l'a tiré de cette île du Diable dont jamais un prisonnier ne s'est évadé, Celui-là ne l'aura pas abandonné et saura le faire apparaître à l'heure de sa justice!..

Qui avait raison, du confiant enthousiasme de Jean Cornevin ou du scepticisme désolé de Léon?

C'est ce que Raymond Delorge, pris pour arbitre par les deux frères, n'osait décider, encore que, par la pente naturellement romanesque de son esprit, il inclinât vers les espérances de Jean.

Le positif, c'est que ces renseignements nouveaux ne modifiaient en rien, pour le moment, les conditions de la lutte.

Aussi, les trois jeunes gens convinrent-ils d'attendre de plus amples informations avant de faire part du manuscrit de Nantel à Mme Delorge et à Mme Cornevin.

– Et bien vous avez fait, leur dit Me Roberjot, lorsqu'ils le mirent dans le secret. A quoi bon ouvrir le cœur de ces malheureuses femmes à des espérances qui sans doute ne se réaliseront jamais?..

Car l'avocat, sans cependant se prononcer, partageait la façon de voir de Léon.

Mais s'ensuivait-il qu'on ne dût pas chercher à tirer un parti quelconque de ce supplément d'informations véritablement providentiel?

Non certes! Et ce fut Me Roberjot qui voulut se charger des premières démarches.

Son influence, comme député de l'opposition, avait trop grandi, pour que l'administration osât lui opposer les mêmes fins de non-recevoir qu'autrefois. Et d'ailleurs il avait désormais un point de départ certain.

Ce n'est plus de Laurent Cornevin qu'il demandait des nouvelles, mais bien de Louis Boutin.

Et comme il était aisé de le prévoir, sous ce nom de Boutin qui, malgré ses réclamations, lui avait été imposé pour dépister les recherches, Cornevin avait un dossier.

Moins de huit jours après une demande adressée à la préfecture de police, Me Roberjot recevait la note suivante:

«BOUTIN (LOUIS), trente-quatre ans, homme de peine, né à Paris.

«Pris les armes à la main derrière une barricade, rue du Petit-Carreau, le 4 décembre 1851, et écroué à la Conciergerie.

«Dirigé sur Brest le 21 décembre suivant, avec un convoi de condamnés, sous la conduite de l'inspecteur de police Brichart.

«Arrivé à Brest le 22.

«Admis d'urgence le même jour à l'hôpital du bagne (lit nº 22), blessé grièvement à la suite d'une tentative d'évasion.

«Sorti guéri de l'hôpital le 18 février 1852.

«Embarqué ledit jour à bord du transport le Rhône, à destination de la Guyane.

«Interné à l'île du Diable.

«Mort le 29 janvier 1853. A péri en essayant de s'évader sur un radeau qu'il avait construit. Son corps n'a pas été retrouvé.»

Cette note, c'était la preuve éclatante de l'exactitude de la relation de Nantel.

Et si on eût pu acquérir pareillement la preuve que Boutin et Cornevin n'étaient qu'un seul et même individu, on eût eu les éléments d'une demande d'enquête qui eût pu conduire très loin M. le comte de Combelaine.

C'est à quoi, malheureusement, il ne fallait pas penser.

Il était clair que cette audacieuse substitution d'état civil avait été opérée fort secrètement par quelque créature de M. de Combelaine, et il n'était pas moins clair que les employés de la préfecture, à qui on eût pu demander des renseignements, ignoraient que cette substitution avait eu lieu…

Deux autres particularités ressortaient encore de cette note:

L'administration ne soupçonnait même pas le succès de l'évasion de Laurent Cornevin.

M. de Combelaine devait se croire débarrassé du seul témoin de son crime, c'est-à-dire assuré d'une éternelle impunité.

Mais ces démarches sans issue, ces conjectures sans résultat immédiat ne pouvaient contenter l'impatiente ardeur de Jean.

Léon et Raymond lui proposaient d'écrire à Talcahuana, au consul de France:

– Ah! gardez-vous en bien! répondait-il. Songez qu'une seule démarche inconsidérée peut donner l'éveil à nos ennemis et les mettre sur la voie de la vérité, que nous savons, nous, et qu'ils ignorent. Songez que si notre père est vivant, comme je le crois, ce serait s'exposer à le perdre et à ruiner ses projets.

Une autre fois, après de longues méditations:

– J'admets pour un moment, reprenait-il, oui, je consens à admettre la mort de notre père. En ce cas, qu'est devenue la lettre du général Delorge? Croyez-vous donc qu'avant de mourir il n'ait pas songé à la confier à quelqu'un pour nous la faire parvenir!..

Quels projets il mûrissait dans le secret de ses pensées, Jean Cornevin le laissait deviner par ces seules paroles.

– Je parierais, disait Léon à Raymond Delorge, que mon frère est en train de combiner quelque prodigieuse extravagance.

 

Ses opinions admises, il ne se trompait pas.

A moins de huit jours de là, un beau soir, Jean leur annonçait que sa résolution était prise, qu'il allait partir pour le Chili.

– Tu es fou!.. fut le premier mot de Léon.

– Oh! pas encore, répondit le jeune peintre, seulement je le deviendrais certainement si je restais ici, dans cette horrible incertitude, m'épuisant en conjectures et en projets impossibles…

Avec Jean, discuter c'était perdre son temps et son éloquence. Léon le savait, mais il croyait avoir à lui opposer une objection irréfutable.

– Et de l'argent? lui dit-il.

– J'ai bien un millier d'écus…

– Ce n'est pas avec cela qu'on va au Chili et qu'on en revient.

– Je le sais. Aussi, ai-je l'intention de vous demander, à Raymond et à toi, qui êtes plus riches que moi, tout ce dont vous pouvez disposer…

– Et si nous te refusons…

Jean haussa les épaules.

– Alors, répondit-il, j'irai tout simplement lire la relation de Nantel à Mme Delorge et à notre mère… Et soyez tranquilles, quand elles sauront pourquoi je veux partir, je ne manquerai pas d'argent.

C'était si parfaitement exact, et il était si bien d'un caractère à faire ce qu'il disait, que Léon et Raymond se tinrent pour battus.

– C'est bien, dirent-ils à l'obstiné, tu auras ce qu'il faudra.

Et, comme leurs caisses réunies ne faisaient pas la somme nécessaire, ils eurent recours au digne M. Ducoudray, lequel mis dans la confidence s'était écrié:

– Jean a raison et, si je n'étais pas si vieux, je l'accompagnerais!

Restait à obtenir de Mme Cornevin son consentement à un long voyage, sans toutefois lui en révéler le but.

– Je m'en charge, promit Me Roberjot, laissez-moi faire.

Et, en effet, ayant trouvé une occasion de rencontrer Mme Cornevin:

– Ce serait un grand bonheur, lui dit-il négligemment, que Jean fût pris de la fantaisie de voyager. Les partis se remuent beaucoup en ce moment: s'il reste à Paris, imprudent et hardi comme il est, je le vois arrêté avant un mois!..

Le lendemain, c'était la pauvre mère qui conjurait son fils, ce fils dont cependant elle venait d'être si longtemps séparée, de s'éloigner.

Et avant la fin de la semaine, tous ses préparatifs étaient terminés, et Léon et Raymond Delorge le conduisaient à Bordeaux, où il s'embarquait pour Valparaiso.

En serrant une dernière fois la main du voyageur:

– Revenez-nous avec des preuves, ami Jean, lui avait dit Me Roberjot, et surtout revenez-nous vite. Il me semble sentir déjà les premières bouffées de la tempête qui emportera l'empire, et avec l'empire les Maumussy et les Combelaine, les princesse d'Eljonsen, les Verdale, les docteur Buiron et les autres.

Beaucoup, s'ils eussent entendu l'honorable député s'exprimer ainsi, se seraient écriés:

– Folie!..

Et non sans quelque semblant de raison.

L'empire, en apparence, n'était-il pas toujours aussi fort? La machine politique montée au 2 Décembre ne continuait-elle pas à fonctionner sans heurts trop visibles?

Paris, plus que jamais, était la capitale du plaisir, la ville de la joie et des fêtes. L'or affluait. C'était à qui, du haut en bas de l'échelle sociale, ferait les plus folles dépenses. Le luxe était prodigieux.

L'étranger qui, par une belle après-midi du printemps, se faisait conduire au bois de Boulogne, revenait ébloui, et à l'exemple de ce Suédois naïf écrivait sur ses tablettes de voyage:

– Paris, ville de millionnaires. Tous les habitants ont chevaux et voitures.

Pourtant, la guerre du Mexique venait d'être déclarée, et les moins clairvoyants s'étaient dit:

– Ce sera la guerre d'Espagne du second empire.

C'est que personne, à moins d'y être intéressé, ne s'était pris à la glu des phrases pompeuses par lesquelles le gouvernement avait essayé de justifier, d'exalter même cette étrange expédition.

C'est que les débats de la Chambre, quelque sourdine qu'on eût essayé d'y mettre, s'étaient entendus de loin.

C'est que les journaux avaient beaucoup parlé.

Le public savait ou croyait savoir les motifs réels et véritablement incroyables de cette campagne aventureuse.

On parlait de spéculations impudentes et de tripotages honteux.

On ne se gênait pas pour dire que le but réel de la guerre du Mexique était d'assurer le payement de créances usuraires, achetées à vil prix par des personnages influents du gouvernement.

De la sorte, l'armée française allait faire les fonctions d'huissier.

Et au profit de qui?

Dame! on citait le nom des acheteurs des créances et on disait le chiffre probable de leurs honorables bénéfices.

On affirmait que M. de Maumussy avait eu une part du gâteau, et aussi M. de Combelaine, et aussi Mme la princesse d'Eljonsen.

Si, du moins, elle eût brillamment réussi, cette expédition du Mexique!..

La France ne pardonne-t-elle pas tout au succès?..

Mais, follement entreprise par des gens qui ne connaissaient ni le pays qu'ils prétendaient soumettre ni les hommes qu'ils allaient combattre, cette guerre fatale ne pouvait amener que des désastres.

Son début fut un échec.

Il fut aussitôt réparé, c'est vrai, et glorieusement vengé… Mais ensuite?

Un archiduc d'Autriche, Maximilien, fut conduit par nous à Mexico et proclamé empereur du Mexique malgré les Mexicains… Mais après?

Notre petite armée était comme perdue dans ces immenses provinces.

Et successivement la France apprit avec stupeur:

La résolution du gouvernement impérial d'évacuer le Mexique;

L'arrivée à Paris de l'impératrice Charlotte, qui venait solliciter des secours d'hommes et d'argent, qui ne fut pas reçue aux Tuileries et qui devint folle peu de temps après…

Et enfin, la retraite et le rembarquement de l'armée française, alors commandée par le maréchal Bazaine.

Le dénoûment du drame ne devait pas se faire attendre.

Un matin, arriva à Paris la nouvelle, à laquelle personne ne voulait croire, de l'exécution de Maximilien.

La honte de n'avoir pas pu empêcher l'exécution de Maximilien, voilà ce que gagna l'empire à la guerre du Mexique.

Quant à ce qu'elle coûtait à la France d'hommes et de millions, on ne le sut que plus tard.

– Il y avait pourtant là une grande idée, et la plus belle du règne, s'obstinaient à répéter les officieux.

Soit… Seulement, pendant qu'on la mettait à l'exécution, cette belle idée, la Prusse gagnait la bataille de Sadowa et écrasait l'Autriche.

L'empire avait, dit-on, promesse de M. de Bismarck d'une compensation.

« – Cette puissance n'a rien qui doive nous inquiéter, au contraire, s'écriait à la tribune un des orateurs du gouvernement.

«Au contraire… me semble bien trouvé, écrivait Me Roberjot à Raymond Delorge. Mais moi qui ne suis pas si optimiste, je crois pouvoir prédire que voici le commencement de la fin…»

VI

C'est que, peu après le départ de Jean pour Valparaiso, Raymond Delorge et Léon Cornevin avaient été obligés de quitter Paris.

Et Me Roberjot leur avait dit:

– Partez sans inquiétude, je me constitue votre correspondant bénévole et bien informé, et s'il survenait quelque chose qui rendît votre présence nécessaire, je ne ferais qu'un saut jusqu'au télégraphe.

Et il tenait parole, ce qui n'était pas un mince mérite, trouvant toujours, malgré les travaux dont il était accablé, un moment pour griffonner quelques lignes et tenir ses exilés, comme il les appelait, au courant des événements.

Exilés était bien le mot. Ce n'était pas volontiers que les deux jeunes gens s'étaient éloignés de Paris, de ce théâtre où ils pressentaient que se dénouerait fatalement le drame dont la mort du général avait ensanglanté le premier acte.

Mais la vie a d'inexorables nécessités.

Et, quand on n'a pas dix mille livres de rentes, il faut bon gré mal gré se soumettre aux exigences de la profession qui fait vivre.

C'est pourquoi, dès le lendemain du jour où il avait été contraint de donner sa démission, Léon Cornevin s'était mis en quête d'une autre position.

Il n'était pas exigeant, le brave garçon; ses aptitudes étaient remarquables, les meilleures recommandations appuyaient ses démarches, et cependant, tel était l'encombrement de toutes les carrières, qu'il n'avait rien trouvé d'acceptable à Paris ni même aux environs.

De guerre lasse, il s'était résigné à accepter une situation d'ingénieur près d'un chemin de fer espagnol, et il était parti pour Madrid.

Quant à Raymond, il avait été détaché à Tours près de la commission chargée, par le ministère des travaux publics, d'étudier les moyens de prévenir les inondations périodiques de la Loire.

Parti bien à contrecœur, Raymond n'avait pas tardé à se féliciter intérieurement de ce changement d'existence.

Arraché pour la première fois à l'idée fixe qui depuis l'âge de raison emplissait sa vie, il lui semblait voir s'ouvrir devant lui des horizons inconnus. Il découvrait, pour ainsi dire, qu'il était jeune, qu'il n'avait que vingt-sept ans et qu'il n'avait pas eu de jeunesse.

Par une rare faveur de la destinée, il se trouvait que l'inspecteur des ponts et chaussées, avec lequel il allait poursuivre les études commencées, était le meilleur des hommes.

C'était le baron de Boursonne, le dernier survivant d'une des plus vieilles et des plus nombreuses familles du Poitou.

Il est vrai que rien ne lui était si désagréable que de s'entendre donner son titre. Le seul énoncé de sa particule lui faisait faire la grimace.

– Je suis le père Boursonne, tout bêtement, disait-il d'un ton qui n'avait rien de paternel.

Ancien élève de l'École polytechnique, M. de Boursonne avait donné jadis à plein collier dans les théories saint-simoniennes et avait même dépensé à les expérimenter une fortune assez ronde.

Mais, tandis que ses anciens frères de Ménilmontant avaient eu l'art, l'un poussant l'autre, d'accaparer les meilleures, les plus honorées et les plus lucratives situations, M. de Boursonne était resté longtemps en arrière, embourbé dans des emplois subalternes fort au-dessous de sa remarquable intelligence.

Les qualités de son cœur n'en avaient pas été altérées, il était resté bon jusqu'à la faiblesse.

Seulement, son caractère s'était aigri et était devenu irritable à l'excès.

On disait de lui dans sa circonscription:

– L'inspecteur… Ah! quel brave homme!.. Mais quel original!

La vérité est qu'il se donnait une peine infinie pour paraître précisément le contraire de ce qu'il était réellement.

Aristocrate dans le bon sens du mot, lettré, d'un goût sûr et d'une exquise sensibilité, il posait pour le démocrate farouche, affectait le langage d'un paysan et des façons de routier et affichait le plus cruel cynisme.

Un de ses grands plaisirs était de porter des vêtements affreusement délabrés, qu'on s'étonnait fort de voir sur le dos de ce grand vieillard à physionomie si noble, quoi qu'il pût faire, si fine et si intelligente.

Le matin où Raymond, arrivé à Tours de la veille, se présenta dans son cabinet, vêtu comme on l'est quand on rend une visite, après qu'il l'eut toisé un bon moment:

– Mâtin! lui dit-il, vous avez un fameux tailleur, monsieur Delorge, et cela doit vous gêner considérablement d'être si bien mis!..

Et comme Raymond, interdit de cette surprenante réception, balbutiait néanmoins qu'il ne se sentait aucunement gêné:

– En ce cas, reprit M. de Boursonne, venez, nous allons visiter nos chantiers.

Et sans laisser à Raymond un quart d'heure pour aller changer de costume, il le traîna jusqu'au bord de la Loire et ne parut satisfait qu'après l'avoir fait bien piétiner dans la boue et crotter jusqu'aux genoux.

Mais, en dépit de cette plaisanterie de mauvais goût et de quelques autres du même style, il ne fallut pas une semaine à Raymond pour découvrir l'homme réel sous ses dehors affectés, et pour reconnaître combien cet homme était digne d'estime et d'affection.

De son côté, M. de Boursonne s'était pris pour le jeune ingénieur d'une si belle amitié que ce fut lui qu'il choisit pour l'aider dans les études qu'il y avait à terminer entre Tours et les Ponts-de-Cé.

Ces études, qui se rattachaient à un plan général, devaient prendre beaucoup de temps, plus d'un an peut-être.

Aussi, M. de Boursonne avait-il résolu d'abandonner Tours et de porter son quartier général au centre des opérations.

Le centre indiqué semblait être Saumur.

Et Saumur, avec ses coteaux boisés, son vieux château, ses îles, ses maisons blanches et ses vertes prairies, Saumur le tentait.

Malheureusement, le jour où il se mit en quête d'un logement, tandis qu'il s'en allait le long du quai, le nez en l'air, il faillit être écrasé par un escadron d'élèves de l'école de cavalerie qui rentrait au grand trot de la promenade.

 

– Il y a trop de soldats pour moi ici, dit-il à Raymond. Cherchons ailleurs…

Après quelques hésitations, c'est aux Rosiers qu'ils s'arrêtèrent.

Non parce que ce village est le plus coquet de tous ceux qui se mirent aux flots bleus de la Loire, non parce que les coteaux de Saint-Mathurin ont des attraits irrésistibles.

Mais parce que l'auberge du Soleil levant est d'une irréprochable propreté, et que maître Béru, l'aubergiste, mettait à la disposition de M. de Boursonne une jolie chambre pour lui, une bonne chambre pour Raymond et une ancienne salle de billard qui semblait faite pour recevoir les bureaux d'un ingénieur…

Mais aussi parce que maître Béru était, sans qu'il y parût, un cuisinier distingué, sans rival pour les matelottes, qu'il arrosait d'un certain vin de Bourgueil capable de faire oublier le bourgogne.

Et enfin, parce qu'on était à la fin de septembre, et qu'un piqueur, qui était du pays, affirmait que la commune des Rosiers est peuplée de perdrix, et que M. de Boursonne, malgré son âge et son incurable myopie, était un chasseur enragé.

C'est un samedi que le digne ingénieur arriva aux Rosiers et s'installa au Soleil levant avec tout son personnel de conducteurs, de piqueurs, dessinateurs.

Et le samedi suivant, Raymond et lui pouvaient se flatter de connaître les environs comme pas un homme du pays.

Tout ce qui était à visiter, ils l'avaient vu, depuis le camp romain de Chenehutte, le donjon de Trêves et l'église de Cunault, jusqu'aux monuments celtiques de Gennes et à la fontaine d'Avort; depuis le château de Maillefert, dont les jardins en terrasse descendent jusqu'à la Loire, jusqu'au manoir de la Ville-Haudry, si magnifique jadis, si abandonné depuis le mariage du comte et de Mlle de Rupair.

Après quoi M. de Boursonne et Raymond s'étaient mis à la besogne.

Rude besogne, car il s'agissait de tracer le plan de tout ce vaste système de digues, de réservoirs et de canaux de dérivation qui doit faire, des inondations actuellement si désastreuses de la Loire, un véritable bienfait pour les riverains.

D'ordinaire, ils déjeunaient de bon matin et ils partaient suivis d'un piqueur portant dans un panier une collation préparée la veille par maître Béru, l'hôtelier du Soleil levant.

A la nuit tombante, ils étaient de retour.

Ils dînaient dans la petite salle dont les fenêtres donnent sur la grande route.

Puis, M. de Boursonne allumait sa pipe, Raymond fumait un cigare, et ils restaient jusqu'à dix heures à causer ou à jouer au jaquet.

Parfois, un vieux commandant d'artillerie, qui mangeait sa retraite aux Rosiers, venait leur tenir compagnie. C'était aussi un ancien élève de l'École polytechnique, et sa qualité de «cher camarade» et ses opinions avancées l'avaient fait admettre par M. de Boursonne.

Ainsi, leurs journées s'écoulaient paisibles et monotones, lorsqu'un matin, pendant qu'ils attendaient que maître Béru leur servît leur déjeuner, un piétinement inaccoutumé de chevaux retentit sur la grande route.

M. de Boursonne, qui était la curiosité même, s'approcha de la fenêtre, et presque aussitôt:

– Mâtin!.. s'écria-t-il, venez donc voir, Delorge!..

Raymond s'avança.

Sur la route, une douzaine de chevaux passaient, habillés de superbes caparaçons de couleurs éclatantes et conduits par des domestiques en longs gilets à l'anglaise et en bottes à revers.

– Qu'est-ce que cette cavalerie? demanda M. de Boursonne à maître Béru, qui entrait, un plat de chaque main. Allons-nous donc avoir un cirque aux Rosiers?

Mais cette supposition parut choquer l'aubergiste.

– Monsieur l'ingénieur veut plaisanter, dit-il. Monsieur l'ingénieur doit cependant bien voir…

– Quoi?

– Cette couronne qui est brodée à l'angle de la couverture des chevaux.

– Comment! il y a une couronne… Mâtin! c'est une autre affaire. Est-ce que vous la voyez, vous, Delorge, qui avez de bons yeux?..

Et plantant son binocle sur son long nez:

– Elle y est, parbleu! continua-t-il, maître Béru a raison. Mais qu'est-ce que cela prouve?

L'aubergiste s'inclina, et d'un ton grave:

– Cela prouve, répondit-il, que ces chevaux sont ceux de Mme la duchesse…

Le vieil original tressaillit comme si une guêpe l'eût piqué, et d'un ton d'inquiétude comique:

– Comment! s'écria-t-il, nous avons une duchesse aux environs et maître Béru ne nous prévient pas!.. A quoi songe donc maître Béru?

– Monsieur, répondit l'aubergiste, elle n'habite pas le pays, ordinairement…

– Ah! je respire.

– C'est à Paris qu'elle demeure. Elle ne vient ici que dans cette saison, passer un mois, et encore pas tous les ans…

– Et comment l'appelez-vous, votre duchesse?

Maître Béru se redressa.

– Maillefert: prononça-t-il, d'Aostal de Chalandry, duchesse de Maillefert…

Il en avait plein la bouche, comme d'une trop copieuse cuillerée de bouillie.

– Alors, interrogea Raymond, c'est elle la propriétaire de ce beau château que j'ai vu sur la route de Gennes à Trêves?

– Précisément.

M. de Boursonne s'était mis à table, et tout en mangeant:

– Vous nous parlez toujours de la duchesse, maître Béru… reprit-il, et le duc?.. Parlez-moi donc un peu de ce duc de Mailleterre, Maillepierre, Maille…

– Maillefert, s'il vous plaît, monsieur.

– Soit!.. Qu'est-ce que ce duc?

– Monsieur, il est mort.

M. de Boursonne venait de se verser un verre de vin de Bourgueil:

– De profundis… prononça-t-il.

Et quand il eut vidé son verre:

– Vous entendez, Delorge, continua-t-il, elle est veuve cette duchesse… Eh!.. eh!.. c'est un cœur à conquérir. Voyons, maître Béru, donnez-nous des renseignements. Est-elle jeune?..

– Jeune!.. ça dépend!..

– Par exemple!.. Qu'entendez-vous par là?

– Dame, monsieur, je veux dire qu'à la voir, quand elle passe, toujours superbement ajustée, on ne lui donnerait pas vingt ans… Seulement…

– Quoi?

– Eh bien! il faut qu'elle ait plus du double, puisqu'elle a des enfants qui ont plus que cela.

Qui n'eût pas connu M. de Boursonne l'eût cru intéressé au plus haut point.

– Des enfants! s'écria-t-il, et majeurs! Aïe!.. Et beaucoup?..

– Deux. Un fils, d'abord, M. Philippe, qu'on appelle M. le duc depuis la mort de son père, un beau garçon si on veut, quoique un peu bien pâlot et chétif, mais montant crânement à cheval tout de même, et buvant sec; puis une fille, Mlle Simone…

– Simone!.. répéta le vieil ingénieur, joli nom!..

– Hum!.. ça dépend des goûts, et si j'avais une fille… Enfin, c'est une manie qu'ils ont dans cette famille, de toujours donner ce nom à leurs demoiselles en mémoire d'un de leurs grands-pères qui était un fameux, à ce que je me suis laissé dire… Du reste, il paraît le plus beau du monde, ce nom, quand on connaît celle qui le porte…

– Diable!.. Entendez-vous, Delorge?

L'interruption contraria visiblement maître Béru.

– C'est comme cela! déclara-t-il. Elle n'est peut-être pas plus belle que les autres, mais elle est meilleure que toutes… Et si monsieur l'ingénieur veut entrer dans une maison de pauvres gens, la première venue, il verra si je lui en impose…

– Peste!.. Mlle Simone fait donc bien des aumônes pendant le mois qu'elle passe ici chaque année!..

– Mlle Simone ne quitte jamais le pays, monsieur…

– Tiens! tiens?..

– Oui, c'est singulier, n'est-ce pas? Mais on prétend comme cela que la mère et la fille ne s'entendent pas. Aussi, tandis que Mme la duchesse et M. Philippe vivent à Paris, Mlle Simone habite toujours Maillefert, hiver comme été… Et même, ce ne doit pas être gai, pour une fille de vingt ans, que de vivre seule dans ce grand château désert, sans autre société que sa gouvernante, une Anglaise plus sèche, plus longue et plus raide qu'une perche, jaune comme un coing, avec des yeux qui pleurent et un nez plus rouge que le mien…

M. de Boursonne venait d'avaler la dernière bouchée de son déjeuner.

Il se leva, et, bourrant sa pipe:

– C'est égal, fit-il, j'aurais préféré un cirque… C'eût été une distraction.

Maître Béru sourit finement:

– Je crois, dit-il, que la venue de Mme la duchesse donnera à ces messieurs plus de distractions que n'importe quelle troupe de saltimbanques…

– Et pourquoi, s'il vous plaît?..

– Parce que Mme la duchesse est comme qui dirait une vive-la-joie. Jamais elle ne vient seule. Toujours elle amène une troupe de jeunes dames, toutes plus jolies et mieux vêtues les unes que les autres, qu'on rencontre sans cesse à pied, à cheval, en voiture, en bateau, riant, chantant, badinant, escortées de jeunes messieurs, amis de M. Philippe. Et tout ce monde chasse, pêche, dîne, soupe, se promène, danse et tire des feux d'artifice, et enfin, fait de la vie une noce perpétuelle de nuit et de jour…